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La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain.

Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain[1]

Dès que les sujets commencent à régler les relations qu’ils entretiennent avec leurs congénères sur le mode de l’échange de marchandises équivalentes, ils sont contraints d’inscrire leur rapport à l’environnement dans une relation réifiée ; ils ne peuvent plus percevoir les éléments d’une situation donnée qu’en évaluant l’importance de ces éléments à l’aune de leurs intérêts égoïstes.

Axel Honneth, La réification : Petit traité de théorie critique[2]

Introduction

L’analyse du contrat d’assurance est source de paradoxes. D’un côté, la gestion des risques et la mise en commun des intérêts de tous les preneurs s’inscrivent dans un procédé de nature sociale, si ce n’est d’envergure — osons le mot — sociétale. De l’autre côté, tant la prolifération des risques de toutes sortes que la segmentation toujours plus précise des niches d’assurés à couvrir et l’économie actionnariale dans laquelle s’intègre avec vigueur le commerce de l’assurance[3] font en sorte que le contrat est désocialisé et les parties dépersonnalisées. Le preneur et l’assureur sont généralement opposés l’un à l’autre et doivent se protéger de la fraude probable et des tactiques de marketing et de rédaction stratégique des polices. Dans un tel univers de litiges potentiels, le juriste en vient souvent à perdre de vue le rôle global du contrat d’assurance et de son fonctionnement pour interpréter le contrat d’assurance comme un strict échange commercial. Nul doute que la couverture expansive déployée par les assureurs et le (faux ?) besoin que nous ressentons de nous surassurer[4] contribuent à la perception d’une simple offre de service supplémentaire dans une société de consommation qui fait la part belle aux contrats prérédigés. Dans ce contexte, tant la faible reconnaissance de l’aspect fondamentalement interpersonnel et humain à la base de l’assurance que la distance critique face à la mise en marché — et sa régulation par le biais de règles juridiques — nous ramènent à une notion à connotation marxiste, soit la réification.

Dans un texte antérieur[5], nous nous sommes intéressés au lien possible entre la notion de réification et celle de contrat. Dans le présent texte, c’est d’une manière plus précise au contrat d’assurance que nous voulons nous attarder, ou plutôt à l’idée que se fait le juriste du preneur/assuré à titre de risque à évaluer. Autrement dit, au sein de la relation contractuelle qui le lie à l’assureur, le preneur/assuré est-il perçu, et peut-il être perçu, autrement qu’à titre de bien économique risqué ? Inversement, l’assureur est-il davantage, au plan contractuel toujours, qu’un commerçant dont il faut savoir soutirer le maximum de bénéfices ? Il nous paraît pertinent de tenter de répondre à ces questions pour mieux cerner le processus obligationnel qui lie les parties. Alors que la relation contractuelle est d’abord et avant tout considérée à titre de valeuréconomique par les juristes, il semble nécessaire de réfléchir à la possibilité de réhumaniser le contrat par le biais de règles juridiques qui ne font pas uniquement appel à des préceptes moraux flous en mal de légitimation[6]. Il est donc intéressant de se pencher sur certains des travaux en philosophie du droit de Csaba Varga portant sur la question de la réification, ainsi que sur ceux plus récents du philosophe Axel Honneth, afin de vérifier si la question de la réification peut être pertinente à l’étude du contrat d’assurance. Ceci a pour but de stimuler une critique de la conception hégémonique actuelle en matière de contrat d’assurance qui s’appuie sur une stricte perspective utilitariste, si ce n’est actuarielle[7].

Notre intention est de proposer quelques pistes de réflexions doctrinales qui permettront d’éclairer les relations contractuelles et d’envisager une théorie d’ensemble basée sur les rapports sociaux de communication et de recherche d’entente commune. Dans cette optique, le contrat d’assurance à titre d’objet d’échange et d’enrichissement pourrait devenir un outil de communication sociale et juridique tout autant sinon davantage qu’un bien économique. En ce sens, la relation d’assurance entre le preneur et l’assureur appelle à la considération d’un double rôle social, soit celui général de l’assurance et du regroupement qu’il implique à sa base, tout comme celui de la définition et de la prise en compte des risques (I). Or, tant la théorie des contrats que la pratique juridico-assurantielle tendent vers une individualisation et une réification des parties et de la relation obligationnelle dans son ensemble (II).

I. Le rôle sociétal en transformation du contrat d’assurance

L’assurance et la création de contrats qu’elle stimule est plus qu’une offre de services. Développée avec la modernité, elle se situe au centre de la vie sociale. Il est reconnu que les systèmes d’assurance « visent [...] à socialiser [l]es dangers »[8]. Le rôle social de l’assurance transparaît tant par son objet qu’est la protection que par sa nature d’échange et de communication importante d’informations[9]. L’assurance est si bien implantée en occident[10], qu’elle sert de métaphore anachronique à la protection qu’apportaient les seigneurs à l’époque féodale[11]. De là à soutenir que les compagnies d’assurances contemporaines constituent les nouveaux seigneurs, il y a un petit pas que nous souhaiterions ne pas franchir ici de peur de sombrer dans la polémique. Restons, pour l’instant à tout le moins, dans le domaine du consensus et permettons-nous de souligner le rôle sociétal de l’assurance et, par conséquent, les liens inévitables que cette dernière doit entretenir avec le droit (A). Nous pourrons ainsi aborder également la relation entre le développement du contrat d’assurance par rapport à la perception de la notion de risque qu’il se doit d’encadrer (B).

A. Le rôle sociétal de l’assurance

L’assurance, qui prenait à l’origine la forme d’un contrat isolé et d’un genre unique, s’est transformée en une entreprise qui ne qualifie pas uniquement diverses formes de contrats, mais qui fait désormais l’objet d’un droit particulier[12]. À partir de ce constat juridique, un lien doit être fait avec la considération globale de l’assurance à titre de protection des imprévus : elle concerne la catastrophe, la menace et l’accident. L’assurance est aujourd’hui surprésente. Nous vivons dans une société assurantielle, selon l’expression célèbre de François Ewald, société dans laquelle le risque occupe une place, qui à tort ou à raison, joue un rôle sociétal. Quelles qu’en soient les raisons sociologiques et économiques — ce qui ne peut évidemment faire l’objet du présent texte — la société occidentale tend à se diviser de plus en plus entre riscophiles et riscophobes, comme si soudainement, dans l’histoire de l’humanité, nous nous étions rendus compte que la vie est mortelle[13]. Partant de cette entrée en matière aux accents dramatiques, venons-en à ce qui permet de contrer, aujourd’hui, ces risques, accidents et malheurs multiples, soit l’assurance. Elle se définit par le fait de se regrouper afin de se prévenir collectivement (l’ensemble des assurés), en payant individuellement une certaine somme d’argent (la prime) contre la survenance d’une catastrophe quelconque (le risque). Tant en raison de l’ampleur de l’investissement du commun des mortels pour s’assurer au cours de sa vie — nous parlons aujourd’hui du consommateur d’assurance, bien que le contrat d’assurance ne soit pas régi par la Loi sur la protection du consommateur[14] — que des importants profits dégagés par les actionnaires et du rôle économique fondamental de l’assurance, il importe de tenter de saisir la philosophie générale qui sous-tend les règles juridiques.

L’assurance se rapproche de l’utopie, non pas entendue dans un sens péjoratif, mais bien comme une volonté de trouver mieux pour l’homme en société et de justifier sa condition[15]. Sans aller jusqu’à soutenir, avec Ewald, que le risque « est le mode moderne du rapport à autrui »[16], il faut reconnaître qu’une telle « conception souligne l’interdépendance des individus entre eux »[17]. Ces constats n’ont plus rien à voir avec la responsabilité. Ce sont des éléments de la réalité sociale qui incitent à réfléchir sur des choix de société dont certains, inévitablement, concernent l’assurance[18]. Choix profonds, d’autant plus que l’assurance suit le développement des grandes tendances sociales. Sans compter que le contrat d’assurance se présente au carrefour de plusieurs grandes branches du droit qui elles-mêmes ont pour but de réglementer d’importants changements sociaux : droit civil et économique d’une part (le contrôle des échanges et du commerce, soit la vente d’assurance), droit de la responsabilité (soit le contrôle des comportements entre individus[19]) et du droit social (le vaste débat portant sur l’assurance maladie ou encore le non-débat relatif à l’assurance-médicaments). Rappelons également ici les deux origines de l’assurance : alpine et tournée vers l’entraide, versus anglo-saxonne et liée au développement du capitalisme actionnarial[20]. Nous touchons ainsi le coeur du débat, soit la valorisation d’une forme de lien social d’un côté avec l’accent mis sur la mutualisation des risques à titre de service et, de l’autre, la négation d’un tel lien social par l’exploitation économique du concept malléable de risque[21].

Le contrat d’assurance s’inscrit donc directement dans le devenir social. En adéquation quasi parfaite avec l’économie, il n’en demeure pas moins un puissant vecteur de cohésion sociale[22]. Une théorie culturelle des risques et de leur perception n’a d’ailleurs pas pu être développée sans raison[23]. Le risque, sa perception et par conséquent sa gestion assurantielle sont toujours culturels, rattachés à des valeurs et, par conséquent, de nature sociale[24]. De manière surprenante, tous ces éléments sont rarement considérés dans l’analyse juridique du contrat d’assurance. C’est d’abord et avant tout la position vulnérable de l’assuré qui adhère au contrat complexe offert par l’assureur qui est prise en compte. Par conséquent, le droit du contrat d’assurance, comme le droit de la consommation, s’est développé autour de l’idée du contrat à titre de bien potentiellement dommageable pour le preneur. Le contrat, ici la police, est vidé de son contenu interpersonnel et est analysé comme une marchandise plus ou moins avantageuse. Il en va d’ailleurs de même pour le preneur, qui n’est qu’un risque mesuré et évalué, ainsi que pour l’assureur qui, aux yeux des quidams, prend la forme de vastes entités économiques abstraites. Ici, évidemment, pointe le danger, voire le constat inévitable, d’une réification du lien contractuel, si ce n’est des parties à ce dernier. Chacun envisage son vis-à-vis comme une plus value potentielle à exploiter, non comme une partie prenante d’un lien social complexe. Pour le preneur, il s’agira de bénéficier de la meilleure protection au meilleur coût possible, ce qui peut impliquer des réticences au moment de la déclaration du risque. Quant à l’assureur et ses actionnaires, il sera d’abord question des parts de marché supplémentaires à acquérir. Avant de réfléchir davantage à ce constat possible de réification du contrat d’assurance, il faut nous attarder quelque peu à la notion de risque elle-même. Nous verrons que si son évolution n’explique sans doute pas à elle seule la réification dont l’assuré fait l’objet, elle est certainement représentative de la dépersonnalisation du lien obligationnel. En ce sens, la question des risques à exploiter, à contrôler, à répartir, à circonscrire et à créer acquiert une importance majeure pour la compréhension juridique des outils de régulation du contrat d’assurance.

B. La notion de risque et le contrat d’assurance

La notion de risque est représentative d’un changement social profond, changement qui a inévitablement influé sur l’analyse interprétative du contrat d’assurance. Nous nous attarderons aussi sur le glissement opéré par la notion de risque et à la transformation de sa compréhension par les assureurs[25] et dans la société[26]. La nature conceptuelle du risque lui permet de s’inscrire facilement dans la démarche juridique[27]. Or, la notion de risque, sans doute en partie en raison de cette nature conceptuelle marquée, n’est pas sans entraîner une certaine confusion chez les juristes[28]. Ainsi, plusieurs distinctions doivent être faites. D’abord, le risque n’est pas le sinistre à proprement parler[29]. De même, « risque » ne signifie pas l’événement qui cause potentiellement le préjudice[30]. Pour mieux apprécier cette perception juridique et contractuelle du risque, nous devons d’abord l’inscrire dans une définition plus globale, soit socio-philosophique. Après avoir considéré l’apparition relativement récente de la notion, à titre de phénomène strictement occidental, nous nous attarderons à sa transformation qui a mené à ce que Ulrich Beck surnomme la « société du risque » et qui favorise, ou conditionne, la gestion des risques à laquelle participe désormais le contrat d’assurance.

Rappelons ici que la notion de risque est soit rattachée à l’ancien italien risco qui renvoie à « coupant », « écueil » et « danger couru en mer », soit au latin rixare et aux conséquences potentiellement néfastes des querelles, ou encore au grec byzantin rizikon (hasard, destin) ou rhouzikon (forme d’impôt), qui aurait donné naissance au terme arabe rizq[31]. En français, risque apparaît au milieu du seizième siècle. Le terme allemand riskieren vient environ un siècle plus tard, tandis que risk en anglais remonte à 1741[32]. De toute évidence, la racine latine et l’évolution du terme sont en lien avec le développement du commerce maritime méditerranéen et doivent être rattachées, sans doute de manière métaphorique, à l’idée de navigation[33]. Il faut donc comprendre que le terme risque n’existait pas avant le seizième siècle. Est-ce à dire que la notion était inconcevable ? Pour répondre à une telle question, il faudrait élargir considérablement le cadre de cette étude et faire une analyse sémantique précise des termes d’ancien français tels que peril, dangier et fortune[34]. Nous devrons nous contenter ici du constat historique selon lequel la sensibilité au danger[35] était évidemment présente, mais que sa représentation différait de manière importante[36].

Il est utile de faire le lien entre la nature des « dangers » et les réponses apportées pour les contrer[37]. Par exemple, aux fléaux tels l’épidémie et la maladie, le Moyen Âge oppose un taux de natalité élevé et les pèlerinages[38]. Ajoutons que dans certains cas, la menace de damnation[39] était neutralisée par un changement de croyances plutôt que de comportements[40] ! Dans un tel contexte, la relation au divin paraissait inéluctable. Le seul salut véritable venait de Dieu[41]. Conséquemment, la prise en compte du risque défiait l’ordre religieux, ou à tout le moins s’inscrivait dans l’évolution du jugement moral porté sur le hasard[42], d’autant plus dans un contexte marchand[43]. Dès lors, nous pouvons commencer à traiter la notion de risque à titre de concept maîtrisé et approprié[44], non par l’ensemble de la population, mais par certaines franges[45]. Pour simplifier, présentons cette période comme étant celle de l’apparition du risque à titre d’instrument de calcul et de prévention[46]. Un exemple célèbre peut permettre de résumer cette transformation de la relation au danger, soit le tremblement de terre qui dévasta Lisbonne en 1755 et qui fit plusieurs milliers de morts[47]. Ainsi, pointe peu à peu les bases idéologiques d’une foi moderniste novatrice selon laquelle « grâce aux futurs progrès des sciences et des techniques, une nouvelle catastrophe pourrait, à l’avenir, être évitée »[48]. La perception n’est évidemment plus la même aujourd’hui et un revirement idéologique important s’est opéré depuis[49]. Il y a donc eu transformation du risque, de la relation à ce dernier et de la perception que nous en avons. Cette deuxième étape peut être définie comme notre accession à la société du risque et nous verrons qu’elle est concomitante de la réification des contractants.

II. La réification du lien contractuel en droit des assurances

La matière contractuelle que sont les risques sera le stimuli pour l’assuré, le stimuli de crainte, le stimuli de sagesse, de responsabilité à l’égard d’autrui, de ses proches, voire de lui-même, pour l’inciter, encore et davantage, à se « protéger ». Nous connaissons tous ce paradoxe de l’époque moderne qui se veut à la fois plus sécuritaire et plus dangereuse parce que mieux maîtrisée. Or, ce paradoxe en vertu duquel s’opposent « riscophiles » et « riscophobes » fait partie prenante du développement du contrat (A). Il n’est qu’à considérer le nombre de polices de toutes sortes produites annuellement pour s’en convaincre :

Il existe une relation étroite entre l’explosion des risques, hyper individualisation des pratiques et la privatisation des assurances. Si les risques se multiplient à l’infini et si l’individu est seul pour y faire face, c’est à l’individu privé, privatisé, de s’assurer lui-même, s’il le peut. La maîtrise des risques n’est plus dès lors une entreprise collective, mais une stratégie individuelle, tandis que l’avenir des assurances privées est, lui, assuré à travers la multiplication des risques. Leur prolifération ouvre un marché quasiment infini au commerce des assurances[50].

Or, si notre perception du contrat d’assurance doit s’inscrire d’abord et avant tout dans le cadre d’un marché à exploiter, de références monétaires et de preneurs/consommateurs/adhérents à lier sur le plan commercial, la relation assurantielle perd, au plan juridique, une grande part de son sens. Le preneur, à titre de risque à évaluer et de valeur définie, est dépersonnalisé[51]. Ce faisant, c’est le contrat à titre de norme privée, d’entente raisonnée et d’agent de liberté économique et démocratique qui est dénaturé. Se développe ainsi un paradoxe important par rapport à l’aspect social de l’assurance puisque la culture du risque incite à l’individualisation et à la négation du lien social qu’est justement le contrat d’assurance[52]. Dans un tel contexte, la réification des parties est de mise et la norme juridique devient un leurre au service de l’économie de marché (B). Si la compréhension du contrat se transforme constamment, son rôle, dans notre modernité à poursuivre, ne cesse inévitablement de s’affirmer. Le contrat n’est pas un concept abstrait qui favoriserait l’aporie, permettant de ce fait des palabres valables par eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais un fait devant s’inscrire dans une approche fonctionnelle qui le perçoit d’abord et avant tout comme un outil[53]. Cependant, cet outil n’est pas strictement économique, mais d’abord juridique, ce qui implique la prise en compte entre autres des impacts du synallagma dans la société. Il faudrait par conséquent éviter de tout ramener au strict niveau de l’intérêt des parties[54] puisque ce faisant, le droit des assurances fera fi de plusieurs dimensions sociales d’importance que l’on pourrait, par opposition et dans un désir d’objectivité, qualifier de dimensions humaines[55]. En ce sens, il ne faut pas perdre de vue qu’avant de produire de l’économie, le rapport contractuel en général, et assurantiel en particulier[56], crée des normes juridiques. Ce rapport normatif fondamental ne peut être occulté. Par conséquent, dans un contexte de modernité juridique, il faut éviter que seule la dimension économique s’impose aux parties[57] (C).

A. La prolifération des risques et la marchandisation des assurés

Sans céder au pathos, il est salubre de rappeler que l’homme se caractérise par sa finitude, et que savoir qu’il est mortel est pour lui le commencement de la sagesse.

Robert Castel, L’insécurité sociale[58]

Selon Beck, nous serions entrés dans une deuxième phase de la modernité, après celle de l’apparition du risque qui prit son essor au dix-septième siècle et qui domina le dix-neuvième siècle. Cette seconde modernité se caractérise par une prise de conscience des risques engendrés par son propre développement, par la technique omniprésente[59] et le souhait de mondialisation. Les risques, jusqu’alors exogènes, deviennent endogènes[60]. Au plan juridique, sans aller jusqu’à soutenir que l’« endogénéisation » des risques que nous vivons actuellement conduit directement à la judiciarisation de la responsabilité, une relation peut tout de même être établie. En effet, du moment où le justiciable occidental se perçoit comme l’auteur des maux qui l’accablent, il cherche la source de ces derniers autour de lui et le processus judiciaire lui facilite la tâche. La spirale inflationniste dommages-indemnisation judiciaire-assurances en vertu de laquelle l’accident et la force majeure n’ont plus leur place s’inscrit d’ailleurs dans ce qu’Ewald nomme la « démocratie du risque »[61]. Cette vision juridique cadre parfaitement dans une société du risque telle que définie par Giddens et dans laquelle la vie n’est plus vécue comme un simple destin[62]. Le changement de perception du risque est ainsi illustré par Beck :

[...] par le concept d’ « incertitudes produites », on entend que la structure sociale des connaissances produit des risques par le fait même des tentatives qui visent à les maîtriser. Il est alors possible de saisir avec plus de clarté la différence entre, d’une part, les risques qui caractérisent la société industrielle et l’ordre social bourgeois, et, d’autre part, les périls et les exigences de la société du risque. L’entrée dans la société du risque a lieu au moment où les dangers qui résultent aujourd’hui des décisions prises et sont par conséquent produits par la société sapent et/ou font disparaître les systèmes de protection établis à partir des calculs de prévoyance de l’État[63]

Changement quant à la mentalité de régulation (démocratisation), mais aussi changement quant à la nature des risques : on passe des risques sociaux (majeurs) aux risques « de l’existence »[64]. Au plan légal, cette transformation s’exprime aussi par le passage de la faute au risque[65]. Progressivement, ce passage de la faute au risque va contribuer et participer à la transformation de notre relation assurantielle[66]. C’est donc la perception des malheurs qui se transforme et non leur nature. Il faut comprendre que « [c]oncevoir un dommage comme un accident pose problème : c’est un dégât sans [...] faute, il exige réparation mais n’est pas imputable. C’est ici qu’intervient l’assurance : elle permet justement de rembourser la victime, sans qu’il soit nécessaire de trouver un coupable »[67]. Toutefois, même dans un contexte de seconde modernité, de société du risque, il y aurait résurgence de la responsabilité avec le développement, entre autres, du principe de précaution. La responsabilité reprend alors sa fonction prophylactique[68]. Peut-être pouvons-nous déceler dans tout cela la résultante du rôle social toujours marqué de l’assurance, voire l’établissement d’une nouvelle justice distributive, non plus des richesses, mais des risques qui ne peuvent que nous accabler tous[69]. Le risque acquiert ainsi une nouvelle dimension sociale essentielle[70]. Ceci permettrait d’établir des liens de nature toujours plus complexe entre notre société de consommation, le rôle des médias et l’obsession sécuritaire, voire assurantielle[71]. Il est sans doute impossible de trancher ici à savoir si l’assurance et la valeur du risque que nous attribuons à la vie en société constituent la cause ou l’effet de notre rapport ambigu à l’imprévu[72]. Une chose semble toutefois certaine : l’assurance est partie prenante de ce « complexe de passivité ». Autrement dit, « le monde est de plus en plus risqué, car notre capacité à mettre en évidence de nouvelles corrélations statistiques augmente chaque jour »[73]. Sans compter que notre compréhension du monde « marquée par le néo-libéralisme est confrontée à une contradiction : exalter le risque pour dynamiser l’économie ou le supprimer pour protéger les citoyens »[74]. L’assurance et son succès économique[75] constituent le reflet de notre société sécuritaire[76].

Autrement dit, l’assurance est la norme[77], reflet de « cette culture du risque » pour laquelle « le type idéal de l’homo oeconomicus [...] est tenu de se conformer »[78]. Et quel est le rôle du contrat dans la « société du risque » ? Pour tenter de répondre, il faudrait prendre en compte d’autres considérations importantes. Par exemple, l’assurance et les « nouveaux risques » sont-ils davantage partenaires qu’opposants ? Les « nouveaux risques » sont-ils un frein ou une croissance pour l’industrie[79] ? Ces interrogations, largement suprajuridiques, paraissent toutefois essentielles à la définition de la fonction du contrat en matière d’assurance. Par son rôle social, économique, politique et juridique, somme toute en raison de son rôle majeur, l’assurance ne peut qu’affecter le développement du contrat. Et si c’est le cas, le fait-on consciemment ? Alors que le contrat d’assurance est tout sauf un modèle d’entente conventionnelle classique (vocabulaire technique, texte imposé et adhésion aveugle), c’est pourtant toujours en référence à des balises « classiques » que l’on cherche à l’encadrer, sinon à le comprendre : nous référons ici aux notions de plus haute bonne foi et de respect de mutualité auxquelles sont soumis les assurés de toute nature. Le contrat d’assurance est à l’avant-garde de la transformation de notre compréhension du contrat. C’est ce que permet justement notre relation « aux nouveaux risques » : nous les créons pour mieux les accepter et les intégrer à notre mode de vie qui ne peut s’en passer (qu’il s’agisse d’assurance vie ou IARD (Incendie, Accidents et Risque Divers)). De ce fait, ils sont parties prenantes de notre existence et ils ne peuvent qu’influer sur l’important outil d’échange et de « prévision » qu’est le contrat. Lorsqu’ils sont définis, contrôlés et acceptés, parce que rentables faut-il le préciser, les « nouveaux risques » deviennent matière contractuelle. Tel que le souligne Patrick Peretti-Watel : « La culture du risque généralise cette perspective hors de la sphère économique : désormais, chacun d’entre nous est tenu de devenir l’entrepreneur de sa propre existence, pour se découvrir et s’accomplir lui-même, forger son identité personnelle et sa réussite sociale »[80].

C’est cette matière contractuelle qui sera exploitée et modelée (sous forme de couvertures et d’exclusions) par les assureurs et les preneurs, parce que ces derniers constituent le risque à évaluer et à dépersonnaliser. Sous l’apparente « prise en main » de chaque individu, ne trouve-t-on pas en fait un assuré réifié par l’assureur en raison sans doute de cette approche entrepreneuriale qui incite au final les parties à s’exploiter et à se manipuler l’une l’autre ?

B. La notion de réification et le contrat d’assurance

Comment aborder la relation obligationnelle qui lie le preneur à l’assureur, dans un contexte de contrat de masse, à titre de véritable création juridique à plusieurs voix (soit la naissance de l’obligation contractuelle), et donc comme le fruit de la volonté des parties et non comme un trope[81] ? Les difficultés théoriques sont de taille dans la mesure où la relation contractuelle encadrant la gestion des risques s’inscrit dans une nouvelle forme d’individualisme qui serait propre à notre modernité tardive[82]. Si cela s’avère vrai, ne serait-ce qu’en partie, il faudrait alors reconnaître au contrat d’assurance une nature intersubjective que lui refuse justement la réification dont il semble faire l’objet aujourd’hui plus que jamais. Autrement, même à l’intérieur du contrat, les parties ne sont plus en mesure d’individualiser leur existence. Ainsi, non seulement la relation assurantielle est désocialisée, mais chaque partie au contrat se dépersonnalise sous le couvert de la saine gestion des risques, d’où l’importance de s’attarder quelque peu à la question de la réification.

Le philosophe Axel Honneth s’est intéressé récemment à la réification afin de stimuler la théorie critique[83]. Le philosophe du droit Csaba Varga s’est aussi penché sur les travaux de Lukács relatifs à la réification[84]. Il nous semble que de tels travaux peuvent avoir un écho en matière de théorie contractuelle. Afin de permettre une meilleure compréhension de cette « loi des parties » que doit être et se doit de demeurer le contrat d’assurance, est-ce qu’une critique basée sur le concept de réification peut aider au renouveau intersubjectif des règles du contrat ? Pour parler comme Lukács, y a-t-il en matière de contrat une forme de colonisation du monde vécu, disons des assurés et des assureurs — mais il faudrait sans doute aussi parler de celui des juristes — qui s’inscrit dans une généralisation unidimensionnelle de l’échange marchand ? Ainsi, toute interaction sociale, et donc contractuelle, implique-t-elle que chaque contractant considère les divers éléments de la relation contractuelle (contrat en lui-même, mais aussi parties à ce dernier et cause de ce dernier) comme des objets ? Nous serions portés à répondre par l’affirmative. Même si ce « fonctionnement objectivé des objectivations[85] » semble a priori inévitable en matière de droit des assurances et de gestion des risques, ne contribue-t-il pas, paradoxalement, à la perte du sens pour le contractant qui se voit exclu du processus normatif et manipulé en fonction de l’intérêt qu’il représente pour son vis-à-vis synallagmatique ? En d’autres termes, y a-t-il danger que le processus contractuel et ses acteurs soient aliénés aujourd’hui ? C’est donc à cet autre concept marxiste d’aliénation qu’il faudrait recourir. Or, si à titre de système objectif le droit ne peut que mener à la réification, il ne mènerait pas nécessairement, selon Varga, à l’aliénation[86]. Toutefois, si l’objectivation du droit est nécessaire, encore faut-il travailler à la rendre possible. Toujours selon Varga : 

L’objectivation du droit et son organisation en structures formellement rationalisées sont indispensablement nécessaires à un degré donné du développement social. [...] Il nous faut donc aboutir à la conclusion que l’objectivation linguistique n’est en principe qu’une base de référence, dont la réalité uniquement pertinente du point de vue de l’existence sociale est donnée par son état — sa mise en pratique, etc. — correspondant à l’être social existant justement comme à tel ou tel moment. De cela résulte une autre conclusion. Notamment, qu’il n’existe en principe qu’un droit manipulé ; un droit qui se trouve dans le processus d’être manipulé continuellement. En principe, donc, le droit est une continuité toujours en mouvement dans laquelle il ne reste rien d’autre statique et identique avec soi-même que le texte, cette totalité concrète des signes linguistiques, etc., considéré comme base de référence[87].

Cette manipulation constante du droit des assurances et de la théorie des contrats en général doit donc faire l’objet d’une étude critique continue, au risque de perdre toute objectivité. Il nous semble que de tels propos d’influence marxiste peuvent interpeller encore aujourd’hui les juristes en matière de contrat d’assurance et prendre la forme d’une interrogation supplémentaire : la réification de la relation contractuelle en assurance peut-elle mener à son aliénation ? Rappelons ici l’importance de faire la distinction entre « réification », « aliénation » et « objectivation »[88]. À ce sujet, Varga écrit :

La rencontre de la réification avec d’autres conditions sociales crée l’aliénation en tant que phénomène objectif avec toutes ses conséquences subjectives. Puisque grâce à la dialectique complexe des processus sociaux, les réifications en elles-mêmes non aliénées peuvent, avec l’appui d’autres facteurs, exercer un effet d’aliénation, à la fois et la réification du droit en général et la construction d’un réseau de notions de « choses » fictives et artificielles en particulier, peuvent constituer la source de forces d’aliénation.

C’est à ce niveau-là que la « chose » se rattache au problème de la réification en droit. En effet, le droit est en soi un complexe réifié. Donc par l’intermédiaire des notions de « chose », totalement artificielles et fictives, la construction de nouvelles structures réifiantes sur le droit ne se justifierait que si cela s’avérait nécessaire au fonctionnement d’une existence sociale du droit — c’est-à-dire si son effet ne consistait plus seulement en ce fait négatif qu’il obscurcit, qu’il cache et qu’il exprime comme « choses » pures les processus économiques et juridiques profondément sociaux qui se déroulent en fait derrière la façade du droit[89].

N’est-ce pas en grande partie ce qui se réalise avec l’approche économique et utilitariste du contrat d’assurance ? Il est difficile de ne pas reconnaître que les juristes et les contractants semblent aujourd’hui placés devant une « façade » qui les empêche de percevoir les dimensions sociales multiples et complexes du lien contractuel en assurance. Il faut de plus se rendre compte que l’objectivation du droit n’est elle-même pas l’effet du hasard, loin s’en faut[90]. En droit des assurances, la notion de risque — objet principal du contrat — est manipulée et manipulable à l’excès. Ainsi, le flou dans lequel demeure la question de la déclaration initiale du risque[91], que l’on régit encore à l’aide des notions vagues d’uberrima fides[92] et de mutualité[93] qui transcendent la législation de 1994, est d’ailleurs représentatif de cette manipulation juridico-économique dont ne peuvent que faire l’objet les assurés[94]. Ne serait-ce que pour cette raison, le juriste ne saurait être trop sensibilisé quant au fonctionnement de l’ordre juridique décrit par Varga[95]. Or, outre le développement des contrats de sujétion et le recours à l’utilité du contrat pour justifier l’existence de relations déséquilibrées[96], la prolifération des risques à maîtriser et à évaluer[97], de même que l’analyse contemporaine du contrat d’assurance très perméable à l’essor économique[98], ne rencontrent-elles pas les mêmes résultats aujourd’hui ? Citant Engels, Varga ajoute encore :

« Dans un [É]tat moderne, ce droit ne doit pas seulement traduire l’état économique général, en être l’expression, mais en être encore l’expression cohérente, sans contradictions intrinsèques. Pour arriver à ce but, on fait disparaître de plus en plus la réflexion exacte des conditions économiques. » Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle le droit est la réflexion des rapports économiques, dans son immédiateté n’est rien d’autre qu’une apparence[99].

Il va sans dire que ceci confronte directement l’approche contractuelle à l’effet que le contrat ne soit qu’un reflet à petite échelle d’une économie libérale inévitable qui inspire la société assurantielle. Ainsi, lorsque Varga écrit que certaines notions juridiques découlent d’un long développement historique[100], il est difficile de ne pas penser à la notion de contrat, comme à celles de risque et d’assurance. Bien que Varga ne référait pas directement à ces concepts, ne peut-on pas se demander si la notion même de « chose » en droit civil ne s’est pas développée (au même titre que l’ensemble de nos relations intersubjectives semblent s’être réifiées) afin d’inclure aujourd’hui le contrat et, surtout, le preneur et l’assureur[101] ? Quid des risques que représentent les assurés et qui font désormais l’objet de transactions financières complexes telle la titrisation des risques ? Toujours dans l’optique de l’élargissement de la notion de « chose », Varga précise :

L’élargissement ultérieur de la notion de « chose » — en particulier au cours du développement de la société bourgeoise — se produit déjà comme une réaction en chaîne. Non seulement le droit et la créance deviendront « chose », mais il en ira de même pour la main d’oeuvre. Et dans la mesure où les connaissances humaines deviennent une force de production, se transformeront en « choses » le travail intellectuel, puis ses produits, les idées aussi, de même que, à travers le droit d’auteur, ses attributions devenues autonomes. Dans le cycle d’échange de marchandises l’argent va devenir un agent médiat. Il présentera une valeur abstraite, comme le feront par la suite les titres boursiers ou les effets de commerce qui n’incorporent que les droits relatifs à une certaine valeur. Ce qui signifie qu’on a là des choses réelles dont, précisément, la nature physique-sensorielle n’a qu’un intérêt secondaire[102]

Une telle objectivation, du moins en matière de contrat d’assurance, nous éloigne à coup sûr de la socialisation du rapport contractuel et assurantiel, de même que de la prise en compte de l’aspect interpersonnel dans le contrat liant le preneur à l’assureur. De manière générale, Varga écrivait d’ailleurs :

L’objectivation est en même temps la socialisation accrue de la société et son vecteur ; l’objectivation n’est autre que « l’existence réellement objectivée et par là-même réellement objective de l’être social ».

[...] Il n’y a aucun doute que le droit est une objectivation. Sans rendre compte pour le moment de ses traits spécifiques, nous pouvons constater que le droit est un produit de l’activité pratique de l’homme, plus exactement de sa projection téléologique consciente qui vise l’emprise sur les rapports sociaux de l’homme et, ainsi, sur la totalité de l’existence sociale, la domination sur ces rapports et cette existence[103]

À la lecture de tels propos, le juriste s’interroge : la réification du contrat par l’analyse économique, l’approche utilitariste et la gestion des risques ne contribuent-elles pas au contraire à « désocialiser » le lien contractuel ? Ou encore, dans la même optique, à dépersonnaliser les contractants l’un par rapport à l’autre[104] ?

C. Un phénomène inévitable ou à éviter ?

D’un autre point de vue, selon Axel Honneth — et contrairement à la position jugée trop globale de Lukács — le rapport contractuel protègerait de la réification en raison des droits juridiques minimaux qu’il garantirait aux contractants[105]. Toutefois, dans la mesure où même les droits fondamentaux tendent à opposer non plus des humains vivant des difficultés d’ordre juridique, mais des « bénéficiaires de droits » qui cherchent à en tirer le maximum d’avantages, comme l’homme d’affaires cherche à jouir de ses capitaux, il est difficile de soutenir que les contractants demeurent bien « des personnes ». En matière de contrats d’assurance, le constat de réification apparaît flagrant dans la mesure où l’assuré est d’abord et avant tout perçu comme un « risque » qui doit être évalué[106]. Ce à quoi s’ajoutent la grille de perception imposée par les actionnaires[107] et l’important phénomène de démutualisation tant juridico-économique (le statut juridique de l’entreprise d’assurance) qu’idéologique (son fonctionnement de gestion objectivé des risques)[108]. Il en est de même en matière de produits financiers au sens large, alors que les contractants sont également des manipulateurs de risques. Dans ce contexte, les personnes juridiques (humaines, mais aussi morales) qui contractent sont d’abord sensibles aux intérêts en jeu[109]. Peut-on ici parler de « pathologie du social » et « d’éléments perturbateurs » comme le fait Honneth de manière plus générale ?

Selon Varga, le juriste doit s’intégrer à la réification puisque « [le] fonctionnement existentiel du droit de l’époque moderne nécessite que le spécialiste du droit s’adapte et s’intègre au système réifié, le droit réifié créant lui-même l’idéologie qui répond le mieux à ce fonctionnement selon ses propres postulats »[110]. À titre de juristes, cela ne peut que nous interpeller et nous inciter à nous demander si aujourd’hui le droit des contrats d’assurance n’est pas en voie de perdre « ses propres postulats » au profit de ceux de l’économie ? N’est-ce pas ce « danger » d’une « nouvelle » réification qui semble déjà percevable en droit des contrats ? Une forme de réalité, un constat qui s’impose et que le juriste aurait comme devoir de reconnaître à défaut de perdre tout sens critique ? Ainsi, la réification du preneur à titre de risque dans le contrat d’assurance prend la forme de la « réalité »[111]. Il faudrait plutôt, à titre de juriste, chercher à voir au-delà de la structure réifiante. Nous devons nous interroger à savoir si le contrat à titre de « bien économique » est devenu une « réalité » et non plus un simple outil de structuration juridique. Est-ce que les parties au contrat d’assurance (ou du moins l’une d’entre elles, soit la partie vulnérable qui se fait imposer le contrat, le preneur) ne sont justement pas « maîtrisées » par la réification que l’on a faite du contrat en généralisant son analyse sous l’angle économique et utilitaire ? La « chose » contractuelle se présenterait à titre de « construction humaine artificielle » qui tend à s’inscrire comme « une vision autonome du monde, [à] s’élever à la hauteur d’une catégorie cognitive, d’une expression idéologique qui un beau jour commence à nous maîtriser au lieu d’être maîtrisée par nous »[112]. De ce point de vue, l’importance d’une prise en compte de la valeur des échanges respectifs des parties dans la relation contractuelle, de même que l’apathie avec laquelle nous nous intégrons à une société du risque où nous devenons quantifiables et facilement évaluables au plan économique, semblent s’inscrire dans un processus de réification au sens présenté aujourd’hui par Honneth. Ce dernier écrit :

La cause sociale qui explique à la fois la généralité et l’élargissement de la réification, selon Lukács, est l’extension de l’échange marchand qui, avec l’établissement des sociétés capitalistes, est devenu le mode dominant de l’activité intersubjective. Dès que les sujets commencent à régler les relations qu’ils entretiennent avec leurs congénères sur le mode de l’échange de marchandises équivalentes, ils sont contraints d’inscrire leur rapport à l’environnement dans une relation réifiée ; ils ne peuvent plus percevoir les éléments d’une situation donnée qu’en évaluant l’importance de ces éléments à l’aune de leurs intérêts égoïstes[113]

C’est, par exemple, ce qui ressort des propos de Ghestin lorsqu’il écrit :

Ce qui doit être recherché de façon générale, c’est que chaque partie ait un intérêt effectif à contracter, cet intérêt, cette utilité particulière étant, nous l’avons vu, le moteur même de sa volonté. Il faut et il suffit, a priori, que chaque partie puisse rationnellement considérer qu’elle reçoit davantage, ou en tout cas quelque chose de plus utile pour elle, que ce dont elle se dessaisit[114].

Une telle conception généralisée de la relation contractuelle doit être mise en perspective avec ces autres propos de Honneth :

La réification constitue une « posture » (Haltung), un mode de conduite si développé dans les sociétés capitalistes, que l’on peut parler à son propos d’une « seconde nature » de l’homme. On voit par là que la « réification » selon Lukács ne peut pas non plus être conçue comme une conduite immorale, comme une infraction à des principes moraux. Pour que la terminologie morale soit pertinente dans l’analyse de cette posture, il faudrait qu’une intention subjective intervienne. À la différence de Martha Nussbaum, Lukács ne s’intéresse pas à la question de savoir à partir de quel moment le fait de réifier d’autres personnes équivaut à exprimer le mépris que l’on a pour elles. D’après lui, tous les membres des sociétés capitalistes adoptent, du fait de leur socialisation, le système de comportement réifiant, de sorte que, pour Lukács, le traitement instrumental d’autrui n’est d’abord qu’un fait social, et non pas une faute morale[115].

En cela, et avec un brin de cynisme, dans l’état actuel de la perception du contrat d’assurance, nous pourrions dire, en reprenant l’expression de Mauss[116], que le contrat est un « fait social total ». En insistant sur la distinction à opérer entre « réification » et « dépersonnalisation »[117], Honneth s’oppose à Lukács quant à la protection minimale qu’offre le contrat aux individus qui bénéficieraient dès lors d’un statut de personne juridique. Mais dans un contexte de prolifération de contrats d’adhésion, qu’ils soient ou non d’assurance, et du recours quasi systématique à une analyse économique des contrats, cette protection minimale peut-elle être autre chose qu’un leurre ? Voilà justement où le bât blesse : est-ce qu’une telle « expérience première de la reconnaissance »[118] est toujours et encore présente en matière de contrat d’assurance ? Honneth ne manque d’ailleurs pas de souligner que :

Le spectre des évolutions sociales qui reflètent aujourd’hui de telles tendances à la réification va s’élargissant — depuis tout ce qui a progressivement vidé de sa substance juridique le contrat de travail jusqu’au développement de la pratique consistant à regarder le potentiel de dons individuels de l’enfant comme un objet de recherche génétique et de manipulation. Dans ces deux cas, nous sommes menacés de voir s’effondrer les barrières institutionnalisées qui avaient jusqu’à présent empêché que se développe une dénégation de l’expérience première de la reconnaissance[119].

Face à un tel constat, comment, en somme, chercher à réhumaniser le rapport contractuel entre le preneur et l’assureur au plan théorique[120] ? En matière de contrat de droit privé, de manière paradoxale, la réification peut jouer à la fois un rôle d’ennemi et d’allié. Ceci, puisque le contrat est doublement réifié ou, plutôt, il l’est à deux niveaux différents. D’abord, il l’est et se doit de l’être par le droit lui-même, dans la mesure où il est objectivé, ce qui devrait nous assurer d’une prise de contrôle juridique et sociale. La réification du contrat d’assurance, à titre d’allié, devrait ainsi aider les juristes à prendre un recul critique face à une approche assurantielle qui est d’abord économique et utilitariste. Et c’est ici qu’entre en jeu le second niveau de réification, le plus évident, soit celui qui transforme la relation contractuelle en un « objet », un bien économique à développer par les assureurs et à consommer par les preneurs. Ce faisant, le contrat se justifie par lui-même et pour lui-même, il existe à titre de valeur à prendre en compte, ce qui l’empêche de trouver ses marques théoriques à l’intérieur du domaine juridique.

Conclusion

Le contrat d’assurance à titre d’objet prérédigé et « produit » à grande échelle, le contrat non négociable dans son essence à titre de non-entente, exclut le rapport humain et donc juridique. Par ce biais, le contrat se désocialise et se déshumanise. Pire, en excluant les acteurs sociaux qui sont les seuls à permettre la naissance de la norme juridique, le contrat d’assurance envisagé à titre de bien ne peut être créateur de droits et d’obligations, du moins dans une société où les parties sont à la fois auteurs et destinataires de droits qui cherchent à contrôler leur univers juridique. L’« adhérent » au contrat, le preneur/assuré à titre de risque et donc de bien, est incapable de créer des droits et des obligations juridiques. Rappelons que « si le risque a longtemps été l’auxiliaire de l’innovation économique, il constitue aussi une ressource pour impulser le changement social, sachant que ce changement peut parfois s’appuyer sur une critique radicale de l’innovation économique »[121]. En matière de droit des assurances, l’implication de tous les contractants est nécessaire si nous voulons éviter le monologisme réifiant. Là se trouve l’écueil à contourner au plan juridique. C’est d’ailleurs ce que nous inspire cette dernière citation de Varga :

Cela revient à dire qu’on doit considérer l’idéologie professionnelle des spécialistes juridiques sous deux angles, à savoir sous l’angle ontologique et sous l’angle gnoséologique. Du point de vue ontologique le fonctionnement réifié de la structure réifiée exige et crée une conscience réifiée. En même temps, du point de vue de la théorie gnoséologique il faut explorer la tendance sociale dissimulée derrière « la forme fantastique d’un rapport des choses » pour que l’homme actif, voyant au-delà de la réification, puisse découvrir la place de la structure en question au sein de la structure totale. La science socialiste du droit n’assume pas seulement une fonction de cognition quand elle découvre derrière le mécanisme et l’aperception réifiés la place réelle du droit et du juriste dans la société. C’est précisément par là qu’elle désire mobiliser le juriste pour qu’il participe avec une conscience plus poussée, c’est-à-dire d’une manière plus créatrice, aux processus des mouvements sociaux et juridiques[122].

En ce sens, il y a largement place en matière de contrat d’assurance pour une approche créatrice d’une nouvelle théorie contractuelle axée sur la riche complexité des rapports humains. La richesse sociale intrinsèque toujours actuelle de l’assurance que nous avons voulu valoriser dans ce texte doit se refléter davantage au plan juridique. Pour qu’une telle chose se réalise, encore faudrait-il reconnaître l’humain derrière le risque à l’origine du contrat. Ce risque, bien que raison d’être du contrat d’assurance, paraît aujourd’hui insaisissable à l’intelligence juridique. Ne serait-ce que pour cette raison, le recul critique que permet la reconnaissance de la réification du lien contractuelle est bénéfique pour le droit. Somme toute, la définition de la contemporanéité donnée par Agamben et citée en exergue[123] joue le rôle de mise en garde : est-ce que la contemporanéité du contrat d’assurance ne découle pas seulement de l’archaïsme marxiste qu’est la réification ?