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La problématique des villes (ou métropoles) de demain intéresse les élus, les futurs candidats et des chercheurs de plusieurs disciplines. Il est vrai que de nombreux besoins sont présents et d’autres émergent et que les nouvelles technologies permettent des premières réponses concrètes pour les habitants et les futurs habitants. D’ailleurs, la concurrence entre les métropoles est à l’ordre du jour pour les élus.

Le concept de ville intelligente, de « smart cities », est devenu sujet d’études via des dossiers dans des revues académiques, des conférences et des colloques. C’est une forte préoccupation pour ceux qui élaborent les politiques urbaines (transports et mobilité intelligente, environnement durable, urbanisation responsable et habitat intelligent...). Dijon, Angers, Santander, Singapour ou Boston développent cette approche. D’autres villes développent certaines dimensions de la ville intelligente : plateformes participatives, utilisation de l’éclairage public, gestion du stationnement, navettes autonomes...

Ce concept n’est pas stabilisé, il répond à de nombreuses problématiques : changement climatique et gestion des ressources naturelles, sécurité, besoin de gouvernance participative (citoyens-acteurs)... Les approches développées sont évolutives d’une définition construite sur les technologies (numérisation, fibre optique), les capteurs de données, la gestion d’un système d’exploitation urbain ( situation en temps réel des réseaux de distribution public, surveillance du trafic routier, mesures des niveaux de pollution...), nous sommes passés à une définition construite sur le bien-être des habitants; la qualité de vie ne dépend pas que du système de soins mais aussi des conditions de vie. L’utilisation des nouvelles technologies ne créent pas en soi une smart city, mais elles sont un des piliers.

Nous avons donc besoin d’un d’éclairage sur ce concept, c’est justement le sujet du livre du professeur de politiques publiques et de gestion de la technologie Claude Rochet : les villes intelligentes, réalité ou fiction. Comme il l’indique dans son introduction, « nous avons besoin d’une pensée de la ville qui puise ses sources dans l’histoire du développement urbain et qui intègre les composantes économiques, sociales, politiques, technologiques de la ville comme système de vie, comme système de système, un système qui intègre des systèmes hétérogènes qui ont tous les logiques et leur dynamique, leurs compétences associées et leurs enjeux spécifiques ».

Le premier chapitre est consacré à comprendre l’origine et la signification du concept. Le courant dominant (« approche du développement basée sur la croissance exogène où la technologie est un apport extérieur qui, par elle-même, transforme la nature des choses ») définit ce concept comme une addition de « smarties » : smart people, technology, governance, building, transportation, économy... (théorie de l’autrichien Giffinger adoptée par l’Union européenne). Pour Claude Rochet notre auteur, il n’y a pas, à ce jour, de définition normalisée, mais il existe des prototypes (démonstrateurs de technologies) ou des expériences construites sur un aspect de la smart city (en fait peu technologiques et plus « sur une pensée de la ville et sa reconfiguration comme système de vie »).

Le terme de smart city est accolé à des technologies informatiques, avec la convergence numérique; il y a amplification (internet des objets, communication entre les machines, traitement en masse de données...). Dans ce cadre, les grands vendeurs de technologie (Cisco, IBM, Siemens, Microsoft) proposent leurs produits (ou solutions) et cette situation n’est pas sans danger. C’est la dimension « solutionniste » de ces acteurs. Il se pose donc, pour notre auteur, la place et le rôle des habitants de la ville. « Dans toutes ces approches, il n’est nulle part question que les habitants puissent s’approprier les données traitées par ces systèmes d’information géants ». Il considère que c’est la finalité qui pilote la technologie, et non la technologie qui définit la finalité comme le proposent les « solutionnistes ».

Il existe d’autres approchent qui semblent être aussi des « miroirs aux alouettes » comme celle du professeur R. Florida qui préconise d’attirer (d’importer) les « classes créatives » (capital humain) pour attirer les entreprises et revitaliser les centres villes américains. Il propose la règle des trois T : talent, technologie et tolérance. Les résultats ne sont pas à la hauteur de l’enjeu et il existe de nombreux effets négatifs.

Alors qu’est-ce qu’une « ville intelligente » ? D’abord il faut retenir, pour l’auteur, que la définition canonique de l’intelligence est « l’ensemble des processus animant des systèmes, plus ou moins complexes, naturels, physiques, créés par l’homme ou non, qui leur permettent de recueillir des données, de les interpréter, de la traiter pour donner du sens, pour comprendre une situation, prendre des mesures correctives, d’en tirer des enseignements, donc d’apprendre ou de s’adapter à des situations nouvelles ». Un système intelligent est en symbiose avec son environnement, donc il n’y a pas de ville intelligente sans système intelligent. Une ville évoluera sous l’influence de forces exogènes au premier rang desquelles la technologie et l’économie avec l’actualisation du capital des connaissances, l’appropriation de nouvelles technologies; bref de revoir son modèle économique. La ville doit donc être capable d’apprendre (capacité) via la vitalité de son tissu social et la qualité des institutions formelles et informelles (culture, histoire, mémoire technologique).

Le chapitre deux examine le décor du développement de la ville intelligente, c’est-à-dire l’enjeu du développement urbain dans le contexte de la troisième révolution industrielle avec des enjeux démographiques et économiques, des enjeux géopolitiques et l’enjeu de la transition énergétique.

Penser la ville comme un système de vie fait apparaître « six ruptures, six grands enjeux qui touchent tous les aspects de notre vie sociale, économique, politique et géopolitique » :

  • Rupture géostratégique « car ce sont les émergents qui vont connaître la plus forte croissance démographique urbaine »;

  • Rupture scientifique car une ville est « un écosystème complexe »;

  • Rupture managériale car il faut revoir en profondeur les modèles d’affaires des firmes et de la puissance publique;

  • Rupture dans les politiques publiques car il faut être capable de penser autrement, il n’est pas possible de penser en termes de systèmes complexes avec une administration compartimentée en silos;

  • Rupture technologique et sociale;

  • Rupture politique.

La phrase de conclusion de ce chapitre est la traduction de l’analyse développée : « la ville intelligente est un projet plus politique que technique, expression d’une vision de l’avenir de la société et de ses valeurs ».

Le chapitre suivant est consacrée aux critères de la ville intelligente au regard de l’état de l’art des nouvelles sciences, soit une architecture de systèmes de systèmes. Pour Rochet, le principe de l’intelligence est la technologie et l’innovation, qui suppose un va-et-vient entre la technologie et la pratique empirique, tout en tenant compte de l’histoire qui structure notre manière d’apprendre (dépendance de sentier) de manière endogène. Ce point est ignoré des discours sur la smart city, pourtant cette capacité endogène d’évolution était au coeur des villes intelligentes du passé; il illustre ces propos par les villes médiévales.

Dans la section 3.3 de ce chapitre, l’auteur attire notre attention sur un point qui n’est pas souvent mis en valeur : « le territoire intelligent ». Une ville « ne peut être conçue en apesanteur territoriale et a besoin d’être enracinée dans un territoire porteur d’une histoire et d’un capital social ». Le territoire est un actif immatériel (dont le capital social contribuent à constituer un milieu innovateur source d’avantage concurrentiel) et il secrète l’innovation (et non l’inverse). Pour P. Aydalot, cité par l’auteur, par opposition à R. Florida (cf. ci-dessus), l’entreprise innovante ne préexiste pas aux milieux locaux, elle est secrétée par eux et c’est le territoire qui offre à ses agents économiques la capacité à secréter de l’innovation. Il peut, par l’établissement de relations collaboratives entre ses agents locaux, contribuer à la diminution de leurs coûts de transaction, à l’établissement d’un climat de confiance et à l’abaissement des risques et des coûts d’information qu’elles suscitent.

Le chapitre 4 est consacré aux nouvelles sciences de la ville. De nouvelles recherches permettent d’intégrer toutes les composantes de la modélisation d’une ville et de définir les rôles des acteurs (cf. M. Batty, The New Science of Cities). L’idée des développements est de considérer les villes comme des constellations d’interactions, de communications, de relations, de flux et de réseaux plutôt que des lieux physiques. Pour notre auteur, la ville intelligente résultera de l’intégration des composantes humaines et matérielles. L’étude peut se réaliser avec le développement de méthodes d’ingénierie des systèmes complexes adaptées à la conception des villes.

La ville est un système en déséquilibre, elle n’est jamais en équilibre, elle change constamment et « après changement elle reste loin de l’équilibre ». Elle est comme les organismes biologiques. Elle est un système ouvert qui est le produit d’un processus d’évolution. Les nouvelles approchent considèrent la ville comme un système bottom-up et non top-down comme les approches traditionnelles.

Dans la section 4.2.1., il nous propose l’examen d’un écosystème urbain. Pour lui, l’écosystème est capable, par la seule interaction de ses éléments internes, de reproduire les règles de fonctionnement, en tout ou partie. Il est donc capable d’évolution par lui-même. Donc l’écosystème urbain est « un écosystème construit par l’homme intégrant l’ensemble des éléments constitutifs d’une ville qui interagissent de manière naturelle, entre eux et avec leur environnement, dans un état global d’équilibre imparfait qui permet la durabilité de la ville dans ses échanges avec son environnement ».

Le chapitre cinq présente la ville intelligente en action par l’exposition des stratégies de développement urbain de plusieurs villes comme Singapour, Copenhague, Christchurch, Casablanca... Les développements consacrés à de nombreuses villes ont en commun de « combiner une initiative descendante du centre et la recherche d’une dynamique ascendante venant du terrain, ancrées dans le capital social d’un territoire intelligent ». Ils sont éloignés des approches de l’Occident; « la cerise humaine sur le gâteau d’une machine cybernétique ».

A partir de ces exemples, de cette démarche, il peut ainsi mettre en valeur les problèmes qui se posent à la transition vers la ville intelligente : la transition énergétique (quel coût ?), le transport, les déchets et les outils à mobiliser pour ces démarches. Il consacre donc un long développement au pouvoir des données avec le lien intrinsèque entre Big Data et smart cities.

C’est un livre intéressant, il permet de mieux comprendre le concept de ville intelligente et les différentes approches (et oppositions) de ce concept. Nous avons bien compris que l’auteur se positionnait dans le cadre des approches modernes de la smart city.

Il faut remercier C. Rochet pour les nombreuses définitions durant tous les chapitres. La théorie des systèmes n’est pas forcement bien connue et l’application à la ville intelligente un peu complexe. Elle semble effectivement utilisable et utile pour mieux comprendre, mais le lien entre cette approche et les politiques publiques ne sont pas assez développées. Les formulations et les mises en oeuvre des actions publiques auraient méritées plus d’attention.

Nous regrettons que l’auteur n’est pas réalisé une étude de cas et que les politiques publiques ne soient pas plus approfondies et comparées entre les pays. Que ces politiques ne soient pas examinées en fonction de sa démarche en termes de système (sous-système en interaction) qui interagit avec son environnement « en étant capable de conserver son identité et d’enrichir sa diversité interne ». Plus précisément que les acteurs impliqués dans la construction et l’application des politiques et actions publiques ne soient pas étudier en interaction avec les autres acteurs.

Il aurait fallu dans ce livre mieux mettre en valeur les grands acteurs qui « font » une ville comme les entreprises, les universités et les grandes Ecoles et le secteur de la santé...

La place de la santé nous semble bien absente des développements. Ce thème est au coeur de nombreuses démarches. Le concept d’exposome, c’est-à-dire de la totalité des expositions à des facteurs environnementaux (non génétiques) pour les humains (de la conception à la fin de vie) aurait été assez structurant. Ce terme qui a été intégré dans la loi de modernisation du système de santé français en 2015, puis dans l’article 1 de la loi santé publique de 2019.

D’autres disciplines (économistes, gestionnaires, sociologues, géographes et spécialistes du management public) doivent enrichir ce débat sur la ville intelligente. Il n’est pas certain qu’ils utilisent la théorie des systèmes.