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Les entreprises élaborent des stratégies pour construire, maintenir ou restaurer leur légitimité (Suchman, 1995; Bitektine, 2011). La légitimité s’obtient par l’évaluation de certains acteurs sociaux qui par leur position, revendication ou relation avec l’organisation, sont à même d’établir sa légitimité. Deephouse, Bundy, Tost et Suchman (2017) la définissent comme « l’adéquation perçue d’une organisation à son système social, en termes de valeurs, de règles, de normes et de définitions ».

De nombreux travaux se sont intéressés à l’acquisition de la légitimité ou bien à sa restauration (Deephouse, Bundy, Tost et Suchman, 2017). Lorsqu’une entreprise émerge sur un marché, elle doit apparaître comme légitime aux yeux des parties prenantes; elle est donc en processus d’acquisition. En revanche, lorsqu’elle traverse une crise et qu’elle est contestée à la suite de certains événements, elle doit tenter de réparer ou restaurer sa légitimité pour assurer la continuité de ses opérations.

Les laboratoires Servier ont fait l’objet de poursuites pénales et d’une exposition médiatique sans précédent depuis que leur médicament, le Mediator, fut soupçonné d’avoir causé des décès. En 2010, la société PIP a été mise en liquidation judiciaire et ses principaux managers condamnés, après que l’on découvrit que le gel silicone utilisé dans ses implants représentait un grave danger pour les patients. PIP a disparu, et Servier doit maintenant envisager des actions drastiques pour reconstruire sa légitimité[1], une démarche très coûteuse.

Avant d’en arriver à de tels scandales, qui conduisent inévitablement à la perte de légitimité, puis à une démarche de réparation, les entreprises s’efforcent de maintenir leur légitimité.

Mais à ce jour, la recherche en dit peu sur le maintien de la légitimité dans les organisations. Pourtant, Suchman (1995) souligne que préserver sa légitimité est important, car les auditoires étant souvent hétérogènes, l’organisation peut se trouver face à des changements ou des demandes de parties prenantes mal anticipées, ce qui la rend vulnérable.

Peu d’études empiriques ont été consacrées à l’exploration des tensions auxquelles les entreprises doivent faire face pour maintenir la légitimité organisationnelle, discutant véritablement du maintien de la légitimité en le distinguant de l’acquisition ou de la réparation. Agents de l’organisation, les managers affrontent des situations d’urgence imprévisibles et fréquentes, qui émergent de l’importance grandissante des multiples questions sociales et environnementales.

Nous proposons donc de traiter la question de recherche suivante : « comment les managers maintiennent-ils la légitimité organisationnelle dans un contexte complexe et exigeant de développement durable ? » Notre étude est qualitative, et a été conduite dans des entreprises de l’industrie aromatique, ces entreprises étant très sollicitées sur les enjeux de développement durable.

La première partie de l’article brosse le contexte théorique qui permet de comprendre la question du maintien de la légitimité et le rôle crucial des managers, dans un contexte de développement durable. La deuxième partie, méthodologique, présente le terrain, la méthode et l’analyse des données. Enfin, la troisième partie présente les résultats et leur analyse, qui sont ensuite discutés.

Contexte théorique

On doit à Weber les premiers travaux sur la légitimité des organisations. Pour lui, la légitimité se conçoit comme un attribut de la domination, qui s’acquiert « par la seule coutume, ou par des motifs purement affectifs, ou encore par des intérêts matériels ou des mobiles idéaux » (Weber, 2003). Son acquisition dépend d’une évaluation sociale et collective, que la recherche distingue d’autres formes d’évaluation telles que la réputation et le statut (Bitektine, 2011).

Une étude récente la définit comme « l’adéquation perçue d’une organisation à son système social, en termes de valeurs, de règles, de normes et de définitions » (Deephouse, Bundy, Tost et Suchman, 2017). La légitimité se distingue de la réputation, de l’image ou du statut car elle questionne la continuité, voire l’existence même d’une activité, d’un pouvoir ou d’une domination. Les organisations déploient différentes stratégies pour acquérir, maintenir ou réparer leur légitimité. Elles mettent en oeuvre des actions, lesquelles sont évaluées par leurs parties prenantes.

Les sources de légitimité

Le mandat dont dispose l’organisation peut s’interrompre de façon brutale par la désaffection de ses parties prenantes (désinvestissement des actionnaires, chute des ventes, affaiblissement des partenariats, etc.). Bitektine et Haas (2015) insistent sur le fait que la légitimité n’est pas la propriété d’une organisation, mais une évaluation de l’organisation par des individus, ou groupes d’individus. Ces sources de légitimité sont des parties prenantes internes et externes qui observent et évaluent les organisations et qui intègrent ce jugement dans la vision plus large de l’adéquation au système social (Deephouse, Bundy, Tost et Suchman, 2017). Cela indique que les sources de légitimité peuvent se situer en-deçà et au-delà des frontières de l’écosystème économique des organisations, et que les problématiques sont économiques mais aussi sociétales. Dans un contexte de pluralisme institutionnel, l’interaction de différentes parties prenantes, même conflictuelle, contribue à construire, maintenir ou réparer la légitimité d’une organisation. De récents travaux ont dévoilé les processus par lesquels les niveaux micro et macro se lient l’un à l’autre lors de la construction, de la préservation ou de la restauration de la légitimité organisationnelle (Bitektine et Haack, 2015; Barbaroux et Gautier, 2017).

Certains auteurs ont rattaché la notion de « partie prenante » à la théorie des contrats, cette perspective étant issue du modèle de production de la firme (Evan et Freeman, 1988; Cornell et Shapiro, 1987). D’autres avancent cependant que tous les acteurs qui influencent ou sont influencés par la firme disposent de contrats implicites ou informels les habilitant à émettre des revendications (Donaldson et Preston, 1995). L’identification des parties prenantes pour une organisation reste liée à l’existence d’une relation entre elles (Mitchell et Lee, 2019), et cette relation peut être authentifiée par la présence d’une matérialité, comme une communication, rencontre ou partage (Cragg et Greenbaum, 2002). 

Enfin, Mitchell, Agle et Wood (1997) ont proposé une taxonomie par attributs (pouvoir, légitimité, urgence) permettant de les hiérarchiser. Pour eux, l’attribut « légitimité » d’une partie prenante est particulièrement important, car il fait référence soit à un contrat la liant à l’organisation, à une revendication ou une sollicitation morale auprès d’elle, ou enfin à un risque potentiel qu’elle peut lui faire courir (p. 861). Ainsi, lorsqu’une entreprise se préoccupe de ses relations avec ses parties prenantes pour conforter sa propre légitimité, elle doit s’interroger sur ce qui peut constituer le caractère légitime des demandes de ses parties prenantes.

Acquérir, maintenir et restaurer la légitimité

Suchman (1995) distingue trois fondements de légitimité dans les organisations : pragmatique, cognitif et moral. Cette distinction reflète respectivement les perspectives des stratégistes, des institutionnalistes et des éthiciens. Dans la vision pragmatique, les tenants de la théorie des ressources analysent la légitimité comme une condition préalable à l’obtention des ressources dont l’entreprise a besoin (Oliver, 1997). Les institutionnalistes considèrent la légitimité comme une adaptation isomorphe, une conformité à l’ordre social et aux mythes institutionnels (Meyer et Rowan, 1977). Scott (1995) spécifie que la légitimité est une condition qui suppose un « alignement culturel » à des normes morales, cognitives et réglementaires. Les éthiciens enfin, affirment que la légitimité s’acquiert par un raisonnement moral et un dialogue avec les parties prenantes.

Les trois types de stratégie (pragmatique, cognitif et moral) sont mobilisés par l’entreprise dans trois situations distinctes : lorsqu’elle souhaite acquérir, maintenir ou réparer sa légitimité. Suchman (1995) utilise les terminologies de « gain », « maintain », et « repair ».

Lorsqu’une entreprise se crée, elle doit démontrer la légitimité de son activité, de son business model, mais aussi de son adéquation sociale. Elle est donc en processus d’acquisition. Par exemple, dès sa création l’entreprise Airbnb a souffert d’un manque de légitimité en raison des problématiques réglementaires et sociales que son activité a engendrées et travaille encore à l’acquisition de cette légitimité en discutant avec les municipalités et en s’adaptant aux réglementations locales.

Un autre cas de figure est celui qui voit l’entreprise tenter de restaurer sa légitimité, après l’avoir perdue ou gravement endommagée. Cette entreprise est alors dans un processus de restauration de sa légitimité. Volkswagen peine à se remettre du « Dieselgate », et développe aujourd’hui une stratégie disruptive vers la voiture électrique. Tout comme la construction de légitimité, la restauration attire l’attention du grand public, des media, mais aussi de la recherche.

Il est donc compréhensible que la littérature ait abondamment traité de ces deux types de légitimation au détriment du troisième : le maintien de la légitimité. Mais d’autres raisons peuvent être invoquées. Le maintien est parfois amalgamé avec la réparation (voir l’étude de Patriotta, Gond et Schultz, 2011). On observe alors une continuité dans le discours organisationnel pouvant être interprétée comme une vision pragmatique de maintien alors que, lorsqu’une crise sérieuse s’est produite, l’entreprise se voit contrainte à la restauration sans y être préparée. Sa préoccupation est de maintenir la légitimité acquise, car elle pressent que la restauration nécessitera des efforts substantiels allant au-delà du discours. Ensuite, le maintien de la légitimité est considéré comme une tâche facile (Ashforth et Gibbs, 1990). La légitimité paraissant acquise, il suffit de la conforter. Lors de l’acquisition de légitimité, l’entreprise doit mettre en oeuvre des stratégies proactives pour se conformer à son environnement, ce qui implique du pragmatisme, de l’adaptation et un raisonnement moral. En comparaison, les efforts pour maintenir ces acquis semblent moins difficiles. De même, lorsque la légitimité doit être réparée, l’entreprise s’attend à investir dans le temps pour réduire ces coûts et se retrouver dans un contexte d’acceptabilité pour développer ses activités.

Tout cela explique donc que la légitimation visant le maintien présente moins d’intérêt aux yeux des chercheurs. Pourtant, dans un monde globalisé, les organisations doivent s’attendre à investir davantage de ressources au maintien de leur légitimité. Les mutations auxquelles sont confrontées les entreprises, qu’elles soient sociales, sociétales, technologiques ou digitales sont autant de dimensions pouvant produire des changements soudains et drastiques (Scherer et al., 2013).

Légitimité et développement durable

Les parties prenantes accordent la légitimité selon des critères pragmatiques, cognitifs ou moraux (Suchman, 1995). On sait que les règles du jeu du monde capitaliste confèrent une légitimité aux entreprises dès lors qu’elles génèrent des profits, validant les critères pragmatiques. Cependant, la recherche a montré à quel point au cours des dernières décennies, les questions de développement durable se sont invitées dans les entreprises et influencent les décisions financières, stratégiques ou commerciales (Cournac, 2015). En effet, les exigences sociales et morales des sociétés modernes se sont aiguisées au fil du temps, et la légitimité organisationnelle s’en ressent.

Scherer, Palazzo et Seidl (2013, p.263) se fondant sur les critères de légitimité de Suchman (1995), identifient trois stratégies organisationnelles de légitimité sur les questions de développement durable : « manipulation stratégique », « adaptation isomorphique », et « raisonnement moral ». Les politiques de développement durable diffèrent en effet d’autres stratégies en ce qu’elles ont d’universaliste. C’est pourquoi Scherer et al. (2013) considèrent que si les motivations ne sont pas morales ou adaptatives, elles relèvent de la manipulation. De plus, les entreprises n’optent pas pour une perspective unique. Le monde étant globalisé et complexe, la légitimité organisationnelle est plutôt le fruit d’un faisceau de perceptions sociales parfois contradictoires. Les entreprises utilisent les trois perspectives de légitimation tour à tour pour répondre à une pluralité d’attentes sociétales, quitte à se trouver dans des positions paradoxales. Dans le monde économique, la légitimité des entreprises ne suscite d’inquiétude que lorsqu’un processus est défaillant ou qu’une crise survient (Scherer et al., 2013).

Naturalité, véganisme, biodiversité, bien-être animal et enjeu climatique constituent autant de nouvelles frontières que les organisations doivent s’approprier pour maintenir leur légitimité. Dans les choix de consommation, la volonté de préserver sa santé, l’environnement naturel et la biodiversité sont des critères majeurs. Par exemple, les consommateurs sont plus attentifs à leurs pratiques alimentaires et n’hésitent pas à sanctionner l’industrie agroalimentaire (Sebastiani, Montagnini et Dalli, 2013). Cela se vérifie aussi dans l’industrie pharmaceutique où l’on constate une défiance sans précédent concernant les vaccins, les médicaments génériques ou les effets secondaires de certains ingrédients (Caucheteux, 2011). Enfin, l’univers de la cosmétique souffre aujourd’hui de l’arrivée d’applications pour smartphones qui évaluent la sécurité de ses produits (Bennike et al., 2018). Dans tous ces secteurs, la question de la légitimité est devenue plus critique. C’est pourquoi de très nombreuses organisations mettent en oeuvre des pratiques responsables et durables dans le but de la renforcer (Cournac, 2015; Rhouma, Koleva et Schaltegger, 2018).

Les managers, acteurs de la légitimité organisationnelle

Bitektine et Haas (2015) estiment que la légitimité est composée de jugements subjectifs individuels qui forment un tout au niveau collectif de l’organisation. Perception et analyse de la légitimité se font au niveau micro, et ce sont les entités collectives qui lui donnent du sens. Les travaux sur les micro-stratégies ont permis de révéler jusqu’à quel point les actions managériales sont directement constitutives du changement stratégique de l’entreprise tandis que l’on pensait jusque-là que tout changement au niveau organisationnel dépendait de la direction de l’entreprise (Rouleau, 2005). Ainsi, au sein des organisations, les managers constituent une unité d’analyse privilégiée pour investiguer la façon dont les organisations maintiennent leur légitimité. Les managers occupant des fonctions plurielles et diverses sont sollicités sur les prises de décision qui se répercutent sur l’organisation. La recherche a montré que les managers jouent un rôle central et direct dans le changement organisationnel (Nonaka et Takeuchi, 1995; Quy Huy, 2002), en particulier dans les univers complexes. Hansen (1999) explique que les managers privilégient des liens forts avec des individus experts pour traiter des savoirs complexes. Ces réseaux de managers sont la cible de demandes d’information et de pressions sociétales sans coordination, tandis que la direction de son côté « reçoit des informations non intégrées […] et éprouve de grandes difficultés à les interpréter » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004).

Dans ces environnements complexes, les managers préservent la légitimité organisationnelle par le biais de leurs relations avec les parties prenantes. Leur position est au centre des noeuds de contrats. Occupant cette position centrale, dans le cadre des divergences entre parties prenantes les managers peuvent mettre en oeuvre des stratégies de réconciliation entre elles (Mitchell et al., 1997). Ce sont eux qui décident, en outre, de l’importance et de la priorité à accorder aux parties prenantes. L’engagement des managers auprès de ces dernières les amènent donc naturellement à agir sur les processus de légitimation.

Méthodologie

La littérature définit la légitimité comme un phénomène élaboré à partir de perceptions, d’évaluations et de jugements individuels qui s’agrègent collectivement pour donner du sens. Les phénomènes sociaux et relationnels apportant du sens impliquent une certaine complexité sociale et des tensions entre les acteurs. C’est le cas du maintien de la légitimité. Son étude nécessite une certaine profondeur de champ, car les managers qui fondent leurs actions à partir d’interactions sociales, doivent percevoir, discerner et analyser des situations complexes pour mettre en oeuvre des solutions. La préservation de la légitimité émerge donc d’une complexité cognitive et sociale qui entoure les décisions managériales et qui nécessite de sonder l’épaisseur plutôt que la surface, pour amener une description riche, la « thick description » qu’affectionnent les ethnologues (Geertz, 2008/1973). Ce type de description d’un phénomène permet d’en analyser les multiples couches sémantiques qui permettent sa compréhension. C’est pourquoi l’étude qui a été menée est qualitative et inductive.

Le secteur des arômes et parfums

L’étude est réalisée dans l’industrie aromatique, une industrie peu connue des consommateurs. Elle pèse aujourd’hui 26 milliards de dollars. Les dix premières entreprises représentent 75 % du marché[2]. Cette industrie comporte deux spécialités distinctes : la parfumerie et les arômes alimentaires.

Les clients de la parfumerie ne sont pas uniquement les grandes maisons comme Dior ou Chanel. Ce marché de la grande parfumerie est prestigieux mais restreint, contrairement au marché des cosmétiques. Dans la plupart des produits cosmétiques se trouve une composition parfumante. Or, la cosmétique est en forte croissance, et les acteurs y sont chaque année plus nombreux. Un autre débouché important pour la parfumerie est la détergence. Ce marché inclut les lessives, liquides vaisselle, ou tout autre produit ménager indiquant « citron », « eucalyptu », « fleurs blanches », etc.

Quant aux arômes, ils entrent dans la composition des produits alimentaires transformés comme les biscuits, sodas, crèmes glacées, chips, soupes, produits fromagers, mais aussi des médicaments – sirops, cachets effervescents, etc -. Aujourd’hui, les matières premières naturelles sont minoritaires dans la composition d’un arôme ou d’une base parfumante, la chimie étant à même de produire des substances aromatiques de synthèse. Les entreprises clientes (parfumerie et arômes) sont appelées « metteurs sur le marché » (« market providers ») des produits finaux destinés aux consommateurs. Elles confient à des entreprises spécialisées (l’industrie aromatique en l’occurrence) leurs besoins en ingrédients, et n’hésitent pas à les mettre en concurrence.

Les entreprises de l’aromatique doivent faire face à différents enjeux de développement durable. En Europe, leurs sites de production sont classés « Seveso » en matière de risque industriel, du fait de la manipulation de produits chimiques tels que les solvants. Les normes environnementales qui les concernent sont élevées, et touchent des sujets tels que les rejets, le filtrage, les déchets, l’énergie, etc. Leurs activités de production les exposent à la plupart des risques sociaux (sécurité, conditions de travail), et leurs politiques de responsabilité sociale sont scrutées à la loupe.

Cependant, c’est l’enjeu de la conformité et de la sécurité des produits, autrement dit de la parfaite innocuité des compositions parfumantes et des arômes qui sont intégrés à des produits cosmétiques et alimentaires, qui émerge d’une façon prédominante dans les récits collectés auprès des informateurs. Les managers interrogés font souvent allusion à des crises sanitaires qui ont affecté l’industrie. Dans les années 1990, la crise de la vache folle a modifié de nombreuses pratiques, mais la directive européenne REACH[3], la liste des allergènes rendue obligatoire en 2006, et la nouvelle directive européenne sur les arômes de 2018 ont aussi bouleversé les processus. Nous avons donc choisi de resserrer notre étude autour de la question de l’innocuité (et son contraire, la toxicité) des produits (arômes et bases parfumantes), qui est apparue comme étant tout à fait centrale dans les enregistrements.

Méthodes

Les managers jouant un rôle déterminant dans la stratégie, l’organisation des entreprises et le changement organisationnel, la collecte de données auprès de ces managers permet d’analyser actions et décisions au niveau collectif des organisations. Ils constituent donc une unité d’analyse idéale pour étudier le maintien de la légitimité. En outre, le choix de l’industrie aromatique est pertinent en ce qui concerne la question du maintien de légitimité, car dans une industrie exposée à des enjeux de développement durable, cette question est clé.

L’étude a permis d’interviewer d’abord trois présidents et directeurs généraux d’entreprises, qui ont ensuite identifié les managers à contacter. En tout trente entretiens ont eu lieu dans ces trois entreprises (alpha, beta, gamma), puis quelques entretiens supplémentaires ont été collectés dans trois autres entreprises (Delta, Kappa et Sigma) et auprès de deux présidents d’associations. Tous les entretiens ont été réalisés parmi les dix premières entreprises du secteur[4], dans des fonctions autant opérationnelles (ventes, logistique, production…) que fonctionnelles (qualité, sécurité, environnement, RH). Parmi ces informateurs, certains occupent aussi des responsabilités dans des syndicats et associations professionnelles. L’échantillon des informateurs est donc pluriel, tout en reflétant une certaine homogénéité qui permet la saturation des résultats car des managers en charge des mêmes fonctions dans des entreprises différentes ont été interviewés (tableau 1). Ainsi, cette « pluralité homogène » des managers interviewés (unité d’analyse) couplée d’une part à la portée stratégique de leurs actions et décisions, et d’autre part à la dualité de leur rôle qui est autant managérial (au sein de leur entreprise) qu’inter-organisationnel (associations professionnelles) permet d’analyser les résultats, puis de les discuter, au niveau organisationnel et inter-organisationnel.

Les entretiens ont duré entre une et deux heures. Ils ont été enregistrés, puis fidèlement transcrits. Ils ont ensuite été codés à l’aide du logiciel Nvivo, qui permet d’aider l’analyse qualitative en facilitant l’émergence de thématiques et le classement des données. La collecte de données s’est arrêtée lorsque a été constatée une saturation des résultats de codage, c’est-à-dire qu’aucun nouveau thème n’émergeait (Yin, 2003), et que n’étaient plus détectées d’uniformités sous-jacentes. Le codage des données, qui conditionne la découverte d’une théorie enracinée, s’est fait au départ en évaluant et codant des données pertinentes avec la question de recherche (Glaser et Strauss,1967). Lors du codage, les données ont été classées dans des catégories. Ensuite, tandis que des catégories émergeaient, elles étaient soumises à une comparaison constante avec les données ayant été précédemment classées dans la même catégorie. Un travail itératif entre les données codées et les données brutes a permis de modifier des catégories, d’en créer de nouvelles ou d’en éliminer. Lincoln et Guba (1985) distinguent bien le processus consistant à créer des unités à partir des données brutes, puis celui consistant à les classer en catégories sur la base de caractéristiques similaires.

A ce stade de l’analyse, Glaser et Strauss (1967) indiquent que ces processus initiaux permettent de faire émerger un nombre restreint de concepts de deuxième niveau. On opère ainsi une délimitation de la théorie en émergence, en créant une architecture de concepts de niveau supérieur. Par leurs divers travaux et études qualitatives (voir par exemple Gioia, Thomas, Clark, et Chittipeddi 1994; Corley et Gioia, 2004; Gioia, Corley et Hamilton, 2013), Dennis Gioia et plusieurs de ses collègues ont concrétisé pour les chercheurs intéressés par l’analyse inductive, une méthode rigoureuse de structuration et d’analyse de données qualitatives permettant d’aboutir à la découverte de théories enracinées. Notre étude utilise ces méthodes dites « de Gioia ».

Tableau 1

Répartition des entretiens par entreprise et par fonction (41 entretiens et 37 managers ou dirigeants)

Répartition des entretiens par entreprise et par fonction (41 entretiens et 37 managers ou dirigeants)

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Lors du premier codage des données, les catégories qui ont été retenues ont constitué les thèmes de premier ordre (Gioia, Corley et Hamilton, 2013). Dans notre étude, treize thèmes de premier ordre ont émergé. Lors du codage, davantage de thèmes avaient émergé mais n’ont été retenus que les thèmes disposant d’un nombre de citations suffisamment important pour être représentatifs. Certains thèmes étant très proches, ils ont été fusionnés. Les thèmes retenus ont été ensuite analysés et regroupés dans un groupe sémantique, ou thème de second ordre, qui permet une première conceptualisation (Glaser et Strauss, 1967; Gioia et al., 2013). Six thèmes de second ordre ont émergé. L’analyse a ensuite été poussée pour une synthèse qui a abouti à trois dimensions agrégées.

L’analyse aboutit au constat que chacune de ces trois dimensions appelle un mode d’adaptation spécifique : réflexif, réactif et collectif. Les trois types d’adaptation émanent des dimensions agrégées de la structure des données. Elles émergent par l’analyse des thèmes de second-ordre et permettent la conceptualisation nécessaire pour rendre la contribution visible (Gioia et al., 2013).

Un certain nombre de données documentaires primaires (certaines plutôt formelles comme le livret de sécurité, les organigrammes ou la charte interne de responsabilité sociale, d’autres plus informelles comme des copies de différents courriels relatifs à des briefs clients, copies d’écran sur certains processus, et schémas que les managers interrogés avaient élaborés pendant l’entretien) et secondaires (brochure, rapport d’activité, rapport environnemental, rapport de presse) ont aussi été analysées.

Résultats

Tous les informateurs ont évoqué à un moment ou à un autre de l’entretien, la complexité de l’univers des arômes et des parfums. Ils imputent cette complexité au volume, à la sophistication et à l’évolution constante de la connaissance nécessaire pour la continuité des activités organisationnelles. Pour innover, les départements de R&D doivent faire des « contrôles analytiques qui sont extrêmement complexes » (responsable R&D Gamma), mais la pertinence des données scientifiques peut devenir un sujet de controverse, car « comment interpréter un test positif de mutagenèse ? Comment on sait l’exposition qui va en résulter pour le consommateur ? » (Responsable réglementation Beta).

Tableau 2

Structure des données[5][6][7]

Structure des données567

Tableau 2 (suite)

Structure des données567

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Les arômes sont soumis à une forte réglementation, mais aussi à des tests « qualité » intervenant à différents stades de leur production. Cela garantit la conformité des produits à des normes et des certifications qui ne sont pas strictement réglementaires mais que s’impose l’industrie qui s’autorégule pour satisfaire ses clients et anticiper, voire éviter, une réglementation des Etats. Ces contrôles de qualité et de conformité sont certifiés par des organismes internationaux, tels que l’I.S.O, le H.A.C.C.P[8] et d’autres.

Le directeur de la réglementation chez Beta explique que « ça devient de plus en plus pointu, parce qu’on commence à nous poser des questions sur la toxicité systémique » et qu’ « il y a tellement de textes à analyser, digérer et comprendre que les gens ont un travail colossal ». De surcroît les législations diffèrent selon les pays, ce qui fait que la réglementation des arômes est « floue, diffuse, complexe et hétérogène » (directeur innovation, Sigma). En parfumerie, les compositions sont incorporées dans des produits cosmétiques et détergents de tous ordres. Elles sont donc susceptibles d’entrer en contact avec la peau, et de ce fait sont aussi soumises à une réglementation drastique, notamment depuis qu’a été publié le règlement cosmétique européen de 2009 qui a pris effet en 2013.

Bien que les informateurs aient évoqué, au fil des entretiens, divers groupes d’individus pouvant affecter leur activité, et l’enjeu de l’innocuité en particulier, une partie prenante est apparue comme étant centrale, prédominante et faisant état à la fois d’une relation (Mitchell et Lee, 2019) et d’une matérialité (Cragg et Greenbaum, 2002) : les clients. Cela s’explique par le positionnement « business to business » des entreprises de l’aromatique. Leurs noms sont largement méconnus du grand public. Elles déposent de nombreux brevets mais pas de marques, ce qui désamorce toute notoriété médiatique.

En conséquence, elles sont peu exposées directement aux attaques de groupes sociaux tels que les consommateurs, associations et O.N.G, media qui tous, s’en prennent à leurs clients. Ces derniers constituent donc tout à la fois un bouclier, un filtre, un convoyeur et un transmetteur vis-à-vis des entreprises de l’aromatique, comme le montre le schéma ci-dessous (figure 1). Cependant, l’exposition de leurs clients n’écarte pas la légitimité morale que d’autres parties prenantes peuvent avoir à leur encontre, et ces parties prenantes apparaissent en filigrane tout au long des entretiens.

Elles sont évoquées en replaçant toujours le client au centre, comme le fait ce manager en charge de grands comptes chez Alpha : « la loi client fait que dès qu’il y a un changement de vent des consommateurs représentés par Que Choisir ou autre, tout de suite ça a des implications », ou ce directeur de production chez Beta qui s’insurge sur le fait que « la grande crainte des industriels qui mettent des produits sur le marché […] c’est qu’une organisation comme Ökotest[9] analyse le produit, trouve qu’il y a du limonène[10] plus qu’il ne devrait y en avoir, et les clouent au pilori de l’abomination extrême, ultime ». Les questions sociétales posées sont donc transmises par les clients, mais elles existent et sont rapportées ponctuellement dans les entretiens.

Figure 1

Influence des parties prenantes indirectes

Influence des parties prenantes indirectes

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Les résultats de la section suivante témoignent donc des différentes formes d’adaptation que ces organisations adoptent vis-à-vis de leurs clients pour maintenir leur légitimité, et qui leur permettent de répondre aussi à ces parties prenantes indirectes, avec lesquelles les relations se caractérisent par des liens faibles, une matérialité inexistante mais un contrat moral très significatif, en dépit d’une absence notoire de raisonnement moral. Les questionnements posés par les associations de consommateurs et O.N.Gs à leurs clients (par exemple, l’utilisation des pesticides dans produits de consommation courants) peuvent avoir un impact à plus ou moins court-terme, bien que les entreprises de l’aromatique n’aient pas de contact direct avec les parties prenantes qui se saisissent de ces enjeux, et que ces différentes questions ne les concernent pas systématiquement. Ces questionnements peuvent également se refléter dans de nouveaux textes réglementaires.

L’analyse révèle que les actions visant le maintien de légitimité sont définies par une vision triangulaire. Les managers parlent de leur légitimité sous trois angles : réflexif, réactif et collectif. L’angle réflexif décrit les actions stratégiques faisant appel à l’expertise et aux différents savoirs de l’organisation qui sont mis en oeuvre pour répondre par la technologie et l’innovation (tests, programmes de R&D, développement des savoirs) et ainsi maintenir structurellement et dans la durée leur légitimité. Puis, ils font part des demandes de leurs clients, immédiates et imprévisibles, qui exigent qu’ils soient réceptifs et réagissent très concrètement, matériellement et rapidement pour maintenir leur légitimité vis-à-vis des attentes de leurs clients (adaptation réactive). Ces derniers formulent des attentes étroitement liées au souci de la préservation de leur propre légitimité. Ainsi, les légitimités respectives des fournisseurs d’ingrédients et des metteurs sur le marché sont intrinsèquement liées et se définissent l’une par rapport à l’autre.

Enfin, les managers de l’industrie aromatique s’expriment en mentionnant leurs associations professionnelles (associations, fédérations ou syndicats). Dans ce cadre, l’approche est inter-organisationnelle. La plupart des cadres de ces associations sont issus de l’industrie, et disposent d’un mandat qu’ils exercent quelques années tout en continuant à travailler dans leur entreprise. Parfois, ils s’y consacrent entièrement. Les fédérations professionnelles défendent les intérêts de leurs membres et les représentent collectivement. En représentant l’ensemble des membres, les managers qui exercent un mandat au sein des fédérations produisent une perspective spécifique (et collective) qui est complémentaire à celle de chacune des organisations adhérentes.

Ainsi, les managers préservent la légitimité de leur organisation en s’adaptant de trois façons :

  • « Pour maintenir sa légitimité, l’organisation mobilise son expertise et développe ses savoirs » (adaptation réflexive),

  • « Pour maintenir sa légitimité, l’organisation est sous tension, accepte et intègre les exigences de ses clients » (adaptation réactive),

  • « Pour maintenir sa légitimité, l’organisation mutualise des ressources proactivement avec la communauté » (adaptation collective).

Accroissement de la connaissance organisationnelle : adaptation réflexive

L’adaptation réflexive est une démarche de l’organisation sur le long-terme. Elle prend en compte l’émergence de demandes sociales et sociétales pour innover, découvrir de nouvelles molécules, développer de nouvelles substances. De nombreuses matières premières naturelles animales étaient autrefois utilisées pour leur qualités olfactives (le musc étant la plus emblématique). Etant aujourd’hui interdites, elles doivent être remplacées par de nouvelles, ce qui génère des travaux de recherche, de test et d’application très longs. L’action réflexive est donc structurante.

Maîtrise du risque

Les résultats ont mis en lumière l’extraordinaire complexification du niveau scientifique de la connaissance requise pour répondre à l’exigence réglementaire tout en fournissant aux clients un produit attractif. Ils témoignent du fait que dans l’industrie aromatique, les managers évoluent quotidiennement dans un environnement au sein duquel les savoirs sont complexes et évolutifs, et qu’il est nécessaire de les acquérir pour se conformer à la réglementation ou d’autres demandes de conformité émanant des clients, et ainsi réduire les risques identifiés par ces conformités.

Ce faisant, il faut maintenir la qualité du produit, c’est-à-dire sa performance olfactive. Il faut une « bonne fraise » mais qui doit être exempte de risque toxique. Il s’agit donc de savoir combiner l’innocuité et la performance de l’ingrédient aromatique ou parfumant, et cela s’obtient par la recherche de nouvelles molécules et substances.

Expertise

Les organisations doivent s’adapter face à la sophistication croissante des savoirs. Il est donc crucial de fournir un arôme ou un parfum qui respecte parfaitement la législation du pays auquel il se destine, mais qui soit aussi conforme aux exigences des consommateurs, des autorités locales (certification environnementale, code éthique, respect de normes religieuses comme la certification cachère ou hallal, etc). Toutes ces demandes ne sont pas règlementaires stricto sensu, mais reflètent une exigence de conformité (« compliance ») de la part de parties prenantes diverses. A cet effet, les fournisseurs d’arômes et de parfums répondent à des « briefs » (un cahier des charges) de leurs clients pour espérer faire partie de la sélection ou « core list » des trois ou quatre fournisseurs retenus, capables de respecter l’ensemble des demandes de conformité, qu’elles soient réglementaires, sociales, environnementales ou religieuses.

Ainsi le parfumeur d’une grande maison confesse-t-il avoir la chance de pouvoir recourir sans entrave, en interne, à des molécules captives pour créer de nouveaux parfums[11]. Ces développements ont des coûts de plusieurs millions d’euros. Les entreprises qui n’ont pas ces moyens de recherche et développement ont peu de chances de rester légitimes auprès des grands comptes et disparaissent des « core lists ». Les biotechnologies sont de plus en plus utilisées dans les laboratoires car il devient essentiel d’innover pour mettre au point des substances qui répondent aux exigences sociales et sociétales qui émergent sur les marchés. Le véganisme par exemple, interdit qu’aucune substance animale n’entre dans la composition d’un arôme, et ce, même au niveau moléculaire.

Ces demandes ne peuvent être concrétisées que par la capacité de reformuler, de mettre au point de nouveaux procédés, de conduire des études, de faire des tests qui doivent être scientifiquement homologués, et ensuite certifiés par les autorités compétentes. Les investissements en R&D comprennent aussi les coûts de tests et d’essais cliniques, lesquels sont très élevés. Il n’est pas rare qu’ils s’élèvent en effet à plusieurs centaines de milliers d’euros, voire plusieurs millions. C’est à ce prix que l’entreprise préservera sa légitimité aux yeux de ses clients.

Maintien de l’organisation sous tension : adaptation réactive

Les clients de l’industrie aromatique sont Nestlé, Danone, Unilever, Coca-Cola (pour les arômes alimentaires), Johnson & Johnson, L’Oréal, Estée Lauder, Chanel, Dior (pour la cosmétique) et bien d’autres. Les entreprises de l’aromatique n’ont d’autre choix que de fournir des réponses immédiates, précises et concrètes aux demandes de ces grands comptes. Les enseignes telles que Nestlé ou Unilever sont face aux parties prenantes que sont la grande distribution, les associations de consommateurs, ou les media. De surcroît, elles sont pénalement responsables si un produit est toxique. Quant à nos aromaticiens et parfumeurs, ils sont quasiment inconnus du grand public. Cependant, ils peuvent aussi par ricochet, encourir une responsabilité pénale si après traçabilité du produit, leur responsabilité est mise en cause.

L’association française des industries agro-alimentaires (ANIA) définit ainsi sa raison d’être : « Les entreprises agroalimentaires se situent au coeur de la chaîne de valeur de l’alimentation des Français. Elles ont à cet égard une grande responsabilité vis-à-vis des consommateurs et des citoyens. L’ANIA informe ses adhérents des évolutions réglementaires et sociétales en matière de sécurité des aliments, de qualité, de nutrition et d’information du consommateur.[12]». L’ANIA soutient par exemple la nouvelle réglementation sur l’étiquetage des arômes (Mai 2018). Elle le fait pour accroitre la légitimité de ses adhérents, et cela invite donc l’industrie aromatique à devoir mettre en oeuvre toute une série de dispositions pour préserver à son tour, sa légitimité.

Incertitude

De nombreux témoignages font état du fait que les managers de l’industrie aromatique doivent faire face et répondre à des clients qui se prémunissent par peur des représailles de la part des associations de consommateurs, distributeurs, media, etc. Cela crée un climat d’incertitude, car les frontières de ce qu’ils perçoivent comme étant rationnel deviennent incertaines. Les clients peuvent à tout moment faire état d’une exigence nouvelle jusque-là inconnue. La seule réponse possible est l’acceptation et la réactivité. L’exigence est absolue de la part des clients, d’un respect total de la réglementation et de la conformité, mais aussi de l’extraréglementaire. Mais ici, une dimension plus émotionnelle apparaît. Les fournisseurs d’ingrédients doivent s’adapter non seulement à une géographie réglementaire mouvante, mais aussi à l’impatience des clients qui formulent des demandes urgentes et imprévues, des circonstances que les managers sont contraints d’accepter, et pour lesquelles ils doivent mettre en oeuvre des solutions.

Pressions

La responsabilité est une question quotidienne et omniprésente qui requiert des compétences de plus en plus élevées de l’entreprise. Les clients s’enquièrent régulièrement des qualifications des personnels qui délivrent les documents attestant de leur responsabilité. Ainsi en cas de problème de toxicité, ils peuvent faire valoir ces certificats, mettant ainsi en cause leur fournisseur. Pourtant, lorsqu’une atteinte à leur légitimité survient, ce sont les entreprises fournissant les produits finis qui subiront la première atteinte à leur légitimité. Visibles aux yeux des consommateurs par leurs marques, ils se trouvent, bien plus que les entreprises de l’industrie aromatique, sous les feux de la rampe. C’est pourquoi, dans leurs relations avec les aromaticiens, ils revendiquent leur position de « metteur sur le marché » (market provider), justifiant ainsi leur intransigeance.

Les industries metteuses sur le marché comme l’agro-alimentaire ou la cosmétique sont souvent interpelées par la société civile sur la question de la transparence due au consommateur. Le président d’une association professionnelle raconte une histoire éloquente. Cette anecdote fait référence à une réglementation européenne de 2006, visant à étiqueter l’ensemble de la liste des 26 ingrédients allergènes rentrant dans la formule des produits cosmétiques, pour informer les consommateurs. Cette mesure fut âprement discutée par certains membres de l’industrie, car elle obligeait les parfumeurs à dévoiler leurs formules. Cette disposition mettait à mal un certain nombre d’ingrédients naturels ne pouvant être brevetés, contrairement aux molécules de synthèse.

La réglementation fut mise en place sous la pression d’une association de consommateurs allemande. Depuis, cette réglementation a permis le développement d’applications évaluant les ingrédients contenus dans une formule cosmétique (Yuka, Clean Beauty, etc.).

Enfin, les clients font valoir leur position dominante en étant très intransigeants vis-à-vis de leurs fournisseurs d’arômes et de parfums, et en se prévalant d’une légitimité irrévocable et indiscutable liée à leur responsabilité de « metteur sur le marché’, qui ne permet aucune négociation ni rébellion. Les récits que livrent les managers de l’industrie aromatique laissent entrevoir cette dynamique sociale sans concession qui maintient l’entreprise sous tension.

Mutualisation proactive des ressources : adaptation collective

Pour défendre leurs intérêts et mutualiser certaines actions, les entreprises de l’industrie aromatique se fédèrent aux niveaux national, européen, et international. Ainsi en France trouve-t-on par exemple le S.I.EM.P.A (Syndicat des importateurs exportateurs de matières premières aromatiques), PRODAROM (syndicat national des fabricants de matières premières aromatiques), ou le S.N.I.A.A (Syndicat national des industries des arômes alimentaires), pour ne citer que les plus importants. Au niveau européen, l’E.F.F.A (European Flavor and Fragrance Association) réunit les présidents des syndicats nationaux. Enfin au niveau international, l’I.F.R.A (International Fragrance Association) est considéré comme le véritable gendarme de la profession, sur le volet parfumerie. Ces associations et syndicats professionnels divers financent des actions et programmes spécifiques, dont une grande partie sur les questions de sécurité des produits. Elles mettent ainsi à disposition des bases de données sur les substances autorisées, restreintes ou interdites. Elles financent des programmes de recherche dédiés à la l’évaluation de l’innocuité des matières premières aromatiques, substances ou molécules servant de base à la composition d’un arôme ou d’un parfum.

Communauté de savoirs

L’adaptation de type collectif se fait par la mutualisation d’intérêts, d’actions, et de décisions. Mais pour y parvenir, l’industrie met en place des dispositifs permettant d’accéder à ces actions, ressources, et processus de décision. Ainsi, elle permet l’accès à la connaissance financée par ses membres, leur facilitant intelligence réglementaire et extra-réglementaire. L’IFRA dispose par exemple, d’un institut de recherche sur les parfums et tient à jour une base de données sur les substances réglementées et interdites.

En cas de crise, comme par exemple lors de la parution d’un article sur les allergènes dans les lessives du magazine français Que Choisir, les associations professionnelles transmettent les éléments d’expertise nécessaires aux clients se présentant devant les médias. Bien que concurrents, les adhérents de ces associations et syndicats, échangent informations et conseils. Ainsi, ces entités fédératrices servent-elles de réservoir d’expertise face aux exigences de leurs clients et des parties prenantes indirectes.

Elles créent également des opportunités de formation pour que les managers développent leurs compétences, face à l’intensification réglementaire. Ses dirigeants témoignent de l’augmentation du niveau de compétence des personnes participant à ces séminaires et ateliers de formation.

En permettant l’accès à certains savoirs spécifiques (essentiellement sécurité et réglementaire), l’adaptation collective nourrit le développement des compétences et expertises de ses membres, et contribue au renforcement de l’adaptation réflexive.

Force d’anticipation

L’un des enjeux essentiels des associations est l’autorégulation de l’industrie. Dans cet objectif, elles financent des programmes de recherche spécifiques, qui portent notamment sur des protocoles d’évaluation de l’innocuité de molécules et substances pouvant être soupçonnées de nuire à la santé humaine, en étant par exemple, allergènes ou cancérigènes. Le maintien de la légitimité est donc ancré dans la capacité d’anticiper les attentes de la société civile, du législateur, et du consommateur. Les associations s’engagent sur la garantie de la conformité des produits décidée collectivement, une connaissance forte de la législation, et la défense de l’industrie auprès du législateur.

Enfin, les associations prédisent un accroissement des obligations et conformités. Les entretiens témoignent tous d’une intensification de la réglementation ayant eu lieu dans les vingt dernières années, notamment sur la pression sociétale émanant des réseaux sociaux. Comme toutes les associations professionnelles, elles tentent de faire pression auprès des instances parlementaires, en particulier en Europe. La réglementation REACH par exemple a donné lieu à ce qui est considéré comme la plus grosse action de lobbying opérée auprès des instances européennes par l’industrie chimique (notons cependant que l’industrie aromatique est une naine dans ce secteur, traitant d’une chimie de spécialité plutôt mineure). Les réglementations en vigueur étant extrêmement strictes et complexes, les différentes entreprises bien que concurrentes, préfèrent s’unir pour se protéger, s’autoréguler, et se défendre.

En somme, les fédérations, associations et syndicats professionnels ont, du fait de l’intensification réglementaire et extra réglementaire, fait émerger à la fois un besoin de développement d’un certain type de savoirs, et d’anticipation sur le futur de leur métier pour que ses membres, les entreprises de l’aromatique et leurs managers, soient en mesure d’appréhender la complexité d’un monde incertain qui les met sous pression, et d’y répondre par l’expertise.

Discussion

L’étude a pour objet de contribuer à la littérature de la légitimité organisationnelle, et en particulier à la question des stratégies de maintien de légitimité. De nature qualitative, elle ne prétend pas à la généralisation de ses résultats. Cependant, dans un contexte d’institutionnalisation normative et réglementaire très forte, elle éclaire sensiblement la façon dont les organisations construisent leurs stratégies de maintien.

Scherer et al. (2013) indiquent que les exigences de développement durable ont rendu complexes les activités des entreprises, qui ont beaucoup plus de difficulté qu’auparavant à maintenir leur légitimité par des stratégies pragmatiques, lesquelles tendent à réconforter les parties prenantes à peu de frais (communication organisationnelle). Notre étude se situe dans un univers complexe, mais la complexité a gagné beaucoup de terrain dans la plupart des entreprises. De ce point de vue, l’apport de notre article au modèle de Scherer et al., est contributif de plusieurs façons.

Dans leur modèle des stratégies de légitimité organisationnelle, Scherer et al. (2013) ont conceptualisé ainsi les trois stratégies de légitimité qui émergent dans un contexte de développement durable : la stratégie d’adaptation isomorphique (cognitive) qui conduit à mettre en oeuvre des pratiques pour répondre aux attentes sociétales, la stratégie pragmatique qui se soucie de ses intérêts propres et tend à leurrer les parties prenantes, et enfin celle de raisonnement moral, qui pousse l’organisation à dialoguer avec les parties prenantes.

Les résultats montrent une forte prépondérance d’une adaptation de type cognitif plutôt que pragmatique (à l’exception de l’adaptation réactive qui est à la fois cognitive et pragmatique) ou moral. Cela veut dire que le maintien de la légitimité est davantage soumis à des actions qui mettent en oeuvre réflexion et recherche de solutions à court et long terme. Ainsi, la contribution éclaire notamment ce que les néo-institutionnalistes ont décrit comme la légitimité cognitive (Scott, 1995; Suchman, 1995). Le maintien de la légitimité passe en effet par l’analyse de situations critiques ou pouvant le devenir, l’anticipation de problématiques futures, et la conception de réponses adaptées, processus qui sont davantage cognitifs que pragmatiques ou moraux. Les organisations oeuvrant à préserver leur légitimité observent et élaborent des solutions, plutôt que de tenter de manipuler leurs auditoires, ou de se livrer à un raisonnement moral.

Par contraste, cela peut signifier que les stratégies d’acquisition de légitimité sont plus susceptibles de faire appel à des réponses pragmatiques (efficientes sur le court terme), comme des discours, des actions immédiates et simples à mettre en oeuvre qui permettent de gagner de la légitimité stratégique. Également, lors de la réparation de légitimité, le dialogue avec les parties prenantes est davantage mobilisé que durant la vie « normale » de l’organisation et fait émerger le raisonnement moral comme le plus adapté.

Les résultats permettent essentiellement d’enrichir la perspective de stratégie adaptative, en faisant émerger trois types d’adaptation. Tout d’abord, l’adaptation réflexive, dont l’approche privilégie la prise de conscience sur les produits, les activités, et la nécessité d’évoluer (Lafortune, 2006). Une démarche réflexive incite les acteurs à entamer une réflexion puis à recourir à l’action pour développer leur savoir (Schön, 1994). Pour maintenir leur légitimité les managers développent en effet l’expertise organisationnelle en modifiant ingrédients, formules et en brevetant de nouvelles molécules.

Ensuite, l’adaptation réactive correspond à une confrontation aux exigences des parties prenantes contraignant l’organisation à se soumettre à des injonctions pouvant paraître injustes, irrationnelles, ambiguës ou changeantes. Comme le dit l’un des informateurs, « c’est le pot de fer contre le pot de terre ». Il s’agit bien d’adaptation, car cela modifie des routines de travail (par exemple : les demandes urgentes), augmente la charge, modifie les tâches, contraint l’organisation à fournir des documents supplémentaires, etc. Elle se distingue de l’adaptation réflexive au sens où l’action est beaucoup plus immédiate et se fait en interaction directe avec les parties prenantes. L’adaptation réactive peut aussi être considérée comme une stratégie pragmatique de légitimité (figure 2), car elle englobe les actions qui mettent l’organisation sous tension. Ce sont des actions qui ont pour objet de répondre aux clients et à leurs parties prenantes sur des sujets urgents exigeant des réponses rapides.

Figure 2

Maintien de la légitimité organisationnelle

Maintien de la légitimité organisationnelle
Inspiré de Scherer, Palazzo et Seidl, 2013

-> Voir la liste des figures

Enfin, l’adaptation collective fait référence au développement de ressources communes, qu’il s’agisse de savoirs ou de moyens économiques, afin d’organiser la préservation de la légitimité à un niveau méso-économique. Ainsi, sur les questions de sécurité des produits, les managers ont accès à une connaissance développée en commun, qui leur permet d’accroître leur maîtrise du risque, leurs capacités d’expertise au sein de leurs organisations mais aussi de mieux faire face à l’incertitude et la pression. En somme, l’adaptation collective contribue en partie à renforcer les adaptations réflexive et réactive.

Ce modèle du maintien de la légitimité organisationnelle montre tout d’abord que celui-ci est complexe et exigeant, ce qui diffère de l’idée prévalant jusque-là dans la littérature. D’après Ashforth et Gibbs (1990, p.183) une fois accordée, la légitimité est acquise, et il est futile de vouloir la réévaluer car l’activité de légitimation devient une routine au fil du temps. Suchman (1995, p.594) met toutefois en garde les organisations qui manqueraient de vigilance vis-à-vis de leurs « auditoires hétérogènes » et manqueraient d’agilité du fait de la stabilité de leurs opérations.

Ces chercheurs invitent donc les organisations à rester en alerte et à scanner régulièrement leur environnement. L’étude montre en effet, que le maintien de la légitimité peut être remis en cause à tout moment, et cela sans attendre que ne survienne une crise ou un événement majeur.

Si l’on considère que dans un environnement « business to business » qui est celui de notre recherche, les entreprises sont soumises de façon indirecte et pourtant si prégnante, à l’influence de parties prenantes avec lesquelles elles n’ont ni lien ni relation directe, il semble particulièrement important de rendre compte de la dimension cruciale du maintien de légitimité. Car si une majorité d’entreprises évoluent dans un univers complexe, comme l’affirment Scherer et al. (2013), il est possible qu’elles doivent toutes prêter une attention particulière à leur légitimité, au-delà de son acquisition, et avant que ne survienne sa perte.

Or, la stratégie visant à la légitimité morale, qui consiste à dialoguer avec les parties prenantes sur les questions sociales et sociétales, n’apparait pas dans les résultats. Notre modèle montre clairement que dans un environnement très normatif les organisations concentrent leurs efforts de préservation sur une stratégie cognitive. Il fait donc apparaître une flèche grisée en pointillés, signifiant que cet espace de délibération reste vacant, du fait de la canalisation des actions de ces entreprises vers leurs clients « metteurs sur le marché », mais aussi de la volonté de contrôle de ces mêmes clients sur l’exclusivité des relations avec un certain nombre des parties prenantes indirectes. Or, il pourrait être salutaire pour ces organisations de s’engager dans un dialogue avec leurs parties prenantes directes et indirectes. Cela pourrait faire partie des actions d’anticipation, de maîtrise du risque, et guiderait sans doute l’innovation. Il est aussi probable qu’une stratégie plus délibérative (Scherer et al., 2013) permettrait sans doute de réduire l’incertitude et la pression, car la légitimité morale de ces organisations s’en trouverait renforcée, tout en diminuant les efforts de légitimation.

Futures recherches et conclusion

L’étude permet d’envisager d’autres recherches sur la façon dont les entreprises gèrent la préservation de leur légitimité. Des études quantitatives pourraient par exemple, proposer des hypothèses à partir des types d’adaptation (réflexive, réactive et collective) et tester ce modèle pour le généraliser ou l’affiner. La recherche sur la légitimité peut aussi s’intéresser plus particulièrement à l’identification des parties prenantes indirectes, et leur influence sur l’activité et la légitimité des entreprises.

L’étude a permis de montrer l’engagement des organisations dans le maintien de leur légitimité. Bien qu’elle ait été conduite dans un environnement très réglementé, elle peut être très utile à l’ensemble des organisations. En effet, les pressions sociétales s’accélérant, de très nombreux secteurs d’activités seront tôt ou tard confrontés à des demandes fortes, exigeantes et complexes. Les stratégies mises en oeuvre par l’industrie de l’aromatique peuvent se révéler très utiles pour d’autres organisations. L’article permet de mieux comprendre les stratégies adaptatives de légitimité des organisations et enrichit de ce point de vue la littérature sur la légitimité organisationnelle.

Cette recherche a révélé la difficulté et la complexité pour les organisations de préserver leur légitimité, et la diversité des stratégies d’adaptation qu’elles mettent en oeuvre pour y parvenir. Contrairement à ce que nous disait la littérature jusque-là, les organisations ne négligent pas le maintien de leur légitimité. Cela est particulièrement le cas de celles qui se trouvent dans un environnement normatif très demandeur et qui s’engagent très fortement dans ce sens. Cela pourrait bien être le cas d’organisations évoluant dans d’autres contextes moins normatifs mais soucieuses de répondre aux attentes de parties prenantes, directes et indirectes, et à la pression sociétale.