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L’ouvrage « Public management as design oriented professional discipline » que vient de publier Michael Barzelay, professeur de Management Public à la London School of Economics and political Science, nous invite à un voyage au pays du management public en le considérant comme une véritable « discipline professionnelle » : discipline académique nourrie de contributions déjà anciennes et mobilisant tant la science politique, l’économie, la sociologie, les sciences de gestion…; pratique professionnelle alimentée par l’utilisation réfléchie et distanciée des théories des organisations et décisions publiques. L’auteur soutient que le management public doit intégrer les deux dimensions en améliorant les connaissances sur la conception en ingénierie et la résolution de problèmes en gestion publique, d’une part; et en capitalisant les pratiques professionnelles à travers échanges et partage entre gestionnaires et managers publics, d’autre part. En inscrivant résolument le management public dans la pratique, il en décrit les implications pour la recherche, l’enseignement et l’identité disciplinaire en éclairant les réponses susceptibles d’être apportées à trois questions : en quoi consiste le management ou la gestion publics ? A quoi servent-ils ? Comment fonctionnent-ils ? Dans cet esprit, le livre est une ressource pour celles et ceux qui souhaitent renforcer leur compréhension de la discipline et l’amélioration de leur pratique professionnelle par la recherche et la formation.

Cet ouvrage a la particularité d’aborder l’ensemble de ces problématiques en examinant pourquoi et comment le management public est une discipline professionnelle orientée vers le design. Ce dernier terme porte à la fois sur les processus de conception et de résolution de problèmes pour les programmes et organisations publics, et sur les méthodes de design thinking. Son originalité ne porte pas uniquement sur le fond, mais aussi sur la forme. Pour le premier aspect, on relèvera l’analyse de trois niveaux d’approches (qui figurent au schéma de la page 33) : les activités professionnelles adossées à la « construction de sens, la conception, l’argumentation et la dramatisation »; la conception de projets (design-projects) se déclinant en processus de conception (design process) et de décision (decision-making process); et l’entreprise (au sens large du terme, une de ses formes étant les organisations publiques) se traduisant dans ses fonctions de gestion et de management et de leur performance. Pour le second aspect, l’ouvrage est construit comme un cours (présenté au schéma de la page 5); qui alterne présentations didactiques, entretiens avec des personnages fictifs venant questionner les apports théoriques, approfondissements des argumentations à travers l’analyse commentée d’une sélection d’ouvrages (« Public Management Gallery tour »), illustrations par des études de cas. Mais ce n’est pas un manuel pour étudiants, même si ces derniers auront plaisir à le lire, car tous les chapitres sont au service de l’articulation entre connaissance professionnelle, compétences professionnelles et identité du management public comme pratique soutenue par l’exercice de la discipline académique. En un mot, ils viennent justifier la raison d’être des organisations publiques (enterprise-intent) dans un cadre logique associant ressources (« enterprise fonctions, of which management is one »), contributions (« value-chain » et « design-process »), activités (« sense-making », « designing », « argumentation », « dramatization ») et résultats (performance des fonctions internes/ « performing functions » et atteinte des objectifs externes de création de valeur/ « creating public value »).

Pour être plus précis, le chapitre 1, en prenant appui, en premier lieu, sur le livre Creating Public Value : Strategic Management in Government de Mark H. Moore défend l’idée que la gestion publique a pour finalité de créer de la valeur publique entendue comme la réalisation d’aspirations collectives par le biais de programmes publics tout en limitant les restrictions aux libertés individuelles. Pour compléter cette approche, l’auteur convoque les travaux d’Herbert Simon et plus particulièrement Sciences of the Artificial qui met l’accent sur les processus de conception et de prise de décision. Cette articulation entre la finalisation (ou la définition des objectifs) et les mécanismes qui la nourrissent (l’organisation et ses systèmes de coordination, d’animation et de contrôle) rend bien compte des deux facettes du management public : le management des politiques et programmes publics et le management des organisations publiques. Enfin, c’est à partir de cette orientation qu’il en déduit la compétence professionnelle exercée ou à exercer, à savoir la capacité à initier des projets et à agir (en alimentant le processus de décision et de mise en oeuvre) au sein des organismes publics. C’est là la première rencontre (Encountering design-oriented public management) à laquelle M. Barzelay nous invite.

Le second chapitre revisite lui (Rediscovering management) l’identité de la discipline du management public à travers un retour historique sur l’évolution des idées relatives au management, à la gestion publique et au design. L’auteur nous montre dans quelle mesure Simon se place en rupture avec l’approche traditionnelle développée à la Harvard Kennedy School. L’idée directrice n’est alors plus comment prendre des décisions en activant la contribution des fonctions organisationnelles chères à Fayol, mais comment animer le processus de résolution de problèmes imaginé comme un « design-project » constitué d’une analyse des enjeux (dans leur rapport entre l’organisation et son environnement), d’une identification des réponses possibles (« synthetizing designs of articial systems »), d’une évaluation de celles-ci (compte tenu des intentions affichées et de l’appréciation de la capacité à les traduire concrètement) et de la sélection de celle la plus appropriée. Aussi, le raisonnement imaginatif et délibératif des praticiens se trouve-t-il canalisé (« channel practitioners’ imaginative and deliberative reasoning ») par cette réflexion stratégique en en faisant une activité professionnelle majeure. M. Barzelay considère ainsi cette dernière comme la capacité à décanter les jeux organisationnels (alimentés par les interactions entre la structure, la culture interne, les partenaires associés, la technologie déployée...) et les mettre au service des programmes publics et de leur création de valeur. De la sorte, il « humanise » le rôle des praticiens (notion qui dépasse, dans son esprit, les seuls gestionnaires publics) en enrichissant la vision de l’école de Havard (« broaden out the Harvard tradition from its casuistical base, which is concerned with decisionmaking specifically and narrowly »).

Le troisième chapitre met ensuite en scène un dialogue entre personnages fictifs débattant des concepts abordés aux chapitres précédents, mais aussi des interactions entre activités de conception et activités de réalisation (« forward engineering » et « reverse engineering ») propres au mechanism-intent thinking et au design thinking, au coeur de la gestion publique en tant que pratique professionnelle orientée vers le design; et de celles entre contexte, activités et résultats propres au « design rediscovery » contribuant à la dynamique des programmes publics (décrite par Pawson et Tilley dans leur ouvrage Realistic Evaluation et à laquelle Barzelay fait référence en rappelant que l’équation de ces auteurs, Contexte + Mécanismes = Outputs et Outcomes, pourrait être considérée comme un « scenario-process, within my design-oriented or mechanism-intent thinking approach to public organizations and public management »).

Avec le chapitre 4, M. Barzelay nous invite à cheminer à travers une « Public Management Gallery » et ses trois niveaux, reprenant à chaque fois ceux de son modèle logique déjà évoqué, et en (re)visitant 9 publications qui illustrent ses arguments. Le premier; en repartant de l’idée directrice de Moore qui considère que la valeur publique est réalisée grâce à la légitimité et au soutien de l’organisation au déploiement des programmes publics; appelle les gestionnaires publics à penser gestion stratégique et capacité opérationnelle. C’est ainsi que la réussite organisationnelle, mise en avant par J.M. Bryson dans Strategic Planning for Public and Non-profit Organizations, passe par la qualité du processus de planification stratégique (qui traduit la perspective ou la vision, la position au regard du contexte, le plan ou la feuille de route ainsi que le pattern assurant la cohérence des comportements entre intention et action) et de ses 10 étapes clés. En outre, ce sont les passerelles entre ces dernières et la performance des fonctions de gestion (dont celle de veille, d’appréciation des risques…) qui y contribuent, comme le théorise C. Campbell dans Preparing the future; en un mot les ressources et le management internes. Le second éclaire la résolution de problèmes sous-jacente au Design-project en mobilisant Problem-Solving in Organizations de J. van Aken et surtout The Public and its Problems de J. Dewey. Le philosophe pragmatique expose une conception dynamique de l’espace public dans lequel les individus, ni omni-compétents, ni ignorants, peuvent contribuer à l’enrichissement de la construction de scénarios et ainsi au processus de décision. Ainsi, les compétences professionnelles, qui constituent un des fils directeurs du propos de Barzelay, viennent s’alimenter des pratiques de co-design avec les publics, usagers et/ou citoyens. Le troisième, en repartant du chapitre 5 « Science of design : Creating of artificial » de l’ouvrage déjà cité de H. A.Simon, porte sur les activités professionnelles : la création de sens (Sense-making) considérée comme catalyseur des activités de conception et d’argumentation permettant de dépasser les intérêts des différentes parties prenantes au service du projet commun; la capacité à articuler problèmes-solutions en mobilisant les méthodes du design-management (et de l’innovation centrée usager) qui prennent appui sur les usages concrets pour imaginer des réponses adaptées comme nous y invite N. Cross dans Engineering Design Methods; l’aptitude à argumenter, en combinant les aspects conventionnels, codés et techniques tels que défendus par C. Tilly dans What Happens When People Give Reasons and Why, et qui constituent des registres pertinents à l’exercice des activités professionnelles; et la maitrise des interactions sociales pour exprimer ses points de vue et convaincre en analogie avec les mécanismes de représentations théâtrales évoqués par E. Goffman dans The Presentation of Self in Everyday Life.

Le cinquième chapitre discute, à nouveau par des entretiens entre personnages fictifs, les points précédents, mais aussi la question des connaissances de base nécessaires à la discipline professionnelle.

Si le chapitre 6 vient justifier l’intérêt des études de cas tirés de la pratique professionnelle (design-focused case studies), plutôt que celui issu de cas stéréotypés bâtis de toute pièce (lesson-drawing case studies) afin de comprendre « ce qui s’est passé, pourquoi cela s’est il produit et comment un meilleur résultat aurait-il pu être obtenu en suivant plus fidèlement les principes théoriques »; le chapitre 7 a pour objectif, à travers le cas E JUST (Egypt-Japan University of Science and Technology, à faire progresser « les connaissances professionnelles sur les projets de coopération internationale visant à renforcer les capacités organisationnelles (organizational capacity-building) en mettant en exergue les facteurs clés de succès relatifs aux design process, aux mécanismes d’alignement stratégique et de comportements managériaux ».

Le dernier chapitre (Design, not copied : the making of Public Management as a design-oriented professional dicipline) revient sur les idées forces de l’ouvrage : les design-projects et les activités professionnelles (comprenant création de sens conception, argumentation et dramatisation) sont des leviers majeurs au service de la résolution de problèmes et de l’exercice des fonctions de gestion d’une organisation publique pour créer de la valeur publique. En outre, l’auteur récapitule les apports de son livre : un « système d’idées » qualifié de gestion publique axée sur le design (design-oriented public management) en tant que connaissance appropriée à la pratique professionnelle et à son amélioration. Enfin, en replaçant une nouvelle fois son travail dans l’histoire des différentes contributions au management public (L. Lynn, Public Management as Art, Science and Profession; E. Bardach, Getting Agencies to work together : The Practice and Theory of Managerial Craftsmanship; R. Boland & F. Collopy, Managing as Designing…), il nous rappelle, à juste titre, que :

  • Les théories téléologiques sont importantes pour la pratique professionnelle de la gestion publique en invitant les praticiens à s’engager dans la création de sens = rapport théorie-pratique;

  • La capacité à rechercher les connaissances et informations, à juger de leur pertinence et de leur intérêt pour la résolution de problèmes, comme celle à cadrer et à formuler des projets constituent une compétence professionnelle majeure des gestionnaires publics = rapport connaissances-compétences;

  • L’administration publique en tant que science du design (design science) signifie que son objet est de pouvoir concevoir et évaluer les institutions, les mécanismes concrets de fonctionnement qui « convertissent la volonté collective et ressources publiques en profit social » (convert collective will and public resources intro social profit) = rapport compréhension contexte et comportements-actions et projets

  • L’écart, entre ce que nous apprennent la discipline professionnelle (recherche et formation) d’un côté et la pratique réelle de l’autre, peut être réduit grâce à l’usage raisonné tant des travaux scientifiques que des pratiques du design = rapport résultats de la recherche-méthodes pragmatiques.

  • Pour conclure, au-delà des éclairages donnés par l’ouvrage sur le management public comme discipline et pratique professionnelle; il nous semble intéressant de relever la place donnée à la notion de design comme « conception » (de projets, d’organisations…) et comme « activité » de nature à modifier les pratiques organisationnelles et managériales, annonçant un nouveau type de gouvernance plus « politique » (questionnant les valeurs que les organisations publiques sont supposées apporter à la société), plus « pragmatique » (prenant mieux en compte les réalités vécues par les citoyens et spécifiant la tangibilité des résultats obtenus), plus « interactive » ( respectant la diversité des acteurs à associer pour atteindre des résultats et prenant appui sur de vrais outils de médiation et de co-production). Si le design thinking et le design management viennent à l’appui des arguments de M. Barzelay (exploration des problèmes, production de scénarios, mise à l’épreuve des solutions…) renforçant son concept d’« enterprise-intent »; force est de constater que cette perspective ne semble guère enseignée, dans cette globalité, dans les écoles d’administration.