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Base/Bottom of the Pyramid (BoP), le bas ou la base de la pyramide est un thème qui suscite de nombreuses publications depuis l’ouvrage de Prahalad (2004). Le working paper écrit avec Hart en 1999 encourage les entreprises, et notamment les firmes multinationales, à s’intéresser aux quatre milliards de personnes les plus démunies de la planète, présentés comme des consommateurs potentiels. Critiquées par Karnani (2007, 2011) dans une optique économique, les activités BoP ne sont plus seulement abordées par le grand angle du management stratégique (Martinet, Payaud, 2008, 2010). Les auteurs de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) (Hahn, 2009; Hemphill, 2010) ou des différentes disciplines de la gestion, comme le marketing stratégique (Arnould, Mohr, 2005; Barki, Parente, 2012), la distribution (Vachani, Smith, 2008), l’entrepreneuriat (Webb et al., 2010), le management international (Olsen, Boxenbaum, 2009; Schuster, Holtbrügge, 2012) pour rester dans notre champ de compétence, les sciences de gestion, ont cherché à identifier les effets pervers, les conditions de réussite, les motivations des multinationales, etc. En témoigne en France, par exemple, le numéro spécial de la Revue Française de Gestion (Dalsace et Ménascé, 2010).

Au plan international, des efforts de recherche commencent à constituer des sommes intéressantes comme celles éditées par Marquez (2010, 2011). De façon pertinente et utile pour les recherches futures, Kolk et alii (2013) se sont livrés à une revue systématique et longitudinale de 104 articles publiés entre 1999 et 2009. Les auteurs montrent que l’impact réel des travaux de Prahalad (2004) commence en 2007, autrement dit que le nombre de publications croît fortement à partir de 2007, les textes relèvent majoritairement du management stratégique et du marketing et sont de nature plutôt prescriptive à l’intention des praticiens. Au fur et à mesure que se développent l’idée et les publications, s’élargit aussi l’éventail des points de vue : RSE, éthique, TIC… sans même parler de la sociologie.

Ce lourd travail de recensement a le mérite d’analyser les caractéristiques de la recherche BoP tout au long de la décennie sous examen et d’en pointer les lacunes et les voies d’approfondissement souhaitables. Il pointe que les articles apparaissent plus conceptuels qu’empiriques, concernent paradoxalement très peu l’alimentation et l’Afrique, et présentent des variations dans la définition des populations BoP. Les situations examinées montrent la prédominance du couple produit/consommateur plutôt que d’autres contributions avancées dans la littérature comme fournir des revenus ou des emplois aux populations démunies. Les firmes initiatrices tendent aussi à s’adresser à des ONG plutôt que de collaborer directement avec les communautés locales.

Kolk et alii (2013) suggèrent en conséquence aux chercheurs de multiplier les études de cas, en diversifiant les secteurs et les pays, sur ce qu’ils présentent comme un continuum allant de l’entrée sur un nouveau marché jusqu’à des stratégies BoP pluridimensionnelles. Ils invitent aussi à une forte contextualisation tant une définition universelle et le one size fits all leur semblent inadéquats. Enfin ils conseillent de clarifier les rôles des différents types d’acteurs impliqués, d’analyser plus finement les divers business models et d’intensifier les études en Afrique.

C’est en parfaite convergence avec ces recommandations, pourtant découvertes aposteriori que se situe la recherche dont cet article est issu. D’abord en faisant en sorte de travailler sur des activités répondant à des besoins alimentaires (faim et/ou malnutrition) de populations très démunies en Afrique subsaharienne, lesquelles y consacrent jusqu’à 50 % de leurs maigres budgets. Une voie également encouragée par l’ONU dans un rapport intitulé « Les entreprises face aux défis de la pauvreté : des stratégies gagnantes » (2008). Rappelons qu’en Afrique subsaharienne, 26 % de la population est dénutrie et que 28 % des enfants de moins de 5 ans souffrent d’insuffisance pondérale (ONU, 2010). Ensuite en adoptant deux positions de chercheur : i) la compréhension en profondeur d’une situation complexe, marquée par des activités diverses et multiformes pour en apprécier la portée et la contribution pour l’entreprise comme pour les communautés; ii) la suggestion de voies et moyens nouveaux susceptibles d’aider les entreprises à amplifier ces activités en direction d’un management BoP plus ambitieux.

C’est dans cette optique que nous avons négocié avec la direction générale de Nestlé Cameroun pour réaliser une étude clinique suivie d’une recherche-intervention qui ont nécessité au total deux mois de présence sur le terrain répartis en quatre séjours entre janvier et juillet 2012.

L’état d’avancement de la recherche BoP commandait de se départir d’un travail purement exploratoire et inductif pour s’appuyer sur un cadre conceptuel et instrumental existant permettant la double perspective évoquée. Et donc, de s’appuyer sur un framework dont Porter (1991) a montré la validité épistémique et la pertinence pour produire de la connaissance actionnable en stratégie. Or, si les publications sur BoP sont maintenant foisonnantes, leur dépouillement montre qu’elles offrent peu de modélisations de ce type, c’est-à-dire suffisamment exhaustives et présentant une bonne cohérence interne de nature à leur donner un caractère systémique. Le modèle de Schrader et alii (2012) par exemple s’inscrit dans cette perspective mais retient un cadre SWOT trop étroit et statique. Le modèle de Gollakota et alii (2010) est plus large et dynamique mais ne formule pas de propositions heuristiques détaillées et précises. En revanche, la modélisation de Martinet et Payaud (2010a, 2010b) présente les caractéristiques épistémiques requises et offre une série de propositions faisant système dont la mise en oeuvre pleine et entière représenterait un management stratégique BoP très ambitieux sur le continuum appelé par Kolk et alii (2013). Cette modélisation présente aussi un caractère dialogique en invitant l’utilisateur à adopter de façon itérative un point de vue de management stratégique de la firme focale et un point de vue anthropologique sur les communautés locales.

La mise en dialogue de ces deux points de vue semble intéressante sinon indispensable pour apprécier largement les impacts de telles stratégies. Toutefois, comme le reconnaissent les auteurs, cette modélisation doit être confrontée à de nouvelles situations empiriques. Porter l’a aussi bien montré, ce type de modélisation ne tire sa validité qu’en multipliant sur la durée les mises à l’épreuve. Cet article participe à ce processus de validation. Il a comme objectif de tester la pertinence et l’efficacité de la modélisation retenue dans les deux usages qu’elle revendique : d’une part le chercheur peut l’utiliser comme grille de lecture et de compréhension du cas analysé en profondeur et d’autre part le framework, en tant qu’outil d’aide à la décision, peut aider à questionner le terrain, à approfondir les réflexions et à suggérer des développements aux acteurs de l’expérience étudiée. Ainsi, les deux usages sont : un usage compréhensif et/ou comparatif ex post ou un usage instrumental heuristique, ex ante.

L’article rend compte du test de validité de ces deux usages s’agissant de Nestlé Cameroun chez qui nous avons lu les pratiques via cette modélisation avant de dégager des prescriptions pour l’entreprise considérée à travers les propositions du modèle. Cette double mise à l’épreuve de la modélisation choisie à travers une recherche-intervention approfondie permet alors de faire retour et de questionner celle-là. L’on sait, épistémologiquement, que les propositions constitutives de ce type de modélisation ne trouvent leur intérêt scientifique et ingénierique que dans leur pertinence (Permettent-elles de comprendre une situation empirique complexe?) et dans leur capacité heuristique (Offrent-elles un appui pour générer des prescriptions robustes dans une telle situation?). Ce n’est qu’au fil du temps, en multipliant les utilisations, que l’on peut abandonner certaines propositions qui s’avèrent inutiles ou inadéquates, enrichir par de nouvelles propositions pour rendre le cadre conceptuel et méthodologique plus pertinent, plus robuste et plus heuristique. C’est ainsi que le framework proposé par Porter pour comprendre une situation concurrentielle complexe et accroître l’avantage concurrentiel d’une entreprise a acquis progressivement une validité empirique et pragmatique alors qu’au moment de sa publication elle était surtout liée à la façon dont il rendait compte des cas étudiés et à sa cohérence logique interne. En ce sens, cet article se veut un pas supplémentaire pour amender ou enrichir la modélisation retenue.

En accord avec les recommandations de Kolk et alii (2013), nous présentons dans une première section la modélisation retenue en nous efforçant d’expliciter la conception des stratégies BoP qu’il retient et son statut épistémique. Puis, nous en rappelons le schéma directeur et le système de propositions. Cette section est en effet indispensable à l’intelligibilité de la recherche-intervention réalisée sur le cas Nestlé Cameroun. Elle est construite de façon à faire ressortir l’économie générale et la cohérence interne de la modélisation. La seconde section présente cette recherche-intervention et détaille les deux lectures compréhensives et heuristiques autorisées par le modèle avant de tirer les enseignements de cette double mise à l’épreuve dans une discussion.

Un management stratégique pour les stratégies BoP

Définitions des stratégies BoP

Fréquemment, les définitions proposées pour les stratégies BoP se ramènent à une formulation économique de type low price, low margin, high volume (prix bas, marge réduite, volume conséquent), qui renvoie aux résultats financiers envisagés ou potentiels. C’est en tous les cas ce qui fonde principalement la critique de Karnani (2007). Mais dans une acception beaucoup plus ambitieuse, bien d’autres dimensions sont à considérer et à mettre en regard, tant en ce qui concerne l’intérêt politico-stratégique pour l’entreprise (activités nouvelles, effet d’image, apprentissages multiples, acquisitions de compétences, complexification des schémas mentaux des managers…) comme pour les communautés locales concernées.

Les stratégies BoP y sont considérées comme des stratégies de Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) développées par des entreprises capitalistes qui s’adressent à des populations en situation d’extrême ou de grande pauvreté et souvent dépourvues de capacités vitales élémentaires, en leur proposant des offres adaptées à leurs besoins fondamentaux, mais aussi, dans la mesure du possible, des revenus ou des emplois, tout en s’efforçant de préserver les communautés locales et leurs écosystèmes et, la liberté de choix des individus.

Explicitons et commentons les termes de cette définition :

Stratégie de RSE avancée : dans la taxonomie des pratiques de RSE proposée par les auteurs (Martinet, Payaud, 2008), la RSE-BoP apparaît comme la pratique la plus élaborée et la plus ambitieuse de la RSE, en termes de buts de politique générale, de contribution des activités de l’entreprise à une cause majeure, d’impacts sociétaux, de cibles et de partenaires participants. Elle s’oppose ainsi à une « RSE cosmétique » proche du window dressing des financiers et des pratiques de greenwashing dont peuvent se contenter certaines entreprises surtout soucieuses de communication, mais va aussi au-delà des le « RSE périphérique » en concernant directement le coeur de métier de l’entreprise.

Développées par des entreprises capitalistes : Ces stratégies BoP ne sont pas initiées par des organisations de l’économie sociale et solidaire, telles que des mutuelles, coopératives, associations, ONG… ou toute forme d’entreprise sociale (Nyssens, 2006), mais par des entreprises de type capitaliste, des sociétés de capitaux poursuivant clairement un but lucratif. Ces stratégies RSE sont parfois jugées contradictoires ou suspectées d’intentions non louables. Le projet social et solidaire est pour beaucoup du ressort des entreprises de l’économie sociale et solidaire. Force est pourtant de constater que si certaines entreprises se rapprochent de l’idéal-type de Friedman-Hayek (« Il n’y a rien de plus dangereux pour le capitalisme qu’une conception de la responsabilité sociale de l’entreprise autre que celle de maximiser la richesse des actionnaires »), la grande majorité est amenée aujourd’hui à composer peu ou prou la création de valeur pour l’actionnaire avec les exigences des autres parties prenantes qu’elles choisissent ou subissent (Freeman et alii, 2010), voire même à développer délibérément et de façon durable un projet de politique générale plus ambitieux. C’est ainsi que Danone réinscrit depuis 2006 ses activités de RSE (Danone Communities pour les populations très pauvres et Danone Ecosystème de façon plus large) dans le double projet économique et social que le fondateur du groupe, Antoine Riboud, avait présenté aux Assises du Patronat français dès 1972, non sans être alors jugé dangereux par ses pairs.

Dans le projet de contribution à la diminution de l’extrême pauvreté, les stratégies BoP se fixent un objectif proche de l’aide au développement. Elles visent une population extrêmement démunie (disposant de moins de 2 $ par jour selon le critère simplifié usuel qu’il convient toutefois d’enrichir). La RSE-BoP se démarque cependant de l’aide au développement dans son projet comme dans ses modalités : elle n’a pas l’intention de réduire l’aide à du don, se distingue du charity business, ne s’apparente aucunement à de l’assistance ponctuelle et n’a pas vocation d’aide d’urgence ou de crise. Elle s’inscrit délibérément dans la durée pour l’entreprise vis-à-vis des communautés locales et/ou du territoire, en s’efforçant de construire et de développer une activité viable économiquement tout en enrichissant les écosystèmes ainsi initiés.

Des offres adaptéesvia des innovations radicales (en termes de produit, prix et qualité) : La RSE-BoP repose sur une implication des communautés locales aux processus de conception, production et distribution. Une nouvelle enveloppe prix/performance doit être conçue afin de diminuer fortement le prix d’un produit/service comparable en Occident; des innovations de produits, de méthodes de distribution, des réagencements de compétences des opérateurs, des programmes de formation, des interfaces producteurs/distributeurs/clients inédites sont le plus souvent indispensables pour redessiner totalement le système d’activités et le rendre économiquement viable dans des contextes à très faible pouvoir d’achat, infrastructures déficientes, pratiques locales de corruption…

Ainsi, dans leur forme la plus ambitieuse, ces stratégies BoP ne se contentent pas de proposer des offres adaptées mais s’efforcent de procurer des revenus, des emplois ou des activités aux populations concernées et plus généralement d’accroître leurs capacités de vie. En ce sens la position de Gupta (in Deschamps 2013) n’est au fond pas antinomique à celle de Prahalad mais constitue l’un des volets de stratégies BoP ambitieuses telles que les conçoit la modélisation retenue.

L’intégration de ces communautés locales aux processus ne peut se réaliser sans un effort d’analyse anthropologique, sans lequel le risque serait de considérer qu’il existe un seul type de pauvreté, d’identifier incorrectement les besoins de telle ou telle pauvreté, pire de risquer d’engendrer plus d’effets pervers que de soutien effectif.

Les besoins fondamentaux visés peuvent être convenablement saisis par les conceptualisations des « coûts de l’homme » de Perroux (1961) et des « capacités » de Sen et Nussbaum (2003). Les travaux de Payaud, Martinet (2010) et d’Ansari, Munir et Gregg (2012) retiennent l’approche Sen-Nussbaum en insistant sur les composantes relationnelles et cognitives afin d’insérer davantage les communautés démunies dans des réseaux mieux dotés en ressources.

Le schéma directeur d’un management stratégique BoP

Comme nous l’avons indiqué, la modélisation retenue, délibérément construite pour un double usage compréhensif et heuristique et invitant à mettre en tension dialogique le point de vue du management stratégique et celui des communautés locales dans leurs impératifs les plus fondamentaux de (sur)vie, présente selon nous les caractéristiques requises. En effet, le modèle retenu accueille des buts composites de politique générale –ici la viabilité économique et si possible une profitabilité suffisante sur la durée, associée à une performance sociétale clairement axée sur la couverture des besoins fondamentaux et l’accroissement des capacités vitales des populations concernées. Sa matrice très large permet en outre d’articuler trois sources d’avantages pour l’entreprise et de construire sa singularité autour de leur composition : les avantages concurrentiels stricto sensu, les avantages fondés sur les ressources et les compétences et les avantages liés aux relations avec des partenaires insérés dans la constellation de valeur ainsi créée ou à créer, ces trois sources se combinant pour donner un avantage spécifique durable à l’entreprise.

Statut épistémique du schéma directeur

Le schéma directeur proposé est bien un framework au sens de Porter (1991), lequel consiste à identifier les éléments pertinents dans un problème complexe, à construire leurs relations, à fournir une procédure de raisonnement pour affiner le questionnement en dynamique. Une modélisation heuristique associe et articule de nombreuses variables, introduit des paramètres en flux et des figures théoriques qui guident, amplifient et donnent plus de sûreté intellectuelle dans la construction de diagnostics stratégiques et l’imagination de réponses appropriées dans une situation d’action complexe. Les deux usages attribués au framework sont : un usage compréhensif et/ou comparatif ex post ainsi qu’un usage instrumental heuristique ex ante.

Le schéma directeur et le système propositionnel peuvent en effet tenir ce rôle compréhensif révéler en quoi les pratiques stratégiques effectives se déploient et couvrent largement ou, au contraire, se concentrent sur quelques propositions. Ils peuvent aussi mettre en évidence les combinaisons singulières qui se sont formées, leur idiosyncrasie, ou suggérer des formes saillantes.

Ex post, c’est dans une démarche comparative que ce système propositionnel peut s’avérer à terme le plus fructueux scientifiquement. Il peut en effet servir à retraiter les études de cas disponibles et, le cas échéant, désigner les données complémentaires à recueillir. Il peut servir de cadre général à la construction d’une étude comparative nouvelle qui retiendrait une diversité d’entreprises, d’activités, de zones d’implantation et donc de communautés concernées.

Une telle cartographie permettrait ensuite de repérer d’éventuelles configurations et leurs performances relatives, tant pour l’entreprise initiatrice que pour les communautés locales.

Un tel programme d’enquête est de toute façon indispensable à long terme pour valider pleinement ou amender et faire évoluer le système de propositions.

Le second usage, à savoir l’usage instrumental heuristique constitue en fait l’objectif premier de la modélisation proposée. Il consiste à se saisir des situations problématiques et des pratiques organisationnelles afférentes, à les comprendre de façon critique, pour proposer des heuristiques susceptibles de les amplifier, de les infléchir ou de les remplacer.

S’agissant des stratégies BoP, les premières expériences recensées méritent un examen attentif, comparatif et longitudinal tant leur intérêt ne saurait être probant que sur la durée. Le problème de la grande et de l’extrême pauvreté est tellement massif et aigu qu’il ne peut être sérieusement abordé par des stratégies BoP que si celles-ci franchissent le stade de l’expérience, remarquable mais isolée, et peu reproductible. Nous devons disposer de modélisations heuristiques dédiées pour contribuer à la nécessaire amplification de ce type de stratégies.

Présentation synthétique du schéma directeur

Le framework ou schéma directeur est un guide pour un management stratégique BoP soucieux de la concrétisation et la réalisation des objectifs économiques, sociétaux et environnementaux de l’entreprise tout en créant des écosystèmes dans le respect des communautés locales et de leurs territoires. Autrement dit qui s’inscrit dans une dialogique ou un ago-antagonisme management stratégique/anthropologie. Le schéma directeur (Figure 1) est composé de cinq blocs : 1) Intention stratégique précise la stratégie corporate définie notamment par les buts de politique générale et les orientations fondamentales de l’entreprise qui décide de s’intéresser à la base de la pyramide; 2) Clients et marché explicite le positionnement et notamment les segments de pauvreté principalement ciblés; 3) Système d’offre indique la mise en cohérence des propositions de produit; 4) Réseau de valeurs identifie la constellation des partenariats et relations susceptibles de contribuer aux opérations, aux apprentissages et/ou à la légitimité et 5) Compétences stratégiques est une évaluation des ressources et compétences à maintenir, acquérir, développer, etc. L’intérêt de ce schéma directeur est de ne pas dissocier les blocs comme sont contraints de le faire les articles analytiques, mais de les considérer ensemble, avec leurs interdépendances et leurs liaisons systémiques.

On peut parler de meta-innovation (Hamel, 2000) ou d’innovation-enveloppe (Claveau, Martinet, Tannery, 1998) pour désigner la rupture à laquelle invite ce schéma de référence. Le modèle stratégique conceptualise et articule le système qui relie a minima l’orientation stratégique, les ressources-clés, l’interface avec les clients et le réseau de valeur que se choisit et que construit l’entreprise. Il constitue une innovation de rupture quand il démultiplie le potentiel de création de valeur en jouant sur une nouvelle efficacité pour les clients, une singularisation forte de l’entreprise, une cohérence accrue des ressources et des accélérateurs de performances (Hamel, 2000). Des modèles stratégiques historiques bien connus comme Ikea, Microsoft, Dell, Sephora… ont possédé ces qualités sur des durées plus ou moins longues. De tels cas illustrent le saut qu’ont su opérer ces entreprises en reconfigurant tout à la fois leur système d’offre et le système d’usage des clients. Mais l’effectivité et la durée des avantages concurrentiels qu’elles ont su ainsi construire reposent largement sur les processus qui leur confèrent des avantages liés aux ressources et compétences, ainsi que des avantages liés aux partenariats (Martinet, 2001).

Le schéma directeur et les propositions ci-après mettent en évidence la combinaison singulière qu’opère la stratégie RSE-BoP entre l’avantage concurrentiel (AC) entendu au sens usuel, les avantages liés aux ressources et compétences (AR), dont certaines sont ici inédites et liées aux innovations radicales requises, et les avantages liés aux partenariats (AP) que confère une insertion en profondeur et imaginative sur les territoires et au sein des populations locales qui doivent être considérées comme des apporteurs de savoirs, de capacités et d’énergie. Si ces sources peuvent nourrir l’avantage concurrentiel, il est particulièrement pertinent de les distinguer pour de telles stratégies qui s’inscrivent dans une temporalité longue. Par exemple, l’établissement progressif de relations privilégiées avec certaines ONG présentes sur le territoire relève souvent d’un lent processus de légitimation et de connaissance des communautés visées plutôt que d’un avantage concurrentiel à court terme. Cette distinction, généralement non retenue par les approches du positionnement concurrentiel peut en revanche se fonder sur la resource-based view (Prahalad, Hamel, 1990; Priem, Butler, (2001), certains travaux sur les réseaux (Dyer, Hatch, 2004) et les changements stratégiques des systèmes complexes (Stacey, 1996). Compte tenu de son caractère holiste, le management stratégique requiert souvent l’articulation critique et raisonnée d’approches différentes (Lengnick-Hall, Wolff, 1999).

Les fortes mises en tension qu’opère une telle stratégie, le caractère syncrétique de la combinaison AC*AR*AP, sont susceptibles d’entrer en synergie pour enclencher des bouclages récursifs bénéficiant à chaque élément de la composition.

Figure 1

Schéma directeur pour un management stratégique RSE-BOP

Schéma directeur pour un management stratégique RSE-BOP

AC = Avantages Concurrentiels

AR = Avantages liés aux ressources et compétences

AP = Avantages liés aux partenariats

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Un système de propositions : Les conditions de mise en oeuvre

Le système de propositions a bien sûr été détaillé et illustré (Payaud, Martinet, 2010). Nous ne reprenons ici que leur intitulé pour rendre intelligible la suite de ce travail.

Le cas Nestlé Cameroun

Méthodologie

Si l’on veut agir sur la pauvreté, on ne peut l’appréhender et la juger de manière générale, sur un plan universel, comme si la définition traversait le temps et les espaces sans perturbation, elle ne peut subir un traitement a-historique, a-temporel, a-contextuel. Rahnema et Robert (2008) proposent donc de la considérer dans son contexte historique et culturel, dans ses formes culturellement incarnées. Cela implique donc un type de recherche, fortement appuyé sur la logique de l’enquête au sens des pragmatistes américains, Dewey au premier chef, mais aussi un regard empathique qui se traduit dans un tel projet par une démarche anthropologique.

La construction d’une telle modélisation en management stratégique passe nécessairement par des études cliniques et, si nécessaire, par de la recherche-intervention. Il s’agit en effet de s’appuyer sur des moments compréhensifs (plutôt qu’explicatifs) pour produire des efforts de conception, via des concepts fondamentaux judicieusement choisis. C’est cette mise en tension, un ago-antagonisme (Bernard-Weil, 1988) entre du particulier et des concepts englobants qui permet de produire un cadre générique (et non de généraliser) qui sera à même, dans des situations proches, d’amplifier et d’assurer le raisonnement des acteurs. Déjà, tout en dénonçant le scientisme, Hayek (1953) affirmait : « Une science sociale féconde est une science de ce qui n’existe pas encore ». Ainsi, le cas Nestlé Cameroun a été réalisé lors d’une recherche-intervention de deux mois pleins, étalés sur un semestre. Dès lors que le chercheur d’une recherche-intervention souhaite appréhender, situer, mettre en perspective des pratiques il ne peut pas se passer d’un regard anthropologique, d’autant plus que la visée du projet est une construction sociale à savoir : la visée scientifique est de comprendre le monde pour aider à le changer. L’entreprise est rarement associée au projet anthropologique, pourtant : « Les pratiques managériales sont des pratiques sociales enracinées dans un espace-temps, c’est-à-dire une société, une culture et une histoire. Pour les comprendre, il nous faut donc recourir à une double anthropologie : d’une part, à une anthropologie générale, c’est-à-dire à un ensemble de connaissances de ce que constitue l’être humain à la fois comme espèce et comme individu et d’autre part, à une anthropologie singulière, c’est-à-dire à un ensemble de connaissances sur les humains étudiés en contexte. » (Chanlat, 2007 : 103).

Les données ici constituées sont à la fois des données primaires et secondaires. Les premières ont été collectées au Cameroun auprès du personnel et parties prenantes de Nestlé lors de notre étude terrain d’une durée cumulée de deux mois. Nous avons visité dix marchés, quatre vingt boutiques, vingt supermarchés, sept boulangeries et rendu visite à cent quatre vingt dix mamies qui sont les vendeuses des marchés. Les secondes sont constituées de documents internet, d’articles de presse, et des documents institutionnels tels que les rapports d’activité, de développement durable. Il s’agit donc d’une méthodologie qualitative à partir de données qualitatives, où le terrain difficile à « enregistrer » a été le fruit d’observations directes et de prises de notes. Il va de soi que toute investigation passant par un questionnement formel et a fortiori écrit est impossible dans ce type de contexte et auprès des populations concernées.

Lectures compréhensive et heuristique du cas Nestlé Cameroun

La lecture compréhensive utilise le schéma directeur et les propositions comme grille de lecture du cas Nestlé. La lecture heuristique interroge et suscite de nouvelles réflexions pour les dirigeants et managers.

Lecture compréhensive

Rappelons quelques chiffres pour présenter brièvement Nestlé : Créé en 1866 par Henry Nestlé, le groupe agro-alimentaire helvétique a dégagé en 2012 un chiffre d’affaires de 92,2 milliards CHF, un résultat opérationnel en hausse de 11,8 % de 14 milliards CHF, avec une croissance organique de 5,9 %. Sa politique RSE se lit au travers du concept Creating SharedValue (CSV) mis en place courant 2006 puisque le premier rapport intitulé ainsi date de 2007. Cela ne signifie pas que la préoccupation débute en 2006, puisque les rapports de gestion antérieurs s’intitulaient « Assurer une rentabilité durable pour une croissance à long terme »; le CSV n’a été que la création d’un concept pour nommer, et donner à voir davantage des pratiques existantes. Ainsi, au sein de ce rapport on pouvait déjà lire : « Près de 55 % de la population mondiale vit dans 10 pays (…) où une large part des habitants a un pouvoir d’achat limité. (…) Il est de notre responsabilité de mettre notre savoir-faire au profit de produits répondant aux besoins des consommateurs tout en générant un rendement financier adéquat. Nous répondons à cette demande par nos ‘produits à prix populaires’ qui, fabriqués au niveau local, allient saveur, valeur nutritionnelle élevée et prix abordable ». Synthétisons nos données en utilisant les propositions de la modélisation Payaud, Martinet (2010) comme grille de lecture.

P1 – Intention Stratégique. (P1.1.) En 2000, les Nations Unies lancent un programme qui vise à réduire la pauvreté dans le monde d’ici 2015. Nestlé manifeste son engagement à ce programme et le souhait de contribuer à l’atteinte de ces objectifs. D’ailleurs, en 2006, puis en 2010, le groupe publie un rapport intitulé « Nestlé and the U.N. Millenium Development Goals 2010 » (Nestlé et les objectifs du millénaire de l’ONU, 2010) dans lequel il indique quantitativement et qualitativement et de manière détaillée (30 pages) les projets engagés pour chacun des huit objectifs du millénaire. (P.1.1.) Le concept de Creating Shared Value est mis en place en 2006. La politique nommée dans les documents institutionnels « croyance » (Belief) est que si une entreprise souhaite réussir à long terme, si elle veut inscrire son leadership dans la durée, si elle veut créer de la valeur pour les actionnaires, elle doit créer de la valeur pour la société. Ce couplage création de valeur pour l’actionnaire/création de valeur pour la société est sans cesse évoqué. Si bien qu’il devient une clé de lecture pour appréhender et décortiquer les différentes contributions, au sein d’un rapport « Creating Shared Value and Rural Development 2010 ». Chacune d’elles est résumée en deux points : Value for Nestlé et Value for Society. Plus qu’un slogan, il incarne une véritable culture chez Nestlé CWAR puisque, quel que soit le niveau hiérarchique, le personnel fait souvent référence à cet engagement à long terme, à propos d’investissements faits pour les… 150 prochaines années (les DG à propos de l’initiative de fabriquer une usine ou des montages de plans agricoles), à propos de circuits de distribution conçus pour une croissance durable (le directeur des ventes), à propos des relations nouées avec des petits vendeurs en vue de faire croître avec eux leurs boutiques (propos assénés dans un séminaire destiné aux commerciaux).

(P1.2.) Compte tenu de la nature des activités de Nestlé et de son ambition d’être l’entreprise leader mondial en nutrition, santé et bien-être, le groupe a identifié trois domaines où il peut créer de la valeur partagée : la nutrition, l’eau et le développement rural.

P2 – Formule et stratégie générique. (P2.1.) Les produits offerts par Nestlé CWAR s’inscrivent bien dans la formule usuelle de l’entreprise « Besoins de marché ». (P.2.3.) On verra plus loin que le groupe recherche la différenciation par un meilleur rapport qualité/prix que les concurrents locaux.

P3 – Clients et Marchés. (P.3.1.) Les besoins fondamentaux auxquels répond Nestlé tournent autour de son activité principale qu’est l’agro-alimentaire. Concernant la population qui nous intéresse ici, appelée dans le groupe les « emerging consumers », Nestlé a conçu des produits enrichis et fortifiés en fonction des carences nutritives de la région. Certains pays d’Afrique dans lesquels se trouve Nestlé souffrent de déficience en fer, zinc, iode, vitamine A. Précisément, le bouillon Maggi fabriqué à Douala avec du sel iodé connaît une forte expansion en Guinée et au Cameroun.

(P3.2.) Nestlé s’appuie sur la pyramide de la richesse mondiale publiée par la Banque Mondiale (2011) (Figure 2) pour définir sa population cible : La population disposant de moins de 9,05 $ par jour soit 271,5 $ par mois s’élève à 4 milliards de personnes dans le Monde. Concernant le pays de notre étude terrain, la population BoP représente au Cameroun 71 %, soit 14 millions d’habitants.

Figure 2

La pyramide économique (The Worldbank, 2011)

La pyramide économique (The Worldbank, 2011)

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(P.3.3.) La construction de moyens novateurs permettant l’accès direct de ces clients aux produits de Nestlé prend différentes formes. Il convient de différencier l’accès lié à « l’intelligibilité » de l’offre par les consommateurs potentiels et l’accès dit « logistique ». Le premier accompagne la population locale dans son apprentissage de la consommation du produit et/ou service : une éducation et une culture de la santé, du soin, des bienfaits de l’offre, etc. Nous touchons là une dimension qui peut être assimilée à du marketing; à quoi bon proposer un produit fortifié, enrichi, si la communauté locale n’est pas consciente de ces carences-là, si elle ne connaît pas les « plus » du produit, si elle n’en comprend pas l’intérêt, et in fine ne consomme pas ce produit fabriqué spécifiquement pour elle. Nestlé CWAR multiplie les actions qui vont dans ce sens, les campagnes de sensibilisation et d’éducation sur les bienfaits de l’allaitement maternel ou d’une alimentation équilibrée et, s’intègre aux réunions des femmes qui ont lieu hebdomadairement dans les quartiers : ainsi en 2010 l’action « Nido chez toi » a été développée à Yaoundé et à Douala au Cameroun. Elle a notamment consisté à ce qu’une équipe Nestlé aille dans les quartiers, dans les foyers afin de parler des bénéfices du lait en poudre Nido, de l’action du fer, du magnésium, etc. 9 750 personnes ont été abordées dans cette campagne. De plus, une action nommée RoadShow est déployée depuis 5 ans dans les villes où des carences sont identifiées par le ministère de la santé, l’équipe marketing accompagnée d’une nutritionniste et de délégués médicaux mène une éducation sur le lait. C’est ainsi que Nestlé CWAR a gagné son statut de partenaire santé et alimentaire auprès du ministère de la santé. Ces accompagnements de la communauté, ces formations, cette éducation sont indispensables auprès d’une population parfois illettrée, ou empreinte de pratiques inappropriées par culture, habitude, ou manque de moyens.

Cet accès doit donc se distinguer du deuxième : l’accès « logistique ». Il s’agit ici de répondre à l’une des multiples pénalités de la pauvreté : que la distance n’augmente pas le prix du produit de manière sauvage, en fonction du nombre d’intermédiaires, et donc sans contrôle de Nestlé.

P4 – Système d’Offres. (P.4.1.) Les stratégies PPP, Produits à Prix/Positionnement Populaires, (Popularly PositionedProducts) désignent le système d’offre qui vise la population à bas revenu. Dans le monde, Nestlé fournit 4860 PPPs à prix abordable, aux recettes adaptées aux déficiences et carences locales, aux méthodes de distribution adéquates.

(P.4.2.) Au Cameroun, nous trouvons les produits suivants : Cube Etoile Maggi (iodé) vendu à 10 FCFA (0,015 €), les tablettes Maggi (tomates à 25 FCFA, crevettes à 30 FCFA), le lait en poudre fortifié Nido 26g à 150 FCFA, le café Nescafé 2g, le café « Gingembre/Citron », le café « 3in1 » et les céréales Cerelac 50g, du Lait Concentré Sucré, et bientôt l’Arôme 10ml. Le débat peut intervenir sur la distinction désir / besoin / nécessité, à partir du moment où tout cela est mis entre les mains du marketing. On peut dire que le lait en poudre enrichi et fortifié Nido est un produit primaire, ainsi que les céréales Cerelac. Chacun constitue un petit déjeuner. Les aides culinaires (cubes iodés ou les tablettes parfumées) peuvent également l’être puisqu’ils constituent un des ingrédients clés de la cuisine africaine, remplacent à bas coût nombre d’épices et de légumes qui constitueraient un bouillon, et sont enrichis. Le café est un autre débat surtout s’il vient modifier des habitudes de consommation. Au-delà du prix bas, et au-delà de l’enrichissement des produits, il s’avère que la quantité proposée devient un moyen de gestion du budget du foyer par les femmes de la famille. Certaines d’entre elles nous rapportaient qu’un sachet de 365g se consommait plus rapidement que l’équivalent en sachets de 26g car les enfants ont tendance à sur-doser.

(P.4.2.) Les PPP offerts étant nombreux, tous ne sont pas produits au Cameroun, lorsqu’ils le sont les matières premières ne sont pas 100 % issues du pays. La localisation n’est donc pas totalement intégrée.

(P.4.3.) Les circuits de distribution sont différents selon les points de vente. Une catégorisation des points de vente a été conçue à partir du potentiel de chiffre d’affaires et du potentiel de la possibilité d’influencer les PoP drivers (display, distribution, promotion, price). Aux quatre types de points de vente (Grade 1, 2, 3 et 4) sont plus ou moins associés des types de clientèle. Ce dernier point n’est pas exhaustif ni très précis, un même type de clientèle peut aller dans différents types de points de vente.

Il y a 12 distributeurs qui travaillent pour Nestlé au Cameroun, chacun dispose de sa propre force de vente. L’équipe de vente de Nestlé s’occupe du merchandising adapté selon les points de vente ainsi que de la formation des vendeurs du distributeur.

Grade 1 : les points de vente « grade 1 » ont un fort potentiel de chiffre d’affaires et peuvent jouer fortement avec les PoP drivers. Ces points de vente disposent d’un grand nombre d’outils qui favorise la visibilité (Guirlande, fronton, affiche, plaque…) et des présentoirs pour les produits (Hanger, display). Les « grade 1 » sont par exemple constitués des boutiques que l’on trouve dans les quartiers (General grocery store) ou dans les marchés (Small store).

Grade 2 : Les points de vente « grade 2 » veulent un produit à forte rotation.

Pour les small stores se trouvant en « grade 1 et 2 », il n’y a pas d’intermédiaire, les produits partent du distributeur jusqu’aux points de vente.

Grade 3 : Les points de vente « grade 3 » présentent une opportunité de croissance, ils sont de taille encore modeste mais ont la capacité et la volonté de passer en « grade 1 ». Leur développement est une question de temps et non une question de moyens ou de place.

Grade 4 : Les points de vente « grade 4 » sont faibles sur les deux critères. Peu de place disponible pour les outils marketing : seuls un porte chapelet pour PPP et une guirlande scandant la marque sont possibles. Les « grade 4 » sont représentés par les Kiosk; ce sont des vendeurs à vélo, ou des vendeurs à pied qui partent directement du distributeur pour livrer les produits. Ils ont 23 points de vente à visiter par jour. Les vendeurs à pied sont des vendeurs par marque, des salariés temporaires (fixe + à l’unité). Les « grade 4 » sont également représentés par les Open to market constitué des mamies sur les marchés. Le merchandising est principalement constitué de bols pour disposer les cubes et tablettes, de parasols, de tabliers. Les commerciaux de Nestlé ou les vendeurs du distributeur s’occupent en direct des mamies.

La concurrence locale est forte, le marketing est donc grandement développé (P.4.4.), mais ces coûts de structure engagés n’empêchent aucunement de proposer des produits à bas prix.

P5 – Le réseau de valeurs combiné à P6 – Ressources et compétences stratégiques. Nous citons alors les constantes et points communs qui permettent d’élaborer un écosystème et nous verrons ensuite les spécificités de quelques uns des produits.

Les matières premières : Concernant les matières premières des produits fabriqués à l’usine de Douala, rares sont celles qui sont issues d’une production locale. Non pas que le pays ou la région subisse une pénurie de matières premières, mais le manque d’entrepreneurs et d’infrastructure en général est un frein. Ce qui est par exemple le cas du sel, si une transformation industrielle de ce dernier voyait le jour localement, elle pourrait fortement diminuer les importations qui atteignent 80 % en 2012. Concernant l’amidon de maïs, qui est l’élément de base des cubes et tablettes, mais intégralement importé, Nestlé aide des entrepreneurs locaux pour le développement local de la chaîne de manioc qui viendrait remplacer l’amidon de maïs. Nestlé accompagne dans l’évaluation de terrain, le choix d’une variété résistante et naturellement enrichie et facile à cuire. Une variété trop dure demandait à la population de ramasser une quantité de bois trop importante, la conséquence était un travail important des femmes – cueillette longue et charge lourde – et la déforestation, la vulgarise pour une production à gros volume… Le gouvernement et une entreprise industrielle vont construire l’usine de transformation. La création de valeur partagée : l’entreprise devient un preneur de la production nationale, le Cameroun se dote au passage d’une industrie vivrière à une industrie agro-alimentaire, des emplois sont créés, la communauté locale acquiert un nouveau produit et Nestlé n’a pas à construire de nouvelle usine.

Autre exemple, l’huile de palme issue d’une production locale, Nestlé et un fournisseur ont travaillé trois semaines ensemble pour que le premier forme le second à la qualité. Accompagner et former ainsi un fournisseur dans l’industrie de l’agro-alimentaire représentent une aide précieuse car Nestlé l’accompagne généralement jusqu’à l’obtention d’une certification (Certifications Nestlé, ISO ou autre). (P.6.6.) Cela constitue une garantie et/ou une vitrine forte pour le fournisseur qui peut faire valoir sa collaboration avec Nestlé, ses certifications, et ainsi obtenir d’autres marchés.

Concernant le sachet Nido, le lait en poudre est importé d’Inde et du Brésil, mais ensaché et encartonné à l’usine de Douala. Il suit ensuite le circuit de distribution.

L’outil de production : (P.6.3.) L’outil lui-même n’est pas made in Cameroun. En revanche, Nestlé recrute, accompagne, forme des sous-traitants indépendants à l’entretien des machines et à la fabrication des pièces de rechange, ces fournisseurs ainsi formés deviennent ensuite des fournisseurs potentiels pour d’autres usines. Ils bénéficient de l’image d’une formation Nestlé. Ils obtiennent des certifications ISO, des certifications de l’OMS qui leur permettent de travailler pour d’autres entreprises.

La distribution : (P.4.3.)(P.6.4.) Le circuit de distribution comprend des distributeurs exclusifs ou non Nestlé et des grossistes. La conception du circuit de distribution s’appuie sur différents points :

  • Le circuit de distribution est fonction des « grade » (voir propositions 3).

  • Les CSP : Le canal développé l’a été en fonction des CSP. Pour les CSP A et B, le canal classique dit modern trade a été mis en oeuvre. Pour les CSP C, D et E, Nestlé a privilégié le traditional trade (Open market, small market, mamies, voir tableau 1) pour toucher une plus large partie de la population.

  • La zone : urbaine, semi-urbaine et rurale. L’enjeu de la première était de limiter la dépendance avec les grossistes en s’adressant directement à la vente de détail d’où le déploiement de tricycles pour les grades 3 et 4. La seconde zone a développé des redistributeurs avec également l’utilisation de tricycles pour les grades 3 et 4. La zone rurale quant à elle a été équipée de véhicules.

Tableau 1

Description des lieux de vente

Description des lieux de vente
D’après un document interne à Nestlé Cameroun

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Tout comme les fournisseurs d’huile de palme ou les prestataires d’entretien de l’usine, les distributeurs, au nombre de 12 au Cameroun, sont encadrés et formés par Nestlé. Celui que nous avons rencontré travaille depuis 4 ans avec le groupe. Nestlé Cameroun génère 42 salariés dont une force de vente composée de 23 vendeurs qui circulent en tricycle aux couleurs des produits Nestlé. Ces tricycles alimentent ensuite les boutiques des open market, ainsi que les vendeurs qui redistribuent aux mamies. Le tricycle ne pouvant circuler partout sert en quelque sorte de stock mobile sur le marché, les vendeurs font les allers-retours entre le tricycle et les mamies. Les vendeurs ont un contrat permanent et gagnent plus du triple du Smic local. Ils sont généralement des anciens vendeurs à pied qui se sont démarqués par leurs ventes et belles performances, ce qui était le cas d’une des vendeuses. De même, un vendeur distributeur peut évoluer en commercial Nestlé, ce qui était le cas de l’un de nos accompagnateurs.

Les points de vente : Les points de vente sont quant à eux multiples et diversifiés : passant de points de vente formels aux points de vente informels, des boulangeries aux pharmacies, des hypermarchés aux mamies sur les marchés, des marchés quotidiens aux marchés périodiques, des boutiquiers aux vendeurs ambulants, des vendeurs informels ambulants aux marchés formels. Tous peuvent vendre des produits Nestlé, tous peuvent vendre des PPPs. Nestlé a conçu une nomenclature et classe ces lieux de vente en trois catégories : Kiosk/Table Top, les Small Stores, l’Open Market, le Modern Trade. La définition de chacune de ces catégories se trouve dans le tableau 1, à l’exception du Modern Trade qui reprend les critères connus pour identifier et distinguer les hypermarchés de la GMS. Nous avons visité chacun de ces points de vente (voir détails dans la fiche méthodologique). Les points de vente ambulants, ou ceux qui ne sont pas « en dur », ou encore les marchés sont évidemment les lieux de vente les plus fréquentés. L’open market de manière plus générale est le canal de vente le plus fréquenté par culture et tradition, les small stores également. Nestlé CWAR en prenant en compte cette diversité informelle des points de vente, en la formalisant, en étant présent dans chacun d’eux s’est totalement encastré dans le milieu marchand du pays. 71 % du chiffre d’affaires des cubes et tablettes en PPP se réalisent en open market, contre 23 % en small stores, 5 % en Kiosk et le reste en modern trade. Concernant les formats PPP du café, des céréales et du lait en poudre, les pourcentages des ventes en small stores sont respectivement de 70, 76 et 68 %. Impossible d’échapper à ces canaux de vente traditionnels.

(P.4.3.) Comme nous l’avons déjà explicité, la distribution, ou route to market chez Nestlé, a été très étudiée et incroyablement travaillée. Les produits n’arrivent pas de la même manière selon les points de vente. Concernant les Kiosk-Table Top, c’est le vendeur du distributeur qui livre directement les points de vente en tricycle. Concernant les small stores, cela dépend des « grade » (vus plus haut), les vendeurs du distributeur s’occupent des grade 3 et 4 pour lesquels ils récupèrent les produits chez des « distributeurs tactiques ». Les vendeurs Nestlé s’occupent des grade 1 et 2. Concernant enfin les open market, ce sont des vendeurs Nestlé en tricycle ou voiture qui livrent les produits. Dans les trois cas, ce sont des personnes issues soit de Nestlé, soit du distributeur, exclusif ou non. Le distributeur ne travaillant pas uniquement avec Nestlé, a tout de même une équipe de vendeurs exclusifs Nestlé. Seuls les vendeurs à pied ont des emplois temporaires, ponctuels.

Il y a ici moyen de s’inspirer des fonctionnements qui existent dans le groupe notamment à Libreville au Gabon, dans une autre activité à savoir Nestlé Professional (NP), qui dessert la restauration hors foyers (RHF). Les Bag Pack sont, en quelque sorte, des sacs à dos à Nescafé, et transforment les personnes en serveurs ambulants. Adossé, le bag pack se prolonge d’une pompe, et permet de servir du café dans les rues directement aux piétons. Ce personnel est issu d’une association de jeunes fille-mères.

(P.6.4.) Précisons que toute la main d’oeuvre exerçant à Nestlé Cameroun est locale, ou régionale pour une main d’oeuvre qualifiée.

(P.6.2.) Au jour d’aujourd’hui et sur CWAR, aucun montage financier spécifique n’a été conçu pour absorber les éventuels surcoûts ou les moindres rendements de PPP. Chaque pays est un centre de profit, responsable de ses résultats et de la gestion de son portefeuille de produits.

Usage heuristique de la modélisation comme apport managérial

L’usage heuristique s’est opéré dans la seconde phase que l’on peut qualifier vraiment de recherche-intervention au sens de David (2000). La direction générale de Nestlé au Cameroun a explicitement demandé, après avoir validé la première phase, qu’une aide lui soit apportée pour amplifier ses activités à destination des populations pauvres de son ressort territorial. Dès lors le framework et ses propositions pouvaient être mobilisés quant à leur capacité à suggérer des activités nouvelles et à s’assurer de leur cohérence et synergie. David (2000) a parfaitement argumenté que dans ce type de recherche-intervention, qui se distingue de l’actionresearch de Lewin comme de l’action science d’Argyris, l’on procède « en escalier », en faisant progresser de manière interactive formalisation et contextualisation de modèles et d’outils de gestion. En s’efforçant de respecter quatre principes : i) comprendre en profondeur le système examiné et l’aider à définir des évolutions possibles; ii) produire de la connaissance en rationalité interactive avec le terrain; iii) parcourir différents niveaux théoriques; iv) assumer la nature prescriptive des résultats obtenus selon une rationalité « en valeur » au sens de Max Weber (David, 2000, 2005). Sur la base des données de la phase compréhensive (II.2.1.), nous avons pu interagir avec la direction générale et les cadres pour formuler des suggestions, amplifiées par la modélisation utilisée. Elles portent sur les matières premières, l’outil de production et la distribution.

L’origine des matières premières est le point de départ de la filière, et donc un axe de réflexion majeur pour la construction d’un écosystème. La réflexion sur les matières premières va notamment dépendre du nombre de produits BoP que l’entreprise souhaite mettre sur le marché, mais aussi de sa capacité à les transformer localement (voir ci-dessous).

Parmi les questions à se poser : quelles sont les matières premières disponibles sur la zone nécessaires à la fabrication de mes produits actuels? Ou quelles sont les matières premières disponibles qui permettraient la fabrication de produits non encore conçus (nouvelle recette)? La seconde interrogation part du local et ce, à deux égards : d’une part les matières premières disponibles (ce qui existe), d’autre part les produits qui répondraient à une consommation locale (les besoins/nécessités). Il est évident que la disponibilité des matières premières peut se réfléchir en termes de potentiel, car le volume n’est peut-être pas disponible dans l’immédiat, mais peut s’envisager. Il faut déjà, par exemple pour le cas Nestlé, s’interroger sur celles qui peuvent être produites en fonction de la météo (soleil, eau, saison, relief), des insectes… Il est ensuite nécessaire d’évaluer les capacités de production, également de lancer une ou plusieurs production à volume conséquent.

Tout cela ne peut s’envisager sans des relations avec les différents ministères afférents (de l’agriculture, de l’industrie…). Si la matière première disponible se confine à un nombre d’ingrédients faible ou disparate qui ne permet pas de fabriquer un produit consommable, l’entreprise devra coûte que coûte importer d’autres matières premières pour constituer ses recettes. L’entreprise pourra rarement disposer de 100 % des matières premières nécessaires, sauf pour quelques produits de base, simples à fabriquer. Ainsi dans le cas étudié, quid du manioc? Des tomates? Du café? Du cacao? Des aubergines? De l’huile? Des épices?

L’outil de production questionne nécessairement. Dans la création d’un écosystème, il est difficile de s’en passer totalement. Si, seuls, un ou deux produits sont présents sur le territoire, l’outil de production peut être mis en place et l’écosystème peut suivre, d’autant plus que l’on peut associer des matières premières locales (voir ci-dessus).

La réflexion ici concerne la zone considérée, doit-elle être une région d’un pays? le pays? tropicalclusters? CWAR? Les questions associées sont donc pour chacun des cas :

  • dupliquer une unité de production dans un même pays pour diminuer les charges de distribution? Parmi les obstacles, citons les normes d’hygiène alimentaire qui peuvent être difficiles/couteuses à dupliquer.

  • une unité de production pour un pays? Pour CWAR? Chaque pays pourrait développer une unité de production distincte, et bénéficier de la production d’un autre pays. Encore faut-il prendre en considération la taxation de la circulation des produits finis, semi-finis etc. inter- et intra-zones CEMAC, CEEAC qui constitue une dimension fiscale et financière des stratégies possibles.

Le développement des matières premières comme celui de l’outil de production peut se faire par le biais de coopératives, de micro-crédit et/ou de tontines dans le cas de l’Afrique de l’ouest.

La distribution reste relativement problématique, et pourrait être sensiblement améliorée. Rappelons que si Nestlé CWAR ne veut pas assister à une hausse des prix non maîtrisée d’intermédiaires à intermédiaires, il doit l’organiser ou la structurer lui-même. De plus, le souci n’est pas principalement dans les villes ou les zones périurbaines, au sein desquelles les distributeurs suffisent pour rayonner autour de leur entrepôt. En revanche, la question se pose pour les régions davantage rurales. Le vrai critère à observer est le coût de la mise à disposition, qui se traduit non seulement par une distance en kilomètres, mais par le temps d’opération qui est capital. Les questions sont : quel est le rayon d’action/temps de mise à disposition critique? A partir d’où/combien de temps le vendeur ne peut-il plus intervenir? Combien d’intermédiaires sont-ils nécessaires? Quelle(s) forme(s) et statuts doivent-ils prendre?

La distribution ainsi que la vente peuvent également être envisagées sous un nouvel angle. La réflexion est faîte à partir des potentiels des lieux de distribution plutôt qu’en fonction de l’accès des produits à la population. Bien sûr, nous sommes conscient qu’il y a un lien d’interdépendance entre la potentialité et la fréquentation, mais il ne faut pas perdre de vue l’un des principes fondamentaux de BoP : l’accès.

En s’inspirant de l’expérience de Libreville, les partenariats avec des associations, ONG, ou autres organisations de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) peuvent être mobilisés. En multipliant ainsi les partenaires de même niveau, Nestlé bascule dans l’hypermodularité (petites unités répliquées). Un tel partenaire modifie les zones de distribution, et les rayons d’action s’en trouvent modifiés. Leur multiplication les réduit.

Les organisations de l’ESS comme intermédiaires procurent un certain nombre d’avantages pour les partenaires. L’implication d’associations, par exemple, est un moyen d’intégrer la communauté locale aux stratégies BoP. Si les associations ou autres ESS se préoccupent elles-mêmes de personnes en difficulté, cela procure une employabilité à leurs membres, et cela permet d’accentuer la politique sociale de l’entreprise focale. Impliquer des ESS permet aussi de bénéficier d’une connaissance du dit territoire, de sa culture au sens large. En confiant ou en intégrant des processus aux ESS, l’activité n’est pas laissée au hasard, puisqu’il s’agit d’entités formelles et identifiables, Nestlé conserve donc la maîtrise des prix tout en ne cédant pas à une distribution informelle et hasardeuse. Comme le groupe le fait avec d’autres partenaires, Nestlé peut venir en accompagnement, en formation. Les membres d’ESS bénéficient d’un apprentissage, d’un emploi, d’une rémunération et ainsi peuvent améliorer ainsi leurs conditions de vie.

Il s’agit en revanche de lancer une politique partenariale : prospection des partenaires possibles dans telle ou telle région, formation de celui-ci, accompagnement de celui-là dans le merchandising comme avec les autres. La diversité des associations peut nécessiter du temps, la diversité des gens qui les compose peut également constituer un véritable challenge.

Discussion et enseignements

L’apport de la recherche-intervention à Nestlé Cameroun

La restitution de ce travail auprès du comité de direction de Nestlé Cameroun s’est faite, de façon informelle par des échanges quotidiens lors de nos séjours avec la direction générale puis sous la forme d’un séminaire ad hoc réunissant le comité de direction organisé en deux temps : une présentation/discussion de ce travail et une séance de travail collectif. Après avoir présenté la visée compréhensive et heuristique, nous avons provoqué un focus sur cinq points :

  • Tous les produits proposés par Nestlé au Cameroun ne sont évidemment pas destinés à la population vulnérable, et empruntent des processus classiques, des produits globaux sont ainsi vendus dans des supermarchés pour les classes A et B. Les PPP de Nestlé sont donc des produits destinés aux plus démunis, certains sont des produits d’importation, quand d’autres sont issus de processus inclusifs parfois locaux, pour la plupart régionaux, dont la relance de plans agricoles et industriels, des conditionnements particuliers, la distribution et/ou l’accompagnement dans la consommation sont spécifiques à cette population. Les processus ne sont cependant pas tous purement « BoP » pour tous les produits destinés aux plus démunis. Les stratégies de Nestlé envers les plus démunis ont jusque là été des stratégies orientées « produit » et ne sont pas systématiquement réfléchies selon une démarche BoP.

  • Les produits pourraient couvrir davantage des besoins fondamentaux, avec des recettes encore plus adaptées et enrichies. Une adaptation des produits corporate ou une innovation produits pour les plus démunis peuvent être plus poussées.

  • Les PPP ne bénéficient d’aucun montage organisationnel, d’aucune ingénierie financière spécifiques les stratégies sont intégrées dans la business unit et ne bénéficient d’aucune aide financière du groupe. Générer de tels produits doit donc répondre aux exigences usuelles d’un tel groupe en termes de croissance des marchés et de profitabilité entendues chez Nestlé sur longue période.

  • Comme la grande majorité des stratégies BoP, la distribution reste une cause essentielle de la double pénalité de la pauvreté et mériterait une réflexion plus approfondie sur le triptyque hypermodularité/économie d’échelle/couverture du territoire.

  • La segmentation de la pauvreté ciblée de Nestlé (empruntée à la Banque Mondiale) est discutable. Rappelons que Nestlé Cameroun destine les PPP à la population ayant moins de 9 $ par jour ou moins de 271 $ par mois. La gestion de la vie quotidienne et des priorités ainsi que les besoins fondamentaux diffèrent fortement selon que l’on détient par exemple 3, 6 ou 9 $ par jour dans des pays de l’Afrique Centrale tel que le Cameroun. Une définition monétaire de la pauvreté est insuffisante, mais une segmentation de la pauvreté plus fine impliquerait un travail plus approfondi des processus BoP.

Suite à cet énoncé des cinq points, le directeur général a organisé une séance de travail collectif, demandant aux membres du comité de direction (directeurs généraux de pays frontaliers, directeurs fonctionnels) une réflexion sur l’amélioration des processus BoP. Nous ne connaissons pas pour le moment les actions découlant de cette réflexion suscitée par notre recherche-intervention puisqu’il ne nous a pas été possible de retourner au Cameroun depuis.

L’apport de la recherche-intervention chez Nestlé Cameroun à la modélisation

La recherche-intervention chez Nestlé Cameroun permet un retour sur le modèle de deux ordres : sur le contenu des blocs de propositions et sur l’utilisation même du modèle.

Amendement de certaines propositions

  • P3 – Clients et Marchés. (P3.2.) La segmentation des revenus et donc de la pauvreté utilisée par Nestlé est celle de la Banque Mondiale (2011). Leur définition du BoP est contestable à l’expérience du terrain parce que trop large. La proposition du modèle mériterait d’expliciter plus clairement si elle s’adresse aux 2,6 milliards de personnes touchées par « l’extrême pauvreté et pauvreté modérée » de la Banque Mondiale (moins de 2 $ par jour, soit 60 $ par mois) ou aux 4 milliards de personnes du bas de la pyramide de la Banque Mondiale (moins de 9 $ par jour, soit 271,5 $ par mois).

  • P4 – Système d’offre. (P.4.1.) Les PPP ne sont pas tous des produits primaires, ne répondent pas tous à une nécessité nutritive, certains sont davantage des produits qui « font plaisir » et répondent à la notion de bien-être. Notion évoquée d’ailleurs par les économistes du développement via les coûts de l’homme (Perroux, 1961) ou encore les capacités (Sen, 2003; Nussbaum, 2000). La thématique de recherche du wellbeing se développe d’ailleurs fortement en sciences de gestion. La notion de « bien-être » peut donc être ajoutée à cette proposition. Toutefois, concernant l’agro-alimentaire, le risque est de tomber dans l’excès des économies développées frappées par une obésité croissante; une proposition concernant la nécessité du contrôle de lancements des produits par zone peut être formulée, et plus généralement une meilleure explicitation du type et des pratiques de marketing compatibles éthiquement avec le management stratégique BoP.

  • P4 – Système d’offre. (P.4.3.) en relation avec P5 – Le réseau de valeurs (P.5.1.). La notion d’accès à la population est primordiale concernant les stratégies BoP. Nous l’avons vu, la distribution est source de double pénalité de la pauvreté. Une réflexion sur l’hypermodularité de la production doit être conduite en même temps qu’une réflexion sur la distribution des produits au-delà du périmètre semi-urbain. Ces réflexions doivent être menées en encourageant et privilégiant davantage le développement de partenariats avec des acteurs locaux civils, non-gouvernementaux, etc. La proposition P.4.3. concernant la distribution peut spécifier que les innovations radicales peuvent être aussi organisationnelles et partenariales au-delà des innovations produit/processus de production en rappelant l’objectif de développement local et d’intensification des écosystèmes.

L’utilisation du modèle

Deux enseignements peuvent être tirés :

  • Le modèle joue parfaitement son rôle de « pense-bête » ou de « bâton d’aveugle » (Hafsi, Martinet, 2007), qualité principale demandée pour de tels frameworks heuristiques. Il permet en effet de lire un terrain sans omettre des points fondamentaux de ces stratégies. Les blocs de propositions et les propositions spécifiques permettent d’appréhender ces stratégies méthodiquement et systématiquement et de ranger les multiples pratiques/actions/activités auxquelles de telles stratégies donnent lieu sur le terrain tout en pointant clairement les faiblesses éventuelles.

  • Ces blocs et ces propositions se sont avérés également féconds dans cette recherche-intervention en fournissant des éléments importants de diagnostic avec un regard inédit pour des dirigeants. Ensuite, pour stimuler la réflexion de la direction générale et des managers concernés en mettant clairement en évidence les lacunes, les marges de progrès et les interdépendances entre les catégories. Le caractère systémique du modèle permet aux dirigeants de mieux prendre conscience des synergies possibles entre les leviers d’action et les différentes dimensions du management stratégique.

Deux critiques peuvent être soulignées :

  • Une critique concerne justement une de ses qualités : il fait système. Il est donc parfois difficile de dissocier des propositions, certaines sont liées ou ont des statuts différents. Par exemple, les propositions P.4.2 et P.5.2. traitent de l’encastrement, de l’écosystème mais avec des entrées différentes, en l’occurrence le système d’offre et le réseau de valeurs, alors que leur contenu est assez proche.

  • La seconde critique concerne l’exploitation de certaines propositions en particulier les propositions 6 – Compétences et Ressources Stratégiques (P.6.1., P.6.3.) qui, en privilégiant la co-construction des capacités stratégiques entre l’entreprise et les communautés locales, sur-évaluent la contribution de ces dernières dans des situations comme celle de Nestlé où l’entreprise focale reste largement motrice. Car alors les propositions 4.2, 5.1 et 5.2 s’avèrent suffisantes. Cela n’invalide bien sûr pas les propositions 6 pour d’autres types de situations où la construction peut nécessiter d’être davantage distribuée entre les acteurs.

Telles sont les principales appréciations et critiques à la modélisation que l’on peut dégager de cette utilisation en vraie grandeur, tant pour les chercheurs que pour les dirigeants et managers. Au-delà, il semble avoir été conçu en référence implicite à des stratégies BoP initiées certes par de grandes entreprises privées mais qui privilégient les buts sociaux. Par exemple, le cas de Danone au Bangladesh dont la joint venture créée avec Grameen reste une entreprise sociale affranchie pour l’instant de la rémunération des capitaux engagés. D’évidence ces stratégies BoP doivent faire la preuve de leur viabilité économique dans la durée et franchir le stade de leur intégration dans les activités usuelles de l’entreprise initiatrice.

Le cas Nestlé Cameroun constitue une forme sensiblement différente de stratégie BoP puisqu’elle est initiée, formulée et mise en oeuvre par l’entreprise et intégrée dans ses activités courantes sans création de structure ad hoc. La recherche de viabilité économique est donc immédiate même si la profitabilité des PPP doit s’envisager sur un horizon plus long que celle des produits adressés à des segments à plus hauts revenus.

Ces considérations amènent à conclure que la modélisation est englobante. Sa mise en oeuvre systématique de toutes les propositions renvoie à une conception maximaliste des stratégies BoP. Des stratégies a priori moins exigeantes en termes sociaux telles que celles pratiquées par Nestlé CWAR ne peuvent satisfaire toutes les propositions mais présentent l’avantage d’être intégrée structurellement dans les activités courantes.

Ainsi, le test de cette modélisation apparaît largement positif. Il invite évidemment à d’autres recherches-interventions ou, au moins, à d’autres études cliniques de cas qui pourraient déboucher sur une taxonomie des stratégies BoP.

Conclusion

Le présent article rend compte d’une recherche-intervention auprès de Nestlé CWAR, au Cameroun. L’objectif était de tester la validité de la modélisation publiée par Martinet, Payaud (2008, 2010a, b) dans trois articles successifs. Présentée comme un framework à double usage (compréhensif et heuristique), cette modélisation a été choisie car elle offre un système de propositions particulièrement détaillé. Toutefois, elle avait été conçue in vitro en se fondant sur le corpus du management stratégique et des données secondaires.

Cet article présente donc la première mise à l’épreuve in vivo puisqu’elle a nécessité deux mois pleins d’investigations sur le terrain, au Cameroun et au Gabon, dans le cadre d’une recherche-intervention négociée.

Cette mise à l’épreuve a permis de tester la pertinence, la robustesse conceptuelle et la capacité opératoire de la modélisation à guider le chercheur comme les dirigeants dans les deux usages qu’elle revendique : compréhensif et heuristique. Elle confirme l’intérêt de tels frameworks pour saisir ces situations stratégiques BoP mal structurées (Simon, 1969) et suggérer leur évolution. Comme c’est le cas dans d’autres champs du management stratégique, un tel framework offre une connaissance différente et complémentaire aux résultats explicatifs donnés par les modèles analytiques qui portent nécessairement sur des aspects plus réduits. De nouvelles études en vraie grandeur sur des cas contrastés seraient de nature à l’enrichir, et à la situer plus précisément dans l’éventail large des stratégies BoP.