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L’avènement du numérique a marqué de son sceau la dernière décennie du XXème siècle et l’entrée dans le XXIème siècle. Portées par cette dynamique générale, les initiatives en matière de Villes Intelligentes fleurissent un peu partout sur la planète. Elles ont été confortées par les conséquences de la crise sanitaire du COVID 19 qui a encore accéléré le recours aux technologies numériques.

Le marché des smart cities, estimé par Frost et Sullivan (2013)[1], présente une valeur cumulative de quelques 1,565 milliards de dollars d’ici 2020. Il suscite énormément de convoitises et met en jeu les relations entre opérateurs privés (entreprises du numérique, start-ups, entreprises en réseau), pouvoirs publics (Etat central, autorités et collectivités locales, agences de développement et sociétés d’économie mixtes…), et citoyens (habitants, usagers, consommateurs, électeurs).

Du point de vue des territoires, le statut de ville intelligente se révèle très désirable, même si ce terme générique recouvre des définitions multiples et renvoie à des réalités extrêmement disparates. Dans une logique d’attractivité territoriale, entre mimétisme et concurrence, de nombreux territoires développent leurs projets et pratiques afin de se positionner dans un top smart cities globalisé. Des effets et efforts communicationnels souvent conséquents sont déployés en ce sens. L’émergence de nombreux prix et classements internationaux atteste de cette dynamique concurrentielle et communicationnelle[2].

Saine émulation ou pur effet de mode ? Ce foisonnement interpelle et rend d’autant plus difficile la lecture de ce que recouvre la notion de ville intelligente. Au final, l’intelligence du territoire est-elle soluble par une approche en silos dans quelques fonctions urbaines, outils ou objets rendus smart (smart energy, smart water, smart street, smart mobility, smart buildings, smart house, smart growth, smart grid, etc.) ?

L’objet de cette recherche n’est pas tant de revenir sur l’ensemble des critiques portées au concept même de ville intelligente, ni de conjecturer sur le potentiel de bouleversements de l’avènement du numérique sur la vie urbaine, que d’en interroger la transcription dans les documents, projets et plans, diffusés par les territoires à ce sujet. En effet, dans la mesure où une certaine maturité communicationnelle a émergé (Faye et Vignolles, 2016), l’attention se porte aujourd’hui, en termes d’agenda de la recherche, sur les discours et les pratiques affichées en matière de projets smart. Il s’agit de comprendre, à travers la communication relative aux territoires analysés, quels sont les éléments principaux mis en avant. Leur communication vise-t-elle essentiellement des gains de légitimité ? A se positionner face aux autres territoires dans une perspective concurrentielle ? Cette communication s’inscrit-elle plutôt dans une logique de continuité ou de rupture ? 

En ce sens, notre problématique vise à déceler : dans quelle mesure peut-on observer des tendances se dégageant des discours et projets affichés au nom du smart dans les territoires se voulant intelligents ?

Cette recherche n’ambitionne pas d’interroger la dimension stratégique des villes intelligentes, ou d’observer les pratiques managériales auxquelles ces stratégies donneraient lieu. Il s’agit en revanche de comprendre l’image projetée par ces villes à travers la diffusion de discours et la mise en avant de projets territoriaux « smart », comme cela a été fait par Caprotti et Cowley (2019) sur 34 municipalités du Royaume-Uni et Shelton, Zook et Wiig (2015) sur deux métropoles des Etats-Unis. Ces deux études, comme la nôtre, s’inscrivent dans la perspective des travaux de Luque, McFarlane et Marvin (2014) sur les logiques discursives. Celles-ci s’analysent grâce à des dispositifs narratifs, qui permettent de constituer des compréhensions spécifiques des tendances du développement des territoires. La recherche menée ici ne concerne pas le positionnement voulu des cas étudiés. Elle porte davantage, comme précisé dans la problématique, sur les tendances qui se dégagent des discours et projets affichés au nom du smart dans les territoires se voulant intelligents, et non sur les projets affichés par les territoires se voulant intelligents. Il ne s’agit donc pas d’une étude sur le management stratégique du smart par ces territoires mais bien de comprendre quels sont les éléments mis en valeur dans la communication pour apparaître smart.

Pour cela, nous procédons à une analyse comparée de discours, documents, plans et projets émanant de douze territoires français et québécois, en effectuant des analyses quantitatives de données qualitatives (analyses statistiques textuelles), soit des analyses typologiques (classification) et factorielles (structuration), en utilisant le logiciel IRAMUTEQ. Nos résultats et éléments de discussion mettent en tension des pratiques oscillant entre les paradigmes du néo-institutionnalisme (diffusion de normes) et de la contingence (poids des variables de contexte).

Premièrement, la revue de littérature effectuée sur les villes intelligentes met en évidence les visions hétérogènes et parfois contradictoires qui s’en dégagent. Deuxièmement, toujours dans une logique d’incorporation de la littérature existante, nous proposons une lecture néo-institutionnaliste des phénomènes de smart cities. Troisièmement, nous exposons et détaillons la méthodologie utilisée faisant état d’une combinaison d’analyses statistiques textuelles appliquée à six territoires français et six territoires québécois. Quatrièmement, nous présentons les cas étudiés ainsi que les différents résultats obtenus. Cinquièmement, nous discutons, sur la base de ces derniers, le fait de savoir si un modèle spécifique s’impose ou pas à travers les différents cas étudiés. Y a-t-il de ce point de vue-là une convergence, un éclatement, ou une spécificité des discours, projets et pratiques ?

Les visions hétérogènes, et parfois contradictoires, des villes intelligentes

Les définitions apportées au concept de ville intelligente par la littérature mettent en exergue des visions hétérogènes, et parfois contradictoires (cf. Figures 1 et 2). Il ressort de cette polysémie un certain flou conceptuel et un manque de cohérence dans l’usage qui en est fait dans la littérature (Tranos et Gertner, 2012). Ce flou est également renforcé par le fait, selon Chopplet (2018, p.77), que les smart cities opéreraient un syncrétisme[3] entre plusieurs projets de villes désirables. Elles se présenteraient comme le creuset de la société de l’information et du savoir, de l’économie de la connaissance, de la démocratie participative, du développement durable et de la qualité de vie (Eveno, 2018, p. 29; Picon, 2018, p. 270; Belot, 2017; ONU, 2016, p.22). Pour Ghorra-Gobin (2018, p.6), la ville intelligente ne serait que le dernier-né d’expressions créées pour absorber les critiques à l’encontre du caractère néo-libéral des villes en se revendiquant tantôt inclusives (inclure les exclus de la mondialisation), frugales (diminuer l’empreinte écologique, la production de gaz à effet de serre), justes (lutter contre les inégalités sociales, spatiales et environnementales), durables (prendre en compte les objectifs du développement durable), vertes ou encore résilientes (affronter toute forme de vulnérabilité dont celle liée au changement climatique).

L’avènement de la smart city s’accompagne de scénarisations telles que celles proposées par Pisani (2015). Selon cet auteur, deux alternatives majeures se présenteraient à nous : Datapolis serait la ville entièrement gérée à partir des données recueillies par l’infrastructure technologique, alors que Participolis ferait la part belle à des citoyens participant à la conception et la gestion de leur espace de vie. Nous retrouvons cette opposition entre l’approche techno-centrée et humano-centrée dans de nombreuses publications (Kummitha et Crutzen, 2017). Offner (2018, p.17) a synthétisé de façon imagée ces deux trajectoires : ville intelligente versus ville des intelligences, consommateur capté versus citoyen capteur, néo-cybernétique totalitaire versus wiki city contributive.

Poser la question de la signification de l’étiquetage « smart city » revient implicitement à supposer l’existence d’un modèle universel, a-contextuel, de la ville intelligente, déclinable en critères mesurables. Nous retrouvons ce type d’approche dans les écrits de Giffinger et al. (2007) qui proposent une segmentation de la ville et de ses fonctions en six domaines afin de mesurer et classer l’intelligence des villes (européennes) : économie, mobilité, gouvernance, citoyen, environnement, mode de vie. Pour autant, le fait que quelques fonctions urbaines (habitat, transport, économie…) soient smart suffit-il à conférer ce statut à l’ensemble ? Ce type d’outil de mesure est-il en capacité de rendre compte de la complexité et des multiples dimensions qui caractérisent la réalité des territoires urbains ? Nous touchons ici aux limites liées au fait d’appréhender de manière homogénéisée des espaces et des populations dont la principale caractéristique serait d’être connectés et irrigués par des systèmes d’information et de communication.

Figure 1

Des définitions plurielles de la ville intelligente en tant qu’objet

Des définitions plurielles de la ville intelligente en tant qu’objet
Source : Auteur(e)s

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Figure 2

Des définitions plurielles de la ville intelligente en termes de processus

Des définitions plurielles de la ville intelligente en termes de processus
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Ici apparaît un écart significatif entre des conceptions et discours différents sur ce que recouvre l’idée de smart city : d’un côté, un discours affichant des prétentions de solution miracle et universelle à tous les maux de la société (cf. syncrétisme), de l’autre, une réalité opérationnelle basée sur des solutions techniques et partielles aux problèmes sur lesquels les entreprises porteuses des technologies connectées se penchent, afin d’accéder à de nouveaux marchés lucratifs (Hollands, 2015). De cette déconnexion naissent des questionnements légitimes sur la façon dont le modèle smart city serait effectivement en mesure de traiter des problématiques de fond tels que la solitude, l’exclusion sociale, l’analphabétisme ou encore la détresse et la dégradation humaines (Rozestraten, 2016, p.34).

Par ailleurs, dans une approche par trop techniciste, les concepteurs de la ville intelligente et durable imposent bien souvent leur logique « d’outils » aux usages sociaux. La prise en compte du facteur humain au niveau des usages s’en trouve alors réduite, tant il se veut être intégré très en amont dans la conception même des outils. Dès lors, les nouveaux objets numériques sont présupposés intuitifs ou ne nécessitant qu’une simple notice technique. Pourtant, il n’est pas rare que les usages effectifs mettent à mal ces présupposés. Par exemple, dans le domaine de l’habitat, les écarts mesurés entre objectifs assignés aux bâtiments conçus en Haute Qualité Environnementale et comportements concrets des usagers donnent à voir des performances réelles largement inférieures aux prévisions conventionnelles. Ces contre-performances sont assez systématiquement interprétées comme imputables à des comportements inadaptés, autrement dit aux défaillances du facteur humain (Zélem, 2010).

Pour pallier ces écarts en termes d’appropriation des outils, deux voies de recours semblent se dégager : d’un côté une logique low tech ou basse technologie facilitant l’accès à tous de ces dispositifs et interfaces (Brookes, 2018, p.62), de l’autre côté, une intégration renforcée des usagers par des logiques collaboratives, participatives et co-productives.

Une lecture néo-institutionnaliste des phénomènes de smart cities

L’absence de cadre conceptuel unifié et stable n’est pas un obstacle à la diffusion et à l’usage de l’idée de « smart ». Comment alors appréhender la communication faite par les acteurs publics locaux autour de ce que Caprotti et Cowlet (2019, p.587) appellent un « concept nébuleux », de Jong et al. (2015) un dispositif rhétorique temporaire et Davidson (2010) un signifiant vide ?

Le choix de l’approche néo-institutionnelle est apparu rapidement pertinent. Si la nébulosité et la vacuité du terme n’empêchent pas sa diffusion, comment l’expliquer ? Peut-être parce qu’au lieu d’être un frein, elles sont un moteur ? Le recours à des mots-valises permet d’éviter les conflits, de mobiliser des parties prenantes, de définir des cadres de négociation et de faciliter l’acceptabilité des politiques publiques au-delà des divergences des acteurs (y compris territoriaux), surtout si cela semble correspondre aux demandes, voire aux injonctions de l’environnement (Hernandez, 2017). Ainsi, le cadre d’analyse néo-institutionnaliste permet-il d’abord de rendre compte de la quête de légitimité qui s’exprime dans cette course au classement (cf. légitimité pragmatique, morale et cognitive — Suchman, 1995). De même, il explique aussi la concurrence des territoires que cette dernière met à jour et la diffusion de normes et de pratiques en la matière (cf. isomorphisme institutionnel par des pressions coercitives, normatives ou mimétiques — Powell et DiMaggio, 1991). Il révèle enfin des logiques de continuité et de rupture jalonnant les processus d’innovation qui la sous-tendent (cf. dépendance au sentier ou path dependencies — North, 1990).

Le phénomène smart city comme quête de légitimité

Certains observateurs et praticiens, dont des aménageurs et urbanistes (Greenfield, 2013), qualifient l’approche smart city de régression en soulignant sa filiation au modèle d’urbanisme universel, rationnel et fonctionnaliste de Le Corbusier dans les années 1930. Elle n’en serait que le prolongement, alimenté par les technologies numériques. Dans cette perspective, les territoires et leurs habitants sont considérés comme homogènes, interchangeables et indifférenciés, connectés. Ces derniers sont alors envisagés comme des supports d’application d’un modèle de développement urbain « générique et universel, capable de se superposer à toute spécificité locale, quelle qu’elle soit » (Rozestraten, 2016, p. 29). Une homogénéité perçue des territoires qui alimente leur homogénéité programmée : le smart devient la norme supérieure.

Dès lors, la singularité des territoires est réduite à sa plus simple expression, confinée dans un jeu de classement et de hiérarchisation dominé par « (…) l’idée d’une seule ville meilleure que les autres » dans le domaine (Meijer et Bolívar, 2016, p.402). Partant, l’accès au statut de smart city attise toutes les convoitises et alimente une course effrénée (Chopplet, 2018, p.77). Dans ce même mouvement, tout tend à devenir intelligent (transports, services publics de réseaux, habitats, etc…) avec pour seule limite l’imagination sémantique des objets associés.

Dans ce contexte, certains territoires, de peur d’être distancés ou relégués au rang de stupid city ou stupid village (Verpeaux, 2016) peuvent être tentés de verser dans des pratiques qualifiées de smart washing (Hernandez et Tiberghien, 2019) comme forme de légitimation communicationnelle. Un smart washing d’autant plus efficace que les villes intelligentes relèvent d’une notion syncrétique[4] dans laquelle les territoires intelligents tendraient aussi vers plus d’écologie, plus de confort, plus de convivialité, plus de sécurité, plus de collaborations, plus de résilience…

Pourtant, les associations effectuées ne vont pas toujours de soi. Par exemple, la ville intelligente se réclamant également durable n’est-elle pas porteuse d’externalités négatives (activités polluantes, conditions de travail dégradées) reportées en périphéries plus ou moins distantes (Pitron, 2018) ?

De fait, ce syncrétisme peut être analysé comme relevant d’une quête de légitimité de la part d’acteurs tant publics que privés subissant des pressions de la part de leur environnement et s’efforçant d’y répondre favorablement pour obtenir de ce même environnement davantage de légitimité.

Le phénomène smart city comme diffusion de normes et pratiques

Comment la banalisation de l’idée de smart city participe-t-elle à la diffusion de normes et de pratiques ?

Plusieurs éléments y concourent. Les classements internationaux de villes intelligentes y participent en fournissant des listes de critères à partir desquels évaluer l’intelligence des territoires. Mais cette diffusion est plus largement le fait d’organisations internationales, nationales ou de collectivités territoriales elles-mêmes. Elles propagent des guides de bonnes pratiques, des cas exemplaires, des pratiques de benchmarking, des instruments d’évaluation, qui à défaut de modèle unique, dessinent des incontournables de l’intelligence des territoires.

Dans cette mouvance, évoquons les modalités renouvelées d’intervention de l’État dans les territoires par des instruments disciplinaires (appels à projet, labels et trophées et autres indicateurs de performance). A travers eux, les Etats organiseraient, selon Epstein (2015), une forme de régulation concurrentielle des territoires, encastrée dans les instruments du New Public Management, permettant au pouvoir central de retrouver des capacités de pilotage à distance et de coordination d’acteurs autonomes. Par exemple, en 2015, la Smart City Mission lancée par le gouvernement fédéral indien a mis en concurrence une centaine de villes présélectionnées, chacune devant proposer soit un projet d’amélioration (retrofitting) ou de redéveloppement (redevelopment) de certains quartiers, soit un projet d’extension urbaine (greenfield development) (Dewaele 2018, p.146). Avec un gouvernement fédéral en concepteur et un État fédéré en entrepreneur, ce type de démarche permet à ces acteurs d’imposer leur vision de la ville intelligente, en lien avec d’autres acteurs publics et privés.

Le phénomène smart city, entre continuité et rupture technologique

La smart city serait par construction et par essence liée à l’idée d’innovations à la fois technologique, managériale et sociale (voire sociétale).

Certains auteurs prennent cependant le contrepied de cette nature disruptive en analysant la smart city comme s’inscrivant plutôt dans une continuité (Offner, 2018, p.18; Marzloff, 2016, p.47). Cette dernière ne ferait que poursuivre, avec en vernis son substrat technologique, la tradition des réseaux techniques qui opéraient dès le 19e siècle. La structuration des villes autour des infrastructures numériques ferait ainsi suite à celle effectuée autour de la voiture individuelle au cours du 20ème siècle. Cette continuité s’inscrirait dans le cadre plus général de la notion de progrès.

Dans cette dialectique de continuité/rupture, notons par ailleurs que les territoires sont liés à leur contexte et leur histoire par des phénomènes de dépendance au sentier (path dependencies). Dès lors, s’inscrire dans une démarche de smart city, peut constituer une opportunité de concilier histoire et modernité. Des territoires désindustrialisés en quête de résilience optent parfois pour un projet smart. Les cas d’installation de campus universitaires high tech en lieu et place d’anciens sites industriels ne manquent pas, comme à la frontière franco-luxembourgeoise avec le campus universitaire Belval de l’Université du Luxembourg.

Après cette revue de la littérature montrant la polysémie de la notion de ville intelligente, et la lecture néo-institutionnaliste que nous avons fait des phénomènes qui accompagnent son déploiement, nous exposons les principaux éléments méthodologiques de notre recherche.

La méthodologie, une combinaison d’analyses statistiques textuelles appliquée à douze territoires français et québécois

Nous présentons à présent les terrains étudiés, puis la démarche de collecte des données et enfin les méthodes précises d’analyses suivies. Notre méthodologie s’inscrit dans la perspective de celle de l’étude de Caprotti et Cowley (2019) portant sur les discours sur les villes intelligentes britanniques, notamment par le caractère exploratoire expliquant une sélection progressive des cas à partir de critères scientifiques ainsi que la collecte et l’analyse de données secondaires (uniquement) très variées.

Le choix des cas français et québécois

Dans un premier temps, nous avons recensé les cas de territoires s’affichant comme ville intelligente ou smart city dans cinq pays francophones : la Belgique, la France, le Luxembourg, le Québec et la Suisse. Cette recherche, en janvier-février 2019, a été effectuée principalement à partir des sites internet des territoires concernés, de la presse (locale, nationale, voire internationale, y compris presse professionnelle), des sites internet de ministères ou d’agences nationales.

A l’issue de cette phase, nous avons retenu deux Etats seulement, la France et le Québec. Les autres ne présentaient pas un nombre équivalent de cas suffisamment documentés, ce déséquilibre pouvant introduire des biais dans les analyses statistiques textuelles. En effet, au regard de la méthodologie employée, les Etats étudiés doivent compter le même nombre de cas (villes) dans le corpus. Tout déséquilibre dans ce dernier induit automatiquement un déséquilibre dans les résultats des statistiques textuelles. Cela fait partie des préconisations d’usage de ce type de méthodologie.

Finalement, après une seconde phase exploratoire concentrée sur ces deux pays, nous avons retenu six villes s’affichant comme « intelligentes » (cf. Figure 3). Il s’agit pour le cas français de Dijon, Issy-les-Moulineaux, Lille, Loos-en-Gohelle, Lyon et Nantes; et pour le Québec, de Gatineau, Laval, Montréal, (la ville de) Québec, Shawinigan et Sherbrooke. Les cas sélectionnés ne prétendent pas à la représentativité, même s’ils reposent sur des critères de choix précis, permettant leur intégration dans le même cadre d’analyse.

En effet, chaque cas devait d’abord afficher une communication significative sur cette thématique, déployée à destination d’acteurs locaux, nationaux, voire internationaux. Cette communication ne devait pas être marginale dans les supports créés par les territoires. Au contraire, ce thème devait présenter une dimension stratégique, c’est-à-dire être récurrent, en lien avec les principaux projets de développement local et au coeur d’enjeux territoriaux reconnus. En parallèle, les recommandations de Glaser et Strauss (1967, p.56) indiquant l’utilité de la différence entre les terrains d’investigation ont été suivies. Nous avons donc veillé à choisir des villes de tailles différentes et réparties dans différentes régions (à noter que si Loos-en-Gohelle et Lille sont effectivement peu distantes géographiquement, elles répondent au critère « villes de tailles différentes ». Les critères « taille différente » et/ou « région différente », ont donc été respectés pour chacune des villes sélectionnées). Nous avons aussi sélectionné pour chaque cas des données internes (sites officiels du territoire) et externes (presse, sites d’autres d’organisations publiques ou privées), dans un souci de triangulation des données (Denzin, 1978).

Précisons que le corpus, c’est-à-dire l’ensemble des données collectées rassemblées dans un unique document, devait être écrit dans la même langue pour permettre les analyses textuelles.

Le tableau ci-après récapitule les cas retenus, leur population et leur région ou municipalité régionale de comté (MRC) (cf. Figure 3).

La collecte des données et la création d’un corpus

Décrivons à présent la démarche de collecte des données ayant abouti à la construction du corpus, sur lequel les analyses ont été conduites.

L’analyse empirique est fondée sur des données secondaires, communiquées en ligne, principalement par les territoires étudiés (68 % de sources internes), des journaux (presse généraliste française et québécoise, presse spécialisée en ligne[5]), des organismes ministériels (plan Investir dans le Canada, « Défi des villes intelligentes »[6], ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation[7], ministère de la culture et de la communication[8], l’agence du numérique rattachée au ministère de l’économie et des finances — plan France très haut débit, french tech, mission société numérique[9]…), des agences de développement (agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie [ADEME], agence nationale pour la rénovation urbaine [ANRU], agence France entrepreneurs, agences d’urbanisme, agences du numérique,…). Ce sont des informations rendues publiques, mises en avant volontairement, et portant toutes sur la ville intelligente et ses nombreuses déclinaisons.

Figure 3

Tableau récapitulatif des cas étudiés[10][11][12][13][14]

Tableau récapitulatif des cas étudiés1011121314
Source : Auteur(e)s

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Au total, 163 documents, soit 163 528 mots (occurrences), ont été collectés, comptant quelques paragraphes à plusieurs dizaines de pages. Au regard de nos objectifs de recherche, nous avons attribué à chaque document cinq variables : pays (France/Québec), ville (nom), taille (démographique : petite/moyenne/grande), source (interne/externe), participation à un concours : oui/non). Tous les documents sont codés par une « ligne étoilée » avec ces cinq mêmes variables, mais selon des modalités (ci-dessus précisées entre parenthèses) différentes (cf. Figure 4). Une attention particulière a été portée sur la représentation suffisante dans le corpus de chaque type de modalité.

Figure 4

Quelques exemples de lignes étoilées extraites du corpus

Quelques exemples de lignes étoilées extraites du corpus
Source : Auteur(e)s

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Les analyses menées sur le corpus

Pour finir, nous présentons les analyses quantitatives de données qualitatives menées. Les méthodes de la statistique textuelle (Garnier, Guérin-Pace, 2010) ont été appliquées. En d’autres termes, nous avons réalisé des analyses typologique (classification) et factorielle (structuration), grâce au logiciel IRAMUTEQ.

L’intérêt majeur des méthodes de la statistique textuelle est de traiter les textes tels qu’ils ont été écrits ou recueillis, sans interprétation ou codification par l’intervention d’un médiateur (Lebart et Salem, 1994). Elles sont également préconisées quand le chercheur est confronté à une grande masse de données qu’il souhaite condenser, classer et structurer pour les rendre plus intelligibles. Elles sont donc fréquemment utilisées dans les recherches exploratoires ou à visée empirique, ce qui est le cas de cette étude.

L’objectif principal des analyses typologiques (ici une classification hiérarchique descendante — CHD) consiste à regrouper des objets en classes homogènes, pour que ceux à l’intérieur d’une même classe soient très semblables et ceux dans des classes différentes très dissemblables. Les analyses factorielles (AFC) quant à elles, simplifient les données en mettant en évidence un petit nombre de facteurs généraux ou de dimensions clés. Ces méthodes s’appuient sur des calculs de fréquence statistiques.

Des villes intelligentes aux pratiques et orientations stratégiques hétérogènes

Après une brève présentation des différents cas étudiés, nous exposons les résultats qui émanent de nos analyses typologiques (classification) et factorielles (structuration).

La présentation synthétique des cas étudiés

Les 12 territoires étudiés révèlent une hétérogénéité des pratiques et des spécificités dans les actions entreprises ainsi que dans les manières de communiquer (cf. Figure 5).

Ainsi, en ce qui concerne les cas français, bien que nous puissions identifier certaines tendances génériques à travers la mise en évidence des réalisations les plus courantes (open data, wifi linéaire public, smart grids, plateforme participative, e-administration, école numérique, Fablab, formations au numérique, mobilier urbain communication ou encore portail numérique), nous observons surtout l’affirmation, par différents marqueurs, d’identités territoriales distinctes. En ce sens, si Lyon se présente comme l’épicentre des réseaux intelligents, Lille s’appuie sur un campus universitaire pour expérimenter la smart city, Nantes s’inscrit comme ville pionnière dans l’open data, Dijon développe une gestion centralisée de l’espace public, Issy-les-Moulineaux mise sur un écoquartier numérique performant. Enfin, pour Loos-en-Gohelle, la dimension environnementale est prédominante. Place forte de l’écoconstruction, faite ville pilote du développement durable par l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie), ce territoire ne revendique d’ailleurs pas tant le titre de ville intelligente que la volonté de s’inscrire dans une logique de ville durable, la dimension smart, dans son acception technologique, venant au service de ce projet.

Pour ce qui est des terrains québécois, notons l’existence d’un portail numérique « Données Québec » permettant un meilleur accès aux données ouvertes des administrations publiques québécoises. Nous y retrouvons là notamment, outre le gouvernement du Québec, les villes de Gatineau, Montréal, Québec, Sherbrooke et Laval. Tous travaillent à appliquer les mêmes standards pour la diffusion de données afin d’en faciliter l’accès aux citoyens et développeurs. Dans ce même registre de la normalisation, rappelons que notre recherche est concomitante du « Défi des villes intelligentes » (appel à projet national canadien) qui norme la structure des documents de communication exploités. Malgré cela, là encore, certaines spécificités peuvent être relevées : Montréal est d’ores et déjà reconnue pour son effervescence en matière de technologies numériques et vise à devenir un chef de file au niveau mondial en matière de smart city. L’évolution de la ville de Québec met davantage l’accent sur le passage de « résolument technologique » à « résolument citoyenne ». De son côté, la ville de Sherbrooke figure au palmarès 2015 des 21 villes intelligentes (Smart21) établi par l’organisme international ICF (Intelligent Community Forum) en se distinguant par sa dimension innovante (ex : hackathons, projet-pilote d’abribus intelligents). La ville de Laval relève quant à elle le Défi des villes intelligentes en priorisant le centre-ville et la mobilité. Gatineau s’illustre particulièrement par sa politique ambitieuse en matière de données ouvertes. Enfin, la ville de Shawinigan investit en équipements technologiques pour réaliser sa vision de ville intelligente (ex : éclairage urbain intelligent).

Au final, les territoires observés piochent dans la « boîte à outils smart city » pour constituer et concrétiser leur propre trajectoire en matière de ville intelligente. Dès lors, nous assistons à une pluralité d’appréhension du concept faisant écho aux différentes dimensions qui ressortent des multiples définitions recensées dans la littérature (cf. Figures 1 et 2). Ainsi, certains territoires vont insister sur une dimension très spécifique de la ville intelligente, relayée par un outil-phare quand d’autres en auront une approche plus holistique.

Figure 5

Des villes intelligentes, entre isomorphisme institutionnel et contingence

Des villes intelligentes, entre isomorphisme institutionnel et contingence
Source : Auteur(e)s

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Les caractéristiques des cinq classes

L’analyse du corpus, comptant 163 528 occurrences (mots), 7 358 formes réduites (lemmatisées) et 3 140 hapax. Une classification hiérarchique descendante (CHD) a été réalisée, dans laquelle 3 874 segments ont été classés sur 4 556 (85,03 %). Cinq classes significatives et homogènes ont émergé (cf. Figures 6 et 7).

La classe 2 (gris) est la première à se démarquer de l’arbre de classification. Elle présente donc le vocabulaire le plus homogène et près de 20 % des segments classés. Les formes les plus significatives (cf. Figure 6 et en italique dans les paragraphes suivants) mettent en exergue les services publics de réseaux intelligents (smart grids). En effet, l’accent est mis sur les différents services en réseau qui constituent et alimentent la ville intelligente (énergie, solaire, chaleur, eau, gaz, éclairage, chauffage, électricité, stationnement, voirie, internet), ainsi que leur gestion optimisée en temps réel, permise par le progrès technique (système d’information, débit, consommation, capteur, LED, smartphone, supervision, surveillance, optimisation, signaler, détecter) et le contrôle de leurs externalités négatives (pollution). Cette classe fait référence à leur installation ainsi qu’à leur mise en oeuvre.

La classe 5 (violet) est la deuxième à émerger de la CHD. Elle est relative à la diffusion de l’intelligence par la formation et le e-learning. Elle concerne la dimension sociale et culturelle de la ville intelligente et renvoie donc aux smart people. Très homogène, elle ne représente cependant qu’un peu moins de 12 % des segments classés. Le territoire lyonnais y contribue largement, mais pas uniquement. Deux facettes, appréhendées comme sociales, sont ici mises en avant, à des fins d’insertion (emploi) en développant les compétences des bénéficiaires. D’une part, l’accent porte sur l’éducation et la formation, qu’elles soient scolaires ou professionnelles, d’autre part, sur la culture et l’art. Sont à la fois cités les lieux où ces actions prennent place (médiathèque, quartier, centre social), leur forme et support (atelier numérique, informatique, ordinateur, digital, accompagnement, initiation, entraide, pédagogie, création, animer, former, découvrir), les acteurs qui y participent (organisateurs : association, CAF, comme bénéficiaires : scolaire, élève, artiste, jeune). Cette classe témoigne de la volonté des acteurs de la ville intelligente de rendre celle-ci à la fois inclusive et créatrice. Tous les groupes présents dans les territoires devraient avoir accès à la ville numérique et digitale, et donc y être formés. La forme « droit » est très significative dans cette classe 5. Cela concerne en particulier les actifs et les futurs actifs (scolaires) dans la perspective de leur insertion dans l’emploi, pour alimenter les besoins de main d’oeuvre. Mais les outils numériques peuvent également être supports de nouvelles cultures et créations artistiques. Notons enfin, que si la dimension sociale caractérise bien cette classe, les bénéficiaires sont ici considérés comme passifs face à l’offre proposée par les acteurs qui pilotent la ville intelligente. En effet, les formes « citoyen », « consultation », « participatif » et « démocratique » se situent dans l’anti-profil de la classe 5. Cela signifie qu’ils sont parmi les moins reliés à la classe. Les bénéficiaires ne participent pas du tout à la définition de leurs besoins en la matière.

Figure 6

Les cinq classes issues de la CHD et les premières formes lemmatisées significativement associées à chaque classe

Les cinq classes issues de la CHD et les premières formes lemmatisées significativement associées à chaque classe
Source : Auteur(e)s, logiciel IRAMUTEQ

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Ensuite, la classe 1 (rouge) se détache à son tour. Elle concerne la construction de stratégie territoriale pour une ville intelligente. Elle est particulièrement significative pour les territoires québécois étudiés, mais là encore, ne s’y limite pas. En effet, ces territoires ont été invités par l’Etat canadien à candidater au « Défi des villes intelligentes ». Cela a une influence sur la constitution de cette classe, mais tous les territoires du corpus n’y ont pas répondu, y compris parmi les québécois. Plus globalement, les acteurs de la ville intelligente ont choisi de positionner leurs projets en la matière à une échelle plus ou moins stratégique. Nous trouvons ici des éléments classiques de la stratégie : le choix d’objectifs stratégiques (priorité, prioriser, viser, vision, orientation), la formalisation dans des documents (plan, schéma, structurel), le découpage en étapes (comité, processus, phase, étude d’impact, élaboration, préparation, réalisation, action, évaluation, mesure), l’association de divers partenaires et la communication autour du projet (partie prenante, expert, citoyen, justification, mieux-être, bien-être, consulter, consultation, mobilisation, co-création) et bien entendu la dimension financière (budget, subvention, dollar). Pour autant, la dimension politique est ici singulièrement absente : si le mot « mandat » et « gouvernement » font partie des formes significatives, « politique » est absent et « élu » non significativement associé.

Enfin, les classes 3 (vert) et 4 (bleu) se détachent simultanément dans la CHD (cf. Figure 6).

La classe 3 désigne la qualité de vie (intelligente). Elle inclut principalement la question de la mobilité (déplacement, transport) et de l’accès aux services urbains, marchands et non marchands, tout en omettant la question de l’habitat, dans la perspective de l’amélioration (ou du maintien) d’une vie quotidienne de qualité. Les formes les plus significatives dans cette classe sont en effet attachées à la thématique de la mobilité et de l’accès aux services dans toute leur diversité. Dans les villes du corpus, la répartition de ces services, marchands ou non marchands, doit être efficace et de proximité, et localisée dans les centres-villes et les quartiers. L’accent est notamment mis sur les commerces alimentaires. Les citoyens, leur bien-être, sont au coeur de cette approche, dans une perspective urbaniste à la fois inclusive, sécurisée, attrayante, conviviale, saine et durable. Les moyens de transport doux sont bien entendu à privilégier, à l’image du vélo, en complément des transports en commun et collectifs. Notons toutefois que si cette classe intègre la « smart mobility » et le « smart living », la question de l’habitat, y compris « intelligent », est singulièrement absente. Au même titre, le défi de l’étalement urbain n’est pas intégré dans le corpus, bien que les territoires étudiés puissent être étendus.

Pour finir, la classe 4 concerne l’innovation et la technologie, entendue dans un sens essentiellement économique (smart economy). L’innovationtechnologique, sous toutes ses formes et dans toutes ses étapes, est ici concernée. De la création à l’expérimentation en passant par le test, les acteurs privés, les entreprises, les chercheurs, les universitaires, les laboratoires, les start-ups, sont invités à mobiliser leurs talents pour le futur. Grâce à leur potentiel créatif, ils imaginent et explorent, inventent et réinventent, accélèrent, voire révolutionnent. Saisir les opportunités, les phénomènes émergents, être pionnier, restent plus que jamais le gage d’un avantage compétitif. La création d’un écosystème favorable, si possible de dimension internationale, y participe également.

Les résultats de l’Analyse Factorielle des Correspondances

L’AFC permet de synthétiser les résultats de la classification dans un plan factoriel (cf. Figure 8). Deux facteurs rendent compte de plus de 62 % de la variance. La contribution du premier (33,87 %) est proche de celle du second (28,39 %) : ils ont un pouvoir explicatif assez équilibré.

Le facteur 1 (jaune) correspond à l’Etat (central ou fédéré) auquel appartiennent les territoires étudiés : le Québec ou la France. Ainsi, le cadre national, institutionnel, juridique et sans doute culturel, est-il le plus discriminant pour ventiler les cas de « ville intelligente ».

Ce plan nous indique que l’innovation et la technologie au service du développement économique (smart economy, classe 4 en bleu), la qualité de vie intelligente (smart mobility et smart living, classe 3 en vert) et les services publics de réseaux intelligents (smart grids, classe 2 en gris) sont communs aux territoires français et québécois étudiés. En revanche, la formalisation de stratégie territoriale pour construire une ville intelligente (classe 1 en rouge) est davantage l’apanage des villes québécoises, sans doute influencée en partie par le « Défi des villes intelligentes » canadien. Quant aux actions de diffusion de l’intelligence (smart people, classe 5, en violet) parmi les actifs, futurs actifs ou non actifs du territoire, elles sont largement plus marquées côté français.

Figure 7

Noms des cinq classes et nuage de mots associés

Noms des cinq classes et nuage de mots associés
Source : Auteur(e)s, à partir du logiciel IRAMUTEQ

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Figure 8

Positionnement des cinq classes sur le plan factoriel

Positionnement des cinq classes sur le plan factoriel
Source : Auteur(e)s, à partir du logiciel IRAMUTEQ

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Cela est confirmé par la répartition des 12 territoires étudiés sur le plan factoriel (cf. Figure 9).

Le facteur 2 (orange) concerne la nature de la ville intelligente. Celle-ci peut être incarnée soit par une dimension très technique, soit cette dernière s’efface devant des préoccupations économiques, sociales et stratégiques.

Ainsi, la classe des services publics de réseaux intelligents (smart grids, classe 2 en gris) est-elle isolée à droite du plan factoriel. Ici, la ville devenue (ou aspirant à devenir) intelligente se révèle très proche de la ville qui ne l’était pas encore. Les services en réseau ont toujours été considérés comme très techniques, cette technicité justifiant d’ailleurs souvent leur délégation ou leur privatisation. La classe désignant la qualité de vie intelligente (smart mobility et smart living, classe 3 en vert) se situe entre ces deux extrêmes : la mobilité reste par bien des aspects un domaine technique (les réseaux de transports), mais elle est envisagée ici pour ce qu’elle peut permettre aux habitants (accessibilité, mobilité). L’optimisation des réseaux est moins une fin en soi qu’un moyen d’obtenir une meilleure qualité de vie, plus en phase avec les préoccupations d’intelligence.

Figure 9

Positionnement des 12 territoires du corpus dans le plan factoriel

Positionnement des 12 territoires du corpus dans le plan factoriel
Source : Auteur(e)s, à partir du logiciel IRAMUTEQ

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A gauche du plan factoriel, nous trouvons les classes 1, 4 et 5, soit la stratégie territoriale (rouge), le développement économique (smart economy, en bleu) et social (diffusion de l’intelligence, smart people, classe 5, en violet).

Nous proposons maintenant de discuter des résultats les plus saillants de ces analyses.

La ville intelligente : une mise en tension des paradigmes du néo-institutionnalisme et de la contingence

Si nos résultats permettent de mettre en exergue des marqueurs néo-institutionnalistes qui accompagnent les villes intelligentes (cf. diffusion de normes impliquant certaines formes de convergence), nos analyses montrent cependant que ces derniers se trouvent contrebalancés par des facteurs de contingence (cf. poids des variables de contexte faisant la part belle aux spécificités territoriales).

Les marqueurs institutionnels présents dans le champ des villes intelligentes

Comme nous en avons fait état dans notre revue de la littérature notamment, de nombreux marqueurs néo-institutionnalistes semblent être à l’oeuvre en matière de ville intelligente. Ces éléments sont récapitulés dans la figure 10 et illustrés ci-après.

D’abord, la littérature indique que la ville intelligente se présente en partie comme une quête de légitimité, qu’elle soit pragmatique (conforme aux intérêts), morale (conforme aux idéaux), cognitive (conforme à des modèles). Toutefois, ces éléments n’émergent pas de l’analyse, sauf le dernier. Ainsi, des cas étudiés se revendiquent-ils comme des modèles ou au contraire les rejettent, en s’affirmant comme un cas singulier (modèle d’originalité). Par exemple, Nantes connaît « les différentes expériences de smart city dans le monde [qui] nous enseignent ce qu’il ne faut surtout pas faire[15] », refuse « certains modèles très techno-centrés qui oublient ou négligent l’aspect humain et social ». Elle est maintenant « reconnue pour sa capacité à inventer de nouveaux modèles urbains et sociaux ». Loos-en-Gohelle, « modèle de ville résiliente », « peut servir de laboratoire pour d’autres », après avoir mis au point son propre modèle : « Nous avons fait appel à des scientifiques pour réfléchir à la transposition de ce modèle », « Le nouveau modèle s’inspire d’indicateurs alternatifs, produits par un comité scientifique, appuyé par une équipe de chercheurs comme Jean Gadrey, Christian du Tertre ». Ambition similaire à Montréal, où « “Montréal, ville intelligente et numérique”est un projet ambitieux (…) pour créer un modèle mondial de ville intelligente spécifiquement montréalais » ou à Issy-les-Moulineaux : « Parmi ces villes à la pointe de la mutation technologique qui s’opère, Issy-les-Moulineaux (…) est en passe de devenir, au même titre que Barcelone, un modèle sur le plan national et international ». D’autres cas considèrent qu’ils ont d’ores et déjà obtenu ce statut de modèle, à l’instar de Sherbrooke, « (…) un modèle et référence au point de vue international »

Ensuite, nous avons observé différents types de pressions institutionnelles s’exerçant sur les villes intelligentes. En matière de pressions coercitives, il existe en France et au Québec des dispositifs nationaux de protection des données personnelles. Ils s’incarnent dans le contexte français par la CNIL[16] et le RGPD[17], et au Québec par la CAI[18]. Les pressions normatives sont nombreuses. Elles s’illustrent en particulier par la diffusion de normes et de pratiques, telles les guides de bonnes pratiques (adaptés par exemple des travaux de Giffinger et al, 2007), les classements, les labels ou encore les trophées de villes intelligentes. Ces derniers, de par les critères qu’ils retiennent, orientent la façon dont il convient d’appréhender la ville intelligente. Les Etats, en lançant des appels à projets (cas québécois et indien déjà cités) ou des outils partagés (Portail numérique « Données Québec »), participent également à la définition d’indicateurs de performance et de bonnes pratiques. Outre les pressions coercitives et normatives, nous observons aussi des pressions mimétiques, telles que la promotion de cas exemplaires ou les pratiques de benchmarking.

Figure 10

Une grille de lecture néo-institutionnelle appliquée aux villes intelligentes (en italique, les verbatim)

Une grille de lecture néo-institutionnelle appliquée aux villes intelligentes (en italique, les verbatim)
Source : Auteur(e)s

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Enfin, nous notons une ambivalence entre logiques de rupture et de continuité. La dépendance au sentier (path dependencies) s’exprime par exemple par le prolongement de pratiques traditionnelles en matière de réseaux techniques et d’urbanisme (homogénéité dans le corpus de la classe 2 — Services publics de réseaux intelligents ou smart grids). Lorsqu’il s’agit de construire la ville sur la ville, les territoires incorporent les progrès technologiques pour satisfaire des usages anciens (mobilité, fourniture d’énergie, etc.). Mais des logiques disruptives s’observent aussi. Si ces nouvelles technologies ont ouvert la voie à la datapolis (Pisani, 2015) grâce aux possibilités d’information et de contrôle en temps réel des citoyens et managers, des innovations technologiques, managériales ou sociales, peuvent aussi favoriser l’empowerment (participolis), en créant de nouveaux moyens de coordination, d’action collective et de contestation (révolutions orange, printemps arabes…). Dans les cas étudiés cependant, cela reste peu significatif. La participation (et ses corollaires) se révèle très peu présente dans le corpus. Les documents mettent l’accent sur ce qui est offert aux populations et aux acteurs en général, plutôt que sur leur participation, sous quelque forme que ce soit. Dans un autre registre, ces logiques disruptives peuvent être recherchées pour infléchir des trajectoires de territoire. Nous évoquons par exemple la démultiplication des cas d’installation de campus universitaires high tech en lieu et place d’anciens sites industriels.

Des pressions institutionnelles minorées par des facteurs de contingence

Si les résultats de cette recherche montrent des effets compréhensibles au regard de la littérature néo-institutionnelle, cette dernière ne permet pas d’en prendre la pleine mesure. En effet, force est de constater que des éléments de contingence forts viennent contrebalancer ces conclusions. A l’aide de la grille d’analyse de Mintzberg (1982), ils sont synthétisés dans la figure 11 et détaillés ci-après.

Prenons pour commencer le facteur environnement. La ventilation des classes et des cas (c’est-à-dire des villes) dans l’analyse factorielle des correspondances (AFC) laisse apparaître comme premier facteur discriminant l’Etat (central ou fédéré) d’appartenance des territoires considérés (c’est-à-dire le Québec ou la France). Chaque Etat développe son propre cadre législatif et stratégique, dans lequel évoluent les territoires étudiés. A une échelle plus locale, il est aussi possible d’observer des différences de couverture des territoires offertes par les technologies numériques. Les phénomènes de concurrence entre villes proches, lancées dans la course à l’intelligence peuvent également être de mise. En fonction de cette pression concurrentielle, plus ou moins fortement ressentie, les territoires peuvent être encouragés à accentuer leurs efforts en ce sens, ou à développer des stratégies originales pour se démarquer de villes « proches » (proximité géographique ou concurrentielle).

Ensuite, concernant les relations de pouvoir, celles-ci dépendent du système administratif national, ainsi que de la répartition des compétences, et donc des responsabilités et des ressources entre les échelons territoriaux, cette dernière étant en outre susceptible d’évoluer au gré des réformes territoriales. De même, une ville moteur de son aire métropolitaine fera sans doute des choix différents de ceux exprimés par des territoires métropolitains périphériques ou d’autres, hors d’une zone d’influence métropolitaine.

Après, en matière de système technique, là encore des marqueurs de contingence sont observables dans les cas étudiés. Les villes à la poursuite de l’intelligence se situent, par exemple, à divers stades du cycle de renouvellement des réseaux techniques et numériques (vétusté). Les réseaux préexistants (transports, énergies, etc.) peuvent, plus ou moins facilement, incorporer des innovations technologiques. Nous remarquons également un certain cloisonnement de la gestion des compétences et des réseaux mis en avant au titre de la ville intelligente. Ainsi, le poids de l’habitude dans les pratiques des collectivités locales semble-t-il peser : même en ajoutant une couche d’intelligence aux usages, ces pratiques sont souvent abordées dans une segmentation relativement traditionnelle et établie. Les thèmes économique, social et la qualité de vie sont envisagés sous le prisme de la mobilité et l’urbanisme. Quant aux services en réseaux, ils sont fréquemment traités de manière séparée (cf. Figure 8, la classe 2 « smart grids » se retrouve isolée sur le plan factoriel). Et même quand elle s’observe, l’homogénéisation est en partie apparente. Par exemple, tous les territoires ont développé des applications permettant de suivre en temps réel les transports en commun, mais aucune n’est réellement identique, nécessitant un temps d’adaptation aux nouveaux utilisateurs.

Le facteur de contingence relatif à la taille, est lié à la superficie du territoire et au nombre de ses habitants. Nous l’avions intégré comme élément discriminant parmi les cas étudiés, puisque la taille démographique était une des variables retenues (cf. § La collecte des données et la création d’un corpus). Et effectivement, comme le montre la figure 9, les villes les plus petites se situent à droite du plan factoriel. Cela montre une tendance dans ces territoires à se concentrer sur la partie la plus technique des villes intelligentes, alors que des territoires plus grands utilisent davantage l’intelligence au service d’un développement socio-économique, c’est-à-dire pris dans une acception plus large. Nous pouvons émettre par ailleurs l’hypothèse raisonnable (même si non étayée par nos résultats) selon laquelle la taille aurait un effet direct sur la nature et l’ampleur des ressources disponibles.

Figure 11

Une grille de lecture contingente appliquée aux villes intelligentes

Une grille de lecture contingente appliquée aux villes intelligentes
Source : Auteur(e)s, adaptée de Mintzberg, 1982

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Enfin, l’âge, dernier facteur de contingence retenu, fait ici référence à la maturité des systèmes (sociétaux, socio-économiques, managériaux, techniques) et à la gestion de l’héritage et du patrimoine urbain. Sur ce premier point, les initiatives en matière de ville intelligente ont pu démarrer plus ou moins tôt. Certains territoires y travaillent depuis de nombreuses années, d’autres ont débuté plus récemment. Les citoyens, les managers, et l’ensemble des parties prenantes territoriales, sont également plus ou moins favorables au déploiement des nouvelles technologies, comme le montrent par exemple les débats autour de la reconnaissance faciale. Concernant le second point, notre étude s’est concentrée sur des villes antérieures à l’avènement du smart, par souci de cohérence avec les cas français et québécois. La ville intelligente ne peut pas faire l’impasse sur l’existant, matériel et immatériel. L’héritage des décennies, voire des siècles passés, fait partie de l’équation des décideurs et managers publics locaux. C’est là un facteur essentiel de contingence dans les réalisations observées. Nous rejoignons en cela l’apport des travaux de Kong et Woods (2018) ou Trencher (2019), qui souligne notamment l’existence d’approches hybrides et désordonnées (dans le sens où elles ne répondent pas pleinement aux modèles théoriques préétablis), et la nécessité de se saisir des synergies qui peuvent se produire entre des récits, des objectifs et des projets contrastés.

Ainsi, les douze territoires étudiés révèlent-ils une hétérogénéité de pratiques, des spécificités dans les orientations stratégiques, comme dans leur manière de communiquer sur leurs projets respectifs de ville intelligente. Comme nous l’avons déjà souligné, chacun semble piocher dans la boîte à outils smart city pour constituer et concrétiser sa propre trajectoire en matière de ville intelligente, dévoilant une pluralité d’appréhensions du concept. La vision caléidoscopique de la smart city qui en ressort n’est peut-être que le fruit d’une émergence foisonnante, dès lors qu’il s’agit d’un terrain de jeu permettant de capter (Engelbert et al., 2019) mais aussi créer de la ressource. Nous pouvons cependant nous interroger sur la possibilité de convergence, à terme, de cette diversité initiale des démarches.

Conclusion

Cette recherche posait la question de l’émergence de tendances se dégageant des discours et projets affichés au nom du smart dans les territoires intelligents. A ce jour, dans les douze cas étudiés, il n’apparaît pas de convergence massive vers un format unique de ville intelligente. Si nous avons observé, par fragments, des phénomènes de mimétisme du discours, nos résultats mettent davantage l’accent sur le poids des spécificités territoriales. Finalement, 17 ans après Puel et Vidal (2003, p.482), nous faisons un constat très similaire au leur : « les expériences liées au développement local par les TIC sont (…) aussi nombreuses que différentes ». La différenciation des cas étudiés s’est révélée supérieure à celle anticipée.

Parmi les apports de cette recherche, au-delà de la réponse à notre problématique, nous avons nuancé la vision homogénéisante de la ville intelligente, en soulignant l’existence claire d’une dépendance de sentier et l’importance du contexte dans les projets et discours portant sur la ville intelligente. Finalement, la smart city ne signerait pas (une fois encore) la fin des territoires. Les spécificités se transforment et perdurent, qu’elles aillent de soi ou soient revendiquées.

Nous avons aussi participé à modérer le caractère syncrétique de la ville intelligente. Ainsi, dans les douze cas étudiés, nous n’avons pas identifié dans la communication territoriale l’intégration de l’habitat intelligent. La considération pour les questions environnementales est très discrète. Quant aux smart people, ils sont surtout envisagés comme les destinataires d’une offre territoriale améliorée, plutôt que participant à sa construction. Le syncrétisme opéré par la ville intelligente serait alors à chercher dans l’homogénéisation des discours et de l’affichage des projets smart, afin que ceux-ci parlent autant aux acteurs supranationaux, internationaux, nationaux ou locaux, plutôt que dans un syncrétisme entre différentes facettes ou dimensions de la ville intelligente. Dit autrement, il s’agirait d’un syncrétisme vertical, plutôt qu’horizontal.

En matière d’apports méthodologiques, à notre connaissance et à cette date, les sciences de gestion n’avaient pas mobilisé la statistique et l’analyse textuelles pour traiter le thème de la communication institutionnelle des villes intelligentes.

Enfin, cette recherche contribue, au sein des recherches en management public sur les villes intelligentes, à mettre en avant la communication institutionnelle territoriale comme un facteur à ne pas négliger pour comprendre ce qui se joue à cette échelle. Cependant, et c’est là une des limites que nous avons rencontrées, cette dernière ne renvoyant pas à un corpus disciplinaire clairement balisé qui aurait largement été investi pour appréhender la smart city, l’accès à des recherches antérieures similaires est resté limité. En choisissant des méthodes d’analyse textuelle appliquées à douze cas dans une perspective internationale, nous avons participé à accroître la portée de ce travail. Toutefois, nous avons été amenés, compte tenu des contraintes méthodologiques (notamment en termes d’homogénéité des données), à réduire le nombre de territoires nationaux observés. Nous envisageons en ce sens de futures recherches visant à étendre les cas au sein de l’espace francophone. De plus, si un des intérêts de la méthodologie mobilisée réside dans l’usage de données brutes, une des limites inhérentes à cette dernière reste l’absence de recueil du point de vue des acteurs. De futures recherches pourront viser à éclairer plus spécifiquement certaines dimensions (relatives notamment aux intentions stratégiques, par exemple) sur la base d’entretiens qualitatifs avec les différentes parties prenantes.

Parmi les spécificités relatives aux territoires intelligents, une difficulté particulière apparaît dans les dynamiques d’évolution rapide de cet objet de recherche, tant du point de vue du terrain que des productions scientifiques qui accompagnent ces phénomènes, ce qui implique un important travail d’actualisation des données. Pour autant, nos résultats laissent entrevoir que les changements en cours seraient plus incrémentaux que radicaux, plus ancrés dans les territoires que virtuels. Les modes de développement rapides de l’industrie technologique (incluant aussi l’obsolescence programmée) seraient-ils à ce titre tempérés par le temps long des territoires, des administrations publiques et de l’idée de soutenabilité ?

Pour autant, ceci n’exclut pas la possibilité d’ouverture de fenêtres d’opportunités à la faveur desquelles les changements pourraient s’accélérer. Nous pouvons à ce titre interroger les effets, à terme, que la pandémie de COVID-19 aura sur l’usage des outils numériques. Là encore, l’ambivalence est de mise. Si d’ores et déjà, nous pouvons affirmer que l’avènement de ces derniers a pu être d’une aide cruciale pour composer avec les conditions imposées par cette crise sanitaire (Cf. télétravail), nous avons pourtant observé que pendant et au sortir des périodes de confinement était ressentie et exprimée la primauté du besoin de contact social direct (signant par là-même le rejet des contacts « virtuels »). Par ailleurs, bien que révélatrice des capacités d’adaptation offertes par les territoires intelligents, cette crise est également révélatrice d’inégalités sociales et territoriales (notamment autour des questions de fractures numériques) sur lesquelles il semble important de conduire de futures recherches.