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La mise en place des mégaprojets (investissements complexes et à grande échelle qui coûtent généralement un milliard de dollars et plus, prennent de nombreuses années à développer et à construire, impliquent de multiples acteurs publics et privés, sont transformationnels et ont un impact sur des centaines de milliers de personnes, Flyvbjerg, 2014; Hassan et al. 1999) représente un engagement géographique et financier fort. Ceux-ci sont complexes, souvent conflictuels, et nécessitent une double stratégie : comprendre l’impact du projet et du territoire sur l’organisation mais également de ce projet sur le territoire. Ces questions se posent depuis longtemps dans les sciences de gestion et ont été étudiées et opérationnalisées principalement au travers de l’étude des risques. Mais ces questions se posent également dans une autre discipline parallèle : la géopolitique.

Pour un large public, ce champ est lié à l’étude des relations internationales et reste stato-centré. En fait, la géopolitique a plus largement pour objet l’étude des rivalités de pouvoir sur un territoire, des acteurs (étatiques et non-étatiques) qui sont mobilisés et des enjeux qui s’y rapportent (Lacoste, 2012; Flint, 2006). Celles-ci ne se jouent pas qu’au niveau étatique et macro-social, mais également sur des territoires beaucoup plus restreints.

Cet article se propose de montrer comment la méthode d’analyse géopolitique peut être un complément à l’identification et l’analyse des risques des mégaprojets internationaux. Quelles perspectives complémentaires apporte-t-elle à l’analyse contextuelle de l’environnement des entreprises participantes pour identifier et évaluer les risques de ces projets ?

L’objectif de cet article est de montrer que cette méthode, en introduisant de nouveaux concepts (comme la notion de territoire, de représentations, de rupture d’équilibre ou de création de déséquilibres) ainsi qu’une vision multi scalaire et multidisciplinaire, permet notamment d’identifier les chaînes relationnelles entre les risques eux-mêmes. Celles-ci sont primordiales à intégrer dans ces phases d’identification d’analyse car elles permettent d’avoir un regard plus interconnecté sur les risques en saisissant la complexité des liens entre acteurs et en contextualisant leurs positions ou décisions. Cette vision plus globale doit permettre d’identifier des solutions de gestion de ces risques moins cloisonnées. Enfin, cet article cherche à initier une discussion entre les recherches en sciences de gestion vis à vis de certains sujets abordés par la géopolitique pour une fertilisation des deux champs de recherche.

Dans une première partie, nous nous pencherons sur les deux façons dont les sciences de gestion étudient l’identification des risques dans les mégaprojets. La deuxième partie exposera la définition du cadre d’action de la géopolitique, les grandes lignes de la méthode ainsi que les principaux concepts qui lui servent de base d’analyse. La troisième partie exposera la méthodologie de la recherche et sera illustrée par l’étude des risques inhérents au projet de la centrale de Jaitapur en Inde qui devrait être construite par EDF/ Areva. Enfin, la dernière partie permettra de montrer que la géopolitique peut être utilisée de façon opérationnelle comme un outil complémentaire de compréhension et de gestion de la complexité de l’environnement de ces mégaprojets pour analyser la viabilité de ceux-ci et minimiser les risques d’investissement.

L’identification et l’analyse des risques externes dans les mégaprojets

Les risques inhérents aux mégaprojets

La participation des entreprises dans le développement des mégaprojets prend des formes diverses et s’effectue dans des secteurs différents : infrastructures (construction de ports, de ponts, de barrages, d’oléoducs, …), supply-chain, secteur minier, agricole, défense, ou encore les grands événements mondiaux (sommets internationaux, Jeux Olympiques…). Pourtant, ces mégaprojets peuvent connaitre un taux d’échec conséquent ou peuvent entrainer de grandes controverses augmentant de facto le coût du projet pour le(s) commanditaire(s) et les entreprises participantes. Les recherches sur les mégaprojets montrent que ceux-ci sont soumis à ce que Flyvbjeg (2017) appelle une « loi d’airain », c’est à dire qu’ils dépassent toujours les budgets et le temps de construction prévus. Les causes d’échec sont nombreuses (Davies et al., 2014), et cet échec peut même impacter la survie des entreprises qui y participent (Eweje et al., 2012).

Ces mégaprojets sont donc considérés comme très risqués notamment parce qu’ils sont complexes (Bosch-Rekveldt et al. 2011). Ils concentrent des éléments structurels et dynamiques qui sont en interactions les uns avec les autres (Cicmil et al., 2006), et sont sujets à une forte incertitude (Whitty et Maylor, 2009). Cette complexité peut se résumer selon les cinq types de complexité identifiés dans les mégaprojets par Geraldi et al. (2011) : structurelle (liée à un grand nombre d’acteurs et d’éléments interdépendants), incertitude (mesurée en termes de probabilités), dynamique (liée aux changements possibles), vitesse (liée à la question du temps consacré) et socio-politique (qui regroupe les conflits d’intérêts entre acteurs). Flyvbjerg (2017) insiste particulièrement sur le nombre d’interactions importantes dans ces mégaprojets en raison du grand nombre d’acteurs à solliciter provenant de contextes divers : acteurs étatiques, ONG, activistes… (voir Dille et Söderlund, 2011; Levitt & Scott, 2017), ainsi que leur caractère long-termiste qui leur fait subir des variations au cours du temps. Par ailleurs, comme ils réunissent un très grand nombre d’acteurs (Aaltonen et Kujala, 2010), ils engendrent toujours une certaine dose de conflictualité, souvent sous-estimée, pouvant conduire à des retards et avoir des conséquences financières et organisationnelles non négligeables (Flyvbjeg, 2014).

La complexité de ces mégaprojets fait que les décisionnaires et parties prenantes ont du mal à avoir une vision globale et détaillée de l’ensemble des enjeux. Ils nécessitent donc une approche multi-acteurs, multidisciplinaire et multiculturelle (Flyvbjeg, 2017; Guo et al., 2014) afin de pouvoir lister l’ensemble des risques et évaluer leur impact.

L’identification des risques externes : une étude du « contexte » limitée

La démarche d’analyse des risques projet passe traditionnellement par trois étapes clés (Zayed, Amer et Pan, 2008; Flyvbjerg et al., 2003). Premièrement, l’identification et l’analyse des risques, phase lors de laquelle sont listés et classés tous les risques potentiels pouvant intervenir. Deuxièmement, l’évaluation de ces risques où l’on cherche à mesurer la probabilité, l’impact et la prédictibilité de la manifestation de ce risque. Et enfin, la phase d’allègement du risque où l’on cherche à identifier les solutions existantes pour prévenir le risque. Ces derniers points sortant du cadre de l’étude sur l’identification des risques, nous ne les traiterons pas ici.

Dans la phase d’identification, le principe est de clarifier et de recenser les risques potentiels. A ce stade, les études comme Bosch-Rekveldt et al. (2011) ou Wang et al. (2016) distinguent les risques internes à l’entreprise participante (comme les risques dus à la mise en oeuvre, les risques techniques, organisationnels et de prise de décision) des risques externes ou « environnementaux » (qui ne sont pas dépendants de l’entreprise). Concernant le risque externe aux entreprises, de nombreuses études ont proposé un recensement de la nature des différents risques en fonction de différentes dimensions maintenant bien établies (politique, économique, social, écologique, légal, financier, opérationnel et financier, managérial). C’est la méthode dite STEEP (Social, technologique, économique, écologique et politique) qui est la plus fréquemment utilisée dans l’identification des facteurs de risques externes des mégaprojets (Boateng et al. 2015, ou Wang, 2016) ou le modèle PESTEL, plus connu chez les entreprises (Aguilar, 1967, qui met en avant les aspects politiques, économiques, sociaux, technologiques, écologiques et légaux). Wang et al. (2016) recensent de façon exhaustive l’ensemble de ces méthodes d’identification des risques basées sur un découpage de type STEEP. Des sous-ensembles détaillés, organisés en arborescence, sont généralement proposés dans ces méthodes (pour un point de vue détaillé, voir Wang et al., 2016).

Dans la perspective d’établir un modèle le plus exhaustif possible, Boateng et al. (2015) ont listé l’ensemble des recherches concernant l’étude des risques utiles pour une analyse STEEP. Ces études proposent dans leur grande majorité une analyse de l’impact de l’un de ces risques sur le projet. Comme l’expliquent Fang et al. (2012, p. 2), dans la pratique, les méthodes d’identification des risques sont souvent utilisées pour analyser les risques de manière indépendante, en fonction de leurs caractéristiques individuelles, avec des approches plus ou moins détaillées et quantitatives. Si identifier tous les risques n’est pas possible (notamment parce que le projet évolue au fil du temps, Arashpour et al. 2016), rares sont les recherches qui essayent d’étudier de façon conjointe l’ensemble de ces risques (Zayed et al., 2008). Lorsque c’est le cas (comme dans l’étude de Fang et al., 2012), ce sont des calculs de probabilité ou de priorisation qui dominent (Boateng et al. 2015).

Au final, ces approches et études sur l’identification des risques externes sont basées sur une approche compartimentée pour des soucis de clarté mais ne sont pas relationnelles ni multiscalaires. L’approche par risque est soit étudiée au niveau macro en silo par grands secteurs (approche STEEP) ou par nature de problèmes (financement, retards, problèmes politiques…), et rarement de façon relationnelle entre les risques. Comme l’expliquent Burt et al. (2006), la grande difficulté pour ces modèles taxinomiques est de prendre en compte l’interdépendance de ces facteurs et le grand nombre d’acteurs et de proposer une compréhension systémique de cette analyse de l’environnement externe. Si ceux-ci sont catégorisés, il est difficile de mettre en résonnance l’ensemble de ces facteurs et de ces informations entre eux et de faire des corrélations pour essayer d’identifier les éléments polémogènes intrinsèques au projet. De plus, dans ces études, le but est de comprendre ce qui peut impacter le projet (l’identification du risque) mais rarement les causalités de ces différents éléments (qu’est ce qui a amené à cette situation). La chaîne causale et relationnelle (c’est à dire l’impact d’un risque sur l’autre) entre acteurs et facteurs est donc généralement ignorée. Burt et al. (2006) montrent aussi que cette vision de l’environnement contextuel des méthodes PESTEL et STEEP est déterministe, considéré comme un « stock de ressources » (2006, p. 55) et ne prenant pas en considération l’incertitude liée aux aspects relationnels entre les acteurs. En outre, ces méthodes d’analyse ne prennent pas en compte les discontinuités structurelles (ou chocs exogènes, Meyer et al., 1990) de l’environnement qui peuvent changer les propriétés fondamentales d’un système dans lequel une organisation opère (Watzlawick et al. 1974). Même si certains auteurs proposent une approche dynamique à l›analyse des risques (Cagno et al.,2008), le processus est réalisé avec une liste prédéfinie de risques (issue des modèles d’identification des risques issues des méthodes STEEP) avec des caractéristiques stables. L’adéquation de ces risques au territoire concerné n’est pas alors forcément assurée. La projection de de l’impact du megaprojet sur le territoire et des équilibres ou déséquilibres qu’il peut apporter sert rarement de point d’identification des risques en soi. Le risque est pris en compte par rapport au projet et aux organisations qui y participent, mais rarement vis à vis des déséquilibres qu’il peut entrainer sur un territoire. En outre, même si une distinction « micro » et « macro » a été établie, l’analyse du risque reste encore trop centrée sur l’Etat comme cadre d’analyse (Xue et al., 2015) et néglige les interactions entre les aspects « macro » et « micro », tout en omettant l’impact du niveau international. Par ailleurs, notamment en ce qui concerne les problèmes de nature politique, la vision dont est envisagé le pays d’accueil de ces mégaprojets est, à quelques exceptions près (Jensen, 2003), totalement déconnectée du type de régime politique (démocratie, anocratie, régime autoritaire…) ainsi que de l’exercice du pouvoir et de la nature de l’État (État fédéral, unitaire, décentralisé…) et des relations internationales entre les différents protagonistes.

Le danger est alors d’avoir une compréhension figée à un temps T (Burt et al. 2006) en se concentrant sur une catégorisation cloisonnée de critères de risques à prendre en compte, sans comprendre les liens entre eux, sans voir et comprendre l’intégralité des règles du jeu entre les acteurs sur le terrain, et sans relier les jeux de ces acteurs à un territoire particulier autre que le niveau étatique ou organisationnel.

L’apport des théories institutionnelles dans l’analyse contextuelle des mégaprojets

Ces dernières années, plusieurs recherches avaient appelé à développer des approches plus relationnelles du risque dans pour observer les mégaprojets (Ward et Chapman, 2008; Tsamboulas et al. 2013). Par conséquent, ces recherches se sont ouvertes aux apport des théories institutionnelles (Biesenthal et al., 2018; Söderlund et al., 2017) et notamment les études sur les parties prenantes (stakeholder theories) afin de mieux comprendre les stratégies organisationnelles à l’oeuvre dans ces projets. Les théories institutionnelles cherchent à comprendre comment l’environnement, et particulièrement les institutions qui le composent, affecte une organisation (pour une revue complète, voir Di Maddaloni et Davis, 2017). En particulier, ces études institutionnelles privilégient dans leur très large majorité l’analyse de la gouvernance et des conflits engendrés par celle-ci au sein de ces mégaprojets entre les différentes parties prenantes (Miller et Hobbs, 2005; Mahalingam et Levitt, 2007; Ruuska et al., 2011; Guo et al. 2014) en insistant sur les rapports de pouvoir entre celles-ci.

Par rapport aux études environnementales de type STEEP ou PESTEL, l’apport des études institutionnelles est important. Elles sont moins compartimentées et plus relationnelles (observation des interactions entre les institutions et les individus et entre les individus eux-mêmes). Elles ont aidé à identifier de nouveaux risques liés aux lois et régulations locales et aux standards de constructions (Zhi, 1995) en aidant le champ à sortir d’une vision trop centrée sur les risques marchés et sur les risques techniques. Elles ont permis de mettre en avant certains conflits entre environnement institutionnel et pratiques institutionnelles (au travers du typtique régulation/ normes/ valeurs culturelles et cognitives) et sur les coûts engendrés par ces conflits (coûts de transaction, de ressources, de temps, de réputation, etc…). Enfin, elles considèrent par ailleurs les mégaprojets non comme des résultats mais comme des processus organisationnels mêlant politique et pouvoir (Clegg et Kreiner, 2013). Néanmoins, un grand nombre de recherches institutionnelles sur les mégaprojets se centrent principalement sur le rôle des États et des « governmental stakeholders » (Flyvbjerg et al., 2003; Sallinen et al., 2011), des contacteurs ou des fournisseurs et peu sur les populations locales. Elles ont aussi pu passer sous silence certains acteurs considérés comme « secondaires » du fait qu’ils n’avaient pas de contrôle sur le projet (Aaltonen et al. 2008; Eskerod et al., 2015). En outre, peu d’entre-elles ont considéré le niveau micro-local (Xue et al., 2015) et restent centrées sur un niveau d’analyse méso-social, souvent basé sur les entreprises, les organisations et leurs relations avec les acteurs étatiques. Par ailleurs, les études institutionnelles sur les mégaprojets restent étonnamment peu intéressées par le niveau macro des relations internationales, négligeant les jeux d’acteurs étatiques et entrepreneuriaux à ce niveau. Ces recherches basées sur différents acteurs coexistent donc mais sans intégrer une vision plus holistique et territorialisée de ces questions. Dans leur analyse des études des parties prenantes, Di Maddaloni et Davis (2017) proposent plusieurs pistes d’amélioration de ces recherches et notamment la capacité d’inclure un plus grand nombre d’acteurs (qu’ils soient « primaires » ou « secondaires ») et de mieux connaître et intégrer les besoins mais aussi les aspects moraux, sociaux, religieux… de ces acteurs locaux. Enfin, limiter l’étude de l’influence de l’environnement uniquement par rapport aux institutions est un problème majeur puisqu’il nie (ou à défaut ignore) l’influence d’un territoire et de ses grands ensembles (géographiques ou démographiques) sur le projet en lui-même (et sur les institutions).

Avoir un regard géopolitique sur les mégaprojets : une approche relationnelle et multiscalaire

Qu’est-ce que la géopolitique ?

La géopolitique n’est pas une science mais une démarche scientifique, née de la géographie, qui rassemble des connaissances produites par d’autres sciences (Lacoste, 2012). Elle étudie les rivalités de pouvoir et les représentations entre acteurs sur un territoire (Lacoste, 2012, p.27) c’est à dire comment l’espace géographique est représenté et quelle est sa signification pour les acteurs dans le cadre d’un projet plus large qui est celui de la gestion et du développement d’un pouvoir. Dans cette perspective, l’espace géographique peut être de grande ou de petite taille et ne doit pas seulement être analysé comme un espace physique mais comme un espace de représentations, d’idées et de pratiques. Il doit être compris comme un construit historique et comme un espace discursif utilisé par différents acteurs.

Pendant longtemps, le référentiel d’étude en géopolitique a été l’Etat nation. Pourtant, la discipline a largement évolué et insiste maintenant sur la nécessité de ne pas faire de l’Etat et des relations internationales le centre copernicien de l’analyse géopolitique. Il reste un acteur important mais doit composer avec tout un ensemble d’autres agents non-étatiques (Badie, 2016), qui ont eux aussi des revendications sur un territoire, des représentations et une volonté de puissance qui contribuent à créer des tensions ou rivalités. Les conflits et controverses étudiés par la géopolitique sont donc tout autant internes (intra-étatique) qu’externes (interétatiques), sachant que, très souvent, les deux présentent des points communs et sont étroitement liés (Subra, 2012). Ils représentent des rivalités entre acteurs, qu’ils portent sur des questions de pouvoir et de rapports de forces, de représentations ou de ressources. Pour autant, tout conflit n’est pas géopolitique. Il le devient à partir du moment où il mobilise, vis à vis d’un ensemble spatial, un grand nombre d’acteurs appartenant à différentes sphères (dont la sphère politique) sur une échelle allant du micro-social au macro-social.

Une méthodologie multidisciplinaire évoluant autour de la notion de territoire et de représentations

La géopolitique est une discipline basée sur une démarche fondée à l’origine sur le raisonnement géographique. Pour se faire, elle se base sur un postulat et une méthodologie : l’intersection d’ensembles spatiaux (physiques et humains), qui inclut l’intégration de différentes disciplines et des changements de niveaux d’analyse afin de comprendre quel est le système qui compose le conflit. La géopolitique est donc intrinsèquement multidisciplinaire et multi-scalaire. Elle porte son observation sur l’analyse des champs d’action possibles des acteurs au travers d’une analyse principalement relationnelle. L’étude des relations de pouvoir sur un territoire, tant internes qu’externes, a légitimé la nécessité de faire appel à des chercheurs provenant de différentes disciplines et principalement (en plus de la géographie) de la démographie, des sciences politiques et des relations internationales, ainsi que de l’histoire et récemment de l’économie (avec le développement de la géoéconomie, Luttwak, 1990).

Ce qui fait l’unité d’analyse et le centre de raisonnement de la méthode est tout d’abord la notion de territoire et pas d’État. En effet, les conflits et controverses ne s’analysent pas uniquement militairement (en fonction des positions stratégiques ou des rapports de forces armés) ou diplomatiquement (en fonction des relations entre États) mais dans des dimensions bien plus larges. L’analyse inclut toujours à minima une analyse géographique du territoire (par le relief, la position géographique, le climat ou les ressources en observant les disparités sur le territoire). Deuxièmement, une analyse démographique de la population concernée (composition et nombre mais également la densité, les migrations, la présence de minorités…), avec une analyse historique des actions et des représentations identitaires des différents groupes entre eux (pour comprendre comment et pourquoi les actions réalisées dans le passé peuvent trouver écho dans le présent). Troisièmement, une analyse politique des institutions représentant le pouvoir et le partage de celui-ci (qu’elles soient étatiques légales ou non étatiques illégales, comme les mafias ou les groupes terroristes). Cette analyse s’effectue en fonction des notions de coopération ou de dépendance. Enfin une analyse économique (au travers notamment de la répartition des richesses, des ressources et des biens, des questions de disparités engendrées par un projet). Toutes ces variables sont essentielles à l’analyse géopolitique dont le but est bien d’éclairer toute la complexité d’une situation (Lasserre, Gonon et Mottet, 2016). Traitées en résonnance les unes par rapport aux autres, ces analyses permettent de comprendre l’enchevêtrement d’acteurs et de circonstances qui ont provoqué et composent les rapports de force en présence. A ce stade, sont identifiés deux types de processus à prendre en compte dans l’analyse : la rupture d’équilibres et la création de déséquilibres. La rupture d’équilibre repose sur un élément / acteur qui, par sa remise en question/ sa modification, son retrait, perturbe une situation existante. La création de déséquilibre est provoquée par la venue d’un nouvel élément/ acteur/ situation qui perturbe une situation existante. Ils sont identifiés par l’observation des relations et des conflits entre les acteurs dans leur(s) territoires.

Le lieu de ces rivalités doit être étudié en tant qu’ensemble spatial et au travers de sa territorialité. Il peut être plus ou moins grand, comme à l’échelle d’une région ou d’un État ou d’un simple quartier. Il n’est pas forcément d’un seul tenant et cet ensemble spatial disparate peut être regroupé par la pensée quand les acteurs lui reconnaissent, par leurs représentations, des caractéristiques communes (un réseau routier ou hydrographique peut être considéré par exemple comme un ensemble). La méthode d’analyse reste la même, même si les logiques d’acteurs qui sous-tendent les conflits sur ces territoires sont différentes. Dans le cadre de l’étude des rivalités de pouvoir, chaque ensemble spatial a une territorialité. Il est l’objet de représentations, de projets, de convoitises ou de pratiques d’appropriation car il contient une ou des richesse(s) (réelle(s) ou imaginaire(s), monnayable(s) ou idéologique(s)) et des acteurs aux intérêts contradictoires.

La géopolitique porte donc ainsi une grande attention au rôle des représentations (ou « codes géopolitiques » dans le monde anglo-saxon) qui se jouent vis-à-vis de et sur ce territoire (Flint, 2006). Michel Foucher (1991 : 38) décrit la représentation comme étant : « une combinaison sélective d’images empruntées à diverses catégories du champ socio-historique propre au groupe qui la produit, et qui sont recomposées de manière à former un ensemble spatial dont la dénomination est à la fois le symbole et le slogan d’un projet de nature géopolitique ». Toutes les représentations ne sont pas forcément territorialisées mais il convient d’étudier cet ensemble de croyances, d’images, qui sont source de mobilisation dans le cadre d’un conflit. La lecture de ce territoire varie grandement en fonction des acteurs. Par ailleurs, ces représentations se font souvent vis à vis d’un lien historique qu’il convient de comprendre et d’analyser. Elles ont été produites, intentionnellement ou non, dans un temps plus ou moins long, avec une cohabitation d’intérêts collectifs et particuliers, et peuvent comporter des inexactitudes (historiques ou factuelles) qu’il faut également prendre en compte non pas uniquement pour juger de leur véracité, mais pour comprendre la mentalité des groupes d’acteurs qui s’affrontent sur des terrains idéologiques pour affirmer leur pouvoir. Ces représentations s’appuient sur des convictions, portées par des acteurs individuels ou collectifs et permettent de mobiliser différentes populations. Aussi, un projet d’implantation peut tout autant se jouer sur des représentations que sur des arguments économiques ou techniques[1]. Dans les conflits plus localisés, elle est toujours un argument majeur. Mais son interprétation reste libre, ce qui fait que sa définition se fragmente en fonction des groupes d’intérêt. Pour autant, c’est sa lecture qui sert à justifier les positions dans le conflit et son utilisation (sa convocation) par les différents acteurs confirme l’intérêt tactique qu’il y a à s’en réclamer.

La méthode du diatope : Une analyse multi-scalaire

Pour analyser ces interdépendances entre acteurs et disciplines, la géopolitique a dû développer une méthodologie particulière capable de tenir compte de configurations tant micro sociales que macro sociales, locales et globales. Elle a donc décidé d’adopter au fur et à mesure des années, une vision multi-scalaire. Celle-ci provient du raisonnement géographique, base du fondement de l’analyse géopolitique. Yves Lacoste, un des pères fondateurs de la géopolitique française contemporaine, a développé la méthode du diatope qu’il décrit en ces termes : « On peut ainsi construire une représentation de l’espace terrestre comme s’il était « feuilleté », en raison de la superposition par ordre de grandeur de différents plans où s’enchevêtrent un certain nombre d’ensembles spatiaux, chacun de ces plans correspondant à un niveau d’analyse. On peut appeler diatope la superposition de différents plans, chacun étant représenté en perspective cavalière, de façon que chacun des plans puisse être commodément observable : le plan inférieur permet de montrer avec précision une situation locale de relativement petite dimension; le plan supérieur – vision continentale ou même planétaire – montre des intersections d’ensembles de très grandes dimensions qui ont cependant rapport avec la situation locale envisagée au plan inférieur » (Lacoste, 2012, p. 30-31).

L’enchevêtrement des ensembles spatiaux, l’imbrication et la perméabilité des conflits ou controverses, nécessitent toujours de croiser les regards en les observant de bas en haut et de haut en bas, en n’oubliant pas le niveau intermédiaire. Il est nécessaire d’articuler ces trois points d’observation tout autant que d’articuler entre elles les disciplines. Cette vision offre l’avantage de ne pas oublier de traiter certains acteurs qui, parce qu’ils sont éloignés du lieu de conflit ou de la controverse, peuvent apparaître comme ayant un rôle mineur alors qu’ils en sont des chaînons essentiels.

Il peut donc s’agir de voir comment un phénomène local peut avoir un impact beaucoup plus global (comme, par exemple, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh a eu un impact sur la reconfiguration globale de l’industrie de l’habillement et qui a déclenché l’adoption de lois nationales sur la responsabilité des entreprises à l’étranger[2]), ou comment un phénomène global ou mondial peut avoir des répercussions très localisées.

Une analyse en réseau : pour comprendre la configuration

Enfin, cette logique du diatope repose sur le principe de la mise en réseau de l’ensemble des acteurs participant au problème étudié et dans les différents champs spatiaux qui sont les leurs. La méthode géopolitique, comme d’autres méthodes en sciences sociales comme les théories institutionnelles et la théorie de l’acteur réseau par exemple (Callon, 2006), cherche à lister de façon la plus exhaustive possible, l’ensemble des acteurs participant de près ou de loin à la situation étudiée et à comprendre ce qui fait leurs liens. Elle prend donc aussi en compte les logiques d’acteurs (notamment au travers de leurs représentations) qui organisent et évoluent dans cet espace et lui donnent une certaine configuration. Le concept de configuration est également essentiel au raisonnement géopolitique car il regroupe l’ensemble des tensions entre acteurs dans un système spatial donné qu’il faut penser en superposition de différentes strates. Voilà pourquoi, comme le dit Dussouy (2001 : 26) « l’infrastructure géopolitique peut abstraitement se concevoir comme le lieu (…) où s’entrecroisent, se superposent, s’associent ou s’affrontent les logiques respectives des espaces matériels ou matérialisables de la vie internationale, dans lesquels se positionnent les différents acteurs des relations internationales ».

Méthodologie

Étant donné la visée exploratoire de cette étude, nous avons choisi de partir de l’analyse d’un cas unique. L’objectif de cette étude de cas est bien de montrer ce que l’analyse géopolitique apporte par rapport aux recherches sur l’identification des risques des mégaprojets (que ce soit par les méthodes taxinomiques type PESTEL ou par l’analyse institutionnelle) et non pas de tirer des conclusions de ce cas pour la théorie des mégaprojets internationaux en général. Le cas choisi est représentatif des mégaprojets dans le sens où il s’agira de la plus grande centrale nucléaire au monde si le projet aboutit. Par ailleurs, il est en discussion depuis plus de douze ans, fait entrer en relation un très grand nombre d’acteurs, et suscite des polémiques, sans être actuellement tranché. La méthodologie géopolitique nous permet d’investiguer le cas au travers d’une autre grille de lecture que les méthodes d’analyse des risques des mégaprojets en dévoilant des aspects qui n’auraient pas été pris en compte avec une méthode traditionnelle (type STEEP ou PESTEL) ou institutionnelle afin de comprendre l’ensemble des chaînes relationnelles.

Tableau 1 

Tableau des sources

Tableau des sources

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Les données sur lesquelles s’appuient l’étude sont principalement des données secondaires issues de la presse nationale et internationale en anglais et en français (le tableau 1 récapitule les sources utilisées).

Ces données ont été obtenues principalement grâce à une recherche sur Factiva sur une période de dix ans (2007- 2017). Sur les 3022 résultats, 355 articles ont été sélectionnés. Ces données ont été codées au moyen du logiciel Atlas TI. Un premier type de codage s’est d’abord fait en fonction des acteurs en présence et de l’aspect multiscalaire (méthode du diatope, soit enjeux locaux, régionaux, nationaux ou internationaux), et multidisciplinaire (aspects géographiques, démographiques, économiques, institutionnels étatique et organisationnels notamment). Ce codage initial a été raffiné ensuite par une identification des principaux enjeux et risques au projet (voir tableau 2) par rapport au commanditaire de la centrale et par rapport au principal fournisseur (Areva/EDF). Les risques ont été identifiés par l’évaluation de la rupture des équilibres en présence et de la création de déséquilibres et ce depuis l’initiation de l’idée de ce projet (2006/7) afin d’intégrer l’analyse des risques dans le temps long et non pas uniquement à un temps T. Puis, dans un troisième temps, le codage s’est centré au niveau de l’identification des liens entre les acteurs du projet. Une fois déterminé les acteurs, il a été possible par le logiciel de les relier avec les autres acteurs en fonction de l’apparition des occurrences dans les articles. La même opération a été faite pour relier les risques entre eux, en observant notamment si ces risques sont issus d’une création de déséquilibres ou de rupture d’équilibre. Cette analyse a également permis de construire une carte conceptuelle de l’ensemble des acteurs et de leurs enjeux ainsi que de leurs oppositions (carte 1) ainsi qu’une carte relationnelle des risques (carte 2).

Afin de s’assurer de la pertinence de l’analyse des risques et de trianguler les données, cette analyse a été complétée par cinq entretiens individuels (d’une durée de 34 minutes à 1H50). Deux d’entre-deux ont été enregistrés. Deux entretiens ont été faits en face à face, le reste par skype ou téléphone. Les trois autres ont été retranscrits lors de l’entretien pour des raisons de confidentialité. A la demande des interviewés, l’anonymat des personnes a été garanti, ainsi que celle de l’organisation ou de la fonction de la personne dans deux des cas. Au total, deux personnes du groupe Areva ont été interrogées, un activiste, un journaliste indien ayant suivi l’affaire, et un représentant de la diplomatie française. Les entretiens ont été menés avec une grille d’entretien générale commune, mais avec des questions particulières pour chacun déterminées suite à la première collecte de données issues de articles de journaux. Ils ont ensuite été codés selon la méthode évoquée ci-dessus puis comparés avec les premiers résultats.

Enfin, des sources annexes (rapports d’entreprises, rapports gouvernementaux et discours diplomatiques, analyses universitaires de politique intérieure et extérieure, ainsi que Wikileaks) ont permis de finaliser la triangulation des données et de travailler sur les liens entre acteurs, l’histoire du projet et l’identification des risques). Elles ont permis également d’identifier certains éléments de la chaîne relationnelle qui avaient été omis ou sous-étudiés dans la première phase.

Le cas de la centrale nucléaire de Jaitapur en Inde

C’est en 2009 qu’AREVA et la NPCIL (Nuclear Power Corporation of India) signent un premier Memorandum Of Understanding pour la construction de six réacteurs de type EPR sur le site de Jaitapur dans le Mahārāshtra. Le site deviendrait alors le plus grand site nucléaire en Inde (qui en compte 21) et dans le monde. A l’heure actuelle, l’accord n’est toujours pas officiellement signé et les réacteurs ne sont toujours pas en construction. Pour comprendre les oppositions entre acteurs et ainsi les chaînes relationnelles des risques encore inhérents projet, il faut détailler les points suivants (représentés dans les carte 1 et 2 et résumés dans le tableau 2).

Rupture des équilibres / création de déséquilibres locaux

Jaitapur est un site situé dans l’État du Mahārāshtra, province du Konkan, district de Ratnagari, à 400 kilomètres au Sud de Mumbai. Une analyse géographique montre que la région est une région très agricole, qui regroupe également une zone, le Konkan, classée par l’UNESCO pour sa biodiversité, mais connue de toute l’Inde pour sa production d’une variété spécifique de mangues très appréciée (ce qui en fait une région symboliquement forte). La région connaît aussi une activité sismique non négligeable (risque 1). Les débats autour de l’intensité d’un potentiel séisme, tel que présenté dans le rapport d’impact environnemental de 2010 demandé par la NPCIL (le commanditaire de la centrale), et écrit par un organisme sous tutelle du ministère de l’environnement (le National Environemental Engineering Research Institute - NEERI), sont encore un des principaux éléments de communication de la part des opposants au projet (en parallèle de la non-indépendance de l’institut de recherche ayant écrit le rapport). Cette situation représente certes un risque potentiel facilement identifiable (risque 2) et qui peut créer un fort déséquilibre. L’essentiel des débats intervient dans le contexte du post Fukushima (2011) qui reste un élément de représentation très important dans l’imaginaire des habitants de la région et des opposants au projet qui est repris dans l’essentiel de l’argumentation des débats. Les deux événements sont donc inextricablement liés dans l’esprit des opposants.

Tableau 2 

Tableau des risques lié aux relations entre acteurs et à leurs représentations

Tableau des risques lié aux relations entre acteurs et à leurs représentations

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Démographiquement, l’État du Mahārāshtra est le deuxième Etat le plus peuplé de l’Inde (avec 112 millions d’habitants et compte deux des sept plus grandes villes indiennes : Mumbai et Pune). Le district de Ratnagiri, où se situe le site, compte plus de 1,7 millions d’habitants (Indian Census 2011), essentiellement des agriculteurs et des pêcheurs. C’est bien par rapport à ces chiffres que s’affrontent les opposants et les supporters du projet. D’un côté, en cas d’accident nucléaire (possiblement lié au risque 1), non seulement l’État serait intégralement touché mais également l’État de Goa, à 250 kms au sud de la centrale et l’État du Karnataka (dont la frontière est à 250 kms à l’Est; risque 3). Le territoire touché s’élargirait alors de plusieurs dizaines de millions d’habitants. De l’autre, les besoins en électricité sont gigantesques et les coupures de courant sont quotidiennes dans l’ensemble de l’État fédéré (il existe un déficit chronique récurent d’environ 25 % entre la demande et la production). La proximité de deux autres États ne simplifie pas les choses. L’Inde est un État fédéral avec une grande décentralisation de la prise de décision de la part des États fédérés. Chacun gère une partie de sa politique énergétique et en cas d’accident nucléaire, les États devraient aussi coordonner leurs politiques d’intervention (même s’il y aurait une prise en charge au niveau fédéral). Si, cette fois-ci, les trois États ont une majorité étatique liée au BJP (qui est aussi le principal parti fédéral), toute modification électorale (risque 5) pourrait avoir des conséquences sur les équilibres de collaboration entre les États. Ne prendre en compte que le niveau de l’État du Mahārāshtra serait une erreur et il y a nécessité de comprendre cette zone en termes de territoire.

Les débats autour de l’évaluation des risques environnementaux, des expropriations et des compensations financières qui s’en sont suivis peuvent être étudiés de façon classique au travers de la responsabilité sociale et environnementale de l’État et de l’entreprise. Traditionnellement, les projets nucléaires doivent tous faire face à une opposition forte relayée par des associations, des activistes et des ONG nationales et internationales (risque 12) qui créent des déséquilibres locaux. Ce projet ne fait pas exception car les actions de terrain (démission des gram panchayats[3] des principaux villages concernés, manifestations…) ont été nombreuses et se sont soldées par le décès d’un protestataire en 2011. Depuis l’annonce du projet en 2007, elles ont été soutenues par de grandes ONG internationales comme Greenpeace, qui a rallié non seulement bon nombre des ONG locales mais qui communique largement avec la presse d’investigation de différents pays (comme Bastamag en France, ou Tehelka en Inde), mais également des chercheurs internationaux en sismologie, contestant le rapport environnemental de la NPCIL, l’organisme commanditaire dépendant du Département à l’Énergie Atomique, contribuant à internationaliser et médiatiser le débat, notamment vis à vis des entreprises partie prenantes à la création du projet. D’un point de vue local, dans la province de Jaitapur, c’est le Shiv Sena, parti extrémiste nationaliste, qui a mobilisé les actions contre le projet. Or, le ce parti est le principal et historique soutien du BJP, le parti actuellement au pouvoir en Inde depuis 2014, avec qui il partage le pouvoir dans l’État du Mahārāshtra en ayant presque 25 % des voix dans l’assemblée législative de l’État (risque 4). Par ailleurs, ce parti a réussi le tour de force de faire voter les musulmans de la région pour lui (14 % de la population) alors qu’il est connu pour ses positions notoirement anti-islamiques (ces votes ne sont donc pas acquis sur le long terme et sont alors susceptibles de changer, rompant les équilibres existants). En outre, dans les proches districts concernés, le Shiv Sena s’est imposé aux dernières élections de 2019 dans des endroits traditionnellement BJP, avec un axe fort des campagnes électorales des candidats autour du projet de centrale nucléaire. Le Shiv Sena profite donc de cette controverse pour augmenter son influence au sein de l’État du Mahārāshtra. A première vue, ce vote ne semble pas concerner l’entreprise ou être un risque mais il ne faut pas oublier que l’Inde est un État fédéral gouverné par des coalitions et que la structure du vote peut faire rapidement changer le centre de décision, voire faire revenir sur les décisions prises. Le projet de Dabhol[4] en est l’illustration et reste une représentation de référence dans l’esprit des autorités. Au point de vue national, Manmohan Singh, l’ancien Premier Ministre de l’Inde avait déjà risqué la stabilité de son gouvernement vis à vis du projet avec le retrait du Left Front, un partenaire très important de l’United Progressive Alliance. Actuellement, le BJP, même s’il a une majorité pour l’instant confortable à l’Assemblée, ne peut se passer de ses alliés traditionnels pour gouverner, ni perdre un État fédéral aux prochaines élections (risque 5, qui romprait les équilibres existants).

Une analyse nationale du projet

Du point de vue national, la mise en place est complexe en raison du coût global qu’il représente (18,2 milliards de dollars) dans une Inde qui a dû traverser des années de croissance difficiles (entre 2010 et 2012 notamment). En outre, les débats en jeu dans la société civile sur les questions sociales et environnementales ainsi que sur coût de l’électricité ont contribué à reconsidérer certains aspects du projet (risque 7). En effet, en novembre 2010, Anne Lauvergeon, alors PDG d’Areva, expliquait publiquement que le kilowatt heure serait de l’ordre de 4 roupies, ce qui en faisait à l’époque une énergie très compétitive par rapport au charbon principalement utilisé en Inde. En 2012, après le départ d’Anne Lauvergeon, le prix finalement annoncé par l’entreprise est passé à 9,18 roupies, ce qui provoqua le mécontentement du Département à l’Énergie Atomique et de l’État Indien. En 2014, les discussions sur le prix passent au travers du canal gouvernemental et le gouvernement indien et français (lors de la rencontre de responsable de la Commission à l’Énergie Atomique Français et la Département à l’Énergie Atomique, son homologue en Inde) s’accordent sur un prix de 6 roupies. Après la reprise de certaines activités d’Areva par EDF en 2015 et notamment l’activité réacteur (en 2017), le coût proposé par EDF passe à 14 roupies, réanimant les tensions entre les parties prenantes. En outre, comme classiquement dans les grands projets d’infrastructure, le coût général de la construction a fortement augmenté (passant de 20 milliards de roupies à 50 milliards lors de l’annonce d’EDF en 2017). Ce risque (risque 7) est assez classique sur de tels projets mais à l’échelle de l’Inde, comme nous l’avons déjà expliqué, toute modification nécessite un accord national et fédéral qui complexifie la prise de décision, ce qui peut engendrer des déséquilibres (et des fortes insatisfactions de la population) par rapport à la situation existante. Par ailleurs, par tradition (qui impacte les représentations), le coût de l’électricité a toujours été relativement bas (car subventionné par l’État fédéral et/ ou les États fédérés). Il ne faut donc pas sous-estimer dans ce cadre la question de la rupture d’une sorte de « contrat social » sur le prix de l’électricité.

Du côté de l’entreprise, la capacité d’Areva à mettre en place les réacteurs a été questionnée car la technologie EPR n’est pas encore effective (risque 12), qu’il faut sécuriser la certification en France et en Inde et que les retards accumulés sur les autres projets internationaux (en Finlande à Olkiluoto et en France à Flamanville) ne favorisent pas la prise rapide de décision. Par ailleurs, les problèmes financier d’AREVA ont également contribué au ralentissement des négociations et ont engendré, du côté indien, des doutes sur le partenaire (EDF a repris durant l’été 2015 et sur demande du gouvernement, une part majoritaire dans le capital de l’entreprise, risque 10). De plus, l’accord nécessite également depuis 2015, dans le cadre de la nouvelle politique économique du nouveau Premier Ministre Narendra Modi (« Make in India »), de faire fabriquer certains éléments en Inde, ce qui a été un point de discussion très important entre les parties prenantes vis à vis de la question du transfert de technologie. C’est l’entreprise Larsen & Toubro (qui a son siège au Mahārāshtra) qui a finalement signé un MOU avec Areva et qui devrait être chargée de la construction des réacteurs. Cette annonce a fait l’objet d’une polémique sur la potentielle corruption dans le choix du partenaire indien et la capacité de Larsen and Toubro de remplir son rôle (risque 8). Ceci contribue à créer un déséquilibre dans la transparence apportée au processus de sélection. Se joignent à ces considérations financières des considérations juridiques. Non seulement vis-à-vis du transfert de technologie, mais également du côté des fournisseurs et partenaires d’Areva/EDF (notamment l’entreprise GE et les potentiels fournisseurs japonais). La Civil Liability Nuclear Damage Act de 2010 les inquiète en raison des conséquences légales si un incident nucléaire survient. Cette loi (une des plus restrictives au monde) vise à indemniser rapidement les victimes d’un accident nucléaire en reconnaissant la responsabilité intégrale des opérateurs ou des fournisseurs d’équipement (comme General Electric, par exemple, qui participe au projet) en cas d’accident ou d’omissions causés par eux. Ici, c’est une question de souveraineté (capacité à prendre des décisions autonomes) qui prime autant pour l’Inde que pour les entreprises et constitue un contrôle de l’activité des entreprises étrangères sur place et en dehors du territoire (risque 6). L’histoire et les représentations sont aussi extrêmement importantes dans la compréhension des justifications des acteurs et de l’existence de cette loi. Son vote ne peut être compris sans l’ombre du fantôme de la catastrophe de Bhopal en 1984 qui avait tué 20 000 personnes et fait des milliers de victimes qui n’ont reçu qu’une faible indemnisation au prix d’une bataille juridique très longue. Cette loi reste le principal point de tension pour l’activation de l’accord indo-américain sur le nucléaire civil passé en 2008. Mais reconsidérer cette loi sur le plan national serait considéré comme une rupture d’un équilibre juridique qui a été péniblement atteint.

Enfin, le choix d’Areva pour l’Inde est aussi un élément de questionnement malgré le coût du projet et de l’électricité (risque 7) et la coopération incertaine avec Larsen & Toubro (risque 8). Dans les mégaprojets, la question du prix ou de la qualité n’est pas forcément le seul critère de décision. Ici, c’est tout autant la question de la dépendance de l’Inde vis à vis de la Russie concernant le nucléaire civil (la majorité des centrales construites en Inde l’ont été grâce à a technologie Russe) qui a fait pencher la balance du côté français, et pas forcément les avantages intrinsèques de la technologie EPR. La France jouit aussi d’une représentation positive, étant l’un des rares pays à avoir soutenu l’Inde dans ses essais nucléaires de 1998.

Les chaines relationnelles au niveau international

Pour que le projet puisse exister, il a également fallu que l’Inde entame avant 2007 (et poursuive ensuite) un marathon diplomatique poussé sur la question du nucléaire. Depuis les essais nucléaires conduits en 1998 et la non-signature du Traité de Non-Prolifération, l’Inde avait été sanctionnée commercialement par de nombreux pays (dont les États-Unis, mais pas la France) en refusant de vendre tout équipement à l’Inde pour le nucléaire civil et permettant à la Russie de remporter l’essentiel des contrats de construction de centrales nucléaires. Toutefois, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la position américaine a rapidement fléchi. Washington a cherché à se rapprocher de l’Inde pour rallier ce pays à sa « guerre contre la terreur ». Par ailleurs, l’Inde représente un marché potentiel très important. Cette nouvelle attitude a poussé en 2005 le président républicain George W. Bush à qualifier l’Inde d’acteur nucléaire « responsable » (probablement dans l’espoir que ses entreprises soient choisies pour mener à bien le prochain projet de nucléaire civil qui s’annonçait). Les conséquences de ce discours sont historiques, puisqu’il enclenche un processus qui aboutit, en 2008, à la levée de l’embargo nucléaire civil grâce à un accord avec le groupe des fournisseurs nucléaire. L’Inde devient ainsi le seul État n’ayant pas ratifié le TNP autorisé à faire commerce de matériel nucléaire civil. Seul le Japon reste encore opposé à cette décision. Depuis 2008, la diplomatie indienne est en très grande partie dirigée par l’agenda énergétique (et donc nucléaire) de l’Inde. Par ailleurs, le nucléaire est un élément important des ambitions de puissance de l’Inde et des représentations qu’elle souhaite entretenir en Asie du Sud[5]. Les deux Premiers Ministres respectifs qui se sont succédés (et surtout Narendra Modi depuis 2014) ont organisés leurs voyages diplomatiques en très grande partie en fonction de ce projet (notamment Narendra Modi qui a visité les États-Unis et le Japon dans les cent jours suivant son élection, et juste ensuite la France, un geste diplomatique fort, afin d’obtenir un assouplissement de l’embargo, notamment de la part du Japon qui bloque certains fournisseurs d’Areva/EDF pour la construction du réacteur). Ainsi, ces trois pays sont devenus le centre d’une diplomatie réciproque pour faire aboutir le projet, reléguant d’autres agendas politiques à la périphérie. Par ailleurs, l’Inde est devenue un centre stratégique important pour Areva/EDF (d’autant plus avec le développement des problèmes financiers de l’entreprise en 2015). Il y a donc concomitance des intérêts stratégiques entre l’État et l’entreprise. L’importance d’Areva/EDF pour la France, la participation de l’État dans son capital, et les enjeux financiers pour l’entreprise font que son implication est certaine dans toutes les visites d’État qui ont été organisées, et que la France a discuté avec ses homologues, notamment japonais sur la question de Jaitapur. A l’heure actuelle, même si le Japon semble avoir légèrement infléchi sa position, il reste une incertitude sur l’acceptation de la livraison de certaines pièces nécessaires à la construction de la centrale (risque 9) liée également à l’incertitude vis-à-vis de la technologie EPR (risque 11) et à la santé financière d’Areva (risque 10) qui peuvent potentiellement créer des déséquilibres importants dans la négociation de l’offre notamment.

carte 1

Carte des oppositions entre les principaux acteurs

Carte des oppositions entre les principaux acteurs

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carte 2

Relations entre les risques

Relations entre les risques

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Une identification relationnelle du risque externe

Sur ces contrats d’infrastructures, les entreprises participantes au projet ont donc intérêt à prévoir l’ensemble des actions à mener en fonction de l’échiquier politique mondial mais également des enjeux nationaux et à anticiper les conflits si elles veulent réduire les délais de mise en fonction. L’ensemble des acteurs et de leurs oppositions représentés sur la carte 1 ainsi que l’ensemble de la chaîne relationnelle représentée en carte 2 permettent de tirer trois enseignements.

Premièrement, ce sont des oppositions entre acteurs autour des décisions prises (ou non prises) que naissent la plupart des risques (cf. carte 1). Certes, il existe des risques inhérents en eux-mêmes (et c’est le cas par exemple des risques climatiques tel que le séisme), mais ceux-ci sont somme toute rares (même une loi résulte en fait d’une négociation entre acteurs). Par ailleurs, il existe une importante perméabilité entre l’ensemble des niveaux (cf. carte 2). L’exemple de la construction de cette centrale nucléaire montre bien qu’il est peu courant que les acteurs aient uniquement un rôle à jouer dans leur niveau d’influence, et que par conséquent, les risques également. Ainsi, il est intéressant de constater que les niveaux locaux et internationaux sont bien plus imbriqués qu’il n’y paraît (notamment au travers de l’action des activistes ou de la position du Japon sur le nucléaire par exemple). Le niveau national conserve un caractère pivot, mais n’est pas un point de convergence obligatoire. Intégrer cette perspective systémique à l’identification des risques permet de mieux comprendre ces liens.

Deuxièmement, ces mégaprojets doivent donc s’analyser au regard de la rupture des équilibres et de la création des déséquilibres qu’ils provoquent et qui de facto engendrent des risques (comme détaillé dans le tableau 2). L’identification des risques demande donc d’observer si une situation / une décision provient de l’une des deux situations suivantes. Soit d’une rupture d’équilibre(s), c’est à dire reposant sur un élément / acteur qui, par sa remise en question/ sa modification, son retrait, perturbe une situation existante (comme c’est le cas avec l’opposition actuelle entre Shiv Sena et BJP, qui formaient auparavant une alliance; ou la Civil Liability Nuclear Damage Act que les pays fournisseurs veulent remettre en question). Soit si la situation/ décision est porteuse d’une création de déséquilibre(s), c’est à dire que l’ajout d’un acteur ou d’un élément (décision, loi…) perturbe une situation existante (comme l’opposition des activistes, notamment issus de la scène internationale; comme la mise en place de la technologie EPR sur ce territoire à risque). Ce cadrage appliqué aux relations entre acteurs dans leur environnement (et non pas pris isolément) permet de catégoriser le risque pour ensuite comprendre comment y faire face. Un risque de rupture d’équilibre ne se solutionnera pas de la même façon que celui d’un risque de création de déséquilibre. Voilà pourquoi il faut les identifier dès le départ.

Le dernier enseignement de ce cas vis à vis de l’identification du risque est qu’un risque repose aussi sur des représentations. Il est donc important, pour comprendre la cause des risques, de les intégrer à la démarche (pour éventuellement pourvoir agir sur la question). Les représentations ne permettent pas d’identifier les risques à proprement parler, mais elles permettent d’approfondir la nature et la cause de ces risques. Ils représentent des noeuds d’opposition qui nourrissent les risques. En effet, le projet Dabhol, débuté en 1992, soit juste après la libéralisation de l’Inde, a été pris pour cible parce qu’il représentait justement la lutte d’une certaine partie de la population et de certains politiques contre l’ouverture de l’Inde et une crainte de la globalisation. Ceci avait été complètement occulté – à tort - par les différentes entreprises du projet. En ce qui concerne Jaitapur, c’est la question du nucléaire en général qui se pose, et bien plus que sur les autres projets actuellement en cours. La crainte d’un Fukushima à l’indienne reste au coeur des joutes verbales et techniques. Areva/EDF, si elle veut réussir, doit aussi entrer dans la compréhension des débats nationaux et de la communication sur le sujet car l’opposition est forte et soutenue par les plus grandes ONG internationales (dont Greenpeace – risque 12).

carte 3

Modélisation théorique de l’identification des risques par la vision géopolitique

Modélisation théorique de l’identification des risques par la vision géopolitique

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La géopolitique comme méthode d’aide à l’identification des risques

L’objectif de cet article est de montrer la complémentarité de l’approche géopolitique avec une analyse purement organisationnelle de l’identification des risques dans le cadre des mégaprojets internationaux. L’approche institutionnelle complétait déjà en partie l’analyse des risques externes telle que développée par les approches STEEP ou PESTEL. La géopolitique apporte une méthode et un cadre d’analyse supplémentaire permettant une vision plus relationnelle et systémique de ces mégaprojets que nous pouvons modéliser de la façon suivante.

Premièrement, cette approche permet de mieux contextualiser les mégaprojets dans leur environnement en intégrant de façon simultanée différents niveaux d’analyse en utilisant une approche multidisciplinaire et multiscalaire. En cela, l’approche géopolitique permet de répondre aux besoins identifiés par Boateng et al., 2015, et Guo et al., 2014 qui appellent à éviter une analyse du risque « en silo » et à un développer des approches multi-niveau. Elle permet de dépasser l’analyse de risque de type PESTEL/ STEEP qui reste principalement organisationnelle ou méso-sociale en connectant la question du risque non plus avec l’État uniquement, mais la notion de territoire. Le territoire du projet est donc multidimentionel et ne repose pas uniquement sur l’Etat-nation. La notion de territoire semble d’ailleurs commencer à être prise en compte par des chercheurs qui insistent sur l’importance de la cartographie pour l’analyse organisationnelle (Martineau, 2015). Elle peut également permettre de remettre à sa juste place le rôle de l’Etat en le reterritorialisant. La notion de territoire, qui sous-tend l’analyse, favorise une vision de la micro-mondialisation et en ajoutant, par ailleurs, le cadre plus large des relations politiques internationales. Dans le cas qui nous concerne, une analyse institutionnelle aurait certes permis de trouver certains des risques identifiés au niveau micro ou méso, mais n’en n’aurait pas inclus d’autres notamment dans le cadre de l’analyse du risque politique qui se fait au niveau national alors que beaucoup d’enjeux sont plutôt à observer du côté des relations internationales (par exemple, les relations avec le Japon par rapport au traité de non –prolifération) et qui influencent alors les questions de gouvernance chères aux analyses institutionnelles.

En intégrant à l’analyse diatopique l’observation simultanée d’un même phénomène au travers de disciplines variées, l’analyse géopolitique permet de pousser plus loin l’identification de certains risques externes, et notamment le risque politique (ou la complexité socio politique, Gerladi et al. 2011). Elle permet de densifier les analyses et d’offrir des cadres explicatifs plus larges au travers de l’introduction de nouvelles notions et de nouvelles perspectives notamment la géographie (qui sort du strict cadre de l’impact sur l’environnement) et la démographie. Ce n’est donc pas un outil de remplacement, mais une méthode offrant plus de précision. L’analyse démographique couplée à une analyse territoriale et politique permet de repenser la notion d’impact (l’échelle d’analyse n’est pas forcément celle du Mahārāshtra si un incident nucléaire a lieu. Il faut composer avec d’autres États fédérés qui n’ont pas forcément les mêmes préoccupations ou capacité d’intervention). Elle peut aussi permettre de repenser l’équilibre des forces en présence (par exemple, la minorité musulmane proche de la future centrale a voté massivement pour le Shiv Sena, parti extremiste hindou lui redonnant une légitimité sur le Mahārāshtra, où il est en coalition avec le BJP et pourrait bouleverser les équilibres politiques acquis jusqu’alors et ainsi s’opposer au projet, comme dans le cas de Dhabol). La notion de représentation, quant à elle, permet de développer une perspective dynamique de la complexité des mégaprojets (Gerlardi et al. 2011) en faisant raisonner les événements et perceptions du passé dans les événements présents. Elle permet d’aller au-delà de l’étude des « valeurs culturelles » mises en avant dans les analyses institutionnelles en dépassant justement le cadre purement culturel et en intégrant l’aspect historique. Cette approche multidisciplinaire permet donc d’avoir un regard plus détaillé et plus précis que les approches taxinomiques (qui listent les problèmes l’instant T) ou institutionnelles (qui limitent l’étude des aspect politiques aux questions de gouvernance et qui n’observent pas les impacts de la nature et de l’agencement fonctionnel du pouvoir).

Deuxièmement, l’approche géopolitique permet d’identifier les liens et la nature de ces liens entre les différents risques. Cette approche relationnelle, que l’on retrouve dans une certaine mesure dans les recherches institutionnelles liées aux mégaprojets, permet de faire le lien entre les risques entre eux (tableau 2 et carte 2). Cependant, comme le fait remarque Haas (2009), ces recherches n’insistent pas sur l’identification des chaînes relationnelles qui, soit provoquent un risque, soit lient les risques entre eux. Ici, la cartographie des acteurs (carte 1) et les liens établis entre les risques permettent de mieux intégrer l’influence des acteurs entre eux et d’établir de nouveaux risques de façon prospective en cas de modification de comportement ou de décision d’un acteur. Elle permet de mieux appréhender la complexité structurelle (Geraldi et al. 2011), liée au grand nombre de variables et d’acteurs sur un projet, en lui donnant une perspective plus large. Si l’étude des systèmes d’action organisés de leur encastrement structurel et culturel (Granovetter, 1985) le permet en partie, couplé avec l’aspect multi-scalaire, la méthode géopolitique permet d’identifier un plus grand nombre d’acteurs qui les unissent (ce qu’appellent Di Maddaloni et Davis, 2017). La véritable pensée stratégique ne pouvant être que complexe (Martinet, 2015), la diversité des points de vue permet l’identification d’acteurs supplémentaires à l’analyse et de développer l’observation de la complexité d’un rapport de rivalité (pouvant être issus du cadre d’une analyse systémique ou acteur-réseau, déjà développée dans les sciences de gestion). Ainsi, l’analyse géopolitique révèle que l’entreprise peut être tributaire d’enjeux qui la dépassent et sur lesquels elle ne peut agir directement pour des raisons diverses (comme, par exemple, le choix d’Areva non pas uniquement par rapport à sa technologie, voire même son prix, mais par rapport à un facteur diplomatique de maintien d’un jeu d’équilibre. Dans notre cas, le choix initial d’Areva tient tout autant au fait de ne pas dépendre des États-Unis ou de la Russie en matière de technologie nucléaire que de ses compétences propres). Nous sommes alors bien au-delà de l’aspect juste légal ou « politique » à prendre en compte dans le modèle PESTEL ou STEEP par exemple. Comme la géopolitique observe l’Étant (l’organisation et les dynamiques) et l’Actant (les actions stratégiques individuelles ou collectives), elle permet de recontextualiser en permanence la configuration des acteurs (Dussouy, 2001). Dans ce cas et sous cette forme, elle peut directement alimenter des réflexions sur l’identification des risques allant au-delà du lobbying ou des actions de diplomatie d’entreprise concentrées quasi exclusivement sur le niveau gouvernemental.

Troisièmement, l’approche géopolitique ne permet pas que d’identifier de nouveaux risques pour le projet en lui-même, mais d’étudier les mégaprojets de façon plus inédite dans le champ : comme un acteur performatif provoquant réactions, décisions et polémiques, cadre dont d’autres recherches à venir pourraient s’emparer. Elle permet de penser le projet comme un facteur de rupture d’équilibres ou de création de déséquilibres sur un territoire et d’observer les forces à l’oeuvre le concernant (carte 2). Clegg and Kreiner (2013) estiment qu’il faut considérer ces mégaprojets non pas comme des objets, ni comme un résultat, mais comme des processus d’organisation où se mélangent politique et pouvoir. Nous pensons que l’analyse géopolitique permet d’aller cran plus loin et de dire que les projets sont des acteurs en eux-mêmes dont il est important de comprendre les enjeux sur un territoire donné. Ce sont bien des processus d’organisation mais qui font agir les acteurs au sein d’un contexte bien précis.

Pour autant, cette recherche porte des limites inhérentes au choix méthodologique d’un cas unique. Le cas porte sur un très grand projet d’infrastructure très complexe tant dans sa mise en oeuvre que par le nombre d’acteurs impliqués à tout niveau et se concentre plus particulièrement sur les acteurs externes à l’entreprise sans forcément pousser l’analyse sur ses logiques internes et ses contraintes (comme dans une analyse organisationnelle). Cette concentration méthodologique sur l’extérieur limite la compréhension des logiques organisationnelles qui sous-tendent ses actions. Il conviendrait de mieux intégrer celles-ci et de réinterroger les logiques d’acteurs à la lumière de la compréhension interne du projet par Areva/EDF ainsi que d’intégrer l’écosystème propre à l’entreprise (incluant ses autres fournisseurs par exemple). Par ailleurs, il serait intéressant d’observer si cette méthode géopolitique détaillerait aussi pertinemment le cadre de l’identification des risques des mégaprojets gérés par des PME.

Pour conclure, cette recherche résolument interdisciplinaire souhaite être un premier pont entre les sciences de gestion et la géopolitique et permettre le développement d’autres études. Cependant, la fertilisation des champs doit se penser dans les deux sens. Les sciences de gestion sont aussi une discipline qui gagnerait à être associée au raisonnement géopolitique. La géopolitique a, pendant longtemps, considéré l’entreprise comme un impensé. Elle est encore largement sous étudiée et n’est pas forcément considérée comme un acteur majeur ou central (Rosière, 2010). Mais la discipline ne s’attache qu’au poids des plus grandes multinationales, en s’intéressant à leur capacité de lobbying vis-à-vis des États ou à leur poids économique et social gigantesque dans l’économie de certains pays au travers des investissements étrangers ou du nombre d’emplois crées (comme dans le livre de Rothkopf, 2009). Or les sciences de gestion apportent une analyse beaucoup plus fine du phénomène organisationnel qui permettrait sans doute à la géopolitique de se réapproprier le niveau micro-social et de sortir d’une analyse purement économique, qui manque souvent de considérer l’organisation comme un acteur à part entière, avec ses représentations et son territoire. La géopolitique a déjà fait beaucoup pour le rapprochement des disciplines d’horizon et de cultures scientifiques diverses. Ce dernier pas ne devrait pas être dur à franchir. Ensemble, une véritable géopolitique de l’entreprise reste à construire.