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Les engagements en matière de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) et les comportements qui y sont associés varient d’une entreprise à l’autre, d’un secteur d’activité à l’autre (Sweeney et Coughlan, 2008). Reconnaître des spécificités d’entreprises et celles d’un secteur d’activité suppose l’existence de choix et de décisions stratégiques, plaçant la RSE comme une opportunité d’affaires (Porter et Kramer, 2006). Dès lors, comment repérer ces choix ou opportunités stratégiques ? Quelles responsabilités ces entreprises pensent-elles devoir assumer envers la société ? (Acquier, Gond et Pasquero, 2011; Bowen, 1953; Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010; Carroll, 1979; Friedman, 1970; Gond et Igalens, 2014).

Nous cherchons à repérer les pratiques RSE afin de comprendre et d’analyser le comportement socialement responsable stratégique de ces entreprises. Pour apporter un éclairage à cette problématique, cet article propose un framework d’aide au diagnostic des pratiques RSE, comme outil d’aide à la décision et à l’action. Ce dernier est basé sur une extension de la taxonomie des stratégies de RSE de Martinet et Payaud (2008) qui placée au regard de la chaîne de valeur, permet d’identifier les logiques coopératives empruntées par des entreprises afin de répondre aux attentes sociétales. Il est ainsi possible d’avoir une lecture de la manière dont ces entreprises cherchent à définir leur « sphère d’influence » (Gond et Igalens, 2012, p.95) et le périmètre de leur responsabilité dans le coeur de leur métier. L’outil proposé n’a pas vocation à l’étude critique des pratiques responsables des entreprises, il offre en revanche la possibilité de tirer des enseignements suite au diagnostic et de piloter la mise en oeuvre de la stratégie RSE. Le framework permet de comprendre la représentation que les managers d’un secteur d’activité ont du rôle et de la raison d’être de leurs entreprises (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004).

La première partie présente en quoi cette question de recherche s’inscrit dans une vision constructiviste de la RSE selon la classification de Gond (2011). La RSE s’y définit comme un ordre négocié, en construction permanente. Les collaborations entre parties prenantes de statuts divers peuvent devenir une solution pour l’intérêt général, idée défendue par la Commission Européenne. La Commission Européenne invite toutes les parties prenantes à collaborer autour de projets permettant de favoriser le déploiement d’une politique de RSE pour l’intérêt de tous (Gond et Igalens, 2014) générant des formes de RSE diverses et variées. Dès lors, le moyen de diagnostiquer l’engagement de responsabilité sociale d’une entreprise peut s’appréhender au travers des relations et des projets co-construits mis en oeuvre. La diversité des formes de RSE demande un cadre d’analyse afin de repérer les pratiques stratégiques observées à travers leur typologie d’engagement. La taxonomie de Martinet et Payaud (2008, p.200) en permettant d’identifier « les voies et les moyens de coopérations » empruntées par les entreprises avec des parties prenantes de statuts divers offre cette possibilité. La taxonomie repère ainsi les interactions entre acteurs dans la construction et la définition de la RSE. En cela, elle s’inscrit dans une vision constructiviste de la RSE. C’est pourquoi, nous choisissons de la mobiliser dans notre réflexion. Cependant, la taxonomie ne cherche pas à poser un diagnostic des pratiques RSE, d’entreprises oeuvrant dans un même secteur d’activité. C’est pourquoi, nous en proposons une extension en la plaçant au regard direct de la chaîne de valeur du secteur d’activité choisi. Porter et Kramer (2006) en cartographiant les enjeux RSE sur les différentes étapes de la chaîne de valeur, permettent d’identifier les défis et les thématiques RSE auxquels les entreprises peuvent choisir de répondre ou non. L’usage de la chaîne de valeur prend ici tout son sens puisqu’il s’agit d’y repérer les actions RSE déployées par les entreprises sur une base volontaire dans le coeur du métier d’un secteur d’activité. Cette vision stratégique de la RSE place le framework proposé comme une méthode heuristique (Martinet et Payaud, 2008) guidant une réflexion sur les responsabilités et obligations que ces entreprises pensent devoir tout particulièrement assumer envers la société. Il suggère un repérage des pratiques responsables en deux temps : tout d’abord en identifiant les différentes formes de RSE (cosmétiques, périphériques, intégrées et bottom of the pyramid BOP) telles que définies par Martinet et Payaud (2008), puis, en cherchant à déterminer quelles sont les pratiques RSE par activité de la chaîne de valeur du secteur d’activité et hors de son coeur de métier.

La seconde partie permet d’illustrer l’utilisation de cet outil à travers une étude qualitative réalisée auprès de dix grandes entreprises pharmaceutiques mondiales. Le secteur pharmaceutique est un secteur privilégié pour illustrer ce framework. En effet, comprendre la RSE y est complexe car elle touche à la fois le produit, les pratiques de gestion et la mission que porte le secteur (Turcotte et Pasquero, 2007). Comme le soulignent Sweeney et Coughlan (2008, p.115) « […] les entreprises d’une industrie donnée peuvent être socialement responsables simplement par la nature de leurs activités », ce qui est le cas de l’industrie pharmaceutique engagée dans un enjeu sociétal majeur, celui du droit à la santé (Turcotte et Pasquero, 2007). Et, même si ce besoin et droit humain sont sous la responsabilité des États (Turcotte et Pasquero, 2007), le fait que l’innovation médicale soit davantage le fruit d’une R&D privée que publique (Mills, 2002) place les firmes pharmaceutiques comme des acteurs centraux du développement humain et économique (Boidin et Lesaffre, 2010). Dès lors, il devient pertinent de chercher à identifier les logiques stratégiques RSE empruntées par ces firmes pour y répondre et de tenter de poser un diagnostic des pratiques. Les résultats obtenus témoignent que l’engagement de ces entreprises s’inscrit le long de la chaîne de valeur du médicament, qu’il tourne essentiellement autour de leur métier et de leur mission, celle de découvrir et donner accès à des médicaments innovants répondant à des besoins médicaux non couverts. Les actions hors du coeur de leur métier ne représente que 4 % de l’ensemble des actions repérées, en cela, le diagnostic invite ces entreprises à s’interroger sur la pertinence de ce résultat aux regards des valeurs affichées. Enfin, les contributions théoriques et managériales montreront que ce framework en tant qu’outil de management de RSE est un outil extensible, en mesure d’être utilisé à différents niveaux de l’analyse stratégique, au service de managers soucieux de contribuer à l’amélioration de leur environnement.

Repérer des pratiques RSE

La RSE comme construction sociocognitive

L’entreprise évolue en société et pas seulement en marché (Freeman, 1984; Martinet, 1984). La prise en considération des conséquences des activités de l’entreprise sur l’environnement social et naturel est le fondement de la notion de RSE (Bowen, 1953; Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010; Carroll, 1999; Gond et Igalens, 2014). Ces préoccupations ne sont pas uniquement contemporaines, elles s’observent depuis le XIXe siècle et expliquent pourquoi les relations entre les entreprises et les sociétés civiles se construisent depuis toujours sous une certaine tension (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004). Cette tension existante indique que la RSE repose autant sur la construction de pratiques d’entreprise que sur les dynamiques qui en résulteront au sein de la société (Capron et Petit, 2011). Elle se situe à l’interface de l’entreprise et de la société. Ainsi, toute définition, tout concept de la RSE incorporent une représentation de cette interface (Gond et Igalens, 2014). En se situant à l’interface entreprise-société, la RSE pose la question du rôle de l’entreprise dans la société (Turcotte et Pasquero, 2007) et du niveau de son engagement social au-delà du cadre légal. Elle traite des relations entre des acteurs de statuts divers ayant plus ou moins des intérêts en commun. L’analyse de cette interface explique le caractère complexe et multiforme de la RSE et en quoi sa conceptualisation est en construction permanente. En effet, intrinsèquement, « La notion de RSE véhicule non seulement une représentation de l’entreprise, mais aussi, par définition, une représentation de la société » (Gond, 2011, p.39). La société, se caractérisant au travers d’une multitude de concepts sociologiques, confère naturellement à la RSE un caractère pluraliste (Gond, 2011). C’est en tenant compte de ce caractère pluraliste que Gond (2011) propose d’adapter la grille de lecture sociologique de Burell et Morgan (1979) au champ de la gestion, afin de poser un cadre à l’analyse des théories en matière de RSE lorsque cette dernière est conçue par le prisme de l’interface entreprise-société (Gond et Igalens, 2014). Le cadre théorique de Burell et Morgan (1979) vise à structurer et classer les théories du monde social, empruntes de leurs fondements politiques (Gond, 2011) aux approches de la théorie des organisations (Lewis et Grimes, 1999). Cette grille se constitue de deux axes. Le premier axe épistémologique et méthodologique permet de poser le choix par lequel les chercheurs conçoivent la réalité observée. Par une approche positiviste ou objectiviste, la réalité sociale existe indépendamment de l’observateur, au contraire, d’une approche subjectiviste qui veut que la réalité sociale soit dépendante de l’observateur et que le fait même de chercher à la comprendre participe à sa construction (Gond et Igalens, 2014). Le second axe de la grille précise deux orientations de recherche, des recherches qui analysent les mécanismes de la régulation sociale et celles qui traitent du changement social. C’est ainsi que Gond (2011) définit quatre perspectives sur l’interface entreprise-société, permettant d’établir quatre visions différentes voire contradictoires de la RSE : une vision fonctionnaliste, sociopolitique, culturaliste et constructiviste. L’auteur identifie des questions de recherche pour chaque perspective (tableau 1).

Comment poser un diagnostic des pratiques RSE, d’entreprises d’un même secteur d’activité ? Cette question justifie un positionnement dans les travaux proposant une vision constructiviste de la RSE, la plaçant comme une construction sociocognitive. Selon cette perspective, la RSE se définit comme « un produit temporairement stabilisé d’une négociation entre l’entreprise et la société, mettant en jeu les identités, les valeurs et les problèmes sociétaux » (Gond et Igalens, 2014, p.55). Les entreprises et les parties prenantes négocient en permanence les défis portés par le concept de la RSE qui s’inscrit ainsi « comme un ordre négocié » en possibilité d’être remis en question en fonction des stratégies de tous les acteurs (Gond et Igalens, 2014, p.56). Dans cette vision, les acteurs sont libres de proposer des solutions nouvelles en matière de RSE, rappelant le caractère volontaire du concept, défendu par la Commission Européenne. Cette dernière définit en effet, la RSE comme un concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire. La Commission Européenne invite toutes les parties prenantes à collaborer autour de projets permettant de favoriser le déploiement d’une politique de RSE pour l’intérêt de tous (Gond et Igalens, 2014). La commission propose de concevoir l’entreprise comme un partenaire qui accepte de partager des responsabilités avec d’autres parties prenantes. Les collaborations ou partenariats entre des acteurs privés, publics, marchands, non marchands, peuvent devenir une solution pour l’intérêt général. C’est ainsi que la RSE prend des formes d’exercices diverses. Le moyen de repérer l’engagement d’une entreprise peut alors s’appréhender au travers des relations et des projets déployés avec ses parties prenantes. La taxonomie de Martinet et Payaud (2008, p.200) en permettant d’identifier « les voies et les moyens de coopérations » empruntées par les entreprises avec des parties prenantes de statuts divers offre cette possibilité.

Tableau 1

Questions de recherche par perspective de RSE (Gond, 2011)

Questions de recherche par perspective de RSE (Gond, 2011)

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Taxonomie des stratégies de RSE

La taxonomie des stratégies de RSE proposée par Martinet et Payaud (2008, p.200) vise à identifier les « voies et les moyens de coopération avec des partenaires de statut divers » tout en offrant une hiérarchisation des pratiques de RSE (Martinet et Payaud, 2013) (Voir tableau 2). Elle repère les interactions entre acteurs dans la construction et la définition de la RSE. Elle s’inscrit ainsi dans une vision constructiviste de la RSE. La taxonomie a été bâtie du point de vue de l’entreprise et peut ainsi servir à classifier les pratiques RSE d’une pluralité de firmes (Payaud, Martinet et Géro-Amoussouga, 2014). La conception même de l’entreprise conditionne les stratégies de RSE qui seront en conséquence plus ou moins engagées (Martinet et Payaud, 2013). Martinet et Payaud (2008) repèrent quatre niveaux d’engagement stratégique en matière de RSE, du plus faible ou plus intense : RSE cosmétique, périphérique, intégrée et la RSE-BOP (bottom of the pyramid), situées entre deux situations extrêmes, à gauche, une entreprise qui refuse un quelconque engagement en matière de RSE, idée défendue par Milton Friedman pour qui la seule responsabilité d’entreprise est de générer des profits pour les actionnaires (Friedman, 1970) et à droite une entreprise dite sociale « qui fait de la RSE sa raison d’être » (Martinet et Payaud, 2008, p.201).

Ces quatre colonnes sont mises au regard de six types de parties prenantes avec lesquelles l’entreprise peut co-construire des partenariats responsables : l’entreprise focale et/ou ses filiales; Partenariat(s) Entreprise(s); Partenariat(s) Entreprise(s) Sociale(s); Partenariat(s) non profit; Population boutiquiers et les pouvoirs publics. Afin d’affiner la compréhension des collaborations, chaque catégorie peut être divisée en sous-catégorie de parties prenantes. La taxonomie révèle ainsi un minimum de 24 possibilités de situations collaboratives traduisant les dispersions des pratiques en matière de stratégie de RSE (Martinet et Payaud 2008).

Tableau 2

Taxonomie des stratégies de RSE de Martinet et Payaud (2008)

Taxonomie des stratégies de RSE de Martinet et Payaud (2008)

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Les actions d’une RSEcosmétique sont des pratiques qualifiées de légères, c’est-à-dire ne visant qu’à répondre aux conditions légales (Martinet et Payaud 2008), sans construction d’un projet pérenne avec les parties prenantes. La RSEpériphérique décrit des actions de RSE impliquées mais sans lien direct avec les activités de l’entreprise. Les dons aux associations portant un projet sociétal particulier s’inscrivent dans cette catégorie. La RSE intégrée concerne des actions impliquées en relation avec les activités de l’entreprise. Elles impactent ainsi sa performance. Ces sont des actions mesurables sur les tableaux de pilotages tels le balance scorecard ou le sustainability scorecard du cabinet KPMG (Martinet et Payaud, 2008). La RSE-BOP, bottom of the pyramid, concerne des actions qui s’adressent aux personnes de pays démunis. Les entreprises désireuses d’aider ces populations choisissent de mettre en place des politiques d’innovation radicale qui touche à la fois le prix pour faciliter l’accès au marché, le produit et les méthodes de gestion permettant de créer un environnement économiquement viable (Martinet et Payaud 2008, p.203). De très nombreuses pratiques responsables se sont développées ces dix dernières années grâce à la mise en place de partenariats ou collaborations multipartites, intégrant de manière plus opérationnelle les entreprises dans les enjeux locaux (Payaud et Martinet, 2010). La recherche des projets collaboratifs que l’entreprise mène, s’avère ainsi pertinent pour repérer son engagement responsable (Martinet, 2006).

La chaîne de valeur pour repérer la mise en oeuvre de pratiques RSE

Selon Porter (1986), toute entreprise peut être conçue comme un ensemble d’activités qui concourent à créer une valeur, la valeur se définissant ici comme la somme que les clients sont prêts à payer pour obtenir le produit que l’entreprise propose. Porter (1986) décompose les activités de l’entreprise en séquence d’opérations élémentaires et analyse les relations existantes entre elles. Il distingue neuf types d’activités fondamentales, génératrices de valeur, reliées les unes aux autres. Cinq activités principales concourent directement à la création matérielle et à la vente du produit, comprenant des tâches de logistique externalisée (réception, stockage, manutention…), d’opérations (processus de transformation, fabrication, planification des moyens de production, emballage…), de logistique internalisée (collecte, stockage et distribution physique des produits aux clients…), de marketing et vente (force de ventes, publicité…) et de service après-vente ( services pour augmenter la valeur du produit, installation, formation, réparation…). Quatre activités transversales viennent en soutien de ces activités principales. Elles sont chargées de gérer l’infrastructure de l’entreprise (Direction générale, finance, comptabilité, contrôle de gestion…), les ressources humaines (recrutement, intégration, formation, rémunération…), le développement technologique (recherche et développement…) et l’approvisionnement (achats actifs, de matières premières et des produits intermédiaires. Toutes ces activités sont susceptibles d’être concernées par des impacts sociétaux ou environnementaux (Porter et Kramer, 2006). Selon Porter et Kramer (2006), si la RSE a eu des difficultés à être intégrée dans les firmes, c’est qu’elle est apparue, aux yeux des entreprises, comme le résultat d’un arbitrage entre l’intérêt de l’entreprise et son engagement social et environnemental. C’est pourquoi, les auteurs proposent d’enraciner la RSE dans la stratégie de l’entreprise et à son offre de valeur par la recherche de l’avantage concurrentiel. Porter et Kramer (2006) proposent de cartographier la chaîne de valeur afin de comprendre comment la RSE peut y être intégrée (voir figure 1). « En conséquence, la légitimité d’intégrer la RSE dans la chaîne de valeur est avérée, comme un signal de l’incorporation d’une valeur ajoutée spécifique dans le produit et/ou service offert au marché » (Hoffmann et Saulquin, 2009, p.49).

En enracinant la RSE dans la stratégie, Porter et Kramer (2006) invitent les entreprises à la prise en compte des répercussions de leurs activités sur la société et à recentrer leur analyse RSE sur le coeur de métier. C’est cette idée en particulier qui nous intéresse dans notre réflexion. Si la chaîne de valeur est propre à chaque entreprise (Porter, 1986), le produit (ou service) proposé par un secteur d’activité est, quant à lui, le fruit d’une succession d’activités allant de sa conception jusqu’à son élimination en impliquant un ensemble d’acteurs. La chaîne de valeur d’un produit explique alors comment la valeur est créée ou perdue au-delà d’une dimension intra-firme mais aussi intra-filière (supply chain), intra-secteur (firmes concurrentes d’un même secteur d’activité) ou encore inter-secteur (firmes de secteurs distincts) (Grandval et Soparnot, 2005). Chaque étape de cette chaîne de valeur révèle des enjeux RSE auxquels l’ensemble des acteurs impliqués peuvent décider de répondre ou pas, individuellement ou collectivement. En identifiant les actions et pratiques RSE déployées par les entreprises avec leurs partenaires sur chaque étape de la chaîne de valeur produit, il est possible de concevoir la manière dont elles gèrent les enjeux RSE dans leur coeur de métier sur une base volontaire.

FIGURE 1

Cartographie des impacts sociétaux sur la chaîne de valeur (Porter et Kramer (2006, p.8)

Cartographie des impacts sociétaux sur la chaîne de valeur (Porter et Kramer (2006, p.8)

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Construction du framework et étude qualitative

Méthodologie 

Nous cherchons à poser un diagnostic de pratiques RSE d’entreprises oeuvrant dans un même secteur d’activité. Une vision constructiviste de la RSE explique la variabilité et la diversité des formes de RSE, c’est pourquoi, un framework est suggéré (tableau 3). La taxonomie de Martinet et Payaud (2008) aide à repérer les types de combinaisons de RSE. Nous la faisons donc évoluer en plaçant les quatre formes de RSE au regard de la chaîne de valeur du secteur d’activité choisi. Une colonne supplémentaire est ajoutée afin de préciser les thèmes ou défis RSE adressés volontairement par les entreprises. L’analyse des projets et des actions menées permettent de comprendre les défis que les entreprises souhaitent relever. Le chercheur associe les défis des entreprises aux différentes étapes clés de la chaîne de valeur préalablement identifiée. La cartographie de Porter et Kramer (2006) est un soutien dans sa démarche. A ce stade, rappelons que l’objectif est de poser un diagnostic des pratiques en repérant les responsabilités que les entreprises souhaitent assumer sur une base volontaire et non d’évaluer les engagements par rapport à un standard normatif attendu. Il s’agit donc bien ici de relever les thèmes sur lesquels les entreprises revendiquent s’engager.

La colonne « parties prenantes » de la taxonomie de Martinet et Payaud (2008) est maintenue afin de visualiser en quoi les relations entretenues avec ces dernières contribuent à répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux.

Le framework offre aussi un repérage d’actions en dehors du coeur de métier des entreprises informant de la manière dont ces dernières s’impliquent dans la vie de la société.

Nous mobilisons dans un premier temps la taxonomie RSE de Martinet et Payaud (2008) pour classifier les pratiques et actions RSE des firmes. Le nombre de projets collectés grâce à la taxonomie est rapporté dans le nouveau framework par forme de RSE et sur chaque étape de la chaîne de valeur. Ainsi, le pourcentage du nombre de projets par forme de RSE informe des types de combinaisons de RSE déployées et le pourcentage du nombre de projets sur chaque étape de la chaîne de valeur et hors du coeur de métier, permet d’avoir une idée des responsabilités que les entreprises étudiées pensent devoir assumer envers la société. En analysant cette répartition des projets, le framework (tableau 3) éclaire sur la stratégie de RSE choisie par les firmes. Il propose une méthode heuristique permettant de répondre à des questions comme : sur quel niveau de la chaîne de la valeur les entreprises s’engagent-elles ? Pour répondre à quel défi de RSE ? Avec quels types de partenaires ? Pour quels projets et quelles pratiques ?

Tableau 3

Framework pour un diagnostic des pratiques RSE d’un secteur d’activité

Framework pour un diagnostic des pratiques RSE d’un secteur d’activité

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Le framework permet de poser un diagnostic du projet stratégique RSE mis en oeuvre par des entreprises sur une base volontaire. Identifier les types de combinaisons RSE le long de leur chaîne de valeur mais aussi hors du core business permet d’avoir une idée des responsabilités que les entreprises pensent devoir assumer envers la société.

Nous réalisons une étude qualitative auprès de dix grandes entreprises pharmaceutiques mondiales. Cette dernière se fonde sur l’analyse de sources secondaires à savoir, des rapports d’experts, des sites internet et des rapports économique et social, de développement durable de 2013 des 10 premières firmes pharmaceutiques en chiffre d’affaires, représentant 39,7 % de part de marché mondiale en 2013 (Source IMS-Health) (Mypharma Editions, 2014) : Astrazeneca, Glaxosmithkline (GSK), Johnson & Johnson (J&J), Lilly, Merck, Novartis, Pfizer, Roche, Sanofi, Teva. Les rapports RSE prennent en compte les intérêts des différentes parties prenantes et s’inscrivent dans une logique de négociation et de transaction (Hoffmann et Saulquin, 2009). En cela, ils représentent des données secondaires pertinentes à analyser au service de notre démarche constructiviste. La RSE en tant que construction sociocognitive justifie une approche qualitative (Bensebaa et Béji-Bécheur, 2007). D’autres auteurs ont également utilisé les rapports RSE afin d’étudier les pratiques responsables de certaines entreprises : Holcomb, Upchurch, et Okumus (2007) pour déterminer le niveau d’engagement socialement responsable des dix premières entreprises hôtelières mondiales; Ratanajongkol, Davey et Low (2006) pour examiner l’étendue et la nature des pratiques RSE des 40 plus grandes entreprises en Thaïlande. Quand les projets repérés demandaient un éclairage de compréhension alors des informations communiquées par les partenaires des industriels sont utilisées (annexe 2). Exemple : le rapport annuel de World Malaria Organization a permis d’affiner les données sur le projet de Lilly dans la lutte contre la tuberculose. « Le type d’informations recherchées n’exige pas un approfondissement par la collecte de données issues de source primaire » (Martinet et Payaud, 2008, p.201) du fait de leur caractère objectif. Le secteur pharmaceutique a une grande propension à communiquer avec ses parties prenantes internes et externes, comme le laissent entendre certains auteurs tels que Sones, Grantham et Vieira (2009). Les rapports RSE des laboratoires pharmaceutiques décrivent ainsi clairement les projets pour lesquels ils s’engagent permettant d’évaluer le degré d’engagement selon les définitions des formes de RSE définies et décrites par Martinet et Payaud (2008). Ainsi, pour chaque projet, nous avons cherché à repérer :

  • l’objectif de l’action,

  • le défi RSE que cherche à relever l’entreprise,

  • les partenaires associés aux projets,

  • la durée et les résultats attendus et/ou obtenus.

  • Chaque projet fait l’objet d’une analyse, il s’agit ainsi de procéder à l’étude de plusieurs mini-cas.

En premier lieu, la chaîne de valeur du médicament est définie en se basant sur le business model des laboratoires pharmaceutiques. Pour cela, nous nous sommes basés sur la série de travaux « Pharma 2020 » menée par PriceWaterHouseCoopers (2007) et sur notre connaissance du secteur pharmaceutique. Traditionnellement, le modèle économique de l’industrie pharmaceutique consiste à développer, fabriquer et commercialiser des médicaments pour soigner une certaine population de patients. Ce modèle économique est intégré, les industriels portent entièrement le poids de la chaîne de valeur du médicament : de la R&D jusqu’à la commercialisation (PriceWater-HouseCoopers, 2007). Des étapes clés sont ainsi identifiées : R&D, approbation (autorisation de mise sur le marché), matières premières, fabrication, distribution, ventes, usages des médicaments par les patients et gestion de la fin de vie du médicament. Sanofi (2013, p.17), dans son rapport RSE, détaille les enjeux clés RSE sur chacune de ces étapes.

Nous croisons ces informations avec les grands défis RSE proposés par les industriels dans leur rapport et les synthétisons en douze grands thèmes répartis sur chaque étape de la chaîne de valeur du médicament : les thèmes de l’innovation (besoins médicaux non couverts, maladie rare) et de la recherche éthique sur l’étape de la R&D; le thème des achats responsables sur l’étape matière première; les thèmes de l’accès aux soins (maladies rares, continuité des soins, égalité d’accès), de la responsabilité économique (politique de prix), de gouvernance (politique d’ouverture à la prise en compte des enjeux économiques et sociétaux locaux) sur trois niveaux de la chaîne de valeur l’approbation (autorisation de mise sur le marché), la fabrication et la distribution des médicaments; les thèmes de l’éthique des affaires, de la protection des collaborateurs (égalités professionnelles, diversité) sur l’étape vente. Il s’agit ensuite d’intégrer le thème de la protection des collaborateurs sur l’étape « vente » car les projets RH repérés sont co-construits entre la maison-mère et les filiales opérationnelles et que dans les filiales, les commerciaux représentent la grande majorité des effectifs des laboratoires (PriceWaterHouseCoopers, 2007); les thèmes de sécurité du patient, de qualité de vie du patient, d’information et formation médicale, de bon usage du médicament, de proximologie et de développement sanitaire sur l’étape de l’usage du médicament par les patients. Et enfin, le thème de la protection de l’environnement en lien aux déchets des médicaments sur l’étape fin de vie du médicament. Deux autres thèmes généraux hors chaîne de la valeur du médicament ont été ajoutés à la lecture des rapports RSE : l’éducation et la protection de l’environnement sans lien avec le médicament. Identifier dans les rapports RSE les défis pour lesquels les industriels revendiquent inscrire leurs projets permet de positionner l’action en regard de la chaîne de la valeur du médicament. Nous illustrons la démarche à travers l’exemple du « Programme Bioéthique de Lilly » (Lilly, 2013, p.20). Ce programme propose à la fois un cadre de bonnes pratiques et des formations pour que les employés prennent en compte les questions de bioéthique en recherche et développement afin de protéger les droits et le bien-être des patients. Ce programme est sous la direction d’un comité d’experts indépendant à l’entreprise et est associé ce au thème général de « recherche éthique » s’adressant à l’étape R&D. Autre exemple, le programme ANTIOPE destiné à améliorer la qualité du parcours de soins des patients atteints d’un cancer auquel a participé GSK (GlaxoSmithKline 2013). Ce programme a donné lieu à la mise en place du métier d’infirmière-pivot afin d’améliorer la coopération médicale et médico-sociale entre les établissements de soins. Ce programme a été associé au thème « qualité de vie du patient » qui adresse l’étape « Bon usage du médicament par les patients ».

FIGURE 2

Cartographie des défis RSE sur la chaîne de valeur du médicament (Sanofi, 2013, p.17) adaptée par nos soins

Cartographie des défis RSE sur la chaîne de valeur du médicament (Sanofi, 2013, p.17) adaptée par nos soins

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330 projets ont ainsi été identifiés et analysés. Nous avons donc mobilisé dans un premier temps la taxonomie des stratégies de RSE de Martinet et Payaud (2008) pour chacun des dix groupes de l’industrie pharmaceutique puis, comptabilisé les projets par forme de RSE sur chaque étape de la chaîne de valeur et en dehors du coeur de métier puis complété le framework proposé. L’analyse de la répartition des actions grâce au framework offre un diagnostic de la démarche RSE entreprise par ces firmes et permet non pas de juger leur comportement socialement responsable mais de proposer des perspectives de progrès.

Le cas de 10 entreprises pharmaceutiques mondiales

Sur quelles étapes de la chaîne de la valeur les entreprises pharmaceutiques s’engagent-elles ? Pour répondre à quels défis ?

Le framework (tableau 4, p.17) structure la réflexion. Il montre que les engagements RSE des entreprises pharmaceutiques étudiées s’inscrivent sur toutes les étapes de la chaîne de valeur, ces derniers tournent ainsi essentiellement autour de leur métier, de leur mission, les actions périphériques ne représentant que 4 % des actions totales recueillies dans l’étude. Il apparaît que ces entreprises sont des entreprises engagées, 56 % des actions sont intégrées et 23 % sont au service des populations pauvres au travers des programmes BOP. Ces premiers résultats corroborent les études évaluant l’industrie pharmaceutique comme un leader en matière de durabilité industrielle (Gateaux et Heitz, 2008; PricewaterhouseCoopers 2013; Sarkis et al. 2010).

Les entreprises s’engagent majoritairement sur trois étapes de la chaîne de valeur du médicament, la recherche et développement, l’approbation fabrication et distribution et l’usage des médicaments par les patients qui comptabilisent respectivement 19 %, 27 % et 23 % de l’ensemble des projets étudiés. Cette répartition des actions informe des défis RSE que les laboratoires pharmaceutiques semblent vouloir tout particulièrement assumer envers la société à savoir, l’innovation, l’accès aux soins pour tous et le bon usage des médicaments par les patients. Pour de nombreux auteurs, la mise en place des brevets de protection de la propriété intellectuelle pose les bases d’un contrat implicite qui lie les entreprises pharmaceutiques à la société (Turcotte et Pasquero, 2007). Les défis RSE du secteur cherchent alors à respecter ce contrat. D’un côté, la société protège les entreprises en leur garantissant le retour de leurs investissements, en contrepartie, la société attend des laboratoires qu’ils investissent financièrement dans la recherche de molécules innovantes pour répondre aux besoins médicaux encore insatisfaits, tout en se comportant de manière responsable (Turcotte et Pasquero, 2007).

Quels sont les partenaires ? Pour quelles pratiques et quels projets ?

Les parties prenantes avec lesquelles les entreprises pharmaceutiques étudiées négocient et mettent en oeuvre leurs projets responsables sont des partenaires acteurs de la filière, publics, privés, marchands, non marchands, les autorités de santé étant les partenaires privilégiés au coeur des discussions de l’accès aux soins. Nous focalisons l’analyse des résultats sur les trois étapes qui statistiquement rassemblent le plus d’actions : l’approbation, fabrication et distribution, la recherche et développement et l’usage des médicaments par les patients.

Approbation fabrication et distribution. L’inégalité des ressources financières et le déficit d’harmonisation des pratiques entre pays obligent les laboratoires pharmaceutiques à adapter leurs RSE en fonction des besoins locaux et attentes sociétales plus ou moins élargies (Bélis-Bergouignan et al., 2014). Les laboratoires ont ainsi progressivement transformé leur approche d’accès aux marchés dans le monde. Les maisons-mères avec leurs filiales ont créé de véritables structures opérationnelles entièrement dédiées à l’accès aux médicaments. Construire avec les autorités un projet responsable permettant de rendre disponibles les médicaments aux patients est la mission de ces départements dédiés. Ces nouvelles gouvernances responsables permettent à l’industrie pharmaceutique de jouer aujourd’hui pleinement son rôle dans l’accès aux médicaments dans les pays pauvres. Pour illustrer, « En 2013, Janssen, filiale pharmaceutique du groupe Johnson & Johnson crée une nouvelle organisation, Global Public Health (GPH), afin d’apporter des solutions innovantes destinées à répondre aux préoccupations mondiales d’accès aux traitements » (Johnson & Johnson, 2013, p.17). Concrètement, des accords « libre de redevance » sont négociés entre le laboratoire et les pays les plus démunis. « Ces conventions sans redevance ont permis d’établir des réseaux de distribution, d’assurer une utilisation clinique appropriée des médicaments et de soutenir les activités de pharmacovigilance. Ils ont également accéléré le processus d’enregistrement des médicaments de lutte contre le SIDA. Le laboratoire renonce aux droits de propriété intellectuelle afin de permettre la fabrication des versions génériques de ses produits » (Johnson & Johnson, 2013, p.17).

Recherche et développement. Investir dans la recherche de médicaments pour répondre à des besoins médicaux encore insatisfaits tels certains cancers, certaines pathologies orphelines et les maladies tropicales affectant les pays en développement, est le comportement responsable attendu par la société. Afin de relever ce défi RSE de l’innovation, les laboratoires ont progressivement développé de nouvelles collaborations pluridisciplinaires publiques et privés (Boidin et Lasaffre, 2010) au service d’une meilleure compréhension de la physiopathologie des maladies. Pour exemples, Roche (2013, p.4) dit avoir signé des accords avec « 160 partenaires, à travers une multitude de domaines, y compris l’immunothérapie pour le cancer, les antibiotiques pour les bactéries multi-résistantes et les technologies pour les nouveaux tests de diagnostic ». En général, les structures académiques et les entreprises privées de biotechnologie s’occupent de la recherche fondamentale et des phases précoces pré-cliniques et les laboratoires pharmaceutiques développent les phases cliniques et commercialisent les innovations. Ces alliances se scellent sous forme de licences ou de contrats R&D (Bélis-Bergouignan et al. 2007). Elles permettent aux entreprises d’accéder aux nouvelles technologies, d’être plus flexibles face à un environnement de plus en plus incertain et leur permettent de répondre favorablement aux attentes sociétales en matière d’innovations médicales. En effet, ces logiques partenariales d’experts transforment les processus de recherche clinique et contribuent à l’émergence progressive des médicaments de biotechnologie. Ces derniers offrent de nouveaux espoirs thérapeutiques, en soignant à plus ou moins long terme, des pathologies graves ne bénéficiant pas jusqu’alors de traitement efficace (Cavazzana-Calvo, Debiais 2011). La recherche de médicaments de biotechnologie cible un patient particulier au profil génomique singulier, elle nécessite une adaptation ethnique, culturelle et environnementale (Boidin et Lesaffre, 2011). C’est pourquoi certaines firmes pharmaceutiques choisissent de soutenir la recherche dans les pays émergents voire même d’y créer des centres de recherche répondant par la même occasion aux besoins sociétaux de ces derniers en termes de politiques de santé publique. Pour exemple, Novartis (2013, p.27) : « Les instituts Novartis pour la recherche biomédicale (NIBR) et Novartis Pharmaceuticals ont créé des ateliers pour aider des chercheurs kenyans et ghanéens à la mise en place d’essais cliniques de phases I[1]. […] En 2013, une collaboration entre NIBR et l’Université de Cape Town en Afrique du Sud permet de tester un médicament candidat antipaludéen de la phase de dépistage au développement préclinique. Dans le cadre de cette collaboration, NIBR fournira des subventions pour améliorer les infrastructures et offrira aux chercheurs universitaires une formation avancée ».

TableaU 4

Diagnostic des pratiques RSE de 10 entreprises pharmaceutiques mondiales

Diagnostic des pratiques RSE de 10 entreprises pharmaceutiques mondiales

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Les délocalisations des savoir-faire R&D et les enjeux de l’accès aux soins entrent dans le cadre plus large du développement des partenariats multipartites qui sont au coeur des programmes BOP dans la santé. Ces délocalisations favorisent la recherche de médicaments contre les pathologies tropicales locales. Par exemple, le partenariat entre Infectious Diseases Institute, IDI (Organisation ougandaise sans but lucratif) et Pfizer. Cette collaboration montre que des opérations de recherche clinique sophistiquées sont possibles dans un pays en développement. Ainsi Pfizer a apporté son savoir-faire dans le cadre d’une étude multi-sites du tropisme virale du co-récepteur VIH-1, et dans l’évaluation de l’intervention péri-opératoire des fluconazoles chez les patients atteints de l’antigène positif à l’antigène cryptococcique (CRAG) en Afrique subsaharienne (Infectious Diseases Institute, 2015).

Mais, au-delà des contraintes financières que nécessitent l’innovation, les pays pauvres manquent de structures médicales pour assurer une délivrance des soins et des produits dans des conditions sanitaires adaptées. La nécessité d’une approche globale et collaborative s’est de ce fait imposée progressivement (Chen, Evans, et Cash, 1999). Ainsi les compromis qui scellent les stratégies coopératives dans ces pays permettent de réunir des fonds, des compétences et des expertises de R&D (Mills, 2002). C’est ainsi que le partenariat entre Sanofi et la Drugs for Neglected Initiative (DNDI) a permis le développement de l’ASAQ, un médicament combiné de lutte contre le paludisme à dose fixe donc plus simple d’utilisation (Sanofi, 2013). GSK et la Fondation Bill & Melinda Gates (BMGF) travaillent conjointement afin d’élaborer des vaccins plus résistants à la chaleur, réduisant ainsi le besoin de réfrigération. GSK et BMGF y consacrent une somme combinée de 1,8 millions de dollars (GlaxoSmithKline, 2013). Les programmes de donation de Mectizan® et d’albendazole impliquant respectivement Merck et GSK visent à éradiquer la cécité des rivières et la filariose lymphatique en Afrique Equatoriale et Amérique latine. Ils reposent sur des partenariats à long terme entre l’OMS, la Banque mondiale, Task Force for Global Health, African Program for Onchocerciasis Control, Onchocerciasis Elimination Program for the Americas, les autorités de santé, les organisations de développement, les communautés locales des pays concernés, Merck et GSK (Donation Mectizan® Program, 2013; OMS, 2011). De nombreux exemples de projets BOP auraient pu être cités (23 % des projets étudiés) soulignant l’engagement des entreprises pharmaceutiques au côté de leurs partenaires, pour répondre à un enjeu sociétal majeur qu’est l’accès aux soins dans les pays pauvres.

Usage des médicaments par les patients. Protéger les malades sous traitement médicamenteux est une attente sociétale majeure, car le médicament est un produit complexe difficile à appréhender par le patient (Turcotte et Pasquero, 2007). De très nombreuses réglementations et normes en matière de sécurité sanitaire visent à protéger les patients. Au-delà du respect des lois, les laboratoires pharmaceutiques cherchent à contribuer par différents services au bon usage des médicaments (23 % des projets étudiés). Ils offrent de très nombreux programmes de formation aux professionnels de santé impliqués dans les parcours de soins des patients. Ils intègrent le défi de la protection des patients au coeur de leurs propositions de valeur au travers notamment de Programmes de Soutien aux Patients (PSP). Par exemple, le PSP de Sanofi, développé en partenariat avec la société Mezzanine qui offre aux nouveaux patients atteints de diabète un programme d’éducation et d’accompagnement par des infirmières et un suivi par SMS (Sanofi 2013). La mise en oeuvre de divers partenariats permet ainsi aux entreprises pharmaceutiques de développer une approche globale de services autour du médicament. La formation médicale, l’usage des médicaments, le suivi dans la vie réelle de leurs effets sont ainsi accompagnés et surveillés.

Comment qualifier le profil responsable des dix plus grandes firmes pharmaceutiques mondiales ?

Les contributions sociétales de ces industriels prennent deux formes : des dons de médicaments de façon pérenne et accompagnés et des stratégies de prix différentiels afin de s’adapter aux situations sanitaires locales. En effet, ils enrichissement leur proposition de valeur d’un ensemble de services à destination des professionnels de santé, des patients et de leurs familles et soutiennent les autorités dans le développement des structures sanitaires. Si l’accès aux soins pour tous est avant tout un droit fondamental et de justice sociale, sous la responsabilité des États (Jamison, Frenk et Knaul, 1998 in Mills, 2002), contribuer à relever ce défi aux côtés des autorités et de l’ensemble des parties prenantes impliquées, est une responsabilité sociétale que les laboratoires pharmaceutiques semblent vouloir tout particulièrement assumer (27 % des projets étudiés). En effet, au-delà de l’enjeu éthique que porte ce défi, ces entreprises sont les seules à détenir les savoir-faire techniques et industriels pour découvrir, fabriquer et distribuer (46 % des actions collectées sur ces étapes) les innovations médicales aux patients qui en ont besoin (Gateaux et Heitz, 2008). En cela, les stratégies RSE sont impulsées par les maisons mères, « En tant qu’entreprise mondiale, Lilly gouverne sa responsabilité sociale par le biais de son leadership mondial » (Lilly, 2013, p.6). L’approche est ainsi globale comme c’est le plus souvent le cas au sein d’entreprises multinationales (Pestre, 2014).

Le framework proposé montre que les attentes sociétales sont intégrées le long de la chaîne de la valeur du médicament, offrant des opportunités de collaborations ou de partenariats, impactant les business model (Gimenes et Payaud, 2016). Teva (2013, p.6) mentionne notamment : « Notre programme de responsabilité sociale d’entreprise est un complément naturel de nos activités principales ». Il apparaît que ces entreprises adoptent les mêmes démarches RSE. Ces grands groupes semblent s’être ainsi rassemblés au service du bien commun. Dans les pays pauvres, la généralisation des pratiques, par mimétisme comportemental, contribuerait-elle à l’émergence, de ce que Vogel appelle « un marché de la vertu » ?.

Enseignements

Le framework montre que ces entreprises privilégient la mise en oeuvre d’actions RSE dans leur coeur de métier. En ne développant que 4 % d’actions périphériques, ces entreprises limitent leur implication dans la vie de la société au domaine de la santé. Elles négligent, selon nous, leur rôle de citoyen et se privent d’opportunités de nouvelles collaborations pour enrichir leur proposition de valeur. Les laboratoires pharmaceutiques étudiés engagent des actions RSE sur l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur avec des distinctions. Le framework révèle que ces entreprises définissent le périmètre de leur responsabilité autour de l’innovation, de la fabrication, de la distribution et l’usage de leurs produits. En engageant respectivement 6 %, 10 % et 14 % de leurs projets sur les étapes « matière première », « ventes » et « fin de vie des médicaments », ces entreprises laissent à penser que les enjeux RSE adressés par ces étapes sont moins créatrices de valeur. Or, la mise place d’une politique d’achat responsable structurée, le déploiement d’actions pour limiter les risques liés aux résidus des médicaments sont autant d’opportunités de co-construire des solutions responsables avec des partenaires et générer de la valeur partagée. Nous les encourageons donc à davantage équilibrer leur stratégie RSE le long de la chaîne de la valeur du médicament et nous les invitons à développer leur rôle de citoyen en dehors de la santé.

Contributions et limites

Contributions théoriques

En développant la taxonomie de Martinet et Payaud (2008), le framework proposé offre la possibilité de poser un diagnostic des pratiques RSE d’un secteur d’activité dans son coeur de métier. Il permet de faire la jonction entre les défis RSE cartographiés par Porter et Kramer (2006) sur la chaîne de valeur et le repérage des pratiques qu’offre la taxonomie de Martinet et Payaud (2008). Il est ainsi possible de comprendre comment les entreprises d’un même secteur d’activité cherchent à définir, volontairement, leur « sphère d’influence » (Gond et Igalens, 2012, p.95) et le périmètre de leur responsabilité le long de la chaîne de valeur. La RSE en devenant une pratique courante dans les activités clés de l’entreprise fait que le projet stratégique génère des savoir-faire, des ressources, des services, des produits et des compétences au service du bien commun, rendant le modèle d’affaires socialement responsable. En consacrant, 46 % des projets RSE sur les étapes clés de leur business model (R&D, Approbation, Fabrication et Distribution) les entreprises pharmaceutiques illustrent cette idée. Le framework, en tant qu’outil de diagnostic, offre des enseignements sur le comportement socialement responsable des entreprises étudiées. Dans le cas des laboratoires pharmaceutiques, il invite les décideurs à développer des actions en dehors de leur coeur de métier et à mieux répartir leurs engagements le long de la chaîne de valeur du médicament. Le framework proposé révèle ainsi la manière dont les attentes sociétales sont intégrées le long de la chaîne de la valeur offrant des opportunités de collaborations ou de partenariats, impactant les business model. Il permet de comprendre comment se créent les opportunités d’innovation et de potentiels avantages compétitifs (Porter et Kramer, 2006). Il aide à comprendre les stratégies RSE menées par des entreprises pour relever les défis sociétaux et économiques auxquels elles ont choisi de répondre (Rowley et Berman, 2000). Finalement, le framework proposé apporte un éclairage à la question fondamentale que porte le concept de RSE : quelles obligations les entreprises pensent-elles devoir assumer envers la société ? (Acquier, Gond, et Pasquero, 2011; Bowen, 1953; Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010; Carroll, 1979; Friedman, 1970; Gond et Igalens, 2014). 

Contributions opérationnelles

En plus d’aider les chercheurs à comprendre le comportement socialement responsable d’entreprises, l’outil proposé cherche à aider les managers à mettre en oeuvre et piloter leurs stratégies de RSE. En cela, l’outil proposé est un outil extensible qui peut être utilisé à différents niveaux de réflexion.

Il peut en effet, s’utiliser pour un diagnostic et analyse stratégique de la RSE, à l’échelle micro, pour une entreprise ou une marque. Il peut devenir un outil de gestion pour une filiale en recherche d’alignement avec la politique RSE de sa maison-mère. Dans le même temps, appliqué à chacune des filiales d’un groupe, le framework pourrait aider une maison mère à comparer les déclinaisons et variations de sa politique RSE déployée dans chacune de ses filiales. Il devient ainsi un outil de pilotage pour le groupe qui obtient un portrait de sa politique RSE, lui offrant dans le même temps la possibilité de déployer une véritable politique RSE co-construite par une relation siège-filiale top-down et bottom-up.

Le chercheur ou praticien peut également se fixer pour objectif de réaliser un benchmark descriptif des pratiques responsables tel que proposé dans l’article. Le chercheur ou le manager est libre de sélectionner les principaux concurrents à étudier. Un tel exercice permet d’une part de voir les tendances des pratiques RSE chez les concurrents d’un même secteur, et d’autre part de souligner les acteurs et partenaires qui sont le plus impliqués dans la RSE selon les types de RSE ou selon le rapport nombre d’actions/types de pratiques.

De manière peut-être plus exhaustive, le framework peut s’exploiter à un niveau plus méso en prenant l’ensemble des acteurs d’un secteur concurrentiel (par exemple dans ce cas, il s’agirait de prendre en considération chacun des laboratoires pharmaceutiques). Il peut ainsi permettre de créer des groupes stratégiques par pratiques de RSE.

Enfin, parmi les pistes de recherche, l’outil pourrait être utilisé pour mettre en perspective des pratiques culturelles de la RSE. Il y a, certes, des différences de définition, de perception, de droit entre une RSE anglo-saxonne et une RSE française et/ou européenne. Qu’en est-il dans la pratique au sein des multinationales dont les relations siège-filiale sont inter-continentales ?

Limites

La première limite est liée à la collecte de données. Identifier des projets socialement responsables selon la définition proposée par Martinet et Payaud (2008) s’avère capitale dans notre démarche. Il est essentiel d’identifier les projets qui vont au-delà du cadre légal, précisant le but de l’action, les défis RSE, la durée du projet, les partenaires associés, le timing et les résultats attendus et / ou obtenus. L’identification de ces projets apparaît difficile car les laboratoires pharmaceutiques utilisent leurs rapports pour faire un bilan complet de leurs activités, de leurs bilans économiques, de leurs comportements. Les rapports contiennent une masse d’informations qui exige beaucoup de temps de défrichage d’autant plus que les laboratoires ne font pas la différence entre ce qui est de l’ordre du respect des lois, des normes, d’un engagement volontaire au service d’enjeux sociétaux plus larges alors même que le secteur est fortement réglementé. Une lecture approfondie des rapports et une connaissance du secteur pharmaceutique a été un atout dans ce travail. Cependant, ceci n’exclut pas la possibilité d’une erreur qualitative et/ou quantitative dans la collecte. Néanmoins, la quantité importante de projets étudiés, à savoir 330, permet de limiter la marge d’erreurs potentielles. De plus, rappelons que le framework proposé ne s’attache pas à commenter le nombre de projets relevés (évitant, dans le même temps, tout jugement de valeur et de comparaison entre les firmes) mais offre une lecture compréhensive du profil responsable du secteur d’activité choisi afin de poser un diagnostic des pratiques. Nous reconnaissons que la collecte de données demande une méthodologie rigoureuse, d’autant plus que cette collecte a été faite manuellement par un seul investigateur. Le recours à la méthodologie dite ‘à la Gioia’ (Gioia, Corley, et Hamilton, 2013) aurait pu être mobilisée afin de sélectionner les thèmes RSE et déterminer le degré d’engagement des projets RSE repérés. Ce travail constitue une première tentative de mobilisation du framework et mériterait d’être développé avec une méthode de capture de projets plus adéquate.

La deuxième limite concerne l’usage des rapports RSE dans la collecte des données. Et, même si notre intention n’est pas de mesurer la performance RSE, ni de juger le niveau d’engagement sociétale de ces entreprises, l’analyse de cas est basée sur les rapports de RSE et les sites web. Ils ne garantissent pas la mise en oeuvre effective des projets. Les auteurs qui ont utilisé les rapports de RSE comme objet d’analyse, soulignent clairement cette limite (Holcomb, Upchurch, et Okumus, 2007; Ratanajongkol, Davey, et Low, 2006). En prenant appui sur de nombreux travaux, ces auteurs expliquent que les entreprises utilisent les rapports RSE pour améliorer leur image, ce qui confirme que la collecte de données secondaires devrait être, de préférence, complétée par divers rapports d’experts. Ce que nous nous sommes attachés à faire dans ce présent travail. Bien sûr une enquête sur le terrain permet une fiabilité des données. La troisième limite est liée aux conclusions que nous pouvons apporter. Même si les dix plus grandes entreprises pharmaceutiques représentent 39,7 % du marché mondial, nous ne pouvons pas conclure pour l’ensemble du secteur pharmaceutique. Dans cet objectif, il serait souhaitable d’étendre l’analyse à l’ensemble des entreprises du secteur.

Conclusion

L’objectif de cet article est de proposer un framework d’aide au diagnostic des pratiques RSE d’entreprises d’un même secteur d’activité. Reconnaître des spécificités d’entreprises conduit à en repérer les implications pratiques. Face à leur diversité, la taxonomie des stratégies de Martinet et Payaud (2008) permet de repérer les stratégies collaboratives choisies par les entreprises tout en qualifiant le niveau d’engagement des firmes par rapport aux projets responsables qu’elles proposent. La taxonomie ne cherche pas à poser un diagnostic de pratiques RSE pour des entreprises oeuvrant dans un même secteur d’activité, c’est pourquoi, nous en proposons une extension, en la plaçant au regard direct de la chaîne de valeur du secteur d’activité choisi. Cette démarche place la RSE comme une construction sociocognitive et la chaîne de valeur comme le lieu opportun d’intégration volontaire d’actions RSE dans le coeur de métier des entreprises. La RSE y apparaît comme une opportunité de dialogue et de négociations. En cela, elle s’inscrit comme un ordre négocié. En évaluant la répartition des projets par forme de RSE, sur les étapes de la chaîne de la valeur et hors du coeur de métier des entreprises, le framework proposé offre la possibilité d’avoir une réflexion sur le projet stratégique de RSE mis en oeuvre par des entreprises sur une base volontaire. Il éclaire des responsabilités et obligations que ces entreprises pensent devoir tout particulièrement assumer envers la société et permet d’en tirer des enseignements.