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Les firmes à forte croissance ont un potentiel important pour créer des emplois et améliorer l’économie nationale (Shane, 2009). La croissance est considérée comme une mesure importante du succès d’une entreprise (Delmar, Davidsson et Gartner 2003; Davidsson 1991). A ce titre, elle représente un objet d’étude particulièrement intéressant pour les chercheurs en entrepreneuriat et les décideurs politiques. L’intention de croissance de l’entrepreneur est un déterminant fondamental de la croissance de l’entreprise (Birley et Westhead 1994; Cliff 1998) et de son succès (Saemundsson, 2003; Wiklund et al. 1997; Orser, 1997). Selon Orser (1997), les entreprises dont les propriétaires déclarent des intentions favorables à la croissance ont un rendement supérieur à celui des dirigeants qui ne privilégient pas la croissance. Dans ce sens, mieux comprendre les intentions de croissance des entrepreneurs naissants semble tout à fait primordial car leurs caractéristiques (davantage que celles de l’entreprise à ce stade du processus entrepreneurial) influencent le développement de l’entreprise durant les premiers mois de lancement (Kundu et Katz, 2003).

Parmi les différentes caractéristiques de l’entrepreneur, le genre fait l’objet d’un intérêt particulier de la part des chercheurs en entrepreneuriat. Les enquêtes effectuées par le Global Entrepreneurship Monitor (GEM) confirment que l’activité entrepreneuriale en phase de lancement est sensible au genre selon les contextes culturels, sociaux et économiques (Singer, Amorós et Arreola, 2014). Bien que certaines études empiriques ne montrent pas de différences de l’intention de croissance entre les hommes et les femmes (Menzies, Diochon et Gasse, 2004; Cassar, 2007), il est généralement admis que ces dernières ont une intention de croissance plus faible et moins agressive (Kelley, Brush, Greene et Livotsky, 2013; Morris et al., 2006). A ce sujet, certains travaux soulignent que le refus de se développer ou l’incapacité de faire croître son entreprise est « un problème féminin » (Ahl, 2006). Toutefois, pour nuancer ce propos, il nous semble utile de situer l’étude de l’intention de croissance des hommes et des femmes dans le cadre familial. En effet, les entrepreneurs décident rarement sans considérer leurs responsabilités familiales (Carter, 2011). La relation entre le genre, la famille et l’intention de croissance doit donc être étudiée plus en profondeur (Davis et Shaver, 2012; Kylver et al., 2013). La famille (Aldrich et Cliff, 2003), la carrière et l’âge (Davis et Shaver, 2012) ainsi que le contexte institutionnel (Kyler et al., 2013; Welter, 2011) déterminent l’activité entrepreneuriale des individus. Ceci implique donc un examen plus approfondi de la composition du ménage, du statut parental et des responsabilités familiales qui en découlent dans l’analyse de la formation de l’intention de croissance de l’entrepreneur (Welter, 2011).

Le régime de protection sociale, la structure familiale, le nombre d’enfants, le mariage, la religion et les normes culturelles peuvent influencer le choix d’une carrière entrepreneuriale (Klyver et al., 2013; Welter, 2011). La perspective de l’enracinement familial[1] dans le champ de l’entrepreneuriat souligne l’importance du contexte social et invite les chercheurs à considérer les dimensions familiales (Aldrich et Cliff, 2003). Plus particulièrement, la théorie du rôle social (Eagly, 1987) postule que le comportement des hommes et des femmes est contraint par les stéréotypes de leurs rôles dans la société. De sorte, les responsabilités et les rôles des femmes dans les sociétés et les organisations peuvent provoquer des tensions entre leurs engagements professionnels et leurs responsabilités familiales (Cha, 2010; Santos et Cabral-Cardoso, 2008). Or, à ce jour, l’impact de la situation familiale sur l’intention de croissance des entrepreneurs n’est pas clairement identifié dans la littérature. Par exemple, le rôle de la parentalité (enfants à charge) et le statut marital dans l’intention de croissance sont peu étudiés dans le champ de l’entrepreneuriat.

Sur la base de ces éléments, l’objectif de notre étude est d’analyser l’influence des statuts marital et parental sur l’intention de croissance des entrepreneurs naissants. Plutôt que de vouloir comprendre pourquoi les femmes auraient des intentions de croissance plus faibles comparativement à celles des hommes, nous nous intéressons à l’instar de Jennings et McDougald (2007) et Davis et Shaver (2012) à l’impact des responsabilités familiales sur l’intention de croissance des hommes et des femmes en accordant une attention particulière aux statuts parental et marital.

Nous examinons cette problématique de l’intention de croissance dans le contexte français car celle-ci contribue faiblement au développement économique du pays. En effet, plus de la moitié (55 %) des entreprises nouvellement créées en France n’emploient aucun salarié et à peine un quart (18 %) d’entre elles emploient un seul salarié (Insee, 2014). Les entrepreneurs français sont largement moins orientés vers la croissance comparativement à ceux de l’Amérique du nord (Hart, Levie, Bonner et Drews, 2014). Par ailleurs, la proportion des femmes françaises dans l’activité entrepreneuriale totale est également relativement faible, soit 4 % contre 11 % aux États-Unis (Singer, Amorós et Arreola, 2014). Cela renforce la nécessité d’examiner le rôle du genre, des statuts marital et parental dans l’explication de l’intention de croissance entrepreneuriale en France.

Cet article est structuré de la manière suivante. Dans la première partie, nous présentons une synthèse de la littérature relative à l’intention de croissance, au genre et aux statuts parental et marital. Nous mobilisons également la théorie de « l’enracinement familial ». Au sein de la deuxième partie, nous présentons la méthodologie, l’échantillon et les variables mesurées. Dans la troisième partie, nous présentons les résultats de nos analyses. Dans la quatrième partie, nous discutons les résultats en les confrontant à la littérature dominante. Nous concluons enfin par les apports, les limites et les pistes de recherche futures.

Cadre théorique

Nous passons en revue la littérature sur l’intention de croissance et le genre (H1). Nous exposons ensuite la théorie de l’enracinement familial rapportée au champ de l’entrepreneuriat en mettant l’accent sur deux éléments, le statut marital (H2) et le statut parental (H3a et H3b).

Intention de croissance et genre

Dans le cadre de cette recherche, nous considérons le concept de performance en nous référant à Delmar (1996), à savoir la capacité d’une entreprise de survivre ou de grandir. Qu’elle soit mesurée par le chiffre d’affaires, le niveau de production, le nombre d’employés ou la rentabilité, il est admis que la performance des entreprises appartenant à des femmes est plus faible que celles des entreprises appartenant à des hommes (Brush, 1992; Kelley, Brush, Greene et Litovsky, 2013). Cette faiblesse peut s’expliquer par les différences du capital financier, humain ou social (Brush et al., 2004; Marlow et Patton, 2005; Carter et al., 1996). On peut également différencier cette performance au niveau du genre par le concept d’intention (Davis et Shaver, 2012) mobilisé pour étudier la stratégie de démarrage de l’entreprise (Douglas, 2013). Selon Davis et Shaver (2012), les résultats des études de l’intention de croissance des entrepreneurs naissants selon le genre sont mitigés. D’une part, Menzies, Diochon et Gasse (2004) affirment qu’il n’existe aucune différence significative entre les intentions de croissance des hommes et des femmes. De même, se basant sur les données du Panel Study of Entrepreneurial Dynamics (PSED), Cassar (2007), Edelman, Brush, Manolova et Greene (2010) et Singh et Lucas (2005) constatent l’absence de différences de l’intention de croissance en fonction du genre.

D’autre part, d’autres travaux soulignent que l’intention de croissance est plus faible chez les femmes (Kelley, Brush, Greene et Litovsky, 2013; Levie et Autio, 2011; Cassar, 2006; Gundry et Welsch, 2001). S’inscrivant dans les courants théoriques de la psychologie sociale et de la théorie sociale cognitive, des chercheurs postulent que les processus de socialisation, les expériences professionnelles et les réseaux sociaux développés façonnent les choix stratégiques des futurs entrepreneurs en fonction de leur genre (Bussey et Bandura, 1999; Carter, Williams et Reynolds, 1996; Manolova et al., 2007).

En France, les femmes entrepreneurs sont moins intéressées par la croissance de leur entreprise que les hommes (Bernard, Le Moign et Nicolaï, 2013). Sur la base de ces éléments nous pouvons énoncer notre première hypothèse de recherche :

H1 : L’intention de croissance des femmes est plus faible comparée à celle des hommes.

Levie et Autio (2013) nuancent les différences de l’intention de croissance des entrepreneurs selon le genre à travers des facteurs modérateurs tels que l’âge et la motivation. En répartissant leur échantillon en différentes tranches d’âge, Davis et Shaver (2012) montrent que l’intention de croissance est davantage marquée chez les hommes jeunes (20 à 29 ans) comparés aux femmes de la même tranche d’âge alors qu’il n’existe pas de différence d’intention entre les deux sexes concernant les autres classes d’âge. En nous appuyant sur Davis et Shaver (2012), nous adoptons l’approche de l’enracinement familial (Aldrich et Cliff, 2003) pour examiner l’influence du statut familial sur l’intention de croissance.

Enracinement familial et entrepreneuriat

L’étude des entrepreneurs implique de considérer leurs engagements familiaux et la structure de la société (Ahl et Nelson, 2014). A ce titre, comprendre les décisions de création d’entreprise nécessite d’étudier les foyers et non les individus (Aldrich et Cliff, 2003) car l’entreprise et la famille sont des entités davantage liées que distinctes (Jennings et McDougald, 2007).

L’approche de l’enracinement familial rend compte de la complexité sociale à laquelle est confronté l’entrepreneur ainsi que de l’influence de la famille sur lui (Aldrich et Cliff, 2003). Cette perspective théorique suggère que les changements clés survenus dans la vie d’un individu et celle des membres de sa famille déterminent sa décision de s’engager dans la création d’entreprise ainsi que son choix du type d’activité (Aldrich et Cliff, 2003). Evaluer les décisions entrepreneuriales nécessite de considérer le système familial et le foyer dans leur globalité. Cela implique d’examiner la composition des foyers, les relations entre les membres et leurs rôles dans cette décision (Aldrich et Cliff, 2003). Les tendances de mariage, le taux de divorce, les naissances, le chômage, la retraite, les rôles parentaux et l’évolution des normes sociales à l’égard des femmes sont des facteurs du système familial qui peuvent influencer le processus de création d’entreprise. Plus particulièrement, dans cet article, nous nous interrogeons sur l’influence des statuts marital et parental dans la formation de l’intention de croissance des hommes et des femmes.

Le statut marital

Le statut conjugal des entrepreneurs est souvent négligé dans la recherche en entrepreneuriat (Chasserio, Lebègue et Poroli, 2014). Pour examiner son influence sur l’intention de croissance des entrepreneurs naissants, nous nous appuyons sur la théorie du soutien conjugal de Kanter (1977) particulièrement pertinente dans le champ de l’entrepreneuriat et le genre (Nikina, Shelton et Le Loarne, 2015). Kanter (1977) et Pfeffer et Ross (1982) affirment que les hommes mariés investissent plus de temps et d’énergie dans leur carrière que les hommes célibataires car ils bénéficient du soutien du conjoint dans la gestion du foyer. Cependant, les femmes mariées sont moins soutenues par leurs conjoints dans la progression de leur carrière (Beauregard, 2007; Tharenou, 1999). Les Alumni d’Harvard par exemple, affirment qu’ils ont l’impression que leurs carrières sont subordonnées à celles de leurs conjoints (Ely, Stone et Ammerman, 2014).

Dans le champ de l’entrepreneuriat, certains auteurs affirment que le soutien conjugal est un facteur clé de succès (Hisrich et Brush, 1983; Nikina, Shelton et Le Loarne, 2015). Ce soutien peut être de nature instrumentale, informationnelle et émotionnelle (Parasuraman et al., 1996; Brockhaus, 1980). Le soutien instrumental est l’appui financier du conjoint. Grâce à sa rémunération, il vient en aide à l’entreprise au cours des premières phases de lancement particulièrement caractérisée par un rendement faible (Brockhaus, 1980; Werbel et Danes, 2010). Beaucoup de créateurs d’entreprises mariés s’assurent en phase de démarrage que leur conjoint travaille pour pallier toute perte de revenus en cas de maladie (Aldrich et Cliff, 2003). Outre la contribution financière, un conjoint peut également apporter son soutien en accordant du temps et du savoir participant ainsi à la réussite de l’entreprise (Nikina, Shelton et Le Loarne, 2015; Werbel et Danes, 2010). Par ailleurs, par son écoute, son soutien affectif, et son encouragement, il participe à maximiser les efforts du conjoint créateur d’entreprise (Brockhaus, 1980). Chacune de ces formes de soutien peut être cruciale pour la réussite entrepreneuriale. Ainsi, contrairement aux entrepreneurs sans soutien conjugal, nous pouvons postuler que ceux qui en bénéficient sont plus optimistes pour le succès de leur entreprise et possèdent un plus fort désir de croissance.

Cependant, si le conjoint peut contribuer à la réussite de l’entrepreneur naissant, il peut être problématique en particulier pour les femmes (Ruderman, Ohlott, Panzer et King, 2002). La vie de couple peut générer des conflits si les attentes du conjoint sont incompatibles avec celles du futur entrepreneur (Davis et Shaver, 2012) ou les contraintes propres à l’engagement entrepreneurial nuisent à l’équilibre du couple. Selon la théorie du rôle social (Eagly, 1987), le comportement des hommes et des femmes est contraint par les stéréotypes de leurs rôles dans la société. Ainsi, les engagements et les rôles des femmes dans les organisations peuvent être conflictuels avec les responsabilités familiales (Cha, 2010; Santos et Cabral-Cardoso, 2008). Généralement, les hommes occupent un statut élevé de soutien familial alors que les femmes se cantonnent dans un statut inférieur de femmes au foyer (Bradley, 2007; Eagly et al., 2000). Cette répartition traditionnelle des rôles sociaux détermine les relations dans la vie de couple et pourrait aussi influencer la vie entrepreneuriale (Nikina et al., 2015). Si les épouses contribuent au management et à la croissance de l’entreprise de leurs maris au détriment de leur carrière professionnelle en consacrant du temps et de l’énergie, ce soutien n’est pas valable dans le sens inverse (Goffee et Scase, 1983). Conformément à Parasuraman et al. (1996), les hommes entrepreneurs reçoivent généralement un soutien instrumental de la part de leurs conjoints tandis que les femmes entrepreneurs en bénéficient moins (Belcourt, Burke et Lee-Gosselin, 1991). A l’extrême, certains maris expriment leur mécontentement à l’égard de leurs épouses qui délaissent leurs devoirs familiaux au profit de leur statut entrepreneurial (Nikina et al., 2015).

Bien que le rôle des femmes ait connu des changements radicaux au cours des 40 dernières années avec des conséquences importantes sur leur engagement entrepreneurial (Aldrich et Cliff, 2003), on note cependant que les maris exercent une influence considérable sur les décisions de croissance entrepreneuriale de leurs épouses (Shelton, 2006). Dans ce cadre, les femmes accordent plus de poids aux opinions de leurs conjoints comparées au poids de celles qui leurs sont accordées par les hommes (Orser et Hogarth-Scott, 2002). La théorie de rôle social participe à l’explication des différences dans l’intention de croissance selon le genre. Dans les sociétés conservatrices où le soutien familial est très souvent du ressort de l’homme, les hommes mariés manifestent une intention de croissance plus élevée que celles des femmes. Dans leur étude sur le genre et le capital social, Manolova et al (2007) montrent que les femmes entrepreneurs sont d’abord perçues en tant que femme (et non en tant qu’entrepreneur). D’une part, il est davantage admis que les hommes créent des entreprises pour subvenir de manière essentielle aux besoins du foyer. D’autre part, les femmes mariées créent des entreprises pour générer un revenu contribuant de façon secondaire à celui du foyer. En conséquence, elles ont de plus faibles ambitions pour leurs intentions de croissance. Sur la base de ces éléments nous formulons l’hypothèse ci-dessous :

H2 : Les intentions de croissance des hommes et des femmes diffèrent en fonction de leur statut marital. L’intention de croissance des hommes mariés est plus importante comparée à celle des femmes mariées.

Le statut parental

Selon la littérature relative aux carrières, les responsabilités familiales entrainent une réduction de l’effort au travail freinant de la sorte l’évolution de carrière chez les femmes (Lobel et St. Clair, 1992). D’après Budig et Hodges (2010), Fuller (2008) et Williams (2004), les engagements familiaux des employés pénalisent l’évolution de carrière de manière plus prononcée chez les femmes en raison de leurs responsabilités maternelles (Beauregard 2007; Stoner et Hartman, 1990; Valcour et Tolbert, 2003). L’évolution du rôle paternel dans la prise en charge des enfants et leur éducation laisserait supposer que les pères subiraient les mêmes freins à l’évolution de carrière que les femmes assumant ces mêmes responsabilités. Or, Fuegen et al. (2004) et Correll, Benard et Paik (2007) affirment que les pères avec enfants ont une « prime à la paternité » plus de chance d’être embauchés et promus, sont mieux rémunérés et sont considérés plus engagés que les pères sans enfants.

La différence de l’évolution de carrière entre les hommes et les femmes s’explique par la forte propension des femmes à assumer davantage l’éducation des enfants et la gestion du foyer (Hundley, 2001; Sullivan et Lewis, 2001) leur laissant ainsi moins d’opportunités d’évolution et d’engagement professionnel. Néanmoins, ces différences s’expliquent également par les stéréotypes dominants dans les modes du management. En effet, enfanter est perçu comme produisant inévitablement un conflit d’intérêt entre la fonction maternelle et les exigences professionnelles (Beauregard, 2007). Ce conflit peut se réduire lorsqu’on devient son propre patron car sa gestion est a priori moins compliquée compte tenu des possibilités de flexibilité entre la vie entrepreneuriale et la vie maternelle (Richomme-Huet et D’Andria, 2013).

Être parent-entrepreneur peut influencer les intentions de croissance de plusieurs façons. Ce double statut (parent et entrepreneur) influence les perceptions du seuil de revenu nécessaire pour subvenir aux besoins du foyer renforçant ainsi l’intention de croissance du père-entrepreneur (Davis et Shaver, 2012). Cependant, la parentalité peut augmenter le conflit des rôles car les attentes du parent peuvent être incompatibles avec les exigences de l’entrepreneur (Davis et Shaver, 2012). Manolova et al. (2007) constatent que les hommes ayant des conflits entre leurs responsabilités professionnelles et familiales réduisent leur intention de croissance. Selon DeMartino, Barbato et Jacques (2006), les entrepreneurs ayant des enfants à charge ont de faibles motivations de carrière et de fortes motivations d’accomplissement personnel. Ainsi la quête de la flexibilité et de l’équilibre familial-professionnel peut générer de faibles intentions de croissance.

Selon Shelton (2006), Eddleston et Powell (2012), DeMartion et al., (2006), les exigences liées au conflit vie professionnelle/vie familiale diffèrent considérablement en fonction du genre. L’équilibre entre les responsabilités familiales et les exigences professionnelles est davantage considéré comme un défi par les femmes que par les hommes (Jennings et McDougald, 2007). Cette différence entre les hommes et les femmes s’accentue en présence d’enfants à charge (De Martino et Barbato, 2003). Le statut d’entrepreneur entraîne plus de conflits pour les femmes avec une vie de famille (Cliff, 1998; Goffe et Scase, 1985). En effet, de nombreuses études constatent que les femmes-entrepreneurs ont des difficultés à trouver une harmonie travail-vie de famille (Belcourt, Burke, et Lee-Gosselin, 1991; Jurik, 1998; Kim et Ling, 2001; Shelton, 2006; Winn, 2004). Elles sont confrontées à un plus grand conflit travail-famille (Shelton, 2006) et de ce fait, adoptent des stratégies moins favorables à la croissance que les hommes limitant de la sorte la taille de leurs entreprises (Jennings et McDougald, 2007).

Les responsabilités parentales liées aux enfants ont des implications importantes sur la disponibilité et le rôle de l’entrepreneur au sein de son entreprise (Parasuraman et al., 1996; Shelton, 2006). Les normes sociales à l’égard du genre impliquent que les femmes-entrepreneurs consacrent davantage de temps à la famille comparativement aux hommes, et les hommes-entrepreneurs consacrent plus de temps à leur profession que les femmes (Parasuraman et al, 1996). Lors du choix de carrière entrepreneuriale, les femmes s’orientent vers des activités moins exigeantes en termes de temps et d’investissement personnel.

Les femmes-entrepreneurs sont plus susceptibles de cumuler la gestion du foyer et celle de leurs entreprises mais leur charge de travail limite le temps qu’elles peuvent consacrer à ces dernières (Piacentini, 2013). Ceci explique le phénomène de « l’entrepreneuriat à temps partiel » chez les femmes (Piacentini, 2013). Cette partialité des ressources et du temps investis pour l’entreprise contribue à la faiblesse de l’intention de croissance chez les femmes. Les entreprises à forte croissance nécessitent habituellement plus de temps et de capital que celles à faible croissance. Étant donné que les femmes sont davantage confrontées à la dualité des responsabilités famille-création d’entreprise, elles poursuivent des opportunités d’affaires qui nécessitent un niveau d’engagement faible en termes de temps (Singh et Lucas, 2005) Sur la base de ces développements théoriques, nous posons l’hypothèse ci-dessous :

H3a : L’intention de croissance des femmes et des hommes mariés diffèrent selon le statut parental. L’intention de croissance des femmes mariées avec enfants est moins importante que celle des hommes mariés avec enfants.

La présence d’enfants à charge a un impact positif sur l’intention de croissance des femmes (Davis et Shaver, 2012). Selon Manolova et al. (2007), avoir des enfants est positivement corrélé avec l’intention de croissance chez les jeunes femmes et négativement avec celle des hommes. D’après Davis et Shaver (2012), le statut parental est positivement associé à une probabilité importante d’intention de croissance chez les femmes. Cette relation s’oppose aux idées perçues de la maternité contraignant les mères à créer des entreprises de petite taille afin de concilier le travail et la famille.

Si nous postulons dans la précédente hypothèse (H3a) que l’intention de croissance des femmes mariées avec enfants peut être faible, il est important de nuancer ce propos car l’entrepreneuriat féminin recouvre des réalités variées (de Bruin, Brush et Welter, 2007; Shelton, 2006). En leur qualité de principale source de revenus pour le foyer, les mères célibataires sont forcées d’entrevoir des stratégies plus fortes que les mères mariées n’assumant pas prioritairement la charge financière du foyer. La recherche en sociologie a montré comment les mères célibataires adoptent un mode de vie très autonome défiant les rôles traditionnels du genre et assumant le statut de soutien familial (Gerson, 2011). Dans cette optique, nous formulons l’hypothèse suivante :

H3b : L’intention de croissance des femmes diffère en fonction de leurs statuts marital et parental. L’intention de croissance est plus importante chez les femmes célibataires avec enfants comparée à celle des femmes mariées avec enfants.

Méthodologie

Dans cette section, nous contextualisons notre étude dans les cadres entrepreneurial et familial français. Nous présentons ensuite la procédure statistique mobilisée et les caractéristiques de notre échantillon.

Le contexte français

En France, la création d’entreprise est relativement faible par rapport aux États-Unis et à la moyenne européenne (Levie, Hart et Bonner, 2013). Selon le rapport de Global Entrepreneurship Monitor (GEM) datant de 2014, le taux d’activité entrepreneuriale de la France (5,3) est inférieur à ceux de la Suède (6,7), des Pays-Bas (9,5), du Royaume-Uni (10,7) et des Etats-Unis (13,8) (Slavika, Amorós et Arreola, 2014). Pourtant, aujourd’hui en France, il n’a jamais été aussi facile de créer une entreprise. Des efforts considérables sont déployés pour réduire les obstacles administratifs, sociaux et fiscaux associés au démarrage d’une entreprise (Byrne et Fayolle, 2012). La loi sur la modernisation économique adoptée en août 2008 a introduit le régime de l’auto-entrepreneur qui vise à renforcer la compétitivité de l’économie française en promouvant l’esprit d’entreprendre (Levratto et Serverin, 2011). Essentiellement, cette législation a permis à de nombreuses personnes de démarrer leur entreprise en réduisant considérablement les démarches administratives. Depuis l’entrée en vigueur du régime de l’auto-entrepreneur au 1er janvier 2009, le nombre des créations d’entreprises connait un saut quantitatif dépassant le nombre de 524 000 nouvelles entreprises pour cette même année (INSEE, 2010).

L’activité entrepreneuriale des femmes en France occupe une position médiane au sein de l’Europe, soit 9ème sur 18 pays (Léger-Jarinou, Nelson et Chasserio, 2015). Les femmes sont sous-représentées au sein de la population entrepreneuriale même si leur nombre croît ces dernières années. En effet, seulement 30 % des entreprises sont créées par des femmes (GEM, 2012; APCE, 2013; Hagège et Masson, 2010). Au niveau sectoriel, la majorité des entreprises créées par ces dernières (environ 70 %) se trouvent dans les secteurs traditionnellement féminins, à savoir l’éducation, la santé et les services à la personne (Carrier, Julien et Menvielle, 2006; CESE, 2009; D’andria, 2014). Si l’on s’intéresse à l’intention de croissance des femmes en France, on note que celle-ci est plus faible que celle des hommes (Kelley et al., 2013). Ce constat est vérifié dans la plupart des pays à travers le monde (CESE, 2009; Kelley et al, 2013) où les revenus du travail indépendant sont généralement plus faibles pour les femmes que pour les hommes. En 2011-2012, les femmes entrepreneurs françaises ont gagné 31 % de moins que leurs homologues masculins. Il s’agit de l’écart le plus faible entre les pays du G7 et sensiblement identique à la moyenne de l’OCDE de 33 % (OCDE, 2014-2015).

Malgré une présence importante des femmes dans la population active (84 % des femmes âgées entre 25 et 54 ans) (DARES, 2012), la répartition des rôles selon le genre demeure assez traditionnelle en France. Les responsabilités parentale et domestique sont principalement assumées par les femmes (Chasserio, Lebègue et Poroli, 2014). Ceci a pour conséquences de créer des tensions entre leur vie professionnelle et leur vie familiale (Crompton et al., 2007). Ces tensions peuvent s’accentuer dans le cadre des familles monoparentales où la proportion des femmes est très importante[2].

Echantillon

Dans notre étude, nous utilisons les données de l’Observatoire Permanent des Porteurs de Projets (OPPP)[3]. Créé en 2007 par la Chambre de Commerce et d’Industrie de France (CCI France), l’objectif de cet observatoire est d’améliorer l’accompagnement entrepreneurial des chambres territoriales au profit des entrepreneurs naissants. Pour ce faire, des enquêtes annuelles sont réalisées afin de déterminer les parcours professionnels, les besoins, les motivations et les objectifs des porteurs de projets.

Les répondants à ces enquêtes sont des porteurs de projets (entrepreneurs naissants) activement impliqués dans le démarrage d’une nouvelle entreprise. Ils sont interrogés sur l’échéance de la création de leur entreprise (moins de 3 mois à plus de 2 ans), la possibilité de créer seul ou de s’associer, les montants des apports, le secteur d’activité envisagé, etc. Les entrepreneurs naissants sont sollicités pour répondre aux enquêtes au moment des entretiens personnalisés avec les conseillers. Le questionnaire est rempli en présence de conseillers du service création-reprise d’entreprise des CCI.

Pour répondre à nos objectifs de recherche, nous nous basons sur les enquêtes des années 2009 et 2010 car celles-ci contiennent les données adéquates. 14 957 et 14 356 entrepreneurs naissants (soit un total de 29 313) ont respectivement participé à ces deux enquêtes à travers tout le territoire français. Après le traitement et la codification des données, la sélection des variables de l’étude et l’élimination des données manquantes, notre échantillon final se compose de 5 712 entrepreneurs naissants, soit 19,4 % de la population interrogée.

Caractéristiques des répondants

Le tableau 1 (ci-dessous) reprend les caractéristiques de notre échantillon. Celui-ci se compose de 60,2 % d’hommes et 39,8 % de femmes. 52,1 % des répondants sont célibataires et 50,1 % ont des enfants. 23,2 % des enquêtés ont un diplôme universitaire et 32,3 % ont au plus un diplôme de collège. 67,9 % des entrepreneurs naissants sont âgés de quarante ans et plus. Le secteur du détail/commerce est le plus représenté au sein de notre échantillon (45,8 %), suivi par l’hôtellerie et la restauration (26,2 %). 46,4 % des répondants déclarent investir un capital personnel compris entre 500 euros et 4 999 euros en vue de créer leur activité. Enfin, pour ce qui est de l’intention de croissance rapportée à l’effectif, 40,1 % des interrogés déclarent vouloir créer entre 2 et 5 emplois, 25,4 % envisagent de créer un emploi et 13,1 % ambitionnent de créer entre 5 et 10 salariés. A contrario, plus d’un cinquième (21,4 %) affirment ne pas avoir l’intention de créer des emplois. Le tableau 2 ci-dessous présente la matrice des corrélations.

Tableau 1

Statistiques descriptives de l’échantillon

Statistiques descriptives de l’échantillon

a. Pour la variable niveau d'éducation, la modalité « faible » correspond à aucun diplôme d'études secondaires, la modalité « intermédiaire » correspond à un diplôme d'études secondaires et la modalité « élevé » correspond à un diplôme universitaire

b. Pour la variable investissement personnel, la modalité (1) correspond à plus de 20 000 euros, pour la modalité (2) entre 5000 et 20 000 euros et pour la modalité (3) moins de 5000 euros

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Tableau 2

Matrice des corrélations

Matrice des corrélations

* p ≤ .05, ** p ≤ .01, **

Croi = Croissance; Inv. = Investissement Personnel; Cou.Enf. = Couple avec Enfant; Cou. = Couple sans Enfant; Cél.Enf. = Célibataire avec Enfant; Cél. = Célibataire sans Enfant; Ex. E. = Expérience Entrepreneuriale; Ex. S. = Expérience du Secteur; Com. = Commerce; Hor. = Horeca; Prof. = Profit; Pas. = Passion; Ind. = Indépendant; Chal. = Challen

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Mesures

La variable dépendante

Intention de croissance. L’intention de croissance est généralement opérationnalisée par l’effectif ou le chiffre d’affaires (Levie et Autio, 2013). Certains auteurs associent ces deux dimensions pour mesurer l’intention de croissance (Davis et Shaver, 2012; Cassar, 2007). Dans le cadre de notre étude, l’intention de croissance est mesurée par le nombre d’employés. Les entrepreneurs naissants sont interrogés comme suit : « Quel effectif envisagez-vous à terme pour votre entreprise ? ». Cinq réponses possibles sont proposées : Vous resterez seul (1), 1 salarié (2), entre 2 et 5 salariés (3), entre 5 et 10 salariés (4) et plus de 10 salariés (5). Pour chaque modalité de réponse, la variable prend comme valeur « 1 » si le répondant a choisi celle-ci et « 0 » sinon. Concernant la modalité « plus de 10 salariés », aucun répondant n’a fait ce choix dans le questionnaire.

Les variables indépendantes

Genre. La variable vaut « 1 » si le répondant est un homme et « 0 » si le répondant est une femme.

Statut marital. Nous avons mesuré cette variable à travers la question suivante « Quelle est votre situation de famille ? ». 7 réponses étaient proposées : marié (1), pacsé (2), en concubinage (3), célibataire (4), séparé (5), divorcé (6) et veuf (7). A partir de là, nous avons créé une variable dichotomique prenant comme valeur « 0 » si la réponse était célibataire, séparé, divorcé ou veuf et « 1 » si la réponse était pacsé, marié ou en en concubinage.

Statut parental. Pour opérationnaliser le statut parental (le nombre d’enfants à charge), nous avons tout d’abord identifié la taille du foyer. Suite à cela, nous avons rapproché cette donnée du statut marital. Selon ce dernier, nous avons soustrait le chiffre 1 si le répondant est célibataire, séparé, divorcé ou veuf, et le chiffre 2 si le répondant est marié, pacsé ou vivant en concubinage.

Les variables de contrôle

Niveau d’éducation. Afin d’opérationnaliser le niveau de formation, nous avons transformé la variable initiale afférente à la question « Quel est votre niveau d’études ? » avec neuf modalités de réponses (allant de « Pas de diplôme » à « Diplôme de l’enseignement supérieur - 2ème, 3ème cycle, grandes écoles ») en une variable catégorielle avec trois modalités de réponses : pas de diplôme (1), diplôme d’études secondaires (2) et niveau universitaire (3). Cette dernière modalité est la catégorie de référence pour la variable niveau d’éducation.

Investissement personnel pour la création de l’entreprise. Le niveau de l’intention de croissance des entrepreneurs dépend des moyens disponibles (Douglas, 2013). En vue de mesurer l’apport personnel que les entrepreneurs naissants sont prêts à investir dans leurs projets, il est demandé à ces derniers « Combien êtes-vous prêt à investir personnellement pour créer votre entreprise ? ». 6 modalités de réponse sont proposées à savoir : (1) Moins de 1 000 euros; (2) 1 000 à 4 999 euros; (3) 5 000 à 9 999 euros; (4) 10 000 à 19 999 euros; (5) 20 000 à 49 999 euros; (6) 50 000 euros et plus. Nous avons créé une variable catégorielle en renseignant trois niveaux d’investissements personnels : Plus de 20 000 euros (1), entre 5 000 et 20 000 euros (2) et moins de 5000 euros (3). Cette dernière modalité est la catégorie de référence pour la mesure de l’investissement personnel.

Expérience entrepreneuriale. L’expérience entrepreneuriale antérieure des entrepreneurs est identifiée à travers la question suivante « Avez-vous déjà créé ou repris une entreprise par le passé ? ». La réponse positive « Oui » est codée « 1 » et la réponse négative « Non » est codée « 0 ».

Expérience sectorielle similaire. En vue d’évaluer si les répondants ont exercé dans le passé dans des secteurs d’activité identiques ou similaires à ceux de l’entreprise à créer, il est demandé : « Pensez-vous créer une entreprise dans un secteur dans lequel vous avez déjà exercé ? ». La variable est codée « 1 » si la réponse est « Oui » et « 0 » si la réponse est « Non ».

Motivations pour créer une entreprise. Quatre raisons principales susceptibles d’influencer l’intention de croissance motivent les entrepreneurs naissants, à savoir : le profit (1), l’indépendance (2), la passion/intérêt personnel (3) et le challenge (4), comme étant les principales raisons individuelles données par les répondants pour créer une entreprise.

Secteur d’activité. Afin de considérer le type d’activité envisagé pour la future entreprise, 18 modalités reprises de la nomenclature d’activité de l’INSEE étaient proposées aux personnes interrogées. Pour faciliter l’analyse et la discussion des résultats, nous avons regroupé ces modalités en 4 secteurs : Commerce (1), Hôtellerie et Restauration (2), Services à la personne (3) et Service aux entreprises (4).

Âge. En nous appuyant sur les phases de vie définies par Davis et Shaver (2012), nous avons transformé la variable continue « âge » en variable catégorielle regroupant les 4 tranches d’âge (1) 18 à 29 ans, (2) 30 à 39 ans, (3) 40 à 49 ans, et (4) plus de 50 ans présentes dans l’étude de Davis et Shaver (2012). La modalité « 18 à 29 ans » est la catégorie de référence pour cette variable.

Traitements statistiques

Pour vérifier nos hypothèses, nous procédons à une analyse régressive de type Logit Multinomial non ordonné. Cette modélisation a comme principal intérêt de tenir compte de la logique de choix de l’entrepreneur naissant concernant son objectif de croissance en termes d’effectif. Plus formellement, l’hypothèse centrale dans ce type de modélisation, est qu’un individu i doit choisir une et une seule alternative (notée n) parmi un ensemble de N alternatives. À chacune de ces N alternatives (indicées par n=1,…, N), correspond une fonction d’utilité qui peut s’écrire sous la forme :

Où X'i,n β est le vecteur des variables observables et εi,n est le vecteur des variables aléatoires indépendantes. L’individu est supposé choisir la modalité qui maximise son utilité. La probabilité de choisir n revient à estimer par maximum de vraisemblance le modèle suivant :

equation: 2103166n.jpg

Dans notre modèle, la variable dépendante peut prendre quatre modalités différentes en fonction de l’objectif de croissance de l’effectif : (1) Rester seul, (2) Un seul salarié, (3) Entre 2 et 5 salariés et (4) Entre 5 et 10 salariés. La modalité de référence est constituée par le groupe des candidats créateurs ayant répondu « rester seul » en termes de croissance d’effectif.

Au regard de nos hypothèses, nous proposons de tester quatre modèles. La première (modèle 1) intègre uniquement les variables de contrôle. La deuxième (modèle 2) a pour objectif de tester l’hypothèse 1. Ensuite, afin de vérifier les hypothèses 2, 3a et 3b nous avons scindé l’échantillon selon le genre (modèle 3 sous-échantillon des hommes; modèle 4 sous-échantillon des femmes). Les résultats des différents modèles de nos régressions sont présentés dans les tableaux 3 et 4 ci-dessous. L’ensemble des analyses est réalisé à l’aide du logiciel SPSS 24.0.

Résultats

En ce qui concerne le modèle 1 (variables de contrôle seulement), nous observons plusieurs relations significatives entre l’ensemble des variables de contrôle et les différentes intentions de croissance. Premièrement, et pour les trois modalités de croissance, on note que l’âge et le montant de l’investissement financier personnel augmentent significativement la probabilité de l’intention de croissance des répondants. Nous constatons que l’expérience entrepreneuriale, l’expérience dans le secteur et la motivation de challenge augmentent positivement l’intention de croissance des modalités « Entre 2 et 5 salariés » et « Entre 5 et 10 salariés » mais n’ont aucun effet significatif pour la modalité « 1 seul salarié ». Les motivations passion et indépendance influencent négativement l’intention de croissance « Entre 5 et 10 salariés » mais n’ont aucun effet sur les deux autres modalités de croissance. Le même constat peut être fait pour le niveau d’étude (faible et intermédiaire) lequel influence significativement et négativement l’intention de croissance de cette modalité. L’incidence du secteur d’activité dans lequel les entrepreneurs naissants opèrent semble quant à elle différente selon la modalité de croissance. En effet, si le commerce et l’hôtellerie et restauration influencent significativement et négativement l’intention de croissance « 1 seul salarié », le premier influence significativement et positivement l’intention de croissance « Entre 5 et 10 salariés » alors que le second influence significativement et négativement l’intention de croissance « entre 2 et 5 salariés ». Le même constat peut être fait pour le secteur B to B et l’intention de croissance « Entre 5 et 10 salariés ».

Dans le modèle 2, nous introduisons l’ensemble des variables indépendantes. Concernant les variables de contrôle, nous retrouvons les mêmes effets que dans le modèle 1[4]. Concernant le genre, les hommes ont une intention de croissance significativement plus importante comparativement aux femmes (p <0,001) pour les choix « entre 2 et 5 salariés » et « plus de 5 salariés ». Néanmoins, on note que pour le choix « 1 seul salarié », le genre n’a pas d’influence significative. Ces résultats confirment donc globalement notre première hypothèse (H1).

Concernant les variables statut marital et statut parental (modèle 3 et 4), plusieurs résultats intéressants ressortent de nos analyses. Premièrement, nous notons que l’intention de croissance augmente significativement pour les hommes mariés ayant des enfants et ce pour les trois types de croissance. Concernant les femmes, on note également une influence positive sur l’intention de croissance mais uniquement pour les croissances « 1 seul salarié » et « entre 2 et 5 salariés ». De plus, comparativement aux hommes, on remarque clairement chez les femmes que l’influence d’être marié avec des enfants est moins grande tant en intensité qu’en degré de significativité. Deuxièmement, on note que pour les hommes, le fait d’être mariés sans enfants influence positivement et significativement l’intention de croissance « 1 seul salarié » et « entre 2 et 5 salariés » alors que pour les femmes mariées sans enfants nous ne trouvons aucune influence significative sur les différents types de croissance.

Sur la base de ces résultats, nous trouvons donc que l’intention de croissance des hommes mariés est bien plus importante que celles des femmes mariées. De même, l’intention de croissance des femmes mariées avec enfants est moins importante que celles des hommes mariés avec enfants. Ceci confirme donc nos hypothèses H2 (partiellement) et H3a.

En ce qui concerne les familles monoparentales, nous résultats montrent que le fait d’être une femme célibataire avec enfants augmente significativement tant en intensité qu’en degré de significativité l’intention de croissance comparativement aux femmes mariées avec enfants. Ce résultat confirme donc notre hypothèse H3b. A contrario, nous constatons que le fait d’être un homme célibataire avec enfants, a moins d’influence significative sur l’intention de croissance comparativement au fait d’être un homme marié avec ou sans enfants.

Discussion

Notre première hypothèse (H1) examine la différence de l’intention de croissance entrepreneuriale des porteurs de projets à travers le genre. Conformément aux recherches de Cassar (2006), Gundry et Welsch (2001), Kelley, Brush, Greene et Litovsky (2013), CESE (2009) et Hagège et Masson (2010), nous constatons que les hommes possèdent une intention de croissance plus forte que celles des femmes. Toutefois, il convient de doublement nuancer cette différence. Premièrement, selon son intensité, l’intention est significativement plus importante chez les hommes pour des niveaux élevés de création d’emplois (forte « entre 2 et 5 salariés » et « entre 5 et 10 salariés »). En effet, lorsqu’elle est exprimée à son plus faible niveau (« 1 salarié »), l’intention de croissance n’est pas influencée par le genre car il n’existe pas de différences entre les hommes et les femmes. Il semblerait qu’un faible niveau de croissance n’a pas de conséquences importantes sur le maintien de l’équilibre familial quel que soit le genre (Douglas, 2013). De même, il est possible que les femmes aient de faibles ambitions de croissance en limitant la taille de leur entreprise (Shelton, 2006). Deuxièmement, il est erroné de croire, comme le notent Davis et Shaver (2012), que la faiblesse du niveau de cette intention est un choix délibéré des femmes (Davis et Shaver, 2012). Ce faible niveau peut être en effet attribué aux secteurs ou aux industries dans lesquels les entreprises opèrent plutôt qu’au genre (Still et Timms, 2000). En France, une grande proportion de femmes entrepreneurs (environ 75 %) opère dans le secteur du commerce de détail (CESE, 2009). Celui-ci ainsi que les secteurs de services offrent souvent moins de possibilités de croissance entrepreneuriale comparé à l’industrie par exemple. La faiblesse de l’intention de croissance n’est donc pas un problème féminin (Ahl, 2006), mais plus généralement une caractéristique des entrepreneurs de ce secteur.

Notre deuxième hypothèse (H2) est partiellement validée. En effet, il semble que le statut marital à lui seul (en l’absence d’enfants) a un effet positif et significatif sur l’intention de croissance des hommes excepté pour le niveau de croissance le plus élevé (« Entre 5 et 10 salariés »). Combiné à la parentalité (présence d’enfants), le statut marital semble influencer significativement l’intention de croissance des hommes de manière plus importante que celle des femmes excepté pour le niveau de croissance le plus important. Ces résultats corroborent partiellement ceux de Davis et Shaver (2012) pour qui le mariage n’a pas d’influence sur l’intention de croissance des femmes et des hommes.

Selon ces auteurs, ce n’est que lorsque le statut marital est associé à la présence d’enfants à charge que des différences d’intention de croissance apparaissent. Ceci confirme les résultats du test de l’hypothèse H3a relative au statut parental stipulant que l’intention de croissance des femmes mariées avec enfants est moins élevée que celles des hommes mariés avec enfants. Cela peut être diversement expliqué. Les femmes mariées assument un rôle plus important dans l’entretien du foyer familial et par conséquent consacrent moins de temps et de ressources au développement de leur entreprise. Les mères choisissent l’entrepreneuriat pour instaurer un équilibre et une souplesse entre les vies familiale et professionnelle (DeMartino et Barbato, 2003; D’Andria et Richomme, 2011; D’Andria, 2014; Ekinsmyth, 2011; Still et Timms, 2000). De plus, la mère entrepreneur conçoit le revenu de son activité comme un complément à celui du père (Singh et Lucas, 2005) et n’a donc pas forcément des ambitions de croissance élevées. En revanche, les hommes mariés avec des enfants ont des prévisions de niveau de développement plus élevées que les femmes car ils sont la principale source de revenu pour la famille (Bradley, 2007).

L’approche essentialiste en entrepreneuriat est critiquée car elle compare les hommes et les femmes sur une base sexuelle en deux catégories distinctes (Ahl, 2006). Dans une revue de la littérature sur l’entrepreneuriat et le genre, Ahl (2002) note que 62 % des études comparent les hommes et les femmes contre 11 % seulement comparant des femmes entrepreneurs entre elles. La perspective essentialiste occulte les différences au sein de chaque catégorie du genre humain. A cet effet, il est utile de s’intéresser aux femmes entrepreneurs selon leur situation maritale et parentale pour enrichir notre connaissance sur l’influence du contexte familial sur l’intention de croissance des femmes.

Tableau 3

Régression logistique multinomiale (intention de croissance)

Régression logistique multinomiale (intention de croissance)

* p ≤.05, ** p ≤.01, *** p ≤.001

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Tableau 4

Régression logistique multinomiale (intention de croissance)

Régression logistique multinomiale (intention de croissance)

* p ≤.05, ** p ≤.01, *** p ≤.001

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Ceci nous amène à discuter l’hypothèse H3b selon laquelle l’intention de croissance entrepreneuriale au sein du groupe des femmes en statuant que celles qui sont célibataires avec enfants ont une intention de croissance plus élevée que celle des femmes mariées avec enfants. Bien que plusieurs recherches affirment que le revenu n’est pas un paramètre de succès pour les femmes entrepreneurs, elles ne renseignent pas sur le statut parental de ces dernières et plus particulièrement sur leur statut familial et leurs responsabilités à l’égard de leurs enfants (Still and Timms, 2000). Notre recherche montre que lorsque la femme est la principale source de revenu pour la famille, elle exprime une intention de croissance significative avec des valeurs plus fortes que celle de la femme mariée, que cette dernière ait ou non des enfants à charge. La femme monoparentale qui a l’intention d’entreprendre considère que son activité devrait générer une croissance et des bénéfices conséquents car elle ne dispose pas d’une deuxième source de revenu sur laquelle elle peut compter. Par ailleurs, ces mères ne bénéficient pas du soutien de l’époux ou du compagnon comme c’est le cas pour les femmes mariées (Nikina, Shelton et Le Loarne, 2015).

Bien que les motifs économiques et financiers soient des facteurs de succès largement admis en entrepreneuriat, il n’en demeure pas moins que les individus créent des entreprises pour d’autres raisons que la croissance entrepreneuriale et la maximisation de profit (Wiklund, Davidsson et Delmar, 2003; Edelman et al, 2010). Nos résultats indiquent que la quête de profits influence positivement l’intention de croissance indépendamment du genre. Cependant, le souhait de relever un challenge est un facteur psychologique qui influence positivement l’intention de croissance des entrepreneurs naissants aussi bien chez les hommes que chez les femmes nuançant ainsi les considérations économiques de croissance et de profit. Conformément à l’étude de Cassar (2007), il est important de noter par ailleurs que la recherche d’indépendance influence négativement l’intention de croissance des hommes.

Conclusion

Vingt ans après Cliff (1998), la recherche sur le genre et l’entrepreneuriat connait une évolution importante dans le monde académique et le milieu des affaires (Nikina, Shelton et Le Loarne, 2015). Dans la perspective de l’enracinement familial (Aldrich et Cliff, 2003), en mobilisant les théories du rôle social (Eagly, 1987) et du soutien conjugal (Kanter, 1977; Nikina et al, 2015), notre étude enrichit la littérature sur le genre et l’intention de croissance, notamment les travaux de Davis et Shaver (2012) et de Manolova et al. (2007). Plus particulièrement, en introduisant trois niveaux d’intensité pour étudier l’intention de croissance à travers un large échantillon en France, notre recherche interroge la communauté des chercheurs sur la nécessité d’étudier celle-ci au regard de son niveau d’importance.

Outre cette contribution fondamentale, nous contextualisons l’intention de croissance au sein du foyer familial selon les statuts parental et marital. En effet, nous enrichissons le champ théorique sur le genre et l’entrepreneuriat en différenciant spécialement les femmes selon leur situation parentale et maritale dépassant ainsi la dichotomie traditionnelle homme/femme (de Bruin, Brush et Welter, 2007). Avoir des enfants distingue l’intention de croissance selon que la mère soit mariée ou célibataire. Assumer seule l’entière responsabilité économique du foyer détermine l’intention de croissance des mères célibataires.

Pour les praticiens, nos contributions managériales oeuvrent à améliorer les politiques de soutien et d’appui à l’entrepreneuriat féminin au moment où les politiques sont en quête de leviers de croissance palliant la crise économique actuelle. Malgré des efforts certains dans le champ de l’accompagnement féminin, les résultats demeurent timides (Richomme-Huet et D’Andria, 2013). Disposer d’une compréhension plus différenciée des perspectives de la croissance entrepreneuriale selon les différents niveaux d’intensité, les statuts marital et parental et les responsabilités de la femme au sein du foyer conjugal indique de réfléchir un accompagnement entrepreneurial des femmes imbriquant devoirs et objectifs familiaux ainsi que les métiers entrepreneuriaux. Au-delà de la forme d’accompagnement en présentiel ou virtuel (Richomme-Huet et D’Andria, 2013) ou effectuale (D’andria, 2014), il convient d’offrir aux mères notamment celles qui sont célibataires des dispositifs d’appui avec des modèles de développement pour atteindre la croissance recherchée d’un côté, et une aide logistique pour les soulager de leurs charges familiales en vue de se consacrer davantage à leurs responsabilités de dirigeant d’un autre côté. De même, à l’heure où les statistiques indiquent une augmentation des entrepreneurs monoparentaux et la hausse du taux de fécondité, il est souhaitable d’offrir aux femmes entrepreneurs des espaces d’accueil (couveuse, incubateur, pépinière) qui répondent aux spécificités sectorielles de l’entrepreneuriat féminin[5] et des accompagnateurs qui considèrent la dialogique (au sens de E. Morin) maman-entrepreneur et/ou entrepreneur-maman selon les problématiques familiales et entrepreneuriales auxquelles sont confrontées les femmes entrepreneurs.

Trois limites impliquent que nos résultats doivent être considérés avec précaution et d’entrevoir des pistes de recherche intéressantes. Premièrement, les données de notre étude proviennent d’un seul pays, la France, et concernent une période en particulier (2009-2010) et ne peuvent donc pas être généralisables. Deuxièmement, l’intention de croissance telle que mesurée n’est pas le résultat d’une activité réelle (Stenholm, 2010). Pour pallier cette faiblesse, la méthodologie d’enquête de l’OPPP doit intégrer des mesures répétées sur plusieurs années permettant des analyses longitudinales plus approfondies sur la croissance et la performance des entreprises créées. Troisièmement, en adoptant une approche basée sur le genre (Hamilton, 2006), nous renforçons une partie de la littérature entrepreneuriale basée sur les rôles stéréotypés des hommes et des femmes dans la société. Les stéréotypes ne s’appliquent pas tout le temps à tous les hommes et à toutes les femmes (Bradley, 2007). En accord avec Douglas (2013), il est essentiel d’étudier l’intention de croissance en considérant les traits de masculinité/féminité au-delà de la dichotomie du genre (le sexe). En d’autres termes, pour mieux cerner les déterminants de l’intention de croissance et les ambitions qui en découlent, la mesure de ce concept doit considérer ces traits en dépassant les stéréotypes « biologiques » sur le genre. Les traits de masculinité/féminité doivent être examinés au regard des stratégies vie entrepreneuriale /vie familiale.