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Introduction

Le droit processuel est-il culturel ? La procédure[1], après tout, est une affaire de spécialistes, au premier chef les juges et les avocats, qui la gèrent dans une perspective éminemment pragmatique. Il est difficile d’imaginer qu’il se trouve, dans la liste des délais de rigueur, dans les détails de la procédure écrite et de l’audience ou dans l’organisation verticale et horizontale des juridictions, un quelconque indice de la spécificité culturelle d’une communauté juridique donnée. Faut-il plutôt chercher la culture dans la mondialisation d’une certaine représentation de la justice civile ? À défaut d’une culture locale du droit processuel, peut-on se rattacher à une culture occidentale de la procédure ? Certes, le droit processuel est animé, au Québec et ailleurs, par quelques aspirations et principes fondamentaux : l’équité du processus, l’efficacité du traitement des réclamations, la bonne foi des parties et l’impartialité des décideurs. L’émergence de ces principes fondamentaux favorise d’ailleurs des efforts importants d’harmonisation de la procédure civile à l’échelle transnationale[2]. Cependant, ce cadre de référence est somme toute abstrait, et plus on s’élève dans l’abstraction, moins l’idée de culture a de prise. Alors, entre les abstractions à vocation universelle et l’assemblage éclectique qui organise le quotidien des palais de justice, cherchons-nous en vain l’âme du droit québécois ? Le traitement qui est fait de la réforme de la procédure civile au Québec ces dernières années confirme cette première impression. En effet, dans le discours des juristes, le droit processuel n’exhale pas les mêmes parfums identitaires que le droit substantiel.

D’un côté, la réforme du Code civil s’est étalée sur près de trente ans. Le droit substantiel a été revu de fond en comble. L’ancien texte, qui datait de 1866, a été remplacé par une rédaction nouvelle et réorganisée, de facture contemporaine[3]. Tant par la forme que par le fond, le comité de révision a cherché à conférer au Code civil du Québec tous les traits d’un nouveau départ, même s’il n’est pas certain qu’il y soit parvenu, ni que l’imaginaire des juristes soit si différent de ce qu’il était avant 1994. Il reste que l’ensemble de l’opération de renouveau du droit civil québécois a pris des proportions proprement culturelles et identitaires, faisant du nouveau code civil «la trame sur laquelle se construit le tissu social» du Québec contemporain[4].

De l’autre côté, on a pris acte du fait que la réforme de la procédure devait aller de pair avec le changement du droit substantiel. Ainsi, une révision du Code de procédure civile a été mise en oeuvre dans la foulée de l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. Fruit de trois refontes successives (en 1866, en 1897, puis en 1965) et de centaines d’amendements, le «vieux» Code de procédure civile n’a pourtant pas été reconfiguré dans la même mesure que le droit substantiel à cette occasion. De nouveaux principes ont été insérés, les voies procédurales ont été simplifiées et harmonisées et la porte a été ouverte à un rôle nouveau pour le juge, mais pour y arriver, le législateur a procédé par ajouts et retranchements[5]. Au final, il ne s’agit pas tant d’une recodification que du lissage d’un code de procédure vieillissant. Le titre prometteur du rapport du comité chargé de la réforme parle bien de culture[6], mais c’est la culture du contentieux qui est évoquée, une culture bureaucratique et professionnelle, en marge des enjeux identitaires traditionnels du droit québécois. Le Code de procédure civile n’y acquiert jamais valeur de symbole et la problématique d’un ordre juridique de tradition civiliste ou mixte dans l’espace nord-américain n’y est pas centrale.

Cela dit, on a tort de ne pas voir la culture qui se cache dans les replis de la procédure civile. Comme le souligne Antoine Garapon, «la procédure se présente comme le conservatoire de l’esprit national plus encore que le fond du droit»[7]. L’histoire, la tradition et les valeurs communes y laissent nécessairement des traces. La manière dont le conflit social est reconfiguré par le droit processuel, la mise en scène du différend qui s’y accomplit, la conception de la vérité qui s’y manifeste, les finalités politiques du litige qu’autorise la procédure, le rôle attribué aux juges, aux avocats et aux parties, la conception même de l’État qui en émerge : tous ces aspects du droit processuel ne peuvent faire autrement que d’exposer les caractères culturels propres à un ordre juridique ou son rattachement à une tradition culturelle plus vaste[8]. Il existe donc certainement une culture du droit processuel au Québec. En fait, il en existe plusieurs.

À ce titre, on a dit du droit processuel québécois qu’il était hybride, issu du rassemblement de notions de common law et de droit civil. Les sources historiques du droit processuel québécois se trouvent en effet dans l’Ordonnance (française) de 1667, largement métissée d’emprunts issus du droit anglais et profondément transformée par la législation locale et les coutumes des acteurs juridiques du dix-neuvième siècle[9]. Maintenue au vingtième siècle dans les réformes successives de la procédure, la mixité du droit processuel québécois s’affirme encore aujourd’hui[10]. À cette mixité d’origine, qui touche d’abord les sources du droit positif et qui a peut-être été exagérée, s’ajoute aujourd’hui une mixité d’une forme différente.

S’agissant de décrire la culture contemporaine du droit processuel au Québec, on pourrait, dans un premier registre, s’intéresser à la culture populaire de la procédure. J’entends ici, non pas l’ensemble des représentations de la justice étatique dans la culture populaire, que cela soit dans la littérature, le cinéma, la télévision et les autres médias, mais plutôt les caractéristiques processuelles du traitement des différends tel qu’il est vécu en dehors des institutions étatiques. Le droit processuel, en effet, ne se limite pas nécessairement à la gestion du procès au sein de l’ordre judiciaire. De nombreux modes de résolution des conflits opèrent en marge de celui-ci et sont autant de lieux de manifestation d’une ou de plusieurs cultures de la procédure. La manière dont la résolution des conflits internes est organisée dans les écoles, les associations, les communautés culturelles ou religieuses, les immeubles en copropriété ou les syndicats, offrirait la matière première de cet examen d’une culture populaire de la procédure, qui permettrait de mesurer la distance entre le différend social et sa mise en forme institutionnelle[11]. On y trouverait, sans doute, les indices d’une mixité toute contemporaine, issue du pluralisme social et culturel. Cependant, la mixité qui m’intéresse ici est autre. Elle réside au sein même de la culture juridique au sens étroit du terme, sinon dans la culture officielle du litige civil. Elle résulte de la superposition de perspectives différentes sur les valeurs et symboles attachés au traitement des litiges par les institutions de l’État[12].

Premièrement, on reconnaîtra que le droit processuel contemporain au Québec appartient à une culture qui dépasse ses frontières. Vient tout de suite à l’esprit la convergence des cultures du procès à l’échelle occidentale ou la convergence des règles de procédure elles-mêmes. Sans doute, le Québec participe aussi à ce mouvement. Toutefois, là n’est pas mon propos. En fait, ce qui mérite plus d’attention, c’est l’insertion du droit processuel national dans un contexte social, économique et politique transfrontalier[13]. Ce contexte fixe les limites de la justice étatique. Il en prescrit les formes et la finalité sociale. Il organise et circonscrit le «bon usage» du procès. Il identifie ceux qui peuvent agir en justice, ceux qui le font et ceux qui ne le font pas. Toutes ces représentations mises ensemble constituent une culture politique du contentieux, transnationale et diversement transposée dans le cadre local. Nous verrons ce qu’il en est au Québec et à quelle culture politique peuvent être rattachées les conceptions québécoises du domaine et de la finalité de la justice civile.

Deuxièmement, de manière plus classique, la quête d’une culture du droit processuel québécois exige aussi qu’on s’attarde aux acteurs du droit et aux institutions judiciaires et qu’on cherche leurs points d’ancrage identitaires. En particulier, où ces acteurs trouvent-ils leurs symboles et leurs représentations des éléments fondamentaux du processus civil ? En ce qui concerne les valeurs incarnées par le traitement des différends devant les instances officielles, à quelles racines les juristes et juges québécois se rattachent-ils ? Est-il possible de circonscrire une culture professionnelle du droit processuel au Québec ?

Troisièmement, le tableau ne serait pas complet sans un examen de la manière dont le discours juridique exprime l’arrimage du droit processuel à la «mentalité» du droit national. Ainsi, la procédure civile au Québec est codifiée, même si ses sources sont plurielles. Quel est l’impact de cette facture du droit positif sur l’appartenance du droit processuel québécois à l’une ou l’autre des traditions juridiques de droit civil et de common law ? Comment coordonne-t-on le droit substantiel et le droit processuel dans ce cadre ? À quelle source les juristes doivent-ils puiser les méthodes de la procédure civile, le langage par lequel elle s’exprime et les procédés par lesquels elle se transforme ?

Culture politique, culture professionnelle et culture normative constituent donc les trois strates de la culture juridique officielle. La spécificité culturelle du droit processuel québécois, sa singularité et son caractère hybride s’expriment dans l’intégration parfois hasardeuse de ces trois cultures parallèles. Au Québec, la culture politique du contentieux et de son économie est résolument nord-américaine. Elle s’inscrit aujourd’hui de manière un peu inconfortable entre, d’une part, la culture des acteurs du droit, qui peut aisément être située dans l’univers de la common law, et, d’autre part, une culture normative qui affirme le rattachement des sources de la procédure civile québécoise à la tradition civiliste.

J’envisagerai donc, tour à tour, la culture politique et l’économie du contentieux au Québec (I) ; la culture professionnelle du procès et des institutions de justice au Québec (II) ; et la culture normative du droit processuel au Québec (III).

I. La culture politique et l’économie du contentieux au Québec : perspectives nord-américaines

Avant d’aborder la procédure civile du point de vue des sources, des acteurs ou des institutions, il faut mettre en lumière certains caractères de la justice civile québécoise. C’est donc aux représentations du contentieux lui-même qu’on s’intéressera d’abord. Sur ce terrain, d’autres ont fait un portrait nuancé de la situation contemporaine du contentieux civil au Québec, qu’il n’est pas utile de répéter ici[14]. Qu’il suffise de dire que le Québec appartient à l’ensemble nord-américain, avec lequel il partage des caractéristiques que j’évoquerai, en quelques constats.

A. La marginalisation de la justice civile

Tous s’accordent à le dire : le recours aux institutions de justice civile est en déclin marqué au Québec. Malgré une augmentation de la population, le nombre de dossiers ouverts devant les instances judiciaires chute depuis plusieurs années, y compris devant la division des petites créances[15]. Ce déclin du contentieux ne se traduit cependant pas par une réduction de la tâche des juges, qui disent qu’ils doivent maintenant traiter des dossiers plus complexes s’étalant sur un plus grand nombre de jours[16].

La marginalisation de la justice civile est un phénomène à géométrie variable à l’échelle de l’Amérique du Nord, qui est mesuré et interprété différemment selon les juridictions[17]. Aux États-Unis, par exemple, c’est la chute du ratio entre dossiers ouverts[18] et dossiers se rendant au procès qui attire l’attention et qui amène les auteurs à s’intéresser aux conséquences démocratiques de la disparition du droit derrière les transactions ; la justice négociée est aussi, bien souvent, une justice occulte[19]. Au Québec, l’inquiétude vient plutôt de l’effritement du contentieux, ou plus précisément de la chute des dossiers ouverts devant les tribunaux, qui serait le signe du désengagement ou de la désaffection des citoyens à l’égard de la justice civile[20].

Les facteurs avancés pour expliquer ce phénomène opèrent aussi à l’échelle nord-américaine. Au Québec, ces explications ne peuvent être appuyées solidement sur les faits, faute de données vérifiables. Il est possible que la marginalisation des institutions de justice civile au Québec s’explique entre autres par le fait que leur fonctionnement est complexe et difficilement compréhensible du point de vue du profane ; par la méfiance de certaines communautés envers les institutions étatiques ; par la lenteur et le coût élevé des recours portés devant les tribunaux ordinaires ; par l’accroissement du mandat conféré aux tribunaux administratifs ; et par l’émergence de modes alternatifs de règlement des différends[21]. À ces explications devenues classiques, il faudrait aussi ajouter la possibilité que le citoyen évite le différend ou le règle sans l’assistance des juristes, avant même que le litige n’ait acquis sa consistance[22].

Si ces facteurs jouent sans doute tous un rôle dans la marginalisation de la justice civile, il est difficile d’évaluer le poids respectif qui doit leur être accordé. Il est certain, par exemple, que le mouvement nord-américain, sinon occidental, favorisant les modes extrajudiciaires de résolution des conflits a eu un impact réel sur la culture du contentieux au Québec depuis une vingtaine d’années. La médiation et la conciliation y jouissent d’une image très positive et ont été intégrées au processus judiciaire lui-même. L’arbitrage privé, hors des institutions de justice civile, est une option réelle, particulièrement en matière commerciale. À la limite, sur le plan de la culture du contentieux, l’intervention juridictionnelle d’un juge civil apparaît maintenant comme une solution de dernier recours. Cependant, les données empiriques manquent pour évaluer de manière satisfaisante l’impact de ce phénomène sur le plan quantitatif. En dehors des occasions de conciliation et de médiation soutenues par l’État à un titre ou à un autre (et qui appartiennent en ce sens à une justice civile redéfinie, plutôt que marginalisée), les citoyens «ordinaires» se tournent-ils vraiment vers d’autres modes de résolution de leurs conflits ? Renoncent-ils plutôt à porter leurs recours devant un juge faute de moyens[23] ? Quelles que soient les causes de ce phénomène, il reste que les tribunaux consacrent de plus en plus de ressources à répondre aux besoins d’un nombre de plus en plus restreint de personnes.

B. La logique marchande de la justice civile

Le deuxième constat se manifeste aussi à l’échelle nord-américaine, sinon occidentale : l’avocat québécois est aujourd’hui moins un officier de justice qu’un prestataire commercial de services juridiques[24]. Le discours d’autolégitimation des ordres professionnels s’est déplacé du service public vers la possession d’un savoir exclusif. Ainsi, de gardien de la primauté du droit, le Barreau est devenu gardien des intérêts du public-client.

Au Québec, les avocats monopolisent l’offre de services juridiques, y compris la représentation devant les tribunaux. Les modes de facturation sont variables et sujets à des contrôles extérieurs, mais les avocats et leurs clients négocient sans peine la facturation à l’heure ainsi que les pactes d’honoraires conditionnels, sources potentielles de conflits d’intérêts entre les uns et les autres. Alors que les rapports entre avocats et clients s’inscrivaient autrefois dans la durée et se fondaient sur l’appartenance à une même classe sociale, la démographie des professions juridiques a changé et les services juridiques sont aujourd’hui mis sur le marché, bien que sobrement, comme produits de consommation. Les clients, souvent des avocats à l’emploi d’une entreprise, cherchent le meilleur service au meilleur prix dans un marché fortement concurrentiel. Au Québec, comme ailleurs, plusieurs cabinets d’avocats opèrent à l’échelle nationale, sinon internationale. En milieu urbain, en particulier, l’activité professionnelle est fortement spécialisée et hiérarchisée[25]. Ainsi, tant la gestion des cabinets que l’offre de services juridiques obéit à une logique marchande. Le droit se trouve placé hors de la portée des citoyens ordinaires, qui comparaissent de plus en plus sans l’assistance d’un avocat, exerçant du mieux qu’ils le peuvent leur droit de se représenter eux-mêmes.

C. La désacralisation de la justice civile

Le troisième constat est lié aux deux premiers : dans cet univers où l’éventuelle résolution d’un conflit par le juge au terme d’un procès est de plus en plus rare, faut-il changer la donne ? Faut-il offrir autre chose, c’est-à-dire un processus plus convivial, moins intimidant, moins coûteux et mieux contrôlé ? S’arrimant à une logique bureaucratique et administrative chargée de mesurer les coûts et les délais et d’améliorer l’efficacité des institutions de justice civile, les juges au Québec reconfigurent leur rapport aux parties. La figure du juge passif, du juge-arbitre qui regarde de haut (littéralement) le bras de fer entre les parties, cède le pas au juge actif, spécialiste de la gestion des conflits, qui n’hésite pas à s’asseoir à la même table qu’elles pour régler les problèmes. La dernière réforme du Code de procédure civile a ainsi conféré au juge plusieurs pouvoirs de supervision et de gestion du litige, qui s’exercent de manière plus ou moins formelle, s’appuyant néanmoins toujours sur l’image d’autorité du juge. Ce dernier encourage la coopération entre les parties, favorise l’identification des questions qui posent réellement problème et propose des moyens de circonscrire le débat et de parvenir plus rapidement à la solution du litige[26]. Surtout, au Québec comme ailleurs en Occident, les modes participatifs de résolution des conflits, comme la conciliation et la médiation, sont de plus en plus judiciarisés. Du moins, le discours des juges change : ils ne voient plus nécessairement l’adjudication comme leur mode d’action privilégié[27]. L’État, à ses frais, met ainsi son poids derrière les mécanismes de conciliation menés par les juges, en première instance comme en appel, dès lors que les parties y consentent[28]. Là encore, l’image du juge s’en trouve immanquablement transformée.

D. La mobilisation de la justice civile à des fins politiques

Dernier constat, celui-là plus proprement nord-américain[29] : dans un paradoxe étonnant, alors que la justice civile est soit inaccessible, soit boudée par les citoyens ordinaires, le recours en justice reste néanmoins le véhicule d’une certaine mobilisation politique du droit. Dans une mesure beaucoup moins marquée qu’ailleurs en Amérique du Nord, mais néanmoins bien réelle, le Québec est touché par ce que Robert Kagan décrit comme l’«adversarial legalism»[30].

La culture politique au Québec s’accommode assez bien de l’idée que le recours en justice est un moyen d’action sociale parmi d’autres et que le juge peut être amené à juger de questions politiques à partir de normes juridiques ouvertes. Les indices d’une instrumentalisation politique du droit se trouvent notamment dans les contentieux constitutionnels fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés[31]. Dans la direction opposée, la trace du phénomène est également perceptible dans la pratique (encore assez limitée) des poursuites-bâillons, par lesquelles le recours civil est utilisé pour faire taire les opposants politiques[32]. Plus largement, des recours collectifs émergent dont la finalité première est moins la réparation d’un préjudice minime répété à grande échelle que la sanction de comportements illégaux dont l’État semble se désintéresser[33]. Il y a ainsi au Québec une prolifération de recours collectifs portés par des représentants financés tant par l’État[34] que par des tiers, qui visent à assurer la mise en oeuvre de politiques publiques en matière de consommation, de soins de santé, de services financiers, de relations de travail ou d’environnement. Le litige civil devient alors, tout naturellement, un outil de gouvernance publique.

En somme, sur des questions comme le «bon usage» du procès, l’importance respective de la conciliation et de la décision judiciaire, la place accordée en justice à l’expression des intérêts collectifs, la fonction politique de la justice, la bureaucratisation du pouvoir judiciaire et la commercialisation de l’offre de droit et du statut d’avocat, le droit processuel du Québec se rattache étroitement à l’ensemble nord-américain. Ce premier axe de la culture juridique du procès croise les deux autres axes mentionnés plus tôt : la culture du procès que partagent les acteurs du droit et la culture normative des sources du droit processuel.

II. La culture professionnelle du droit processuel : un air de common law en pays de droit civil

Si l’on s’intéresse aux représentations que se font les juristes québécois du procès et des institutions de justice civile, le rattachement de leur culture à la tradition de common law ne fait pas de doute. La vision traditionnelle est libérale et individualiste[35]. Dans cette conception du contentieux, les parties conservent le choix de mettre en oeuvre ou non les droits dont elles disposent et le choix des moyens pour y parvenir. Elles maîtrisent le déroulement du litige, sous la supervision éventuelle d’un juge qui dispose de moyens de contrôle, mais qui n’a que peu ou pas d’initiative. Le processus est contradictoire et dans sa partie cruciale, oral[36].

Bien que la très grande majorité des litiges se terminent sans qu’il y en ait une, l’audience, ou le procès au sens strict du terme, constitue l’image la plus forte de cette culture professionnelle. À la différence de ce qui se passe dans les régimes processuels civilistes, le procès de common law demeure un moment dont l’unicité n’est pas découpée en morceaux d’enquête, bien qu’il puisse s’étaler sur plusieurs jours. L’audience est l’aboutissement d’un travail de préparation mené par les parties, la mise en scène devant le juge des témoignages, des expertises et des autres éléments de preuve accumulés jusqu’alors, l’occasion d’un face-à-face où les versions contradictoires sont mises à l’épreuve. Bien qu’il n’existe pas d’étude empirique qualitative sur le sujet au Québec, il est probable que cette image d’un tournoi entre parties autonomes colore aussi les pratiques des avocats en dehors de la salle d’audience. Les interrogatoires préalables et la communication des preuves documentaires, par exemple, se déroulent souvent dans un cadre antagoniste. Les pratiques de négociation des avocats québécois mériteraient aussi un examen serré, qui permettrait de mesurer l’équilibre entre coopération et affrontement dans la résolution négociée des différends[37].

L’autre image forte de cette culture professionnelle est celle du juge. Dans la culture juridique québécoise, comme dans les cultures de common law, le juge jouit d’un statut privilégié et d’une identité propre. On est loin du juge anonyme et fonctionnarisé à la française. Bien au contraire, l’autonomie du juge par rapport à l’État est une valeur fondamentale et le judiciaire s’affirme comme pouvoir indépendant et comme contrepoids au pouvoir politique. À l’issue du procès, le juge délibère et tranche. Le jugement est motivé et discursif. Le langage n’y est pas codé en forme de syllogismes et le juge est libre de s’y exprimer dans le style qui lui appartient. La vision traditionnelle au Québec place donc l’audience, la représentation des parties par un corps professionnel et le juge-arbitre au coeur même de ses images de la justice[38]. Les racines de cette culture professionnelle sont profondément enfoncées dans le terreau de la common law.

Cela dit, cette culture professionnelle n’est pas immuable. Elle fait, depuis une quinzaine d’années, l’objet de transformations significatives, dont la trace et l’origine se trouvent dans toutes les traditions de common law et peut-être dans l’émergence d’une conception occidentale du procès et du juge. Ainsi, les derniers efforts de réforme de la procédure civile au Québec accordent un rôle actif au juge, qui passe de son siège d’arbitre passif à celui de gestionnaire de conflit, balisant l’autonomie des parties. La logique bureaucratique s’installe, dans la recherche de modes de gestion du contentieux qui en accélèrent le traitement et réduisent les abus. Les parties et les juges sont invités à embrasser le principe de proportionnalité, qui impose la retenue dans le choix des moyens mis en oeuvre pour réaliser les droits, à la mesure de la valeur de l’enjeu litigieux[39].

Dans ces efforts de réduction des coûts et des délais de la justice civile, le Québec ne s’éloigne pas beaucoup du monde de la common law. L’inspiration de la plupart des réformes de la procédure mises en oeuvre en 2003 est venue, au premier chef, du modèle proposé par Lord Woolf dans son rapport de 1996[40]. Plus largement, et bien que des sources internationales et de droit civil y soient envisagées, les sources de common law dominent parmi l’éventail des réformes et rapports examinés par le comité chargé de la révision du Code de procédure civile du Québec[41].

Il est trop tôt pour dire si les virages proposés par la récente réforme changeront vraiment la culture du droit processuel au Québec[42]. Les vagues de réformes précédentes sont parvenues, dans une certaine mesure, à atténuer le formalisme procédural[43] et à améliorer l’efficacité des institutions de justice. Toutefois, le principe fondamental de l’autonomie des parties et de leur contrôle du litige reste la trame sur laquelle se dessinent toutes les réformes, sinon l’écueil sur lequel elles se brisent l’une après l’autre.

Ainsi, par exemple, si le Barreau se déclare généralement favorable aux mesures destinées à améliorer l’efficacité de la justice et à toutes les formes de justice participative, il s’inquiète néanmoins à l’idée que les parties se voient imposer un expert unique ou soient privées de leur droit de faire valoir des expertises contradictoires[44]. Au nom de l’autonomie des parties, le Barreau affirme ainsi une conception classique du procès, où la vérité n’est pas transcendante et où elle n’apparaît jamais aussi bien que dans la confrontation de versions opposées. Sur le même fondement d’autonomie des parties, il s’oppose aussi aux mesures de contrainte visant à favoriser le dépôt d’une défense orale plutôt qu’écrite[45]. De même, du point de vue du Barreau, l’aspect le plus controversé de la réforme de la procédure semble résider dans l’imposition d’un délai de rigueur assez court entre le moment de l’introduction de l’action et l’inscription pour enquête et audition, qui entrave l’autonomie des parties dans les phases initiales du litige[46]. Le Québec est encore loin d’une nouvelle culture de la procédure civile et encore plus loin de changements profonds qui puissent freiner le désengagement des citoyens à l’endroit de la justice civile.

De leur côté, les juges affirment vaillamment la nécessité d’un changement fondamental de culture, invitant les parties à passer du mode antagoniste au mode coopératif, mais encore très peu de jugements font une application musclée du principe de proportionnalité. Si les excès commis de mauvaise foi sont souvent punis, les parties peuvent néanmoins déterminer par elles-mêmes la vigueur avec laquelle elles entendent faire valoir leurs droits. L’idée que la justice puisse constituer un service public, dont tout le monde fait les frais, ne chemine que bien lentement[47]. Le changement de culture processuelle qu’annonçait le rapport Woolf a pour l’instant beaucoup moins de prise au Québec qu’au Royaume-Uni et on y demeure à cet égard plus common lawyers que les Anglais.

III. La culture normative du droit processuel : la résurgence de l’héritage civiliste

Reste une dernière strate à la culture juridique du droit processuel, soit celle qui émerge du discours savant sur les sources et la méthode de la procédure civile. Premier constat à cet égard : le droit québécois produit peu de théorisation du droit processuel. Il existe bien plusieurs manuels pratiques et de répertoire, mais leur vocation première est pragmatique. Le droit processuel n’intéresse qu’une poignée d’universitaires, à telle enseigne que le corpus doctrinal se trouve assez éparpillé, couché dans quelques monographies, dans un certain nombre de rapports de comités de révision de la procédure et de mémoires déposés auprès de l’Assemblée nationale du Québec, et aussi, de manière non négligeable, dans les décisions judiciaires[48].

À ce chapitre, la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada comporte des passages très significatifs sur le cadre normatif, les sources et les procédés d’interprétation du droit processuel, qui marquent le rattachement de la procédure civile québécoise à la tradition de droit civil :

D’origines fort diverses, les règles de la procédure civile québécoise font partie d’un Code de procédure. À ce titre, elles s’inscrivent dans une tradition juridique différente de la common law. Le droit fondamental en matière de procédure civile demeure celui qu’édicte l’Assemblée nationale. Ses règles se retrouvent dans un code rédigé en termes généraux. La création des règles de droit appartient ainsi principalement au législateur.

[...] La loi prime. Les tribunaux doivent baser leurs décisions sur celle-ci. Sans nier l’importance de la jurisprudence, ce système ne lui reconnaît pas le statut de source formelle du droit, malgré la légitimité d’une interprétation créatrice et ouverte sur la recherche de l’intention du législateur telle que l’expriment ou l’impliquent les textes de loi. [...]

Un tribunal québécois ne peut décréter une règle positive de procédure civile uniquement parce qu’il l’estime opportune. À cet égard, dans le domaine de la procédure civile, le tribunal québécois ne possède pas le même pouvoir créateur qu’une cour de common law, quoique l’intelligence et la créativité de l’interprétation judiciaire puissent souvent assurer la flexibilité et l’adaptabilité de la procédure. Bien que mixte, la procédure civile du Québec demeure un droit écrit et codifié, régi par une tradition d’interprétation civiliste[49].

Cette inscription de la procédure civile du Québec dans une tradition d’interprétation civiliste a très certainement un fondement identitaire et, partant, une portée culturelle. Elle emporte deux conséquences.

Elle marque, d’abord, la place centrale occupée par le Code de procédure civile, qui acquiert en quelque sorte le même statut que le Code civil, l’un sur le terrain procédural, l’autre sur le terrain substantiel. Dans cette représentation, le Code de procédure ne doit pas être envisagé comme un assemblage éclectique de solutions pragmatiques, sujet à des amendements fréquents et à une adaptation continue. Il devient, plutôt, le lieu d’expression cohérente de principes fondamentaux et d’une architecture conceptuelle relativement stable. Il ne s’agit pas simplement d’encadrer la création de normes jurisprudentielles en marge de la loi : il s’agit, plus généralement, de faire du Code de procédure civile un véritable code[50].

Il n’est pas certain que le texte actuel du Code de procédure civile comporte la cohérence requise pour acquérir une telle charge symbolique dans l’ordre juridique québécois. S’il est possible que cette vision prenne racine, il faudra sans doute, pour y arriver, faire une plus grande place aux principes fondamentaux ajoutés au Code de procédure civile en 2003 (la maîtrise du litige par les parties, le pouvoir de gestion du tribunal, la bonne foi des parties, la conciliation et la proportionnalité)[51] et leur donner une véritable portée normative. Il faudra, en particulier, préciser dans quelle mesure le principe d’autonomie des parties est affecté par les principes de conciliation et de proportionnalité et par le pouvoir de gestion du tribunal. Il faudra accepter que ces principes puissent servir de sources autonomes dans l’élaboration de règles subsidiaires non écrites, comme c’est le cas pour les principes fondamentaux du droit substantiel énoncés dans le Code civil. Pour l’instant, la lecture faite par les tribunaux de ces principes de la procédure civile ne leur accorde pas beaucoup de force de traction au-delà de leur concrétisation explicite ailleurs dans le Code.

L’inscription du droit processuel dans une tradition d’interprétation civiliste emporte une seconde conséquence, soit celle du nécessaire arrimage du droit processuel (mixte) au droit substantiel (mixte lui aussi dans ses sources, mais se détachant peu à peu de cette mixité)[52]. Le droit processuel se trouvant rattaché, tant par sa culture politique que par sa culture professionnelle, à la tradition de common law, la question de savoir comment intégrer au droit québécois les transformations de la procédure civile émergeant du reste du continent nord-américain se pose avec acuité. Ici encore, la jurisprudence récente offre certaines directives méthodologiques qui affirment la singularité du droit québécois dans cet espace. En particulier, elle impose la prémisse suivante : en matière de droit judiciaire, comme en matière de droit substantiel, le droit québécois se suffit à lui-même et dispose en son sein des moyens d’assurer son développement et son adaptation[53].

Ainsi, le droit judiciaire québécois reconnaît désormais le principe de la confidentialité des interrogatoires préalables, non pas parce que ce principe serait hérité des traditions de common law qui entourent le Québec, mais bien parce qu’il s’accorde avec la finalité de l’interrogatoire préalable à l’intérieur même du droit québécois et avec les principes de droit substantiel relatifs à la vie privée au Québec[54]. De même, bien que le critère de détermination de la juridiction internationale des tribunaux québécois ressemble à celui qui est appliqué dans les autres provinces canadiennes, il trouve son expression définitive dans les dispositions du Code civil relatives au droit international privé[55]. Dans une tradition d’interprétation civiliste, les deux codes doivent être envisagés comme un tout cohérent et s’interpréter l’un par rapport à l’autre. La transposition de nouvelles institutions issues de la common law, comme l’ordonnance de type Anton Piller[56], doit se faire par la recherche de principes qui puissent leur servir de point d’appui dans le Code civildu Québec et dans le Code de procédure civile, afin de s’y intégrer sans affecter la cohérence de l’ensemble.

Cela dit, l’intégration du droit processuel au droit substantiel ne se fait pas sans heurts, même si les tensions entre droit civil et common law sont souvent souterraines. Pose problème, par exemple, la pratique établie en matière d’injonction au Québec, qui continue d’évoquer des notions de common law (comme la doctrine des «mains propres») en s’appuyant sur l’origine de cette voie de recours dans la juridiction d’equity du droit anglais. Envisagée du point de vue procédural, en ce qui a trait aux pouvoirs du juge et leur limite, l’injonction a bien des racines en equity. Envisagée plutôt comme l’une des voies possibles de l’exécution forcée en nature des obligations civiles, l’injonction, du moins l’injonction permanente, devrait s’intégrer au droit substantiel de tradition civiliste, sans les restrictions qui lui sont attachées en equity. Sur ce terrain, l’intégration n’est pas achevée.

De même, les conceptions différentes de la frontière entre questions de fait et questions de droit, en droit civil et en common law, conduisent à une norme de révision en appel qui varie selon les juridictions canadiennes[57]. Alors que les provinces canadiennes de common law acceptent assez bien de restreindre le pouvoir de révision des cours d’appel quant à l’application par le premier juge d’une norme juridique à des faits particuliers (une question mixte de fait et de droit), les juridictions d’appel au Québec[58] interviennent souvent sans réserve sur les questions de «qualification juridique» opérées par le premier juge. La question de savoir, par exemple, si un certain comportement constitue une faute civile est révisée, dans les dossiers en appel au Québec, sans déférence particulière pour le jugement de première instance, alors qu’elle ne serait révisée en common law qu’en présence d’une erreur manifeste et dominante du premier juge. Ici encore, l’intégration reste à faire et les divergences restent cachées sous la surface.

Conclusion

C’est donc à la pluralité des cultures du droit processuel qu’il faut conclure, plutôt qu’à l’existence d’une culture intégrée qui expliquerait les caractéristiques procédurales du système national au regard de la culture du Québec. Opèrent en parallèle une conception nord-américaine des finalités de la justice civile et de son économie, une conception du procès et des acteurs du droit ancrée dans la tradition de common law et l’espoir d’une intégration du droit judiciaire au grand oeuvre civiliste issu des codifications de la dernière décennie.

La mécanique de l’interaction de ces trois cultures est sans doute un terrain d’exploration très fertile, mais ce terrain est encore en friche. Il y a encore beaucoup à faire pour saisir comment les pratiques, les valeurs et les sources du droit processuel s’articulent entre elles. Ainsi, par exemple, il est possible que le rattachement du contentieux québécois à l’ensemble nord-américain soit favorisé non seulement par l’intégration de plus en plus grande des cabinets d’avocats et de l’offre de services juridiques, mais aussi par la présence d’une culture professionnelle libérale et individualiste, qui fait du Québec une terre de common law, du moins quant au droit processuel. On a vu que ce rapprochement a probablement favorisé l’émergence de recours collectifs dont la finalité politique dépasse de loin l’indemnisation d’un groupe de victimes pour rejoindre la mise en oeuvre de politiques publiques au moyen d’initiatives menées par la société civile. Or, il se trouve que ce phénomène, aux États-Unis, est parfois expliqué en fonction d’une culture politique populiste, caractérisée par la méfiance à l’égard des autorités politiques. Faut-il s’inquiéter de voir apparaître au Québec ces recours publics d’initiative privée, alors que la culture politique québécoise est historiquement plus sensible au rôle de l’État comme vecteur de réalisation des aspirations collectives et plus proche, en ce sens, des sensibilités politiques européennes ?

De même, on a vu que la culture libérale et individualiste du droit processuel s’oppose aux transformations du contentieux et des institutions de justice qui caractérisent les dernières réformes. Qu’en est-il de ce discours normatif qui impose maintenant l’intégration du droit processuel dans la grille civiliste ? Sera-t-il source de nouvelles résistances ? Les modes de production et d’interprétation des normes qui caractérisent le droit civil priveront-ils le juge québécois de la souplesse requise pour adapter l’ordre juridique aux transformations du contentieux[59] ? Faudra-t-il recodifier le droit judiciaire à court terme[60] ? Verrons-nous apparaître, à côté d’un code de procédure sclérosé, une série de pratiques, sinon de règles de pratiques nouvelles, comme autant de réponses à l’effritement des principes traditionnels de la procédure civile ? Ou doit-on, au contraire, voir d’un bon oeil cette résurgence de la méthode civiliste dans le droit processuel ? S’accompagnera-t-elle d’une nouvelle influence du droit processuel de tradition civiliste, dans la quête d’un juste équilibre qui redonnerait leur vigueur aux institutions de justice civile ?

L’avenir nous dira comment le droit processuel québécois répondra à ces questions et parviendra à mettre en dialogue ses différentes cultures juridiques.