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L’ouvrage d’Albéric Tellier « Nouvelles vibrations » (2020) prolonge la réflexion initiée en 2017 dans « Bonnes vibrations » sur les liens entre industrie musicale et recherche en innovation. Conservant la même logique, il nous propose de revisiter l’histoire d’albums mythiques au prisme des théories managériales, en mettant dans ce second ouvrage, l’accent sur les défis à relever tout au long du projet d’innovation. D’entrée de jeu, le monde musical est présenté comme une industrie au sein de laquelle la création a toujours été le fruit d’organisations. La recherche en management offre donc un cadre d’analyse pertinent pour comprendre comment, au sein de ces collectifs une oeuvre nait, se concrétise, se diffuse, rencontrant ou non le succès. Le parti pris est très clair, il s’agit de mettre l’accent sur la face cachée de l’industrie musicale pour comprendre, bien au-delà de la lecture artistique, les conditions et le contexte dans lesquels l’oeuvre est conçue. La confrontation de travaux académiques à l’histoire de disques de légende ne relève pas de l’illustration, mais bien davantage. On mesure ainsi au fil des pages combien ces deux univers se font écho et s’enrichissent mutuellement. Leur connaissance très fine offre au lecteur une partition particulièrement originale. En effet, chaque chapitre débute par une lecture documentée de l’oeuvre, de sa genèse, de son développement pour une mise en perspective avec différentes théories managériales. Plus précisément, l’ouvrage est structuré en cinq parties (chacune d’entre elles comportant quatre chapitres présentant au total 26 albums) qui éclairent successivement : le rôle du marché et des clients potentiels, l’importance des communautés, la gestion des conflits, la capacité à faire face aux échecs et à gérer les succès.

La première partie montre combien il est délicat d’appréhender un marché qui n’existe pas encore, qui ne séduira aucun client sans création de valeur, et ce à l’heure où la dématérialisation et l’expérience de consommation règnent en maitre sur l’industrie musicale. L’auteur souligne d’abord combien la réalité d’un marché nait des usages qui sont faits de l’innovation, fruit de diverses réactions possibles présentées par les sociologues Pinch et Bijker (1984) sous le terme de « flexibilité interprétative ». Résultat de l’appropriation par les utilisateurs, de bricolage, voire de détournements de fonctionnalités, ces usages supposent de la part des concepteurs une capacité à dépasser l’approche par la simple utilisation centrée uniquement sur les fonctions remplies par le produit. Un album doit ainsi offrir une proposition de valeur, répondant au système d’usage, non réductible au système d’offre. Cet usage possible est fonction des ressources détenues par le client qui pourra alors valoriser la proposition de valeur. L’échec de l’album Zaireeka de The Flamming Lips est particulièrement emblématique de ce décalage entre système d’offre et système d’usage. Il a été en effet commercialisé sous un coffret de quatre CD comprenant huit chansons enregistrées sur quatre pistes stéréo : une sur chaque CD. Pour profiter pleinement de l’effet musical, il fallait donc l’écouter simultanément sur quatre chaines stéréo, ressources que bien évidemment la très grande majorité des clients potentiels ne possédaient pas. L’expérience client, au centre des travaux sur le marketing expérientiel, ne pouvait donc être vécue… elle est pourtant centrale, l’auteur montrant bien que la musique ne se vend pas sans comprendre la manière dont elle est écoutée par les auditeurs. Ainsi, peut-être plus que tout autre, l’expérience musicale, est une expérience client centrée sur l’émotion et le moment qu’elle permet de vivre. Cette première partie dédiée à la capacité à convaincre les clients s’intéresse aussi à la manière de capter leur attention lors de la sortie d’un album. Effet d’annonce ou, au contraire, effet de surprise sont envisagés, montrant comment l’effet de surprise, à l’instar du lancement par Beyoncé en 2013 sur sa page Facebook de son cinquième album, ne peut fonctionner que sous conditions d’une notoriété déjà installée.

La seconde partie prolonge la réflexion sur les comportements du consommateur en se consacrant aux communautés dans les projets d’innovation. Les deux premiers chapitres offrent deux approches contrastées des communautés de fans pouvant être aussi bien le socle du succès d’artistes ou, au contraire leur pire danger. C’est à travers le groupe Grateful Dead qu’Albéric Tellier montre comment la gestion originale des fans (par exemple possibilité qui leur est donnée d’enregistrer les concerts en vue de leur partage, multiplication de ces concerts pour créer et développer la communauté) explique son succès. Le groupe a inventé ainsi avant l’heure les techniques de community management et de marketing direct. Ce rôle clef des communautés est à mettre en perspective avec les travaux de Rogers sur la diffusion des innovations, montrant l’importance des adeptes précoces. Au contraire, l’abandon du registre du folk au profit du rock par Bob Dylan sous des huées de fans lors d’un concert en 1956, souligne le frein que peuvent constituer les communautés de fans par leur résistance au changement. En théorie de l’innovation, le modèle d’Hirschman (1970) souligne à ce titre l’inertie des firmes installées sous la pression de leurs clients. Au-delà de la diffusion, ou au contraire, du rejet de l’innovation par les communautés, c’est leur implication en amont dans le projet innovant qui est traitée dans cette partie. Dans la lignée des travaux de Henry Chesbrough sur l’innovation ouverte, il est montré combien l’industrie musicale se nourrit, grâce aux plateformes en ligne, de contributions variées. L’univers du hip-hop a été particulièrement innovant dans ces nouveaux dispositifs de création et d’enregistrement, le cas de Kendrick Lamar étant emblématique de ces remises en cause des modèles fermés de production de disques par les majors. Ces logiques d’ouverture peuvent donner lieu à des expériences originales, au sein d’espaces bornés temporellement et géographiquement. C’est tout le principe des hackathons, espaces collaboratifs d’innovation largement étudiés dans la littérature récente. Dans le domaine musical, le « writing camp » qui a donné lieu en deux semaines à la conception de Rated R de Rihanna, relève de ce mode d’organisation éphémère qui associe durée de vie limitée, détachement de l’organisation mère et individus travaillant sous pression dans une logique de coopération.

La troisième partie s’intéresse aux conflits inhérents aux processus d’innovation, abordés en filigrane dans certains chapitres précédents, à l’instar de celui consacré à Bob Dylan. L’attention est d’abord portée au conflit interne. A l’aune du groupe The Police dont les personnalités différentes et les tensions n’ont jamais été cachées, l’auteur montre comment, sous certaines conditions, le conflit peut s’avérer positif. En l’occurrence, il a permis l’expression d’expertises musicales variées, néanmoins réunies autour d’une vision partagée et incarnée par le leader que fut Sting. Au-delà du conflit interne, c’est le conflit avec les compétiteurs qui est considéré dans les autres chapitres. Il est mis en exergue à travers les guerres de standards technologiques montrant combien leur issue est non prédictible. Elle est en effet liée aux qualités intrinsèques des technologies, mais aussi et surtout aux décisions de différents acteurs (consommateurs, fabricants de produits complémentaires, distributeurs et pouvoirs publics). Ces conflits entre concurrents peuvent également s’avérer de manière contre-intuitive bénéfiques pour les protagonistes. A travers le conflit ouvert entre Blur et Oasis en 1995, Albéric Tellier retrace les batailles de sorties d’albums et de tenues de concerts qui se sont finalement avérées très rentables pour les deux groupes. A l’instar des éclairages offerts par les travaux en management de l’innovation, la concurrence directe permet d’élargir le marché, d’améliorer l’offre proposée et d’augmenter la réputation des offreurs. Mais sa seconde facette est bien moins séduisante. C’est la guerre du rap qui est ici analysée pour souligner la lutte frontale engagée entre des labels au point de conduire au meurtre de deux de leurs figures emblématiques. L’affrontement systématique, la multiplication des offensives conduisent à une impasse. Cette escalade dans l’affrontement et la course effrénée qu’elle suppose sont connues dans les travaux en management de l’innovation sous l’effet Reine Rouge. L’innovation continue pour faire face à la concurrence comporte des risques et la sortie de cette fuite en avant peut passer par des virages qui, à l’instar de la stratégie océan bleu, invite à mettre la concurrence hors-jeu en ouvrant un nouvel espace.

Les deux dernières parties de l’ouvrage traitent successivement de l’aboutissement du projet innovant, qu’il se concrétise par un échec ou un succès. La quatrième partie consacrée aux échecs souligne l’importance de la dimension temporelle. Celle-ci est d’abord à appréhendée au niveau sectoriel : l’industrie musicale est marquée par des rythmes qui régissent le fonctionnement des divers acteurs et des sorties d’albums trop tardives condamnent les artistes. Mais la question temporelle est aussi celle du moment favorable à son acceptation. « Jusqu’où le destin d’une oeuvre d’art est-il lié au contexte qui la voit naitre ? s’interroge ainsi Albéric Tellier. Il nous montre alors, avec les albums Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg et La question de Françoise Hardy que ces chefs d’oeuvre ont été boudés à leur sortie en 1971 pour être ensuite réhabilités. Les travaux en sociologie et en management de l’innovation nous éclairent sur ces décalages temporels en montrant combien la diffusion de l’innovation est difficilement prévisible, quelles que soient ses caractéristiques intrinsèques. Inversement, des projets dont les caractéristiques peuvent paraître plus tangentes vont rencontrer le succès précisément car ils voient le jour au bon moment. Mais au-delà de cette question du timing, c’est l’importance de l’apprentissage par l’échec qui est reconnue ici. Le chapitre corédigé avec Emilie Ruiz sur l’album St Anger de Metallica est sur ce point éclairant. Il montre comment le groupe, en pleine gloire est pourtant très vite boudé par les fans et la critique. Le renouveau passera par l’instauration d’une relation de confiance avec le nouveau bassiste qui souligne la capacité du groupe à reconnaître ses erreurs et l’importance de l’intelligence émotionnelle.

La cinquième partie s’achève sur la note positive de gestion des succès : chacun des quatre chapitres nous éclaire sur des raisons variées. Cependant l’auteur nous met bien en garde sur les recettes que nous pourrions en tirer en matière de projets innovants dont la réussite s’oppose souvent à la réplication. Le chapitre sur Led Zepplin corédigé avec Franck Aggeri montre précisément l’énorme succès que rencontre le groupe lors de la sortie de l’album Led Zepplin IV (nommé ainsi car il ne s’était pas vu attribué de nom lors du lancement) en oubliant les recettes du marketing musical. L’anti-marketing se caractérise par : l’absence de promotion, l’absence de nom pour l’album, une pochette énigmatique ne comprenant ni titre, ni nom d’artiste, et pourtant le succès est colossal. Il repose précisément sur le refus de l’exposition médiatique et l’image mystérieuse qui y est associée. Les travaux des sociologues Di Maggio et Powel sont mobilisés pour souligner le comportement mimétique que les firmes développent au sein d’un « champ organisationnel » et combien l’exploitation de logiques contradictoires permet d’y échapper. Ceci est à mettre en perspective avec la capacité à s’éloigner des sources de succès antérieurs, ce qui est étudié à travers un chapitre mettant en exergue l’effet pivot. Par analogie avec le basket, il s’agit de changer de positionnement tout en gardant l’importance du point d’appui. En saisissant les signaux faibles, Katy Perry, initialement formatée pour être une star sur la niche de la pop chrétienne a su opérer un « pivot marché » pour s’imposer comme une star de la pop aux Etats-Unis. Mais cette réussite, à travers cette captation de signaux faibles rappelle l’importance du contexte dans le succès de l’innovation. C’est ce que montre tout particulièrement l’exemple de Daft Punk qui a su utiliser la nostalgie comme facteur de créativité et dont l’album Random Access Memories s’est avéré particulièrement en phase avec le contexte. Si les causes du succès peuvent être variées, il n’en reste pas moins que « le succès dépend du succès ». Encore une fois, les qualités intrinsèques ne sont pas suffisantes pour expliquer la réussite d’une oeuvre. En revanche l’effet Matthieu, proposé par Robert Merton, s’applique parfaitement à l’industrie musicale : le succès antérieur d’un artiste conditionne largement celui à venir sous l’influence des « mondes sociaux » dont le rôle est crucial dans l’adoption d’une nouvelle offre. Se pose naturellement la question de ce déterminisme du succès à l’heure de la musique dématérialisée. C’est alors le « paradoxe du choix » que met en évidence Albéric Tellier : tout en élargissant les possibles, les technologies numériques concentrent l’attention des auditeurs sur les hits et les plus grandes plateformes. Ironie du monde musical : l’effet Matthieu semble amplifié !

A l’instar des oeuvres qui nous transportent, cet ouvrage est une véritable invitation à la découverte. Découverte de la face cachée de l’industrie musicale à travers tous ces détails, cette connaissance si précise dont fait preuve l’auteur de l’histoire des albums culte. On se plonge dans la lecture de ces pages qui nous ouvrent les portes des studios, des salles de concerts, des communautés de fans ou des groupes d’artistes et l’on en apprend tant sur l’autre face de ces tubes qui nous ont pourtant marqués. Dans ces découvertes, nous sommes largement accompagnés par les théoriciens du management que cet univers musical nous invite à repenser. Cet enrichissement mutuel, sans mauvais jeu de mots, cette « mise en musique », sont remarquablement étayés. Comme le conclut Albéric Tellier, revisiter ainsi l’histoire des artistes et de leur création est aussi une opportunité de tester la robustesse des théories managériales. On retiendra que dans la musique comme ailleurs, l’innovation échappe à des recettes miracle : une communauté de fans peut s’avérer le plus solide soutien comme le principal danger, la concurrence le pire ennemi comme le meilleur allié, les conflits internes des sources d’enlisement comme de renouveau et les caractéristiques intrinsèques de l’oeuvre ne suffisent jamais à en assurer le succès. On retiendra aussi combien ces albums sont emblématiques de la gestion de paradoxes à travers la tension exploration / exploitation ou encore appropriation / diffusion. Cette dernière apparaît dans plusieurs chapitres à travers des pratiques d’ouverture qui amènent au sein de nouveaux business models à desserrer les contraintes du droit de la propriété intellectuelle sur certains éléments, tout en gardant le contrôle fort sur d’autres (ce qui est très bien montré dans le chapitre consacré à Grateful Dead). L’ouverture et la dimension collective, renforcées par les possibilités technologiques sont aussi sources de tensions entre la dimension publique (participation de contributeurs variés) et privée (appropriation des rentes par une firme) qui posent des questions délicates en termes de rémunération des contributeurs.

Il est cependant, dans toutes ces histoires de création, un point clef qui, incontestablement, semble réunir l’innovation et le domaine artistique : la capacité à concrétiser une idée originale en phase avec le contexte qui l’accueille. Alors pour poursuivre cette réflexion, ouvrez « Nouvelles vibrations » et réécoutez…