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Les théories néo-institutionnelles (TNI) proposent un niveau d’analyse qui se situe entre la société et l’individu : le champ institutionnel. Les champs institutionnels se forment et se structurent autour de problématiques et d’enjeux qui deviennent importants aux yeux des acteurs, et à ce stade, les frontières sont encore floues, les acteurs du champ ne sont pas clairement identifiés et les futures institutions ne s’imposent pas encore à toutes les organisations du champ (Barley et Tolbert, 1997; DiMaggio et Powell, 1983; Hoffmann, 1999; Scott, 1995) L’étude d’un champ dans son étape de structuration peut donc paraître délicate si l’on ne peut ni caractériser ni même identifier l’objet de l’étude.

Défini comme un groupe d’organisations constituant une sphère particulière de la sphère institutionnelle (DiMaggio et Powell, 1983), le champ institutionnel dépasse le simple cercle des parties prenantes, il regroupe l’ensemble des agents partageant les mêmes « enjeux sociaux » mais dont les objectifs et les activités peuvent être différents (Hoffman et Ventresca, 2002). Un champ peut se former autour d’une technologie, d’un marché ou d’une problématique. Ces enjeux constituent « des processus de construction sociale et de création du sens autour de la négociation d’un certain ordre social » (Hardy et al., 1998, p. 218). Dans la phase de structuration du champ de nouvelles pratiques, règles et technologies qui dépassent une relation de collaboration occasionnelle entre parties peuvent s’institutionnaliser puis devenir de nouvelles institutions, c’est-à-dire tenues pour acquises et non remises en cause. Si elles se diffusent suffisamment à ce stade de la structuration du champ, on parle alors de proto-institutions (Lawrence et al., 2002, p. 281).

De rares travaux s’intéressent à cette étape de la vie du champ institutionnel, ils en soulignent les ambiguïtés liées à de multiples incertitudes (Zong et Demil, 2015). Mais il n’existe pas à notre connaissance de travaux qui visent à identifier les règles, les pratiques et les acteurs en concurrence dans un champ dans sa phase de structuration. Cet article propose de combler ce manque en se concentrant sur un élément spécifique du champ : les événements configurateurs de champ (ECC). Les ECC sont des organisations sociales temporaires (manifestations, salons professionnels…) qui contribuent à la structuration du champ institutionnel, ils sont un concentré du champ (Hardy et Maguire, 2010; Lampel et Meyer, 2008; Meyer et al., 2005; Schüssler et al., 2014) offrant ainsi une scène d’observation au chercheur. Ils permettent aux acteurs d’interpréter en fonction de leurs réalités les directives et les lois d’un niveau macro institutionnel (Garud et Rappa, 1994) par l’activation de mécanismes de médiation entre les deux niveaux. Ils donnent aux individus la possibilité de transformer des arguments contestés en résultats légitimes (McInerney, 2008).

Pour cette étude, le cas retenu est celui du champ français de la prévention des risques psychosociaux (RPS). Les RPS relèvent du volet social de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). De même que les difficultés de définition de la RSE rejaillissent sur la qualité de l’évaluation et de la notation extra financière, l’évaluation des RPS reste un exercice délicat qui s’explique en partie par la difficulté à définir ces risques. Et c’est de cette définition dont dépendent les méthodes d’évaluation, de pilotage et de prévention des RPS. Aujourd’hui, au niveau institutionnel, les RPS sont reconnus comme une priorité de la santé et sécurité au travail (SST) en Europe et en France, mais lorsqu’il s’agit de traduire ces enjeux pour les organisations, les principaux acteurs résistent à considérer la question comme prioritaire (Leka et al., 2015). L’écart entre les politiques de prévention et les pratiques reste donc à combler (Langenhan et al., 2013) et il n’y a pas à ce jour de pratiques stabilisées que ce soit pour l’évaluation, le pilotage ou la prévention des RPS (Abord de Chatillon et al., 2012; Chakor, 2013). La question de la prévention des risques psychosociaux se situe bien évidemment en amont de leur gestion et de leur contrôle et pose celle de leur appréhension.

L’étude du champ français de la prévention des RPS dont les définitions, les pratiques et les outils font débat, est réalisée par le truchement d’une manifestation scientifique particulière : le congrès du Dim Gestes, Groupe d’études sur le travail et la souffrance au travail, qui a réuni en 2013, 2015 et 2017 les acteurs du monde académique et ceux de terrain aux prises avec la santé au travail. Les objectifs affichés des organisateurs étaient « de mettre en discussion et en débat les pratiques d’intervention et les dispositifs visant à agir sur ces enjeux psychosociaux » pour « dégager de nouvelles perspectives d’actions et de recherche »[1].

Les contributions sont triples. Cet article montre : 1) l’existence d’un type particulier d’événements configurateurs de champ à ce stade de la vie du champ institutionnel; 2) qu’il est possible de saisir les enjeux d’un champ institutionnel dans sa phase de structuration, 3) d’en identifier les acteurs et les frontières, et de permettre ainsi aux organisations concernées de mieux se situer dans la construction de leurs réponses institutionnelles et leur recherche de légitimité.

Le compte-rendu de cette recherche est organisé en cinq parties. Dans un premier temps est détaillé le champ de la prévention des RPS. La deuxième partie développe le cadre théorique retenu. L’article présente ensuite le contexte, la collecte et l’analyse des données. Les principaux résultats sont exposés en quatrième partie et la dernière partie discute des contributions de l’étude.

« Gérer » la prévention des RPS, un champ en structuration

La question de la santé au travail a connu un fort regain d’intérêt ces dernières années avec la mise en lumière des « risques psychosociaux », en attestent les productions scientifiques dans nombre de disciplines (sociologie, psychologie, ergonomie, économie de la santé, épidémiologie, médecine, droit, histoire…). Même s’il semble exister un consensus très relatif quant à l’objet étudié, les distinctions qui subsistent quant aux origines et aux mécanismes qui sous-tendent ces risques font que les démarches de diagnostic et de remédiation sont très différentes selon les disciplines, voire le positionnement épistémologique du chercheur (Gollac et Bodier, 2011; de March, 2016; Vuattoux, 2016). Par ailleurs, il n’existe pas à ce jour de définition juridique du stress, des risques psychosociaux, du burnout ou encore de la santé mentale au travail. Les organisations doivent pourtant répondre à de nouvelles obligations plus contraignantes en matière de prévention[2]. La loi de 2008[3] (article L. 4121-2 du Code du travail, modifié en 2012 puis en 2016) oblige les organisations françaises à préserver la santé mentale de leurs salariés notamment en évaluant les risques qui ne peuvent pas être évités et en combattant les risques à la source. Elles doivent également afficher leurs « bonnes pratiques » en renseignant le Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels (DUERP). Parallèlement à la loi de 2008 a été signé un Accord National Interprofessionnel (ANI) sur le stress au travail, puis un deuxième ANI sur la qualité de vie au travail en 2013. Les sociétés de plus de 1.000 salariés ont dû entamer à partir de 2009 des négociations en interne et aboutir à des accords sur la question de la prévention des RPS. Enfin, plusieurs agences gouvernementales ont été chargées de travailler sur les questions liées à l’évaluation, à la prévention et la maîtrise des RPS et de diffuser les informations correspondantes (INRS, ANACT, CARSAT…). Tous ces éléments convergent vers une intensification et une complexification des démarches de prévention des RPS dans les organisations. Ils sont le reflet des caractéristiques qui permettent de l’assimiler à un champ institutionnel en phase structuration au sens de DiMaggio et Powell (1983, p. 148), champ dans lequel plusieurs acteurs ou coalitions d’acteurs défendent des définitions, des pratiques et des outils d’évaluation et de prévention différents.

On peut distinguer plusieurs approches des RPS qui proposent des moyens d’évaluation et de remédiation différents. Un premier courant place la problématique des RPS dans une approche individuelle, considérant que chacun peut réagir de manière différente à un même stimulus. Repérer les situations de RPS repose alors sur l’identification des personnes les plus fragiles, et la prévention passe par un accompagnement de ces publics. Ici, on cherchera à adapter l’homme à son environnement de travail, démarche qui passe par des pratiques de sélection (par exemple à l’embauche), d’accompagnement (par exemple une formation sur la gestion du stress) et de remédiation auprès des salariés (par exemple le suivi psychologique). Une deuxième approche place la problématique des RPS comme une conséquence de l’interaction de l’individu et de l’organisation, en mettant en avant que des situations de travail sont plus délétères que d’autres. Dans cette lecture, que nous nommerons étiologique, l’évaluation consiste en l’identification de ces zones de risques, leur occurrence et leur niveau de dangerosité. La prévention correspond à des ajustements qui peuvent concerner l’organisation, le salarié, ou les deux. Dans une dernière approche, enfin, les RPS sont vus comme une conséquence de l’évolution récente des organisations et de leur management, qui peuvent détruire les systèmes de régulation du travail. Dans cette approche clinique, l’identification des situations de risque passe par l’étude du travail et de ses systèmes de régulation, les actions de prévention se situant au niveau organisationnel. En parallèle de ces différentes lectures, on distingue en santé publique trois niveaux de prévention (Hubault, 2005) : 1) la prévention primaire qui vise à maitriser ou supprimer les facteurs de risque existants en agissant sur l’organisation et les conditions de travail, avec l’objectif de transformer les situations de travail et d’adapter le travail à l’homme, 2) la prévention secondaire qui vise à accompagner les salariés pour mieux « gérer » les RPS, lui donner les moyens de faire face en cas de situation à risque : adapter l’homme au travail, 3) et la prévention tertiaire qui regroupe les actions servant à réparer les conséquences de l’exposition à des RPS par un accompagnement adapté.

Cette classification, régulièrement retenue autour de la question des RPS, place plutôt les interventions des sociologues des organisations et des ergonomes au niveau des actions primaires alors que celles des médecins et des psychologues se situeraient davantage à un niveau secondaire et tertiaire. Les travaux en épidémiologie et en économie de la santé proposent des dispositifs à même de caractériser les situations à risque élevé par l’évaluation quantitative. Ils ne visent ni l’identification d’individus en souffrance ou en situation psychosociale « à risque », ni à proposer des plans d’action ou de prévention. La prévention de type secondaire et tertiaire est largement centrée sur l’individu, elle permet un soutien psychologique, un développement des capacités individuelles à gérer les conflits voire de développer un certain bien-être au travail. Les bénéfices qui découlent de ces pratiques permettraient de compenser les conséquences des RPS. Mais si cela peut suffire à désamorcer des situations à risque, cela ne permet pas d’en traiter les causes (Douillet, 2013). En effet, les actions de type secondaire et tertiaire ne corrigent que les symptômes (aider à faire face) sans s’attaquer aux causes profondes, elles ne peuvent donc pas avoir d’effets à moyen et long terme sur la prévention des RPS dans l’organisation. Elles peuvent par ailleurs avoir comme autre limite de stigmatiser des salariés qui apparaîtraient comme moins « résistants » que les autres. Au coeur des enjeux de la prévention des RPS sont donc en conflit plusieurs approches des RPS qui renvoient à plusieurs niveaux d’évaluation et de pilotage des RPS. Ces approches sont difficilement réconciliables pour ne pas dire incompatibles. Pour faire face aux pressions croissantes d’une meilleure prévention des RPS, les entreprises doivent arbitrer entre ces différentes approches. Identifier les caractéristiques et les enjeux du champ français de la prévention des RPS est donc une étape nécessaire et préalable à une évaluation et un pilotage des RPS dans les organisations souhaitant à la fois être performantes au niveau organisationnel et au niveau institutionnel.

En parallèle de l’intensification des pressions sur les organisations pour une meilleure prévention des RPS se sont développées des manifestations avec des objectifs spécifiques : les congrès et salons Préventica, le congrès du CRHA (l’ordre des conseillers en ressources humaines agréés), la semaine d’information sur la santé mentale (SISM), la semaine de la qualité de vie au travail organisée annuellement par l’Agence nationale et les associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail (Anact-Aract ), la conférence santé et bien-être au travail du journal les Echos, le salon de la Qualité de Vie au Travail (Vitaelia), le festival du bonheur au travail (la Fabrique Spinoza)… Chacune de ces manifestations organise des conférences ou tables rondes avec des chercheurs, des experts, des agences ayant une expertise en santé au travail (comme l’ANACT ou l’INRS[4]), ou encore des représentants institutionnels (comme la participation de Muriel Penicaud, Ministre du travail). Ces manifestations sont organisées par des sociétés privées à finalité commerciale, des associations professionnelles, des think tank ou encore des agences nationales. En lien avec leurs finalités, elles peuvent favoriser la promotion d’une lecture de la prévention des RPS au détriment des autres et ainsi contribuer à son enracinement dans l’esprit des participants. Une manifestation à part entière, le congrès du Dim Gestes, a réuni des chercheurs et les acteurs du terrain en lien avec la santé au travail. L’extrait ci-dessous du programme permet d’identifier les objectifs affichés de la manifestation :

« Le Groupe d’Études Sur le Travail Et la Souffrance au travail (GESTES), réseau de recherche interdisciplinaire soutenu par la région Ile-de-France, organise à Paris les 11 et 12 juin 2015 un colloque international, visant à faire dialoguer les acteurs du monde académique et les acteurs de terrain aux prises avec la santé au travail. Dans un contexte de mobilisation récente forte sur ce sujet et de multiplication d’approches et d’expériences diverses, ce colloque a pour objectif de mettre en discussion et en débat les pratiques d’intervention et les dispositifs visant à agir sur ces enjeux psychosociaux, ainsi que les questions qui émergent lors de leur mise en oeuvre.

L’objectif est de faire intervenir, à part égale, des acteurs concernés par la santé au travail (managers, représentants du personnel, professionnels des services de santé et de prévention, consultants, agents de l’inspection du travail, des CARSAT…) et des chercheurs (économistes, ergonomes, gestionnaires, historiens, juristes, psychologues, sociologues …) pour débattre ensemble des pratiques des uns et des autres et dégager de nouvelles perspectives d’actions et de recherche ».

L’étude de ce congrès particulier est la porte d’entrée retenue pour tenter d’identifier les caractéristiques et les enjeux du champ français de la prévention des RPS.

Cadre théorique

Les ECC représentent des organisations sociales temporaires (Lampel et Meyer, 2008, p. 1026). Ils peuvent prendre la forme de foires commerciales, de rencontres professionnelles, de concours technologiques, qui synthétisent et façonnent le développement des métiers, des technologies, des marchés et industries (Meyer et al., 2005; Garud, 2008). Les ECC sont l’occasion pour des acteurs qui habituellement n’interagissent pas entre eux (Hardy et Maguire, 2010) d’annoncer des nouveautés, de développer des normes, de construire des réseaux sociaux, d’interpréter des informations et de prendre des décisions (Lampel et Meyer, 2008). Les travaux antérieurs se sont souvent orientés sur des domaines institutionnels formés autour d’industries ou de technologies communes, puis l’attention s’est progressivement portée sur la façon dont les champs se forment autour d’enjeux (Hoffman, 1999). Ces travaux plus récents considèrent le champ comme une arène de luttes et de conflits (Wooten et Hoffman, 2008) car ils « deviennent des centres de débats dans lesquels des intérêts concurrents négocient sur l’interprétation des questions » (Hoffman, 1999, p. 351). Même s’il n’y a pas de technologie, les enjeux et leur mise en débat sont aussi au coeur d’un ECC. Dans le cas du congrès DIM, ces enjeux sont clairement précisés dans la brochure et le programme (voir ci-avant).

Des recherches se sont focalisées sur des ECC qui ont la particularité de se dérouler de manière épisodique comme des conférences dédiées à l’établissement de standards (Garud et Ahlstrom, 1997; Garud et Rappa, 1994) ou de rencontres professionnelles dans les champs émergents (Meyer et al., 2005). Ce sont des évènements temporaires pendant lesquels les membres du champ ont l’opportunité de tous se rencontrer, de réunir des renseignements sur les activités de leurs concurrents (Kerin et Cron, 1987) et de s’engager dans un processus collectif de création de sens partagé (sensemaking) (Meyer et al., 2005). Avec un nombre limité de manifestations, les congrès du Dim Gestes se classent dans cette catégorie d’ECC.

Les ECC sont des espaces de médiation entre les institutions et les acteurs. Ils permettent aux acteurs d’interpréter en fonction de leur réalités les directives et les lois (Garud et Rappa, 1994). Les ECC activent ainsi des mécanismes de médiation qui donnent aux individus la possibilité de transformer des arguments contestés en résultats légitimes (McInerney, 2008). Les organisations françaises ont l’obligation légale de préserver la santé mentale de leurs salariés. Cependant la loi n’offre pas de définition opérationnelle. Le congrès du Dim Gestes joue ainsi un rôle de médiateur entre les obligations légales et leur mise en oeuvre. C’est en lien avec ce constat que nous émettons l’idée que l’enjeu du congrès étudié est aussi définitionnel.

La littérature indique qu’un ECC est doté d’un « mandat de champ fort » lorsque « des acteurs clés [lui] accordent l’autorité formelle dans des domaines spécifiques » (Lampel et Meyer, 2008, p. 1027) ou également lorsque l’ECC a atteint une position de légitimité quasi monopolistique. Dans d’autres cas, les ECC ont un faible mandat de champ et influencent indirectement le champ (Oliver et Montgomery, 2008), servant principalement de centres de réseautage social (Lampel et Meyer, 2008). Le congrès du Dim Gestes appartient à cette deuxième catégorie. Même s’il obtient un mandat de la part des institutions avec le parrainage du Ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, celui-ci reste faible dans le sens où il ne dispose d’aucune autorité particulière à ce stade de structuration du champ.

Dans la phase d’émergence du champ, un ECC est davantage susceptible d’impliquer des questions normatives telles que l’établissement de règles, de définitions pratiques, de vocabulaire spécifique, de codification ainsi que le positionnement du champ par rapport aux autres champs et institutions (Scott et al., 2000; Lampel et Meyer, 2008). Si les travaux se sont concentrés sur la manière dont les ECC contribuent à la structuration du champ émergent (Rao, 1994; Garud et Ahlstrom, 1997; Meyer et al., 2005), il existe peu de perspectives pour saisir les principaux enjeux et caractéristiques dans un champ institutionnel dans sa phase de structuration. A l’instar des travaux de Hardy et Maguire (2010) sur les conférences de l’ONU, le congrès du Dim Gestes rassemble des membres de divers types d’organisations pour interagir et échanger des informations sur une question donnée, fournissant un forum pour les luttes sur les différentes visions de l’avenir. En tant que tel, le congrès du Dim Gestes peut être considéré comme un ECC.

Les ECC permettent enfin aux individus qui ne se conforment plus au modèle de logique institutionnelle de leur champ de devenir des acteurs à proprement parler. L’ECC laisse aux individus la possibilité de s’exprimer en cohérence avec leur propre compréhension de la situation. Il protège les initiatives individuelles et la créativité des pressions isomorphes du champ (Lampel et Meyer, 2008). Ainsi, et dans le cas du congrès du Dim Gestes, l’étude du profil des participants sera riche d’enseignements sur les lectures des RPS qui sont en plusieurs points incompatibles. Le thème et les objectifs du congrès sont clairement établis : la mise en débat des pratiques de prévention de la santé au travail. Chaque présentation permet d’échanger et de débattre autour d’approches différentes. En ce sens les participants au congrès sont donc des acteurs du champ.

La littérature néo-institutionnelle offrant peu de réponses quant à savoir comment caractériser un champ qui n’est pas encore arrivé à maturité, l’étude des ECC est, potentiellement, un moyen d’accéder aux acteurs du champ, aux frontières de celui-ci et aux enjeux qui sont en débat. Pourtant, dans le cas particulier des champs institutionnels en phase de structuration, l’ECC disposera nécessairement de caractéristiques particulières. Tout d’abord, comme il n’existe pas encore d’institutions établies dans le champ, il n’existe donc pas de centre au champ, l’ECC ne peut donc pas se trouver au coeur du champ. Ensuite, il n’existe pas non plus des acteurs au centre du champ défendant les institutions dominantes et des acteurs périphériques travaillant à la déstabilisation des institutions existantes. À ce stade, il n’y aurait que des acteurs périphériques travaillant à la promotion de proto-institutions émergentes. On peut enfin se demander s’il est véritablement possible à cette étape de la structuration du champ d’identifier grâce à l’étude d’un ECC les futures institutions qui s’imposeront par la suite aux acteurs du champ. L’ensemble de ces questionnements peuvent se résumer ainsi : En quoi l’étude d’un ECC peut-elle contribuer à caractériser un champ institutionnel dans sa phase de structuration et à en identifier les enjeux ?

Méthodologie et protocole d’analyse des données

La partie empirique de cet article étudie le champ émergent de la prévention des RPS. L’objectif de cette étude n’est pas d’établir la capacité de l’ECC à aider à la structuration du champ mais bien de voir en quoi l’étude d’un ECC peut permettre d’identifier les caractéristiques et les enjeux du champ émergent étudié. Nous nous appuyons pour cela sur l’analyse du Dim Gestes et de son congrès, vu comme un ECC. Ce travail se concentre sur les dynamiques sociales au coeur des ECC comme les travaux de Oliver et Montgomery (2008), Garud (2008) ou encore McInerney (2008). Les travaux qui ont retenu cet axe s’appuient sur l’observation des participants, des entrevues et des textes produits par les participants. Une grande partie de cette recherche porte sur l’étude de conférences, considérée comme un cadre idéal pour cet objectif par Lampel et Meyer (2008).

Contexte

Un Dim est un domaine d’intérêt majeur : un réseau scientifique pluridisciplinaire réuni autour d’une même thématique. Le Dim Gestes a été créé en novembre 2011, il est financé par la Région Île-de-France à hauteur de 3,3 millions d’euros pour une durée de cinq ans. Le Dim Gestes, dont l’objectif initial était de construire un réseau scientifique autour du travail en Île-de-France, regroupe plus de 200 chercheurs (et 40 doctorants) issus de 34 équipes de recherche en Sciences Humaines et Sociales[5] et de 25 établissements d’enseignement et de recherche. Les sujets au centre du Dim Gestes sont ceux « du travail et de ses transformations actuelles, de la souffrance au travail et de la santé au travail ». Le Dim Gestes concentre la majeure partie de ses ressources autour de deux axes : le soutien à la recherche avec des allocations doctorales et post-doctorales, et le soutien ou le développement d’événements scientifiques. Sur la période 2012 – 2016, le Dim Gestes a organisé 31 séminaires, 5 journées thématiques et 3 colloques (en 2012, 2013 et 2015). Si les deux premiers colloques ont favorisé la pluridisciplinarité entre chercheurs et la mise en discussion des approches particulièrement développées en France, le dernier colloque a sollicité de nombreux professionnels et, plus généralement, des acteurs parties prenantes à la question de la santé au travail. L’attrait du dernier colloque était tel que l’ensemble des 700 places disponibles a été réservé en moins d’une semaine.

En favorisant les échanges interdisciplinaires mais aussi entre les acteurs concernés par les questions en débat, le Dim Gestes est devenu une source d’information au-delà du monde académique et son site Internet en est la vitrine. Le site www.gestes.net comptabilise régulièrement plus de 6.000 visiteurs par mois (jusqu’à 12.000 visiteurs pendant le mois de septembre 2015). C’est par ce site que se fait la communication du congrès et de toutes les manifestations que soutient le Dim Gestes, de la promotion jusqu’à la diffusion des actes. Le site met à disposition un grand nombre de ressources et fait la promotion des recherches qu’il soutient. Les derniers chiffres (mi 2016) indiquent plus de 2700 abonnés à la newsletter mensuelle.

Méthodologie

L’étude du Dim Gestes et de son congrès s’appuie sur une méthodologie mixte. Les matériaux collectés sont de différentes natures : actes de colloques, informations publiques, newsletters, archives, articles de presse et publications, enregistrements audios des actes de congrès et entretiens :

  • 466 documents : actes de colloques, newsletters, archives et publications représentant l’intégralité des documents disponibles concernant le Dim Gestes ou diffusés par celui-ci jusqu’à mai 2016,

  • Un entretien semi-directif de 1h30 avec un responsable du Dim Gestes,

  • Une observation participante au colloque 2015 qui a permis de nombreux échanges informels avec les participants, organisateurs et présentateurs ainsi que l’observation des espaces discursifs au sein desquels plusieurs questions centrales à la prévention des RPS ont pu être débattues,

  • L’étude de la base de données des 744 participants au colloque 2015 du Dim Gestes, qu’ils soient observateurs ou communicants.

Protocole d’analyse des données

Selon Meyer et al. (2005), l’étude des discours est particulièrement appropriée pour l’étude des ECC car elle permet d’accéder rapidement à des informations variées comme des données sur le processus de construction de sens, le jargon spécifique ou encore les diffusions des meilleures pratiques. Pour Phillips et al. (2004), le processus d’institutionnalisation n’est pas uniquement la conséquence d’un processus d’imitation d’actions. Celui-ci repose davantage sur les textes qui sont diffusés par les discours, « ce n’est pas l’action en soi qui constitue la base de l’institutionnalisation, mais plutôt les textes qui décrivent et communiquent sur ces actions » (Phillips et al., 2004, p. 635). Les discours sont des corps de textes interreliés qui définissent ce qui est considéré comme standard et acceptable, favorisant ainsi l’institutionnalisation des pratiques des comportements (Hardy et Maguire, 2010). Les textes sont des expressions symboliques qui comprennent un large éventail de types de documents aussi bien écrits, que verbaux comme des discours ou des communications informelles (Phillips et al., 2004). Un espace discursif offre la possibilité d’une interprétation alternative de la réalité avec une place pour de nouveaux discours et de nouvelles structures sociales (Fletcher et al., 2009).

L’origine du Dim Gestes remonte à 2011, ce qui limite une étude longitudinale (comme l’évolution du discours par exemple) avec quatre années de recul jusqu’à 2016. Néanmoins, le récit chronologique des différentes étapes de structuration du Dim Gestes peut participer à l’identification des frontières du champ. L’étude de ces données primaires et secondaires a été réalisée en plusieurs étapes en fonction de la source de données. Les méthodes quantitatives ont été privilégiées de manière à supprimer les biais liés au codage des données et à garantir la neutralité des traitements. Pour déterminer les acteurs du champ de la prévention des RPS, une analyse de la base de données des 744 participants au dernier colloque 2015 du Dim a été menée. Un regroupement des participants par catégorie a été réalisé en retenant comme critère l’activité principale de l’organisation représentée par le participant. À titre d’exemple, un psychologue, selon qu’il travaille dans un cabinet de consultants ou dans une unité médicale, ne sera pas classé dans la même catégorie. Ces regroupements ont permis d’établir les différents acteurs-type présents lors de la manifestation, puis de les mettre en lien avec les proto-institutions en discussion.

L’ensemble des documents collectés autour du Dim Gestes et de son colloque a été analysé. Ces données ont fait l’objet d’une analyse lexicographique. Elle permet de réaliser des études descriptives multidimensionnelles appliquées au domaine textuel. L’analyse des textes comporte plusieurs étapes : l’établissement de la liste exhaustive des événements discursifs (Maguire et Hardy, 2009) puis l’analyse thématique des discours et des pratiques promues lors des colloques. Les 466 documents ont été pris en compte dans l’analyse. Une première étape de lemmatisation a permis de regrouper dans les mêmes unités les formes graphiques qui correspondent aux différentes flexions d’un même lemme. Une deuxième étape a consisté à l’établissement de la liste des formes lexicales porteuses de sens et d’au moins trois caractères. L’analyse des 1000 unités de sens les plus fréquentes a permis de calculer un arbre de classification hiérarchique fondé sur le calcul du coefficient de corrélation de Pearson. Cet arbre a permis d’établir les différentes classes de discours diffusés par le Dim Gestes. La catégorie de discours retenue est construite suite à des allers-retours avec des verbatim contenant les unités de sens. Enfin, dans une dernière étape, il a été procédé à la mise en rapport les enjeux établis dans l’analyse du champ avec les thématiques portées par le Dim Gestes et les différents acteurs identifiés du champ.

Résultats de l’étude du Dim Gestes et de son congrès

La revue de littérature visant à identifier le champ de la prévention des RPS a permis de mettre en lumière l’existence de plusieurs définitions « en concurrence » des RPS, se différenciant par leur manière d’évaluer ces risques, et par les actions recommandées pour les prévenir ou les maîtriser. Dans le programme du congrès du Dim Gestes, les objectifs de la manifestation sont précisés :

  • « Six grands ensembles de questions seront abordés :

  • Quelle implication des différents acteurs des relations professionnelles sur ces enjeux psychosociaux ?

  • Quels rôles prennent les professionnels en charge des enjeux psychosociaux ?

  • Quels outils et cadres théoriques mobiliser pour agir ?

  • A quelles échelles agir ?

  • A quelles conditions des actions de prévention aux effets durables ?

  • Comment évaluer les actions engagées ? ».

L’extrait du programme cité en première partie permet de souligner les intentions des organisateurs, à savoir « mettre en discussion et en débat les pratiques d’intervention et les dispositifs visant à agir sur ces enjeux psychosociaux » en confrontant les « acteurs concernés » et « débattre ensemble des pratiques des uns et des autres et dégager de nouvelles perspectives d’actions et de recherche ». On retrouve ainsi dans le vocabulaire les intentions et finalités que la littérature attache à un ECC avec l’idée de faire évoluer dans la conscience collective des participants les représentations des RPS et de leur prévention. Les questions qui étaient abordées (ou que les organisateurs ont voulu mettre en avant) confirment l’idée de l’établissement d’un référentiel commun de sens partagé concernant les pratiques et les règles à reconnaitre comme légitimes (avec potentiellement l’idée de prescrire des pratiques et d’en proscrire d’autres). Le congrès du Dim Gestes est donc bien un ECC dans le champ en structuration de la prévention des RPS.

L’analyse lemmatique des documents collectés issus du site Internet permet sans surprise d’identifier le mot « travail » comme étant le plus cité d’entre tous avec 13 078 occurrences contre seulement 2 496 pour le mot « santé » ou encore 1 678 citations pour le mot « risques ». En effet le terme « travail » est au coeur de la définition même de l’objet du Dim Gestes. Le tableau 1 répertorie les 20 premières unités de sens identifiées et classées par ordre décroissant.

Tableau 1

Les 20 premières unités de sens retenues

Les 20 premières unités de sens retenues

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L’analyse lexicographique basée sur les 1 000 unités de sens d’au moins trois caractères les plus fréquentes, par l’établissement d’un arbre de classification fondée sur le calcul du coefficient de corrélation de Pearson, permet d’établir les différentes classes de discours diffusé par le Dim Gestes. La catégorie de discours retenue est établie suite à des allers-retours avec des Verbatim contenant les unités de sens. Dans plusieurs cas, l’évaluation des rapprochements s’est révélée impossible pour plusieurs raisons. Le mot « travail » est au centre de l’activité du Dim Gestes (et de sa définition), il ne peut être rattaché à un discours particulier, il est par ailleurs cinq fois plus souvent cité que le mot « santé », deuxième en termes de fréquence. Il en est de même pour les termes de « RPS » et « activité ». Dans deux autres cas, les liens contextuels ne sont pas significatifs : pour la grappe « Work - stress », ainsi que « qualité – sociale – management ». Le tableau 2 présente les discours identifiés suite à l’étude des Verbatim concernant les mots et les segments statistiquement proches.

Tableau 2

Synthèse des discours – analyse par grappe

Synthèse des discours – analyse par grappe

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Enfin, la dernière étude réalisée à partir de la liste des 744 participants au congrès du Dim Gestes 2015 permet d’identifier ce que nous appelons « les acteurs-type », c’est-à-dire les différentes catégories d’acteurs qui se regroupent en fonction de l’activité principale de l’organisation représentée par le participant (tableau 3). Le nombre d’acteurs dans chaque catégorie permet également d’en calculer la proportion.

L’étude des participants à la manifestation de 2015 permet d’identifier cinq catégories d’acteurs-type. Le premier groupe d’acteurs est celui affilié à la recherche. Composé de chercheurs et d’étudiants, il représente la raison d’être originelle du Dim Gestes : la structuration d’un réseau de recherche. Un deuxième groupe est composé d’acteurs dans le domaine des soins et de l’accompagnement (professionnels de la santé au sens large) directement en contact avec les travailleurs en souffrance. Un troisième groupe est construit autour des professionnels au sein des organisations (entreprises et structures publiques ou assimilées) avec des acteurs en lien avec le management (direction, ressources humaines, chargés de mission). Un quatrième groupe, particulièrement important, est constitué d’acteurs extérieurs aux organisations et qui proposent leur expertise (et majoritairement la vendent), principalement des cabinets de conseil mais aussi quelques associations. Enfin, un dernier groupe est composé d’acteurs en lien avec la société (mais pas forcément en dehors du champ) et qui contribuent à la diffusion d’informations depuis le champ vers l’extérieur.

Discussion

La problématique retenue était de savoir si l’existence d’un ECC permet d’identifier les principales caractéristiques et les enjeux d’un champ en phase de structuration. La discussion des résultats est organisée autour des contributions managériales puis des contributions théoriques.

Contributions managériales

Le thème retenu pour le colloque 2015 était « Agir sur la santé au travail : acteurs, pratiques et dispositifs autour des enjeux psychosociaux », avec pour objectif de mettre en discussion les acteurs concernés par ces pratiques et ces dispositifs. Avec 71 % d’acteurs non liés à la recherche, on peut donc constater que le Dim Gestes suscite l’intérêt d’une grande diversité d’acteurs. Même s’il n’est pas possible de parler de coalition pour chacun des groupes d’acteurs-type, on peut au moins évoquer l’idée d’intérêts partagés par chacune des catégories d’acteurs identifiées.

Le Dim Gestes a positionné initialement ses centres d’intérêt autour de la question du travail, de la souffrance au travail et de la santé au travail. Cette approche le place dans une acception large du concept de RPS (Mias, 2010), la « mise en discussion du travail » se trouve au centre de la majorité des manifestations organisées (le terme « travail » est cité plus de 13 000 fois contre 1 678 fois pour le terme « risques » et 385 fois pour « RPS »). Même si d’autres approches sont représentées, ce choix place les travaux du Dim Gestes en majorité dans une approche « clinique » (cf. partie 1). Pourtant, au regard des conférenciers et de leurs présentations, on peut constater une représentation à la fois des approches « étiologiques » et « individuelles ». Les questions posées par le Dim Gestes croisent les trois approches identifiées : « Faut-il soigner les travailleurs ? Soigner l’organisation ? Ou bien soigner le travail ? »[6]. Il apparaît donc que les chercheurs universitaires porteurs du congrès jouent le rôle d’acteurs institutionnels cherchant à promouvoir une définition élargie de la prévention de la santé au travail tout en mettant en débat au coeur du congrès les différentes proto-institutions en concurrence que sont les définitions alternatives de la prévention des RPS.

L’étude lexicographique réalisée (tableau 2) permet de mettre en évidence les thématiques présentes dans les discours du Dim Gestes. Le thème « promotion et diffusion de la recherche », qui fait partie des motivations premières de la constitution de ce Dim, est logiquement présent dans les discours. Les autres thématiques identifiées sont en lien avec les acteurs concernés par la santé au travail présents parmi les conférenciers et les participants au colloque. Le thème de « conseils et prévention » est en lien avec les cabinets de conseils, celui des « études de cas, entreprises et autres organisations » est en lien avec les professionnels (direction, RH, chargés de mission), et le thème « accompagnement et soins » est en lien avec les professionnels de la santé. Chaque acteur-type présent au congrès est donc en lien avec au moins l’un des discours diffusés par le Dim Gestes (tableau 4).

Tableau 3

Les participants au congrès, acteurs et promoteurs dans le champ

Les participants au congrès, acteurs et promoteurs dans le champ

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Tableau 4

Relations entre les discours du Dim Gestes et les participants au colloque 2015

Relations entre les discours du Dim Gestes et les participants au colloque 2015

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La place particulière de l’État au sein du champ est à souligner. Le rôle de l’État dans un champ est souvent limité à une dimension contraignante ou habilitante. Mais son rôle est ici ambigu dans le sens où les organismes sociaux qu’il pilote sont aussi concernés par les RPS et les coûts engendrés (accidents, maladie, retraite…). L’État, par l’évolution de la législation, a par ailleurs modifié les principes généraux de prévention (notamment en faisant reposer ceux-ci sur l’adaptation du travail à l’homme et en recommandant d’agir sur les risques à la source). Cette évolution semble faire davantage porter les responsabilités des RPS sur les organisations. L’État est donc ici en interaction avec le champ institutionnel et ses membres dans la structuration et la définition du champ en cohérence avec les conclusions de Fligstein (2001). Il est donc un acteur institutionnel du champ qui peut avoir un intérêt à orienter les acteurs du champ vers l’une ou l’autre des proto-institutions en compétition. La présence de nombreux représentants d’institutions en lien direct avec l’État (ministères, exécutif, présidence de la république) ou encore tous les outils et dispositifs diffusés par des organismes nationaux (comme par exemple ceux de l’INRS) peuvent corroborer cette idée que ces organismes publics cherchent à orienter la structuration du champ. 

Donc d’un point de vue empirique, il ressort de cette étude que des acteurs du champ de la prévention des RPS ont pu être identifiés, que plusieurs familles de pratiques de prévention sont en débat et sont portées par les acteurs identifiés, et enfin qu’un travail d’interprétation et de dialogue est réalisé par les acteurs pour répondre à l’obligation de prévention de la santé mentale des salariés, avec un rôle particulier d’organismes soutenant l’action publique.

Contributions théoriques

La revue de littérature a souligné différentes approches des RPS, de leur appréhension et de leur prévention. Ces approches peuvent être lues comme des proto-institutions qui cherchent à s’imposer dans le champ de la prévention et soutenues par leurs promoteurs respectifs. Dans le cas du congrès étudié, on assiste à une mise en débat de plusieurs proto-institutions avec la recherche et des chercheurs (acteurs-type) apparaissant comme les catalyseurs autour de la reconnaissance de pratiques et démarches pourtant très différentes les unes des autres.

La première contribution de cet article est de confirmer qu’il peut exister des ECC à l’étape de la structuration du champ institutionnel. Mais à ce stade, comme il n’existe pas encore de « centre » du champ, l’ECC n’a pas de mandat fort et il n’est pas la vitrine des institutions dominantes. Nous pouvons donc le considérer comme un ECC périphérique, un proto-ECC, qui cherche aussi sa légitimité au sein du champ en structuration. Ce proto-ECC concentre les acteurs qui travaillent au développement et à la promotion des proto-institutions qu’ils supportent, mais ils oeuvrent également à la perturbation des proto-institutions concurrentes (Zietsma et McKnight, 2009). Bien que toutes les proto-institutions ne deviendront pas des institutions à part entière (Zeitz et al., 1999), elles représentent une première étape importante dans le processus de création des institutions (Lawrence et al., 2002). Dans le cas particulier du congrès du Dim Gestes, celui-ci semble en périphérie des autres manifestations comme celles citées en partie 1.

La deuxième contribution se situe au niveau de l’identification des acteurs du champ en phase de structuration. L’étude d’un proto-ECC permet d’identifier différentes catégories d’acteurs (appelés ici acteurs-type) concernés d’une part par les futures institutions qui s’imposeront à toutes les organisations du champ et d’autre part par les ressources, le pouvoir et la légitimité qu’ils peuvent acquérir (Lampel et Meyer, 2008; Schüssler et al., 2014). Chaque acteur-type est porteur d’un discours et de propositions assimilables à des proto-institutions en quête de légitimité (Lawrence et al., 2002; Zietsma et McKnight, 2009). Une autre particularité apparaît ici, les acteurs regroupés à cette étape de la vie du champ institutionnel ne sont pas forcément les mêmes que ceux que l’on pourra retrouver à l’étape de la maturité du champ, certains pouvant disparaître (la recherche universitaire), d’autres pouvant voir leur rôle de promoteur s’estomper (l’État).

La dernière contribution concerne les particularités d’un proto ECC et des acteurs qui le portent. Dans le cas particulier d’un champ en phase de structuration, il n’y a pas d’institutions dominantes, donc l’ECC travaille davantage à la promotion de la proto-institution portée par les organisateurs de la manifestation tout en laissant des espaces discursifs pour la mise en confrontation des proto-institutions concurrentes (Kellogg, 2009; Mair et al., 2012). Pourtant, même si la théorie met en avant que l’étude des ECC permet une meilleure identification des mécanismes qui déterminent le développement des trajectoires des technologies, des marchés ou des industries (Lampel et Meyer, 2008), l’incertitude qui règne à l’étape de structuration du champ ne permet pas de prédire les futures orientations et institutions du champ arrivé à maturité. Le rôle d’un ECC n’en reste pas moins important car moins un champ est structuré et plus un ECC peut contribuer à son évolution, alors que, à l’inverse, la complexité croissante des champs et la multiplication des questions rendent plus difficile la capacité d’un ECC à modifier le champ (Schüssler et al., 2014). Enfin, même si toutes les proto-institutions ne deviendront pas des institutions à part entière (Zeitz et al., 1999), elles contribuent pourtant à la construction d’une nouvelle compréhension collective (Oliver et Montgomery, 2008).

Donc, d’un point de vue théorique, l’étude d’un ECC dans un champ en phase de structuration offre plusieurs opportunités : celle d’identifier les acteurs du champ, de clarifier les enjeux et de mettre en lumière la mise en discussion des demandes institutionnelles et leur interprétation par les acteurs.

Conclusion

Par l’organisation de ce congrès, le Dim Gestes met en « discussion » plusieurs proto-institutions et il ressort comme le promoteur de l’une d’entre elles. Le colloque apparait dès lors comme le déclencheur d’un processus à même de modifier les positions et les compréhensions des acteurs du champ de la prévention des RPS (Hardy et Maguire, 2010). En effet, la mise en discussion des pratiques et dispositifs autour des enjeux psychosociaux à travers les ateliers et les tables rondes génère des espaces relationnels entre les « opposants » (Kellogg, 2009; Mair et al., 2012). L’ECC étudié participe à la phase de structuration du champ en facilitant le changement institutionnel (Hardy et Maguire, 2010) et, dans ce cas, au travail d’institutionnalisation d’une définition élargie de la prévention de la santé au travail. L’enjeu de la prévention des RPS autour duquel s’agrègent l’ensemble des acteurs de ce champ en structuration est donc principalement un enjeu définitionnel. Même en s’inscrivant davantage dans l’une des définitions de la prévention, le congrès laisse des marges d’initiative et de créativité car les participants peuvent aussi interagir de manière imprévisible (Lampel et Meyer, 2008), ce qui limite toute projection de trajectoire prédéterminée quant à l’évolution du champ vers la maturité. Il est donc difficile de conclure à l’établissement d’une norme sociale partagée tant les divergences semblent grandes.

La nécessité, nouvelle, pour les organisations d’apporter des réponses et de les diffuser en cohérence avec ce cadre législatif et sous le regard attentif de plusieurs acteurs (comme la presse ou les syndicats) constitue le point de départ d’un ensemble d’enjeux à l’origine de la formation du champ de la prévention des RPS. Mais imposer une obligation de résultat aux organisations en matière de prévention de la santé mentale alors qu’il n’existe pas de définition juridique à ce jour, revient à demander aux obligés de définir eux-mêmes le cadre de leurs obligations. À travers le cas de la prévention des RPS, il apparaît que les différentes définitions en concurrence de ce que peuvent être les RPS influencent directement les démarches d’évaluation, de pilotage et de prévention. Ce travail aura montré que face à une demande institutionnelle émergente, l’étude des proto-ECC d’un champ en structuration permet d’en saisir les enjeux et d’en identifier les acteurs et leurs discours. Même si cette analyse ne prédit pas l’avenir du champ, elle permet néanmoins aux acteurs de mieux se situer dans la construction de leurs réponses institutionnelles, et pourquoi pas de les inciter à un travail de promotion institutionnelle pour des discours et des règles qui leur paraissent plus adaptés, car c’est à cette étape de la vie du champ que se construisent les futures institutions.