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La littérature économique et managériale se focalise essentiellement sur les organisations privées pour traiter la question de la créativité. Qu’on aborde la créativité du point de vue des méthodes et outils, des lieux ou territoires (Dechamp & Szostak, 2014), des acteurs ou communautés (Simon, 2009), les organisations publiques sont souvent mises à l’écart de l’étude de ces phénomènes. Pourtant, il semble intéressant d’aller voir comment la créativité émerge dans ces organisations car elles peuvent mettre particulièrement en tension les enjeux de la gestion de configurations paradoxales (Andriopoulos, 2003) produits par la rencontre de normes parfois rigides face au besoin de souplesse que demande un processus créatif (de Mascureau, 1995), et par la rencontre entre organisation bureaucratique et adhocratie créative (Carrier & Gélinas, 2011). Cette rencontre est d’autant plus intéressante à étudier quand le bazar que constitue parfois l’espace de créativité ouvert naît dans la cathédrale que représente l’organisation publique. En effet des espaces créatifs tels que les « open labs » –fab labs, living labs, creative labs, design labs, coworking spaces, etc.– se multiplient dans beaucoup d’organisations publiques comme des universités, des musées, des hôpitaux, des collectivités territoriales (Mérindol & al. 2016).

L’open lab peut être défini comme « un lieu et une démarche portés par des acteurs divers, en vue de renouveler les modalités d’innovation et de création par la mise en oeuvre de processus collaboratifs et itératifs, ouverts et donnant lieu à une matérialisation physique ou virtuelle » (Mérindol & al., 2016, p.5). Dans le contexte des organisations publiques, ces nouveaux lieux peuvent apparaître comme un moyen de créativité organisationnelle, c’est-à-dire de renouvellement de leur architecture (au sens de l’agencement de l’espace comme de la structure organisationnelle) à dessein de modifier les comportements et les processus de production, et d’améliorer leur efficacité (Durand, 2006) et leur capacité à générer des idées nouvelles (Amabile, 1988). La multiplication de ce type d’espaces questionne directement les frontières de l’organisation et ses capacités créatives en mettant au centre l’usager. En particulier les living labs, dont nous fournissons des exemples dans cet article, mettent en oeuvre un processus de co-création avec les usagers finaux visant le développement de nouveaux produits et services (Dubé & al., 2014). Ils promeuvent des dynamiques de rencontres improbables, des pratiques décalées, et des modalités d’ouverture croisant une grande variété de compétences et de profils (designers, ingénieurs, chercheurs, artistes, publics profanes ou amateurs). Ils questionnent plus largement la place des publics dans le processus de création et par là même, la qualification des expertises pour la création et la conception (Mérindol & al., 2016). L’espace, qu’il soit physique dans ces tiers lieux ou virtuel à travers les relations dans les communautés d’usagers en lien avec les opens labs, apparaît alors comme un catalyseur de l’implication de l’usager (von Krogh & Geilinger, 2014). C’est justement au prisme de l’espace et de l’usager que nous allons questionner la créativité organisationnelle dans le cadre des open labs d’institutions publiques dans les secteurs de la culture et de la santé, en nous demandant comment l’ouverture ces espaces et de nouvelles formes d’implication des usagers sont-elles sources d’idées nouvelles et de renouvellement des modalités de production des services publics ?

Nous répondrons à cette question en analysant dans une première partie ce que dit la littérature du rôle de l’espace et des usagers dans les processus de créativité organisationnelle. La deuxième partie présente la méthodologie d’étude de cas et la logique abductive avec laquelle nous avons construit une grille d’analyse originale des cas autour de deux axes : le degré d’intégration du lieu dans son espace organisationnel et le degré d’implication des usagers dans le processus créatif. La troisième partie présente les résultats de l’analyse des cas. La dernière partie tire les principaux enseignements sur le rôle des usagers et de l’espace dans le développement de la créativité organisationnelle et dans la transformation des institutions publiques.

Le rôle de l’espace et des usagers dans la créativité organisationnelle

Espace physique et virtuel : entre approche globale et locale

En matière d’innovation, la question que se posent désormais les entreprises est de savoir comment innover avec les autres (Pisano & Verganti, 2008). Les collaborations peuvent être facilitées par un lieu propice à les faire naître. Les travaux en management ont mis en évidence le rôle de la localisation dans la création, que ce soit dans une approche locale, les relations autour de l’agencement de l’espace physique dans l’enceinte de l’organisation, ou que ce soit dans une approche globale, concernant les réseaux d’acteurs et l’écosystème qui entoure l’entreprise hors de ses frontières (von Krogh & Geilinger, 2014).

A l’échelle globale, si les travaux fondateurs de Marshall (1920), et par la suite ceux de Krugmann (1991) ont montré les externalités positives qui pouvaient résulter de la concentration géographique des entreprises, cette proximité n’apparaît pas comme une condition suffisante à la coopération entre les firmes et à leur capacité créative. Elles nécessitent une organisation particulière pour susciter la création à plusieurs. Les politiques publiques locales peuvent jouer un rôle clé pour générer des connaissances dans une région ou un quartier spécifique (Iskander & al. 2010) et favoriser les échanges entre individus et organisations à travers un réseau d’espaces physiques et virtuels (Kostiainen, 2002). D’autres travaux s’intéressent à l’organisation interne de clusters et montrent que les articulations entre entreprises pour co-créer de la connaissance reposent sur l’intensité de R&D d’une agglomération (Malmberg & Maskell, 2002), mais aussi sur la confiance (Watson, 2008).

A l’échelle locale, les travaux traitent de l’observation de l’espace « physique » –lieu de production et de création de l’entreprise, lieu de travail des salariés–, et montrent le lien entre l’agencement et la capacité créative de l’organisation (Allen & Henn, 2007). En fonction de la proximité (Van den Bulte & Moenaert, 1998), ou de la mobilité qu’il génère (Torre, 2008), le lieu par son design, conditionne i) la forme des échanges et l’utilisation des technologies qui visent à les développer (Becker, 2007), ii) la qualité de la communication et les processus de socialisation ou collaboration (Boutellier & al., 2008). L’ergonomie de l’espace constitue un levier à la créativité organisationnelle car elle peut favoriser les interactions entre les individus dans l’organisation, créer des relations nouvelles et encourager les échanges de connaissances, qui seront transformées en compétences nouvelles, dans un processus proche de celui décrit par Nonaka et Takeuchi (1995, p.124) dans leur modèle de management « middle up down ». L’espace peut de surcroît faciliter les rencontres informelles, internes ou externes à l’organisation (Stryker & al., 2012).

Plus rares sont les travaux qui se situent à une échelle intermédiaire, « middleground » (Cohendet & al., 2014) entre les niveaux polaires d’analyse du lieu, macroscopique (upperground) et local (underground). Ce niveau intermédiaire étudie les relations qui s’instaurent entre les espaces au sein d’une organisation (entre bureaux, services, etc.) et hors de l’organisation entre le lieu et son territoire d’implantation, son quartier, c’est-à-dire un écosystème constitué d’espaces multiples dans lesquels la créativité émerge et se développe par des interactions et des flux de connaissances entre différents types d’acteurs. Sous cet éclairage, des travaux ont mis en évidence le rôle de communautés de connaissance localisées dans la mise en oeuvre d’une invention majeure (Cohendet & al., 2014). D’autres travaux (Fabbri & Charue-Duboc, 2016; Capdevila, 2015) ont souligné la capacité des espaces à être des intermédiaires d’innovation ou à générer des dynamiques d’innovation par la collaboration induite entre coworkers.

Dans le prolongement de ces travaux il nous semble utile d’enrichir cette approche « méso » de l’espace pour comprendre comment l’espace, à l’échelle micro d’une organisation, permet de créer de la connaissance et de drainer de la créativité avec des individus extérieurs à l’organisation, appartenant à l’environnement « macro » de cette organisation. L’illustration qu’offrent les open labs est particulièrement pertinente pour aborder ce thème, car ces structures apparaissent souvent comme décalées et décentrées par rapport à la structure qui les porte (Mérindol & al., 2016) tant du point de vue de l’ergonomie du lieu que celui des méthodes de travail impliquant des acteurs extérieurs à l’organisation, parfois inattendus. C’est ce « bazar dans la cathédrale » qui bouscule l’organisation (ses frontières, ses méthodes, sa culture) et qui fait émerger de la connaissance originale et utile (Woodman & al., 1993). Cela prend d’autant plus de résonnance lorsque la « cathédrale » est une institution publique qu’il est difficile de faire évoluer. Ce « bazar » suggère ainsi de s’interroger sur le degré d’intégration du lieu dans son écosystème propre, que ce soit au sein de l’organisation ou sur son territoire d’implantation.

Mettre l’usager au coeur de la créativité organisationnelle : d’un rôle de contributeur à un rôle de co-concepteur

Comme nous venons de le présenter, étudier les lieux de créativité du point de vue de l’espace revient à questionner les logiques d’échange au sein de ces espaces. Il convient donc d’articuler l’étude des lieux à partir de l’espace et du point de vue des différents acteurs et pas seulement celui des profils créatifs. Car les travaux sur les espaces de créativité qui partent des acteurs mettent le plus souvent en évidence le rôle clé des professionnels du lieu sur son fonctionnement, mais laissent de côté celui des usagers, c’est à dire les utilisateurs de bien, de technologie ou de service et notamment de service public.

Habituellement passifs, particulièrement dans le service public, les usagers sont de plus en plus appelés à participer à la production de savoirs nouveaux ou à la création d’un produit comme l’illustre le cas des secteurs culturels et de la santé :

  • Dans le secteur culturel il s’agit notamment d’impliquer les publics dans la conception de dispositifs de médiation culturelle, voire dans la création pour générer une expérience pour les publics (Filser, 2002; Goulding, 2000; Soren, 2009) ce qui conduit à lui proposer de nouveaux rôles : conseiller, critique, jury, programmateur, producteur ou même auteur (Daverat, 2012).

  • Dans le secteur de la santé, au-delà des rôles habituels que l’usager patient est amené à endosser –donner son avis sur la qualité des soins reçus (Pomey & al., 2009), représenter des usagers dans des instances comme le conseil d’administration d’un hôpital (Ghadi & Naiditch, 2006; Lascoumes, 2003)–, on voit se développer une implication nouvelle de l’usager, dans la création de technologie médicale (Lettl et al., 2006), ou dans le recueil et l’analyse de ses données (Dumez et al., 2015).

Pour autant la participation active de l’usager de service public au processus créatif n’est sans doute pas évidente par rapport à d’autres secteurs. Dans le domaine de la culture et de la santé, la créativité est plutôt réservée à une « élite », comme dans d’autres services publics, distribution d’eau, énergie, ou transports, avec un savoir-faire très technique. Les usagers peuvent avoir du mal à positionner leurs apports de connaissance dans ces domaines et sont peu invités à le faire, faute de support organisationnel, excepté dans des structures associatives visant à défendre leurs intérêts.

A contrario, d’autres secteurs tels que les jeux vidéos et les logiciels (Parmentier & Mangematin, 2014; Burger-Helmchen & Cohendet, 2011; Lee & Cole, 2003) offrent à leurs utilisateurs une plus grande autonomie dans leur participation créative parce que les échanges dématérialisés (donc sans espace physique) ont permis de mettre en relation des personnes expertes, talentueuses, passionnées, autodidactes, et partageant ou codéveloppant un savoir commun ou complémentaire. Ces secteurs ont démontré une capacité de décloisonner le savoir de la hiérarchie organisationnelle et de disséminer la capacité créative des acteurs, en opposition aux modèles hiérarchiques de construction et transmission de connaissances traditionnels (Rajan & Zingales, 1998; Teece, 1998). En comparaison, les institutions publiques apparaissent plus rigides, empreintes d’une logique bureaucratique. C’est pourquoi dans les musées et hôpitaux où l’inertie des structures est forte (Hudon & Mazouz, 2015), les open labs apparaissent comme un instrument organisationnel qui remet en cause à la fois le statut de l’expertise du sachant et la relation aux usagers, et qui ouvre de façon assez inédite l’organisation à de nouveaux participants, transformant par là-même l’architecture de ses frontières et sa structure fortement hiérarchique. Cette nouvelle relation à l’usager suggère de s’interroger sur son degré de participation et par corollaire sur le degré d’ouverture de l’institution (Pisano & Verganti, 2008).

Une étude comparée de quatre open labs du secteur culturel et de la santé

Méthode et données

Notre recherche de terrain repose sur une étude de cas comparée (Yin, 1984) réalisée à partir d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs et d’observations in situ, dans le cadre d’une étude menée entre 2014 et 2015 sur les open labs en France décrite dans le tableau 1.

Dans cet article, nous avons choisi de mettre en perspective l’expérience de quatre open labs (sur neuf rencontrés[2]) dans le secteur de la culture et de la santé. Bien qu’a priori ces secteurs d’activité semblent éloignés, ce choix nous apparaît cohérent car il répond à différentes préoccupations convergentes : rôle des innovations qui transforment les pratiques, enjeux d’accessibilité, pression des tutelles pour développer des ressources propres, friction entre nature des activités et mise en place du new public management, hybridation des activités publiques et privées. Nous détaillons ces enjeux des deux secteurs dans le tableau 2.

Sur le plan pratique, cette confrontation sectorielle est un moyen de fournir une plus grande exhaustivité de cas d’open labs, permettant d’établir une triangulation des données, une saturation sémantique (Glaser & Strauss, 1963) et des relations entre les variables (Miles & Huberman, 1994, p. 264). Les relations que nous mettons en évidence ne sont pas idiosyncrasiques à un secteur mais sont observées dans plusieurs domaines, conférant ainsi une plus grande robustesse à notre modèle. D’autant que notre guide d’entretien standardisé analyse les mêmes données et variables de façon réplicative (Yin, 1984), pour tous les open labs visités. Cette approche permet d’aboutir à des typologies (Miles & Huberman, 1994 p.313). Enfin, forts d’une connaissance plus vaste d’open labs relatifs à d’autres secteurs d’activité et secteurs institutionnels, nous avons confronté nos interprétations à l’ensemble des cas de notre étude globale pour établir une extrapolation de nos résultats. Nous présentons les quatre espaces étudiés dans le tableau 3.

Tableau 1

Méthodologie de recherche dans le cadre de l’étude sur les Open Labs

Méthodologie de recherche dans le cadre de l’étude sur les Open Labs

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Modèle d’analyse

Notre modèle d’analyse repose sur une approche abductive (Koenig, 1993; Thomas, 2010) faisant un aller-retour entre l’analyse théorique de l’espace et de l’usager et les caractéristiques de notre échantillon large de 28 open labs privés et publics[3]. Confirmant la pertinence de nos hypothèses de travail présentées dans la section précédente, nos cas montrent que deux dimensions apparaissent récurrentes, l’espace et l’usager, et fournissent une clé d’entrée à notre analyse. Nous avons construit à partir de cet aller-retour entre l’analyse de nos cas et les théories sur les enjeux de la créativité organisationnelle du point de vue de l’espace et des usagers, une typologie afférente à ces deux dimensions, en usant de la métaphore pour en capturer de façon synthétique la qualité essentielle qu’elles renferment respectivement. Notre typologie permet ensuite de tester et discuter, en lien avec les apports de la littérature sur l’espace et l’usager, la manière dont les caractéristiques (degré d’intégration et degré d’implication) conditionnent différents niveaux d’effets sur la créativité organisationnelle. i) Le degré d’intégration de l’espace de l’open lab capture les caractéristiques de fonctionnalité, localisation, accessibilité, et équipement du lieu. Il peut être intégré à la structure qui le porte, c’est-à-dire plutôt formel et permanent, ou ad hoc, c’est-à-dire plutôt éphémère et dédié à un projet. Nous analysons si l’ergonomie, l’accessibilité et la mobilisation de l’espace sont divergentes en fonction de ces deux propriétés, mais également si le rapport à l’usager de l’open lab peut être mis en relation avec le type d’espace. ii) L’usager peut être considéré comme un contributeur, correspondant à la forme d’implication la plus faible de l’open lab, ou comme un co-concepteur, c’est-à-dire un degré d’implication supérieure. Ainsi il existe des degrés variables d’ouverture au public, de l’espace et des frontières de l’organisation pour la création et le transfert de connaissance (Pisano & Verganti, 2008).

Tableau 2

Les points de convergences entre secteur culturel et santé

Les points de convergences entre secteur culturel et santé

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Les open labs présentés sont des fab labs et des living labs. Ils ont été sélectionnés parce qu’ils présentent à la fois une portée générale et des particularités (Baker & Gil, 2008). Ils fournissent une illustration des quatre modalités que nous avons recensées, comme l’indique la figure 1.

Les open labs comme source de créativité organisationnelle

Repenser l’espace pour repenser la relation aux usagers

Nous avons constaté que le lieu est un instrument clé de l’open lab, en particulier à travers la capacité de l’espace physique à interroger les pratiques et les relations aux usagers. Il présente les caractéristiques suivantes : il est décalé par rapport à l’organisation qui le porte; son ergonomie et son design cherchent à stimuler la créativité et sont propices à l’échange; il est un moyen d’attraction des différentes parties prenantes (usager, salarié, décideur, etc.) et de réunir des publics qui n’auraient pas été amenés à se rencontrer; il peut être un outil technique pointu ou multifonctionnel; il peut contribuer à la construction de communautés. On peut distinguer deux types de configurations des lieux selon leur degré d’ouverture qui mixent différemment innovations sociales et innovations technologiques dans les processus de créativité. Ainsi, alors que le lieu constitue un outil de travail essentiel dans le cas de Streetlab qui est défini à la fois par son caractère sophistiqué et son faible degré d’accessibilité au public (laboratoire), le lieu du Carrefour Numérique est défini par une démarche d’ouverture interne et externe (espace de partage). Dans le premier cas la créativité organisationnelle repose avant tout sur la capacité de concevoir un espace qui porte des innovations technologiques avancées alors que dans le second, elle repose davantage dans la capacité à faire de l’espace un lieu de partage de connaissances et de compétences.

L’open lab comme un espace de partage : mettre l’usager au coeur des transformations sociales de l’organisation

Pour développer ses différents projets, le Carrefour Numérique de la Cité des Sciences et de l’industrie compte quatre espaces ouverts et dédiés : un fab lab, un living lab, une salle de conférence, une salle informatique. La démarche du Carrefour Numérique a été portée par les principes de partage au sein de l’espace physique en favorisant les temps d’échange entre usagers de profils différents : la créativité organisationnelle repose ici sur la capacité de mettre en relation des personnes d’horizons variés.

La démarche living lab c’est [pour nous] faire travailler ensemble des personnes qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble : le monde de la recherche, de l’entreprise, la société civile, le public, les collectivités. Faire sortir les gens de leur laboratoire, de leur bureau, de leur lieu, où ils sont isolés, pour travailler avec les utilisateurs finaux pour mettre en place un produit, un service, un dispositif

Responsable du living lab du Carrefour Numérique, entretien du 22 avril 2015

La créativité organisationnelle repose également pour le Carrefour Numérique sur la capacité à articuler espaces physique et virtuel dans le partage de savoirs et de compétences, à travers un wiki, un blog et un journal de bord, pour raconter, capitaliser et diffuser le plus largement possible les projets. L’alimentation de la plateforme collaborative est centrale dans cette démarche car elle est la condition d’accès et d’utilisation du fab lab par l’usager : dans une logique de troc, l’usager qui profite de l’espace physique et des outils apporte en échange sa connaissance et les informations sur les projets qui y sont développés. Le degré d’implication de l’usager peut néanmoins varier selon le projet.

Selon le format des activités le public est mobilisé différemment […] dans la phase d’étude, de prototypage, de conception, jusqu’au déploiement

Carrefour Numérique, ibid

Ces formes d’implication vont conditionner les niveaux et formes de transformation de l’organisation comme on va le montrer par la suite.

L’open lab comme un laboratoire : mettre l’usager au coeur des transformations technologiques

La créativité organisationnelle repose également sur la capacité de l’organisation à gérer et développer au sein de ses espaces des technologies innovantes en relation directe avec les usagers. Streetlab, en marge du Centre Hospitalier National des Quinze-Vingts, s’est doté d’une plateforme de simulation, reproduisant une rue artificielle et un appartement. Ces deux espaces sont modulables à l’infini tel un plateau de théâtre, avec des décors qui peuvent être modifiés. Ils permettent de placer les personnes atteintes d’un handicap visuel dans des conditions réelles sonores, d’éclairage et de décor, où tous les paramètres du déficient visuel observé sont contrôlés, et de comprendre les situations d’échec du patient. La plateforme, équipée de caméras et de capteurs qui retranscrivent numériquement les images de l’expérience vécue par l’usager, capture des mesures objectives d’analyse des mouvements et du regard. Ces outils ont pour vocation de sensibiliser les décideurs de collectivités locales ou les industriels comme Essilor, et offrent la possibilité d’un prototypage virtuel et d’évaluer les bénéfices d’un outil technologique, d’un dispositif sur une personne malvoyante.

Tableau 3

Présentation des quatre cas illustratifs

Présentation des quatre cas illustratifs

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Ces réplications de lieux réels ont requis un investissement important. L’accès des usagers à ces lieux sophistiqués n’est pas libre mais délimité, dans le cadre strict d’un protocole défini par le living lab pour chaque projet de prestation de service ou de partenariat de recherche. Ce plateau technique est situé dans les locaux de Streetlab et bénéficie d’une équipe de techniciens et ingénieurs dédiée. C’est une structure technique inédite par rapport aux plateaux techniques traditionnels des hôpitaux ou des cabinets médicaux, et qui amène l’open lab à réaliser des projets très en marge des activités traditionnelles hospitalières : par exemple, l’adaptabilité d’un GPS ou d’un mobilier urbain.

Je vais prendre l’exemple du travail sur les seuils d’éclairage pour ne pas gêner les personnes qui sont atteintes de maladies oculaires : il n’y a aucun médecin qui accepterait de faire un essai clinique et perdre du temps à faire cela. Par contre qu’on pilote un projet comme cela et qu’on dise à un médecin, il faut que tu nous aides à faire les visites d’inclusion, pour suivre et analyser les données, ça, ça l’intéresse

Directeur Général de Streetlab, Entretien du 22 avril 2015

Ainsi le Streetlab met en évidence la créativité organisationnelle au sein de l’open lab comme la capacité à construire un espace de rencontre entre technologie et usager. Cette forme de laboratoire se caractérise par une ouverture sélective du lieu à l’usager et une volonté d’articuler les innovations internes au lab et celles développées dans le reste de l’organisation.

La forme et l’intensité de la créativité organisationnelle ne vont pas seulement dépendre du degré d’ouverture de l’espace à l’usager, elles vont surtout être liées aux rôles qui sont donnés aux usagers au sein des open labs. On distingue ainsi selon le degré d’implication de l’usager les rôles de co-conception et de contribution.

FIGURE 1

Typologie des lieux de création et conception en fonction du degré d’intégration organisationnelle de l’espace et de rôle du public — application aux quatre cas présentés

Typologie des lieux de création et conception en fonction du degré d’intégration organisationnelle de l’espace et de rôle du public — application aux quatre cas présentés

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Quels niveaux de transformations dans l’organisation : les différents rôles de l’usager au sein des open labs

Les open labs partagent la caractéristique de mobiliser l’usager. L’objectif de l’open lab est tour à tour, i) de créer, produire ou évaluer des objets en adéquation avec les besoins et capacités de l’usager et en interaction étroite avec lui; ii) d’expérimenter, familiariser ou perfectionner une technologie avec l’usager; iii) d’amener l’usager à produire lui-même des objets; iv) de le mettre en contact avec l’industrie en créant un pont entre eux. Cependant le rôle de l’usager peut être plus ou moins actif, et sa place est plus ou moins centrale dans l’activité de l’open lab et ainsi dans la créativité de l’organisation.

L’usager contributeur : une créativité organisationnelle comme capacité d’identification et d’adaptation à de nouveaux besoins et points de vue

Dans ce cas de figure, l’usager est amené à tester des biens ou des services, à donner son avis, son retour d’expérience, dans un cadre défini où on lui fait des propositions qui ne sont pas à proprement parler de son initiative. Sa créativité est donc ici assez peu mobilisée.

Dans le champ de la santé, la démarche de Streetlab est de solliciter les usagers malvoyants pour tester des produits ou des services, afin qu’ils donnent leurs retours sur l’utilisabilité de ces produits, ou afin de mesurer des données sensorielles ou médicales provoquées, telles que l’amélioration de l’autonomie, du confort, de la manipulation (par exemple, comprendre les problèmes vécus dans le quotidien pour de développer de nouveaux verres correcteurs avec Essilor). Par l’intermédiaire de l’hôpital des Quinze-Vingts, Streetlab réunit un panel de 800 usagers qui peuvent être sollicités, en fonction d’un protocole relativement strict, davantage encore quand la méthodologie de l’essai clinique est adoptée. La méthodologie de travail avec l’usager est adaptée au type de projet. Les usagers sont choisis avec des critères objectifs (âge, degré de handicap visuel).

On pourrait bricoler. Je connais un homme qui discute avec un focus group de 20 personnes et qui fait un rapport. On s’interdit de faire comme cela. Avec l’industrie de la santé, on est tout le temps en essai clinique, parce que, eux, c’est dans leurs gènes

Streetlab, ibid

Quand ils acceptent d’être inclus dans une étude, les usagers traversent plusieurs étapes : examen clinique de leur handicap visuel, réponse à des questions sur l’appréhension du quotidien ou un problème précis, immersion dans l’univers des plateformes reproduisant un lieu artificiellement pour se mouvoir, faire des gestes (retrouver son chemin, poster une lettre, s’asseoir sur un banc, attendre un bus, etc.). Ils sont équipés d’une combinaison et d’un casque munis de capteurs qui retranscrivent le vécu du patient d’un point de vue visuel (ce qu’il voit, ce qu’il voit mal, etc.). Ils sont enfin interrogés sur leur expérience. Les données recueillies sont autant des données objectives (à l’instar des essais cliniques), que des données subjectives (le ressenti du patient), ce qui diffère du protocole de soin traditionnel. Pour des projets à caractère moins médical (l’évaluation d’un GPS ou d’un packaging de produit de grande consommation), les usagers sont sollicités pour indiquer comment ces produits pourraient correspondre à leurs besoins ou comment les améliorer pour qu’ils soient adaptés à leurs contraintes. Là encore les usagers sont mis en situation réelle de l’utilisation du produit qui est évalué. On observe un degré de participation créative supérieur à celle d’un focus group, car les besoins exprimés par les usagers conditionnent substantiellement le format du produit qui sera développé ensuite. Toutefois le savoir expérientiel suscité au cours de l’utilisation des plateformes n’est que faiblement créatif, l’intervention de l’usager est sertie par les questions précises qu’on lui pose, les expériences qu’on lui fait vivre, excluant son initiative.

Dans ce contexte, l’usager est plus un contributeur qu’un co-concepteur. L’open lab est alors une interface qui met en relation les usagers avec des professionnels, les industriels ou autres commanditaires d’une évaluation ou recherche de solution. Cette rencontre indirecte est encadrée par l’expertise de l’équipe pluridisciplinaire du living lab. Elle permet d’aboutir à la production d’un bien ou service plus proche des besoins des usagers que si elle n’avait pas eu lieu, et sans doute plus créatif.

Dans le champ culturel, le cas d’Erasme, offre le même modèle. L’idée est d’impliquer une diversité de contributeurs au projet du Muséolab.

Le pari [était]d’associer des artistes de différents domaines (musicien, plasticien, scénographe, designer, etc.), des explorateurs logiciels et des transmetteurs de savoir qui exercent dans des contextes très divers (comme le musicien intervenant à l’école, le médiateur scientifique, l’instituteur travaillant avec des enfants handicapés). Les concepts imaginés lors de la journée de brainstorming initiale ont pris la forme de sept dispositifs numériques qui commencent aujourd’hui à être utilisés en situation avec du public

Directeur d’Erasme, entretien du 10 septembre 2015

Le lieu permet de provoquer une rencontre insolite entre les usagers et des professionnels qui n’auraient pas été amenés à se rencontrer en-dehors de l’open lab. Mais là aussi le rôle créatif de l’usager est limité, car le professionnel (l’artiste) et l’organisation (le musée) fixent un cadre défini de sa participation.

L’usager co-concepteur : la créativité organisationnelle comme capacité d’intégration de nouvelles compétences

Lorsque l’usager est co-concepteur, son degré de participation aux phases de réalisation du projet est supérieur au cas précédent. Il est amené à prendre part à toutes les étapes de la conception/production/diffusion, à susciter l’émergence de l’idée de l’objet, du service ou de la technologie qui sera produite, et même à en être producteur.

FIGURE 2

Le Living lab comme vecteur de révélation des besoins des usagers et concepteur de réponses à ces besoins — illustration du cas de La Fabrique de l’Hospitalité

Le Living lab comme vecteur de révélation des besoins des usagers et concepteur de réponses à ces besoins — illustration du cas de La Fabrique de l’Hospitalité
Source : Le Livre Blanc des Open Labs

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Dans le cadre de l’activité de La Fabrique de l’Hospitalité, l’usager est le patient, sa famille, et le personnel de l’hôpital (médical, soignant, administratif, de sécurité, d’entretien, etc). La participation des usagers dans le déroulé des projets de la Fabrique est continue et collective, de l’origine du projet, dont les usagers ont l’initiative et conçoivent le cahier des charges, jusqu’à sa réalisation. Le façonnement des idées et la conceptualisation se font de façon incrémentale. Pour faciliter cette participation, la Fabrique utilise des outils faciles d’accès (dessin, Légo, Playmobile, puzzle, cartographie, story-telling, post-it) qui évitent la mise à distance de concepts complexes pour les profanes, ou le contact avec une maquette prédéfinie par le designer qui peuvent bloquer les idées des interlocuteurs. Ces représentions laissent une large part à l’interprétation et l’imagination des usagers placés dans des ateliers d’échange, avec une interaction continuelle et une possibilité d’adaptation du projet à l’émergence de toute nouvelle idée, de conceptualisation au fur et à mesure (Lerch, 2016). A chaque étape, les besoins et les rejets sont identifiés par des interviews et la fidélité des observations qui en émergent est validée à nouveau par les usagers. Les usagers sont ainsi impliqués et co-concepteurs à part entière, avec le living lab, et l’industriel. Ils apportent des améliorations constantes à chaque étape du développement du bien ou service (phase de création, phase de test, phase de mise en situation réelle, usage et appréhension de la solution nouvelle censée répondre au besoin) : l’usager a donc créé une valeur ajoutée à ce bien. L’usager est considéré comme ayant une connaissance complémentaire des professionnels (designers, architectes, etc.) qui permet de mener à bien des projets de façon plus conforme à ses besoins :

Le savoir expérientiel est sous-utilisé et le but est de promouvoir l’utilisation de ce savoir

La Fabrique de l’Hospitalité, ibid

L’open lab est alors une interface qui révèle les besoins et les idées de l’usager et permet de les mettre en oeuvre dans des réalisations de produits, services ou technologies, en interaction continuelle avec l’usager. L’ensemble des outils « orientés » usager mobilisés placent ce dernier au coeur de la réalisation du projet.

Le Carrefour Numérique place aussi l’usager en situation de co-concepteur mais sous des modalités différentes. Le Carrefour a la volonté de mettre les usagers au coeur de l’organisation pour la transformer, par exemple à travers le rôle central des communautés pour concevoir des événements de culture scientifique. A titre illustratif, un week-end Minecraft a été organisé au sein du Carrefour Numérique par un réseau de joueurs qui a construit l’événement, communiqué et géré sa réalisation, avec un grand succès public (plus de 10000 participants). L’implication des usagers dans le lieu peut même être plus poussée : elle peut aller jusqu’à la conception même de l’espace de travail. Le Carrefour Numérique a en effet émergé à travers les interactions avec le public dans une phase d’expérimentation de l’espace qui a permis de constituer un premier réseau d’entre-aide :

On commence alors à avoir des machines et on s’installe dans l’espace avec une ouverture officieuse pour rencontrer ponctuellement les publics ce qui permet de constituer un premier noyau dur de la communauté

Chef de projet fab lab du Carrefour Numérique, entretien du 26 mars 2015

Les équipes de médiation du Carrefour Numérique jouent essentiellement un rôle d’accompagnateurs des usagers (visiteurs, chercheurs, partenaires, communautés spécifiques, etc.) pour valoriser les expertises, les mettre en relation et faire aboutir les projets individuels et collectifs.

Ceci montre un autre niveau de transformation organisationnelle : en mettant en place ce type d’espace et de démarche les organisations interrogent non seulement leurs activités mais également les compétences nécessaires pour les développer. Aussi on peut distinguer deux types d’expertise qui cohabitent au sein de ces lieux : l’expertise du quotidien qui repose sur les pratiques de communautés d’usagers qui développent des savoir et savoir-faire souvent informels et non reconnus; l’expertise métier reposant sur des compétences reconnues et validées par des diplômes et des postes spécifiques.

Autrement dit les open labs participent à révéler chez les usagers une expertise dont ils n’avaient pas nécessairement conscience (l’expertise de leur maladie ou handicap, de novice du numérique, de visiteur de musée, etc.). Les projets portés par ces lieux et les méthodologies mobilisées permettent aussi de construire et affiner cette expertise chez l’usager, au fil de ses participations. Ces transformations se diffusent au sein de l’organisation en fonction du degré d’intégration de l’open lab dans l’organisation.

La place de l’espace dans l’organisation comme condition de diffusion des transformations

Nous avons distingué deux configurations d’espace : l’espace intégré et l’espace ad hoc.

Espace intégré : une diffusion poussée d’innovations technologiques et sociales dans l’organisation

Dans ce cas de figure le lieu est inscrit dans l’organisation principale qui porte l’open lab, il correspond au degré d’intégration le plus fort. Ce choix d’intégration peut être justifié par les méthodes de travail (le besoin d’avoir une interface où accueillir les différentes parties prenantes à l’activité de l’open lab) et le degré de sophistication réclamé par l’activité (le besoin d’accéder à une technologie et des équipements particuliers).

C’est le cas de Streetlab en marge de l’hôpital du Quinze-Vingts et du Carrefour Numérique au sein de la Cité des Sciences. Dans ce deuxième cas, même si l’open lab est confiné par rapport aux espaces d’expositions, sa démarche tend à se diffuser dans l’ensemble de la Cité et au-delà de ses frontières. En effet les projets portés par l’open lab peuvent irriguer les espaces d’exposition (la conception d’une interface de l’exposition « Jeux vidéos »), et les nouveaux espaces de médiation (la Zone 3, le living center au sein de la médiathèque). Elle peut aussi se diffuser sur un territoire de proximité ou plus largement sur internet qui constitue un véritable espace collaboratif, un outil d’élaboration et un terrain de diffusion de la démarche des labs.

Le lieu espace ad hoc : une diffusion localisée des transformations sociales et technologiques

Dans ce cas de figure, le lieu change de place, d’ergonomie et d’usage en fonction du projet porté par l’open lab. Il est souvent éphémère, ou lorsqu’il a vocation à durer dans le temps, il survit au projet qui l’a créé en dehors de l’open lab. Son degré de sophistication est plutôt moindre que dans l’espace intégré et il est moins fonctionnel que décalé par rapport à la structure qui l’héberge. Le lieu est complètement ouvert à tous les usagers qui se présentent volontairement ou qui acceptent d’être inclus dans la réalisation de projets.

C’est le modèle de La Fabrique de l’Hospitalité et d’Erasme. Là encore, le type d’espace ad hoc est dépendant de la méthode de travail et de réalisation des projets. La Fabrique développe des projets dans l’enceinte des différents services de l’hôpital de Strasbourg, Erasme essaime dans différents musées du Département du Rhône.

Pour la Fabrique, chaque projet correspond à une réalisation de design et d’architecture propre à un service : son lieu de création n’est pas dédié, fixe ou récurrent, il est confondu avec le service médical dans lequel se déroule le projet, il est donc idiosyncrasique aux besoins du projet et ceux des usagers.

On n’a pas une bulle où l’on recrée des environnements, on va dans des services de soins. […] L’analyse de notre pratique et l’expérience [font] qu’on continue à penser que c’est beaucoup plus cohérent et efficace d’aller dans les services. Pour nous, c’est à chaque fois des occasions […] de voir comment ça se passe, de capter des scènes de vie.

La Fabrique de l’Hospitalité, ibid

Il s’agit de répondre à un problème (par exemple une esthétique anxiogène pour les patients) par le redimensionnement de l’espace, la modification de son ergonomie, du mobilier, ou d’éléments graphiques. L’objectif est d’améliorer l’expérience de l’usager dans sa consultation et de rendre plus opérationnel cet espace pour les besoins médicaux. Par exemple, le projet « Bon Séjour » a été réalisé pour le service de neurologie traitant les maladies cognitives pour lesquelles la consultation se déroule sur une journée entière. Dans ce projet, conformément aux besoins exprimés par le public des patients Alzheimer, une signalétique particulière a été installée dans l’espace afin de faciliter repérages du patient dans le temps et dans l’espace, et sa confiance. Ce type de construction d’un espace fait appel à plusieurs disciplines (architecture, design, etc.) et à deux instruments en particulier, l’ergonomie physique et l’ergonomie cognitive, qui servent à la fois le confort ressenti par les usagers-patients, mais aussi le confort d’exercice des usagers-soignants de l’hôpital, et renforcent leur appropriation de l’espace.

De son côté Erasme a construit son action en partenariat avec des musées et centres de culture scientifique du Rhône pour intégrer de nouveaux espaces temporaires ou pérennes au sein de ce type d’organisation, autour des technologies et pratiques associées à la culture numérique :

Le numérique permet aux expositions de ne plus être des objets finis mais flexibles et en devenir, non pas simplement des contenus scénographiés mais un espace ouvert où l’on peut apprendre, s’émerveiller mais aussi se rencontrer, échanger, participer, vivre, etc.

Erasme, ibid

L’objectif est alors de stimuler la réappropriation de l’espace muséographique par les publics :

Dans l’espace physique d’un musée, nous voulons sortir du cadre connu de l’exposition ou de la médiation pour imaginer ensemble ce que le musée permet de vivre comme expérience participative lorsqu’il s’autorise à tirer parti des possibilités offertes par le numérique et qu’il n’enferme personne dans un rôle prédéfini

Erasme, ibid

Ainsi, le lieu de création a une place et un rôle différents en fonction de la nature des projets qui sont développés dans l’open lab, et apparaît relativement dépendant des méthodes de travail qui sont choisies, qui nécessitent un lieu dédié, intégré ou un lieu ambulant, éphémère, ad hoc. Le lieu de l’open lab apparaît souvent décalé par rapport à la structure qui le porte, par son esthétique, sa technicité, son ergonomie et les possibilités qu’il offre (déplacement, détente, rencontre, etc.). Il est réciproquement une condition nécessaire de la réalisation des activités de l’open lab, et apparaît comme névralgique dans sa fonction créative : parfois le lieu se confond avec la création portée dans les projets de l’open lab, parfois il est l’interface qui permet la rencontre entre des publics (usagers et professionnels) qui ne pourrait avoir lieu en-dehors, et ce lieu est particulièrement propice à ces rencontres par son ergonomie, que ce soit dans un environnement réel ou simulé.

FIGURE 3

Synthèse du lien entre configurations et créativité organisationnelles à partir de l’étude de cas

Synthèse du lien entre configurations et créativité organisationnelles à partir de l’étude de cas

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La créativité organisationnelle au prisme du renouvellement des espaces et des relations aux usagers

L‘espace comme catalyseur de la capacité créative de l’usager

Le lieu, espace physique, espace de travail, apparaît comme un support au renouvellement des modalités d’innovation, car il permet d’innover avec les autres. Il réunit dans une unité de lieu et de temps des personnes internes et externes à l’organisation souvent hétérogènes. Ces rencontres improbables entre des profanes et des spécialistes (Stryker & al., 2012), créent des complémentarités propres à faire émerger des idées ou des produits nouveaux (Fabbri & Charue-Duboc, 2016), parfois par la sérendipité. L’espace, par ses caractéristiques techniques ou décalées organise cette rencontre sous un angle qui stimule la création et les échanges (Boutellier & al., 2008). Sans ce lieu les organisations étudiées n’auraient pas accès aux usagers de façon aussi fertile.

Une des spécificités des open labs est l’accent mis sur l’humain (Lerch, 2016; Mérindol et al. 2016) et le rôle des individus et leurs interactions avec l’organisation (Capdevila, 2015; Cohendet & al., 2014). Les open labs évoqués fournissent une illustration de cette démarche. D’abord les méthodes de travail, reposant sur la mobilisation de l’espace, impliquent une immersion des équipes « bienveillantes » auprès des usagers pendant un temps relativement long et une interaction qui s’apparente à du « leadership démocratique » (Lerch, 2016). Ensuite, les projets ont pour objet de développer des biens ou services dédiés aux usagers, pour améliorer leur situation ou pour leur plaire. Cette démarche facilite l’engagement de l’usager et sa motivation, ce qui exacerbe la participation créative (Amabile, 1988). De nouveaux biens et services ont vu le jour grâce à l’ouverture aux usagers des institutions publiques étudiées, et notamment grâce à l’évaluation des besoins des usagers pratiquée par les open labs.

Néanmoins, les résultats montrent que les open labs connaissent une variété de mobilisation des usagers dans le processus de conception, comme une variété dans l’ouverture de ses frontières et du lieu de création. Ces éléments de gradation vont relativement de pair. Quand le lieu est ouvert (modèle de l’espace de partage), l’usager est mobilisé comme un co-concepteur et l’organisation considère son savoir et sa capacité créative comme une véritable valeur ajoutée. Quand le lieu est moins ouvert (modèle du laboratoire), l’usager est plutôt mobilisé comme contributeur, et l’organisation est moins prompte à ouvrir ses frontières en termes de créativité. C’est ainsi le lieu de conception dans l’organisation qui permet à l’usager d’endosser ce rôle de co-concepteur plus ou moins actif, en fonction du degré d’appropriation de l’espace dont il peut disposer et de l’accessibilité du lieu.

Quel que soit le degré d’ouverture de l’open lab, l’usager est toujours impliqué dans la production, et c’est un phénomène relativement saillant, notamment au regard de la gestion traditionnelle des organisations publiques qui placent souvent l’usager en acteur passif. Les open labs participent à révéler et construire chez les usagers une expertise. Ce phénomène de redistribution des expertises s’observe dans les open labs, que le lieu soit intégré ou ad hoc.

La créativité organisationnelle comme émergence de nouveaux rôles et compétences

L’accueil des usagers dans l’activité créative et productive de l’organisation suppose une transformation dans les rôles de ses membres. Dans l’enceinte de l’hôpital, le parallélisme entre le savoir expérientiel du patient et le savoir scientifique du médecin atténue l’asymétrie existant entre le médecin et le patient. L’introduction d’open labs au sein de l’hôpital bouscule les méthodes de travail traditionnelles de cette institution. Le patient est situé au coeur de l’activité, de nouveaux outils (technologie, design) complémentent les outils médicaux usuels. Le médecin accepte de ne plus être le seul décisionnaire dans son service, dans la prise en charge d’un patient ou dans l’initiative d’un projet de recherche. Cette nouvelle donne dans la division du travail crée une rupture avec l’organisation hiérarchique de l’hôpital, la tradition d’hospitalocentrisme et le cloisonnement entre les organisations du système de santé français (Molinié, 2005). Les open-labs stimulent la rencontre et la collaboration entre le domaine médico-social et le domaine industriel, et organise l’activité de création avec des équipes pluridisciplinaires, ce qui est un phénomène relativement nouveau à l’hôpital dont la structure est divisée par spécialité.

Dans le domaine de la culture scientifique, l’introduction des open labs et la place centrale occupée par les usagers appellent la transformation des rôles et compétences des médiateurs qui rentre en tension avec leurs identités professionnelles (Malinovskyte &al., 2016) et leur insertion organisationnelle. Au sein du Carrefour Numérique, les relations entre les médiateurs et le public sont plus horizontales et collaboratives qu’usuellement : le médiateur est moins un sachant qui diffuse son savoir qu’un accompagnateur de projet. C’est parfois un renversement des rôles car certains usagers de fab lab disposent de savoirs techniques assez élaborés (ingénieurs, architectes, designers, électrotechniciens, gamers, etc.), qu’ils peuvent transmettre aux médiateurs. C’est une nouvelle approche du métier qui consiste à apprendre ensemble, à « faire avec les usagers ».

Les transformations des modes d’animation, rôles ou compétences appellent nécessairement des changements dans l’organisation, qui se manifestent par un renouvellement stratégique et l’adoption de nouvelles méthodologies. En, effet le « bazar » tend à perturber la « cathédrale » à travers la pluridisciplinarité des participants, l’ouverture des frontières au public, le renversement des rôles. Ces transformations de l’organisation sont toutefois différentes selon l’intégration du lieu et les modalités de participation de l’usager.

L’intensité des transformations en fonction du degré d’intégration des espaces et du rôle des usagers

Les transformations dans l’organisation qui porte les open labs semblent être d’autant plus fortes que l’implication des usagers est grande. De même, ces transformations se diffusent davantage quand le lieu est intégré.

Dans le champ de la santé, alors que les médecins semblaient originellement réfractaires aux démarches des living labs (les méthodes, la nature des données analysées), jugées initialement trop décalées, ces démarches sont à présent bien accueillies par le monde médical. Dans le domaine de la culture numérique, plusieurs projets de la Cité des sciences témoignent de cette généralisation des méthodes des labs, et impliquent les équipes du Carrefour Numérique développent des synergies entre services et métiers, mutualisent des ressources entre les structures.

A l’inverse, quand l’usager est faiblement mobilisé, les transformations organisationnelles peinent davantage à essaimer. Le phénomène est accentué par le caractère ad hoc du lieu, du fait vraisemblablement du manque de lien continu entre l’open lab et l’institution qui l’accueille de façon momentanée. Dans le cas d’Erasme, les transformations se sont intégrées dans les projets mais se sont développées de façon très limitée dans les musées, du fait de l’incapacité de certains musées à accepter ces nouvelles pratiques : la création devrait rester l’apanage de l’artiste, et le rôle des animateurs nécessairement celui de l’expert.

La créativité organisationnelle aux prises des tensions entre modèles adhocratique et bureaucratique

Il est reconnu, qu’en France notamment, les institutions publiques souffrent d’une certaine inertie face au changement car ces structures sont souvent caractérisées par des rigidités administratives (sur l’hôpital Molinié, 2005). La création d’open labs dans les organisations publiques culturelles et de santé permet l’ouverture de leurs frontières et un certain décloisonnement, par une ouverture de l’espace de travail, de production et de création. Elle introduit une implication des usagers placés au coeur de l’activité, et une horizontalité des relations. En cela les open labs semblent être un instrument organisationnel propre à faire évoluer l’architecture de ces organisations, les méthodes de travail et de production, la division du travail. Ces modifications ne sont cependant pas observées avec la même ampleur dans toutes les organisations que nous avons étudiées. Le degré de transformation est grandement influencé par la propension à accepter le changement et par les besoins de l’activité portée par l’open lab (Pisano & Verganti, 2008). Par exemple, à la suite de ses expérimentations, Erasme a échoué à véhiculer son modèle dans le musée des Confluences à Lyon, qui a refusé d’implanter un lab. Cela témoigne des difficultés à proposer un nouveau paradigme du musée comme lieu de création avec l’implication du public, et des résistances au changement qui caractérisent les institutions publiques. A contrario, la philosophie de l’open lab correspond mieux à l’activité de l’espace de médiation Universcience, où le Carrefour Numérique encourage la participation des usagers dans le domaine du numérique, notamment à travers une communauté. Le choix d’un lieu intégré dans cette organisation, mais aussi l’aptitude de cette institution à accepter le changement, stimulent la contagion des pratiques de l’open lab.

Avec les open labs, les institutions publiques sont confrontées à des dynamiques qui leur sont traditionnellement étrangères : une organisation flexible, plus participative que hiérarchique, des modalités de prise de décision collégiale (y compris avec l’usager), un management par projets, une gestion plus autonome, des partenaires variés et extérieurs à l’organisation, la mobilisation de plateformes collaboratives, des outputs renouvelés (un hôpital qui produit du design).

Conclusion

L’espace spécifique de l’open lab installé au sein ou hors des institutions publiques est propre à canaliser la participation active de l’usager, grâce à sa capacité d’accueil et de rencontres, ses caractéristiques techniques ou décalées et son animation. A priori, on pourrait considérer l’open lab comme une solution pertinente pour donner une place concrète aux usagers dans les services publics et améliorer leur bien-être (adaptation des programmes muséaux, adaptation des solutions de santé aux besoins des patients). Il apporte des mutations en termes d’animation, d’organisation, de place et d’attributs de l’usager. L’open lab peut aussi apparaître comme une réponse au renouvellement attendu du secteur public concernant les modalités de gestion et la place des innovations technologiques. A cet égard, le living lab en santé est apprécié comme un instrument de politique publique en faveur de l’innovation médicale[4].

Les open labs analysés sont toutefois confrontés à des difficultés liées au caractère limité de leur intervention difficile à répliquer à grande échelle, avec un risque de standardisation. Même s’ils séduisent par l’originalité de leur démarche et qu’ils essaiment dans leur structure d’accueil, les évolutions observées sont souvent localisées (dans un service d’hôpital ou un consortium) et la diffusion des démarches est lente. D’une part, il peut être difficile de bousculer des pratiques ancrées dans des institutions ou des secteurs. D’autre part, les mutations qu’ils apportent connaissent différentes gradations. Plus le public joue un rôle de co-concepteur plus l’organisation tend à se transformer par le renouvellement des rôles de ses membres. Plus l’open lab est intégré plus la transformation va essaimer au sein de l’institution et questionner plus largement ses missions, et réciproquement. Enfin, ces dispositifs n’ont pas une pérennité assurée et leur situation est fragile car elle repose sur des financements discrétionnaires (des appels à projets) ou sur le maintien d’un parrainage apportant un soutien institutionnel, financier, matériel, technique ou symbolique. Sans ce mécénat, certains open labs ne seraient pas nés ou n’auraient pas perduré. La crédibilité construite grâce à l’expertise capitalisée et véhiculée par les open labs, auprès des usagers, des industriels et d’autres partenaires sera sûrement le moyen de solidifier ces dispositifs dans le panorama des deux secteurs d’activité analysés.

Bien que généralisable à d’autres expériences développées à l’étranger, le contexte de développement des open labs en France reste ainsi très structuré à la fois par les institutions spécifiques qui les financent et les développent mais aussi par la représentation très spécifiques des rôles et des métiers dont l’assise professionnelle est souvent liées à l’histoire même de l’organisation. Il serait ainsi intéressant de poursuivre l’analyse de nos travaux, i) transposée à d’autres domaines du secteur public, ii) au domaine de l’entreprise privée et iii) d’observer les expériences d’open labs étrangères dans les deux domaines que nous avons couverts pour constater si les tensions entre bureaucratie et adhocratie y sont aussi tangibles.