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Introduction

Malgré l’éloge du bijuridisme canadien et la promesse implicite d’harmonie, voire de complémentarité éventuelle, entre le droit civil québécois et la common law canadienne, il existe toujours entre ces deux systèmes une tension et une certaine discordance. Celles-ci se manifestent dans la jurisprudence et ont fait l’objet de multiples commentaires, notamment de la part des auteurs québécois[1].

Cette tension et cette discordance forment le point de départ de ce texte, qui se veut une réflexion sur le bijuridisme canadien et sur l’impact de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation du Canada[2]. Cet article, ainsi que l’article 8.2, ont été ajoutés en 2001 à la Loi d’interprétation, afin de permettre une meilleure interprétation de la législation fédérale bijuridique[3]. Dans le cadre de cette réflexion, les décisions pertinentes rendues par la Cour suprême du Canada durant la dernière décennie, relatives à l’article 8.1[4], feront l’objet non seulement d’une analyse, mais aussi de commentaires, parfois critiques.

D’entrée de jeu, il n’y a pas lieu de revoir en détail le concept du bijuridisme canadien, de décrire les raisons qui ont mené à l’adoption des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation ou d’exposer le pourquoi et la méthodologie du processus d’harmonisation de lois fédérales bijuridiques. Ces questions ont fait l’objet de plusieurs écrits[5] et elles seront au besoin brièvement exposées au cours de ce texte. Il suffit de dire en introduction que dans la fédération canadienne, deux systèmes de droit, le droit civil québécois et la common law canadienne, servent d’assise au droit privé des provinces faisant partie de la fédération. En vertu de la Constitution canadienne, ces provinces ont compétence dans le domaine de la propriété et des droits civils[6]. Ainsi, au Québec, les questions juridiques relatives à ce domaine reposent sur le droit civil, alors que dans les autres provinces canadiennes et les trois territoires, ces questions reposent sur la common law. Or, le Parlement canadien, en vertu de ses propres compétences, doit nécessairement légiférer pour l’ensemble de la fédération et il arrive que le Parlement adopte des textes législatifs qui font appel à des concepts issus du domaine de la propriété et des droits civils, des textes dits « bijuridiques » en raison des deux systèmes de droit privé sous-jacents. La seconde partie (II) de ce texte comporte des exemples.

Lorsqu’une disposition législative fédérale semble reposer sur le droit privé provincial, les tribunaux peuvent se trouver aux prises avec un problème de taille : comment interpréter cette disposition si le droit privé sous-jacent est « discordant », c’est-à-dire si le droit civil québécois et la common law canadienne donnent lieu à des résultats divergents ? Puisqu’il est question de législation applicable à l’ensemble du Canada, il est normal que les tribunaux tentent d’en arriver à une interprétation uniforme. Avant l’adoption des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation, cela se produisait systématiquement et les tribunaux recouraient régulièrement aux concepts de common law pour atteindre cet objectif. Or, l’importation au Québec de concepts tirés de la common law posait de très sérieux problèmes d’arrimage et portait atteinte à l’intégrité du droit civil québécois[7]. Les problèmes d’arrimage entre la législation fédérale et le droit civil québécois sont d’ailleurs devenus encore plus aigus à la suite de l’entrée en vigueur du Code civil du Québec[8].

C’est dans ce contexte que le Parlement canadien a adopté les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation. En outre, l’article 8.1, reproduit plus loin, confirme l’égale autorité de la common law et du droit civil en matière de propriété et de droits civils et indique que les lois fédérales qui trouvent leur fondement dans les règles et notions appartenant au droit privé doivent être interprétées conformément au droit en vigueur dans une province au moment de l’application des lois en question.

Avant même que ces articles ne soient adoptés, il était clair qu’ils pourraient donner lieu à une application non uniforme des lois fédérales, surtout l’article 8.1. D’ailleurs, dans les travaux préparatoires, André Morel, l’un des principaux acteurs impliqués dans le processus, se prononce ainsi au sujet des ébauches qui ont mené à l’adoption de ces articles :

[O]n reconnaîtrait le fait que, sauf dérogation expresse ou par implication nécessaire, l’application des lois fédérales n’est pas nécessairement uniforme à tous égards partout à travers le Canada ; et que cette diversité est acceptable comme étant une conséquence du fédéralisme lui-même[9].

Or, il est ici nécessaire de faire référence à l’existence d’une divergence de points de vue à l’égard de la prémisse selon laquelle certains textes législatifs fédéraux font appel au droit provincial à titre supplétif. Alors que les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation reposent manifestement sur cette prémisse, que plusieurs auteurs y adhèrent[10], et que la Cour s’est appuyée sur cette prémisse à plus d’une reprise[11], certains auteurs ont soulevé la possibilité que le législateur fédéral puisse avoir sa propre compétence en matière de droit privé[12]. Une telle compétence lui permettrait de faire abstraction du droit privé provincial dans sa législation. Ainsi, un texte législatif fédéral, qui semble à première vue reposer sur le droit privé provincial, reposerait plutôt sur un hypothétique droit commun fédéral, dont la nature n’a pas été élucidée. Qu’elle qu’en soit sa nature, l’existence d’un tel droit permettrait vraisemblablement une application uniforme de la législation fédérale à travers le pays. Or, en raison du poids d’autorité qui pèse en faveur du premier point de vue, il n’y a pas lieu dans cet article de s’attarder au deuxième. Qu’il existe ou non un droit commun fédéral, il y a un élément fondamental sur lequel tous s’entendent : le législateur fédéral peut manifestement, dans sa législation, s’éloigner du droit privé provincial dans les domaines de compétence qui sont les siens. D’ailleurs, l’article 8.1 reconnaît explicitement cette possibilité. Ainsi, si le législateur fédéral veut s’éloigner du droit privé provincial, il n’est pas nécessaire pour lui de s’appuyer sur un hypothétique droit commun fédéral. Il n’a qu’à exprimer son intention dans sa législation. La question, fondamentale selon nous, est donc la suivante : dans quelles circonstances peut-on conclure que le législateur fédéral, dans un texte de loi, s’est éloigné du droit privé provincial ? Cette question en est une d’interprétation et c’est cela dont il est question dans ce texte.

En raison de sa politique sous-jacente, on aurait pu croire que l’article 8.1 aurait eu comme effet de freiner la tendance des tribunaux à adopter une interprétation donnant lieu à une application uniforme de la législation fédérale à l’aide de concepts tirés de la common law. Or, durant la dernière décennie, la Cour a interprété à plusieurs reprises des lois fédérales qui pouvaient donner ouverture à l’application de l’article 8.1. À la lumière de ces arrêts, est-il possible de conclure que la Cour a freiné cette tendance ?

Afin de mieux comprendre la teneur de ces arrêts, il sera question, dans la première partie (I), de revoir et, le cas échéant, de commenter les méthodes proposées par quatre auteurs relativement à l’application de l’article 8.1, afin de déceler les éléments sur lesquels il y a accord et ceux qui s’avèrent problématiques. Dans la deuxième partie (II), les décisions pertinentes de la Cour feront l’objet d’une analyse : les énoncés de la Cour rejoignent-ils les méthodes proposées par les auteurs ? Est-il possible de déceler certaines tendances en ce qui concerne l’application de cet article ? Enfin, à la lumière de ces arrêts, la troisième et dernière partie (III) présentera une réflexion sur l’état actuel du droit dans ce domaine et proposera certaines suggestions.

I. L’interprétation de la législation fédérale bilingue et bijuridique

Interpréter la législation fédérale canadienne n’est pas une mince affaire. Avant l’adoption en 2001 des articles 8.1 et 8.2, les interprètes appliquaient, le cas échéant, les règles relatives à l’interprétation d’une législation bilingue[13], tout en tenant compte du grand principe énoncé par Driedger, principe privilégié par la Cour depuis plusieurs années :

Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur[14].

Dans un tel contexte, l’adoption des articles 8.1 et 8.2 devait nécessairement donner ouverture à des interrogations concernant leur méthode d’application ainsi que l’arrimage entre les divers règles et principes applicables à l’interprétation de la législation fédérale. Or, force est de constater que ce sont plutôt les auteurs qui ont tenté d’élucider ces questions[15], car, à ce jour, la Cour s’est prononcée de façon plutôt sommaire.

Le point de départ est le texte complet de l’article 8.1 :

8.1 Both the common law and the civil law are equally authoritative and recognized sources of the law of property and civil rights in Canada and, unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.

8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte[16].

L’article 8.1 débute avec un énoncé impératif qui confirme l’égale autorité de la common law et du droit civil en matière de propriété et de droits civils : les lois fédérales bijuridiques, soit celles qui reposent sur des règles et notions appartenant au droit privé, doivent être interprétées conformément au droit en vigueur dans la province où sera appliquée la loi en question. L’article 8.1 indique cependant qu’il y aura recours aux règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils seulement « s’il est nécessaire / if [...] it is necessary » de le faire et en « l’absence d’une règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law ». Soulignons que dans sa version française, l’article 8.1 fait premièrement référence à la nécessité de recourir aux « règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils », pour ensuite faire référence à la possibilité qu’une règle de droit puisse s’opposer à cette façon de faire. Dans sa version anglaise, par contre, ces deux phrases sont inversées. Cette inversion pourrait-elle donner lieu à des résultats divergents ? Pour tenter de répondre à cette question, nous nous pencherons dans un premier temps sur la version française, en tenant compte des commentaires des auteurs à ce sujet. Nous reviendrons par la suite sur la version anglaise.

Selon l’ordre de la version française, le tribunal doit premièrement déterminer « s’il est nécessaire » de recourir au droit privé des provinces. C’est-à-dire qu’il doit déterminer si la disposition législative à interpréter repose sur le droit provincial. À ce titre, l’approche de Denault est fort intéressante :

[L]’interprète devrait d’abord examiner la disposition dans son sens grammatical et ordinaire, afin notamment d’identifier l’occurrence éventuelle de notions techniques nécessitant des définitions spécialisées. Dans le cadre de l’approche globale, il s’en remettrait ensuite aux autres dimensions de l’interprétation, par exemple en allant par cercles concentriques de l’interne vers l’externe (la loi — le corpus législatif — les sources externes), et de l’origine vers les finalités (l’historique — les objectifs — les effets). C’est lorsqu’il n’est pas en mesure d’établir le sens d’une disposition à sa face même ou dans son contexte spécifique (immédiat ou relatif), en somme lorsqu’il est confronté à un vide législatif, qu’il aura recours à des sources externes supplétives, lesquelles sources doivent, aux termes de la Constitution, provenir du droit des provinces lorsqu’il s’agit d’une question de droit privé. Vue de la sorte, bien qu’elle repose sur la compétence de principe des provinces, la complémentarité apparaît comme l’exception plutôt que la règle, si l’on s’en tient au processus interprétatif uniquement et si l’on considère par ailleurs l’autorité législative prépondérante du Parlement. C’est d’ailleurs, à notre avis, ce que sous-entend l’expression « s’il est nécessaire » à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation[17].

Compte tenu de l’utilisation, dans les deux premières phrases de cet extrait, des termes suivants : « sens grammatical et ordinaire »[18] ; « approche globale »[19] ; « finalités (l’historique — les objectifs — les effets)[20] », il y a lieu de croire que Denault fait ici implicitement référence au principe de Driedger[21]. Si tel est le cas, sa pensée rejoint celle de Sullivan, qui se prononce ainsi au sujet de la clause « s’il est nécessaire / if [...] it is necessary »[22] :

[U]nder Driedger’s modern principle, federal legislation must be read it its entire context, which includes Canadian law generally, international law, foreign law, and relevant extrinsic aids. Only after the work of interpretation has been fully carried out can interpreters legitimately conclude that they must rely on the private law of the province in which the facts arose to complete the federal text[23].

Ainsi, selon ces deux auteurs, c’est seulement après avoir fait une analyse contextuelle de la disposition législative, en fonction du principe de Driedger, que le tribunal pourra conclure à la nécessité de recourir au droit privé provincial. Côté et Molot ne se prononcent pas sur cette question.

Dans l’extrait cité ci-dessus, Denault soulève aussi l’idée selon laquelle la complémentarité entre la législation fédérale et le droit privé provincial serait « l’exception plutôt que la règle ». Il s’exprime cependant de façon nuancée sur cette question : la complémentarité serait l’exception, mais seulement dans le contexte du processus d’interprétation et seulement en raison de « l’autorité législative prépondérante du Parlement ». Les autres auteurs ne se prononcent pas de façon expresse à cet égard, sauf Sullivan, qui s’exprime ainsi :

Brisson and Morel conclude :

Whenever a federal statutory provision uses a private law concept without defining it or otherwise assigning some specific meaning to it, and whenever a statute falls short of comprehensively governing a question of private law or lacks a formal incorporating provision, the omission must be remedied by referring to one of the two legal systems in force.

This analysis has become the major article of faith underlying the current harmonization program. [...]

While these analyses are not inaccurate, in my view they are inadequate. First, they leave out of account the ordinary role of judicial interpretation in completing legislation [...]. Second, they imply that derogations from private law are anomalous and exceptional. This verges on essentialism and supports a conservative approach to law[24].

Or, qualifier la complémentarité de règle ou d’exception peut induire en erreur. Dire qu’il s’agit d’une règle accorde à la complémentarité une très grande importance, mais dire qu’il s’agit d’une exception risque d’en réduire la portée. Il faut avant tout retenir que cette complémentarité peut se produire et qu’un tribunal appelé à interpréter une disposition législative fédérale se doit de tenir compte de cette possibilité au tout début de son analyse.

D’ailleurs, à deux nuances près, nous partageons l’avis de Sullivan et de Denault selon lequel le tribunal pourra conclure à la nécessité de recourir au droit privé provincial seulement après avoir fait une analyse contextuelle de la disposition législative, en fonction du principe de Driedger. Les deux nuances sont les suivantes. Premièrement, le principe de Driedger semble accorder une grande latitude aux juges. En ce qui concerne ce principe, Côté se prononce ainsi :

Aujourd’hui, on peut affirmer que tout élément pertinent à l’établissement du sens de la loi peut être pris en considération. [...] La principale question qui subsiste, et qui n’admet pas de réponse générale, c’est celle de savoir quel poids, quelle autorité, quelle valeur l’interprète doit attribuer aux divers facteurs dont il peut et même dont il doit tenir compte [nos italiques][25].

C’est donc à l’interprète de bien peser, mesurer et évaluer ces « divers facteurs » et, à cette étape, l’interprète, en l’occurrence le juge, jouit manifestement d’une grande latitude. Il est reconnu que les juges doivent éviter tout parti pris lorsqu’ils sont appelés à interpréter une disposition législative. Cependant, lorsqu’une disposition pourrait reposer sur le droit privé provincial, certains juges ne seraient-ils pas enclins à accorder plus d’importance à un facteur qu’à un autre ? En agissant ainsi, il serait possible de conclure que la disposition à interpréter ne repose pas sur le droit privé.

Deuxièmement, lorsque les juges interprètent une disposition à la lumière du principe moderne de Driedger, ce principe ne doit-il pas aujourd’hui tenir compte de l’importance placée par le Parlement canadien sur le bijuridisme[26] ? Lorsque les tribunaux sont appelés à faire une analyse contextuelle d’une disposition afin de déterminer l’intention du législateur, ne doivent-il pas tenir compte, à cette fin, des diverses initiatives adoptées par le Parlement en vue d’encourager le développement du bijuridisme canadien ? Même si le principe de Driedger accorde une grande latitude aux juges, il semble juste de dire que les articles 8.1 et 8.2 balisent et orientent cette latitude en exigeant des juges qu’ils considèrent la possibilité que le droit provincial soit applicable. Nous reviendrons sur cette question dans la troisième partie de l’article.

Si, à la suite de l’analyse décrite ci-dessus, le tribunal conclut que le texte ne dépend pas de notions propres au droit privé, les règles d’interprétation des articles 8.1 et 8.2 n’ont aucune application. Le tribunal est alors appelé à interpréter une disposition bilingue autonome ou dissociée du droit privé, tâche souvent tout aussi ardue.

Cependant, si le tribunal conclut que le texte dépend effectivement de notions de droit privé, il est dès lors nécessaire d’appliquer le sens qui prévaut en common law dans les provinces régies par la common law et le sens qui prévaut en droit civil au Québec, à moins qu’une règle de droit ne s’y oppose.

Cela mène à la deuxième étape de l’analyse de l’article 8.1. Quelle est la portée de la clause restrictive « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law » ? Trois des quatre auteurs mentionnés, soit Sullivan, Denault et Molot, se sont penchés sur cette question.

Pour leur part, Molot[27] et Sullivan[28] comparent le libellé des articles 8.1 et 8.2 avec celui du paragraphe 3(1) de la Loi d’interprétation. Or, le paragraphe 3(1) utilise les termes « sauf indication contraire / unless a contrary intention appears », alors que les articles 8.1 et 8.2 utilisent des termes plus musclés, soit « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law ». Cette comparaison porte Molot et Sullivan à conclure que la règle s’opposant à l’application du droit provincial pendrait la forme d’une disposition législative expresse[29].

En ce qui concerne la portée de l’expression « sauf règle de droit s’y opposant »[30], Denault est lui aussi d’avis que la barre est très haute et que la règle doit être explicite, mais il arrive à cette conclusion en utilisant un raisonnement différent. Selon lui, cette expression est « syntaxiquement subsumée à la détermination d’une “nécessité” de recourir au droit privé provincial »[31]. Il serait donc question d’une règle de droit qui s’oppose au principe de complémentarité dans les cas où ce principe devrait normalement s’appliquer. Selon Denault, « une telle dérogation devrait logiquement être formulée de façon expresse » et il serait donc peu probable que l’expression puisse faire référence à une règle d’origine judiciaire[32].

Ainsi, les auteurs qui se sont penchés sur cette question estiment que la clause restrictive « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law » ferait référence à une disposition législative expresse.

Un élément supplémentaire vient confirmer ces avis, selon nous. Dans le libellé de la version anglaise de l’article 8.1, les deux expressions « s’il est nécessaire / if [...] it is necessary » et « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law » sont inversées : il est premièrement question de la possibilité qu’il puisse exister une règle de droit qui empêche le recours au droit privé des provinces, et ensuite de celle qu’il puisse être nécessaire de recourir au droit provincial. Le législateur n’étant pas censé parler pour rien, il faut conclure que les phrases « s’il est nécessaire » et « sauf règle de droit s’y opposant » ont toutes les deux des sens différents, mais complémentaires. Or, si on donne à la phrase « sauf règle de droit s’y opposant » une interprétation très large, de sorte qu’elle puisse englober une règle issue de la jurisprudence, voire une question d’intérêt public, la phrase « s’il est nécessaire » perd alors une grande partie de son sens. Cette dernière prendra tout son sens seulement si la phrase « sauf règle de droit s’y opposant » se réfère à une disposition législative expresse. Ainsi, l’inversion de ces deux phrases dans la version anglaise ne donnerait pas lieu à des résultats divergents dans l’application des versions française et anglaise de l’article 8.1, mais viendrait plutôt appuyer la thèse selon laquelle la phrase « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law » fait référence uniquement à une règle législative explicite[33].

La phrase « sauf règle de droit s’y opposant » à l’article 8.1 suscite aussi l’interrogation suivante : pour contrecarrer l’application du droit privé provincial, la phrase « s’il est nécessaire / if [...] it is necessary » ne serait-elle pas suffisante à elle seule ? Cette dernière englobe manifestement tous les éléments qui pourraient empêcher le recours au droit provincial, dont une disposition législative expresse. Trois des quatre auteurs soulèvent cette question. Sullivan la soulève, mais sans y répondre. Elle se prononce ainsi :

While the general thrust of sections 8.1 and 8.2 is clear, a number of questions remain to be answered by the courts. [...] why did Parliament add [...] the words « unless otherwise provided by law »? Did it intend to impose a higher standard for rebutting sections 8.1 and 8.2 than other provisions of the Act?[34]

Pour sa part, Denault est d’avis que cette phrase fait double emploi et qu’elle aurait été ajoutée « pour plus de certitude et pour marquer la prépondérance fédérale » ; il ne faudrait donc pas y « donner trop d’importance »[35]. Enfin, Molot compare cette phrase au libellé de l’article 3(1) de la Loi d’interprétation et c’est à la suite de cette comparaison qu’il en arrive à la conclusion que la phrase « sauf règle de droit s’y opposant » fait référence à une disposition législative expresse[36]. La raison d’être de cette phrase fera peut-être l’objet d’un énoncé par la Cour en temps et lieu.

Dans un dernier temps, il y a lieu de s’interroger au sujet du lien entre les règles d’interprétation applicables à la législation bilingue unijuridique et celles applicables à la législation bilingue et bijuridique. Côté, après avoir indiqué que ces règles diffèrent, semble être d’avis que l’interprète devrait premièrement recourir aux principes énoncés aux articles 8.1 et 8.2 pour décider s’il s’agit bien d’une disposition bijuridique[37], mais il ne se prononce pas davantage. Sullivan est aussi d’avis que ces règles diffèrent[38], et elle privilégie préalablement une analyse contextuelle de la disposition à être interprétée : c’est seulement à la suite de cette analyse que l’interprète pourrait recourir, le cas échéant, aux règles relatives à l’interprétation de la législation bilingue unijuridique ou aux articles 8.1 et 8.2[39]. Denault, pour sa part, ne fait pas expressément référence aux différentes règles, mais il semble privilégier, tout comme la professeure Sullivan, le recours en premier lieu à une analyse contextuelle[40]. Molot ne se prononce pas sur cette question.

Quelles conclusions peut-on tirer à la lecture de ces quatre auteurs ? Premièrement, il est clair, à la lumière de leurs écrits, que l’article 8.1 a fait l’objet d’études et d’analyses, souvent très poussées. Deuxièmement, ces auteurs en sont arrivés aux constats communs ou majoritaires suivants :

  1. le tribunal appelé à interpréter une disposition législative fédérale doit déterminer s’il est nécessaire de recourir au droit privé des provinces ;

  2. c’est seulement après avoir procédé à une analyse détaillée de la disposition législative, en fonction notamment du principe de Driedger, que le tribunal pourra conclure à la nécessité de recourir au droit privé provincial ;

  3. le cas échéant, le tribunal doit aussi tenir compte de la clause restrictive « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law » ;

  4. cette clause restrictive viserait une disposition législative expresse ;

  5. enfin, il importe de distinguer les règles d’interprétation relatives à la législation fédérale bilingue de celles relatives à la législation bijuridique, mais il n’y a pas à ce jour de constat commun ou majoritaire quant à l’arrimage entre ces règles.

Bien qu’il n’y ait pas encore de constat commun ou majoritaire quant à l’arrimage entre les règles d’inteprétation relatives à la législation fédérale bilingue et celles relatives à la législation bijuridique, ces dernières ne devraient-elles pas primer ? Selon nous, les diverses initiatives adoptées par le Parlement canadien en vue d’encourager le développement du bijuridisme (initiatives décrites dans la troisième partie de l’article) appuie une telle préséance.

Enfin, si les tribunaux devaient conclure, comme les auteurs l’ont fait, que la clause restrictive « sauf règle de droit s’y opposant / unless otherwise provided by law », doit être expresse, la préséance d’une telle clause aurait comme effet d’occulter l’article 8.1 : il n’y aurait alors aucune nécessité de recourir au droit privé des provinces. Les règles d’interprétation relatives à la législation fédérale bilingue seraient les seules applicables.

La Cour en est-elle arrivée à des conclusions semblables, relativement à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation ?

II. La Cour suprême du Canada et l’article 8.1

A. La Cour suprême du Canada prend connaissance de l’article 8.1 : les arrêts Schreiber, Wise et DIMS

À la suite de l’adoption des articles 8.1 et 8.2, l’arrêt Schreiber[41], rendu en 2002, est le premier jugement de la Cour à devoir interpréter une disposition bijuridique. En outre, la Cour doit se pencher sur l’exception relative aux dommages corporels prévue à la version harmonisée[42] du paragraphee 6(a) de la Loi sur l’immunité des États[43]. Le juge LeBel rend le jugement unanime de la Cour[44] et approuve implicitement le processus d’harmonisation de la législation fédérale bijuridique entrepris par le Parlement[45]. Par contre, il ne fait aucune référence à l’article 8.1 et ne fournit donc pas d’indices concernant son utilisation.

Cette décision donne cependant lieu à deux commentaires relatifs au processus d’harmonisation et aux articles 8.1 et 8.2[46]. Dans ces commentaires, on souligne en outre, l’existence d’une confusion dans la décision entre les règles d’interprétation bilingues et bijuridiques, mais sans par ailleurs proposer de lignes directrices relatives à l’arrimage entre ces règles[47].

À la suite de l’arrêt Schreiber, la Cour applique l’article 8.1, expressément ou implicitement, dans deux autres décisions. La première, l’arrêt Wise[48], est d’une très grande importance à plusieurs égards. La Cour n’a pas souvent l’occasion de se pencher sur des questions qui relèvent du droit des sociétés et, dans cet arrêt, elle se prononce sur l’existence et la portée des obligations des administrateurs d’une société envers des parties intéressées[49], soit les créanciers de la société lorsque cette dernière éprouve des difficultés financières. Cette question a suscité l’intérêt des tribunaux, tant au Canada qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande[50]. Ne serait-ce que pour cette raison, le jugement de la Cour était attendu avec beaucoup d’impatience. La Cour rend un jugement unanime, sous la plume des juges Major et Deschamps[51].

Pour pouvoir cerner la portée des obligations des administrateurs dans le contexte canadien, la Cour doit se pencher sur les alinéas 122(1)(a) et (b) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions[52]. Seule la partie du jugement relative à l’alinéa 122(1)(b) LCSA fera l’objet de commentaire, car pour interpréter celui-ci, la Cour a recours à la règle énoncée à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation. Or, au tout début de son analyse, la Cour se prononce ainsi :

Il convient tout d’abord de reconnaître que, suivant l’art. 300 C.c.Q. et l’art. 8.1 de la Loi d’interprétation [...], le droit civil constitue une source de droit complétant les lois fédérales comme la LCSA. Comme la LCSA n’autorise pas les créanciers à poursuivre directement les administrateurs pour manquement à leurs obligations, il faut se reporter au C.c.Q. pour déterminer la façon de mettre en oeuvre au Québec les droits trouvant leur fondement dans une loi fédérale et, plus spécifiquement, la façon d’harmoniser le par. 122(1) de la LCSA et les principes de la responsabilité civile[53].

Plus loin, lorsque la Cour se penche sur la portée de l’alinéa 122(1)(b) LCSA, elle indique :

En fait, contrairement à l’énoncé de l’obligation fiduciaire prévue par l’al. 122(1)a) de la LCSA, qui précise que les administrateurs et les dirigeants doivent agir au mieux des intérêts de la société, l’énoncé de l’obligation de diligence figurant à l’al. 122(1)b) de la LCSA ne précise pas une personne identifiable qui serait bénéficiaire de l’obligation[54].

C’est donc, selon la Cour, cette absence de précision dans la LCSA quant aux personnes qui seraient bénéficiaires de l’obligation énoncée à l’alinéa 122(1)(b) qui lui permet de conclure, par le truchement de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, à la complémentarité entre l’alinéa 122(1)(b) et le droit civil québécois. Ceci donne ouverture à l’application des règles de la responsabilité civile énoncées à l’article 1457 CcQ. Pour en arriver à cette conclusion, l’application de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation ne fait l’objet d’aucune analyse. La Cour ne s’appuie pas sur le processus d’interprétation présenté dans la première partie de notre texte : la Cour ne s’appuie pas sur le principe de Driedger et ne conclut pas, à la suite d’une analyse contextuelle de l’alinéa 122(1)(b), qu’il est nécessaire de recourir au droit provincial. La Cour semble s’appuyer tout simplement sur l’existence d’un vide dans la disposition suivante : « l’énoncé de l’obligation de diligence figurant à l’alinéa 122(1)(b) LCSA ne précise pas une personne identifiable qui serait bénéficiaire de l’obligation »[55]. Or, si la Cour s’était prêtée à une analyse approfondie de cette disposition en s’appuyant en outre sur l’intention du législateur fédéral, le résultat aurait peut-être été différent. Par exemple, une lecture plus approfondie du rapport Dickerson[56] ainsi qu’un retour sur l’historique entourant l’adoption de l’obligation de diligence figurant à l’alinéa 122(1)(b) LCSA auraient peut-être permis à la Cour de conclure que cette obligation était due uniquement à la société.

Toutefois, la Cour n’agit pas ainsi. Elle s’appuie uniquement sur le libellé de l’alinéa 122(1)(b) LCSA, conjugué aux règles de l’article 1457 CcQ, pour conclure que dans certaines circonstances, les administrateurs d’une société par actions constituée en vertu de la loi fédérale peuvent avoir, au Québec, des obligations envers les créanciers de cette société. Puisqu’il n’est pas possible de transposer ce résultat ailleurs au Canada, il existe toujours une incertitude dans les provinces et territoires de common law concernant l’existence et la portée, le cas échéant, de la responsabilité des administrateurs d’une société à l’égard des créanciers de cette même société[57].

Ce jugement en entier, et non seulement la partie relative à l’alinéa 122(1)(b) LCSA, a eu l’effet d’un coup de tonnerre et a suscité une réaction très vive, notamment dans les provinces de common law[58]. Il serait peut-être même possible d’établir un parallèle entre la réaction, dans ces provinces, quant à la possibilité qu’une approche civiliste puisse s’appliquer dans le contexte de cette loi fédérale et la réaction, au Québec, lorsqu’une règle de common law lui est imposée. Malheureusement, il n’est pas possible de se prêter à un tel exercice dans le cadre de ce texte. Même aujourd’hui, l’arrêt Wise demeure mal compris dans les provinces de common law, du moins en ce qui concerne le recours à l’article 8.1[59].

En 2005, la Cour se prononce encore une fois, quoique indirectement, sur l’article 8.1 dans l’arrêt DIMS[60]. Dans cet arrêt, il est question de l’interprétation du paragraphe 97(3) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, relatif aux règles de compensation[61]. Par souci d’uniformisation, la Cour d’appel du Québec avait adopté, dans une décision antérieure, une jurisprudence issue de la common law selon laquelle le concept de la compensation en equity s’applique au Québec, dans le contexte du paragraphe 97(3) LFI[62].

Encore une fois, la Cour rend un jugement unanime, cette fois sous la plume de la juge Deschamps[63]. La juge Deschamps se prononce ainsi :

La LFI intègre donc, mais sans le définir, un mécanisme de compensation. Pour le circonscrire, il faut faire appel non seulement au texte de la LFI mais aussi au droit provincial. Depuis la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil [...], il est clair que le droit civil québécois agit, dans la province de Québec, comme droit supplétif en matière de faillite. Ceci signifie qu’à l’égard des aspects qui ne sont pas régis par la LFI, les règles de la compensation du droit civil s’appliquent. Quelles sont ces règles[64] ?

C’est parce que la compensation n’est pas définie dans la LFI que la Cour peut s’appuyer sur le droit civil québécois, en l’occurrence sur les articles 1457, 1672, 1673 et 1681 CcQ, pour appliquer le paragraphe 97(3) LFI. La Cour ne fait pas expressément référence à l’article 8.1 ; elle ne se réfère qu’à la Loi d’harmonisation no 1 qui lui a donné naissance. D’ailleurs, comme elle l’a fait dans l’arrêt Wise, la Cour ne s’appuie pas sur une interprétation contextuelle du paragraphe 97(3) et elle ne donne aucune explication concernant la raison d’être et les objectifs de l’article 8.1. Or, l’arrêt DIMS se prêtait très bien à un tel exercice. Contrairement à la décision Wise, où une analyse contextuelle aurait peut-être pu donner lieu à un résultat différent, une telle analyse[65] du paragraphe 97(3) LFI aurait probablement renforcé la conclusion de la Cour, tout en lui permettant de bien expliquer le pourquoi de l’article 8.1.

Dans l’arrêt DIMS, la Cour n’applique donc pas au Québec, dans le contexte du paragraphe 97(3) LFI, le concept de la compensation en equity. Elle applique plutôt les règles issues du droit civil québécois. L’arrêt DIMS opère donc un revirement de la jurisprudence antérieure au Québec. De plus, l’arrêt donne naissance à une divergence dans l’application du paragraphe 97(3), entre le Québec, d’une part, et les autres provinces, d’autre part, car la compensation en equity a été reconnue ailleurs au Canada dans le contexte de ce paragraphe[66]. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’effet possible de cette divergence dans la troisième partie du texte.

Dans les arrêts Wise et DIMS, la Cour n’a pas hésité à appliquer, expressément ou implicitement, l’article 8.1 lorsqu’elle a été appelée à interpréter la législation fédérale bijuridique. Or, ces arrêts illustrent très bien que ceci peut donner lieu à des divergences dans l’application de la législation fédérale bijuridique d’une province à l’autre.

B. La Cour suprême du Canada s’éloigne de l’article 8.1 : les arrêts Canada 3000, AYSA, Saulnier et Drummond

La possibilité de divergence dans l’application de l’article 8.1 ainsi que la réaction négative très vive suscitée par l’arrêt Wise auraient-elles freiné l’ardeur de la Cour à l’égard de l’application de cette disposition législative ? Pour tenter de répondre à cette question, il est nécessaire d’analyser quatre arrêts dans lesquels la Cour a vraisemblablement conclu que cet article ne s’applique pas.

Dans l’arrêt Canada 3000[67], la Cour doit interpréter des lois fédérales en matière d’aéronautique[68]. Il est question de transporteurs aériens qui exploitent des flottes d’avions dont ils ne sont pas les propriétaires. Les transporteurs deviennent insolvables et font défaut quant aux versements de redevances pour les services d’aéroports et de navigation aérienne civile. Ces fournisseurs de services, dans deux procédures séparées, une devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario et l’autre devant la Cour supérieure du Québec, demandent l’autorisation de saisir et de retenir les avions. Or, de telles saisies soulèvent de nombreuses questions. En outre, les fournisseurs de services peuvent-ils saisir ces avions, alors que ce sont les transporteurs aériens et non pas les propriétaires en titre de ces avions qui ont fait défaut ? En d’autres mots, les propriétaires en titre peuvent-ils reprendre possession des avions loués sans avoir à verser les redevances dues aux fournisseurs de services ? En appel des jugements rendus par les Cours d’appel de l’Ontario[69] et du Québec[70], la Cour suprême rend un jugement unanime sous la plume du juge Binnie[71] : même si les propriétaires en titre ne sont pas directement tenus au paiement des redevances dues aux fournisseurs de services, ces derniers peuvent saisir et retenir les avions aux termes de l’article 56 LCSNAC et de l’article 9 LCA.

D’emblée, le juge Binnie indique dans son analyse que le litige « est, de bout en bout, un exercice d’interprétation des lois, et les questions d’interprétation sont, comme toujours, étroitement liées au contexte »[72]

Dans le cadre de ce litige, il est question de la pertinence du Code civil du Québec et des articles 8.1 et 8.2 par rapport notamment à l’article 56 LCSNAC[73]. En ce qui concerne l’article 8.1, la Cour se prononce ainsi :

78  [...] À mon avis [...], il n’est pas nécessaire de recourir au droit provincial [...] et il est inopportun d’y recourir en l’espèce. L’article 56 de la LCSNAC et l’art. 9 de la LCA énoncent expressément que ce recours s’exerce « en sus de tout autre recours », ce qui comprend les recours prévus par le droit provincial. 

79 La Loi sur l’aéronautique, la LCA et la LCSNAC sont des lois fédérales qui établissent un régime unifié en matière d’aéronautique. Le législateur a voulu constituer un code exhaustif qui soit applicable dans tout le pays de façon uniforme d’une province à l’autre. Cette uniformité est d’autant plus essentielle que l’extrême mobilité des aéronefs leur permet de passer facilement d’un territoire à l’autre. 

80 NAV Canada a également invoqué les art. 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation [...]. Toutefois, aucun de ces articles ne s’applique en l’espèce. L’article 8.1 prévoit ce qui suit :

... s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut [...] avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte. 

S’il est nécessaire d’avoir recours au droit provincial, c’est le droit de la province où la disposition est appliquée qui doit servir : Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68. En l’espèce, il n’est pas nécessaire, pour les motifs déjà exposés, de recourir au droit provincial[74]

Dans l’arrêt Canada 3000, en ce qui concerne l’article 8.1 et l’interprétation des dispositions pertinentes, la Cour a recours aux deux premiers constats du processus d’interprétation décrits dans la première partie (I) ci-dessus : (1) la Cour se pose la question à savoir s’il est nécessaire de recourir au droit privé des provinces ; et (2) pour répondre à cette question, elle se livre à une analyse contextuelle des dispositions. La Cour s’appuie aussi implicitement sur le troisième constats décrite dans la première partie (I), concernant la présence d’une règle de droit s’opposant à l’application du droit provincial, car la Cour indique, mais sans référence précise à la partie pertinente de l’article 8.1 : « [L]’article 56 de la LCSNAC et l’art. 9 de la LCA énoncent expressément que ce recours s’exerce “en sus de tout autre recours” ce qui comprend les recours prévus par le droit provincial »[75].

Compte tenu de ces motifs[76], les conclusions de la Cour à l’égard de l’article 8.1 ne sont pas étonnantes. Ces conclusions ont le mérite d’être motivées et les motifs se tiennent. Par contre, l’arrêt AYSA[77], rendu en 2007, soulève de nombreuses interrogations.

Ce litige survient à la suite d’une demande faite par l’Amateur Youth Soccer Association (AYSA) à l’Agence du revenu du Canada. L’AYSA veut devenir un « organisme de bienfaisance enregistré » au sens du paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu[78]. L’Agence refuse de l’enregistrer comme organisme de bienfaisance parce que « les tribunaux n’ont pas jugé que la promotion du sport constitue une fin de bienfaisance »[79]. La Cour d’appel fédérale rejette l’appel de l’AYSA et cette dernière interjette appel à la Cour suprême du Canada. Pour que l’AYSA puisse avoir gain de cause, la Cour suprême doit se pencher sur la jurisprudence dans ce domaine et, le cas échéant, modifier celle-ci. De plus, l’AYSA est confrontée à un dilemme de taille : le paragraphe 248(1) LIR confère aux associations canadiennes enregistrées de sport amateur un traitement analogue à celui des organismes de bienfaisance, mais seulement si elles exercent leurs activités à l’échelle nationale. Or, l’AYSA oeuvre exclusivement en Ontario.

Le juge Rothstein rend le jugement majoritaire[80]. Après avoir conclu que le statut provincial plutôt que national de l’AYSA ne l’empêche pas d’être reconnue comme organisme de bienfaisance, le juge Rothstein se penche sur la jurisprudence de common law afin d’établir si l’AYSA peut obtenir le statut d’organisme de bienfaisance. À la lumière de la jurisprudence, il conclut que le sport, en soi, n’a pas un caractère de bienfaisance[81]. De plus, il refuse d’étendre le statut d’organisme de bienfaisance aux organisations de sport amateur pour jeunes, car il est d’avis qu’une telle reconnaissance n’équivaudrait pas à un changement progressif de la jurisprudence, mais plutôt à une réforme globale. Or, « il appartient au législateur et non aux tribunaux d’apporter des changements substantiels dans la définition d’organisme de bienfaisance »[82].

C’est dans le contexte de son analyse de la common law que le juge Rothstein se prononce sur la pertinence de l’article 8.1. Pour bien comprendre ses remarques, il faut savoir qu’en Ontario, la définition de fin de bienfaisance à l’alinéa 6a(a) de la Charities Accounting Act[83] a fait l’objet d’une interprétation par la Haute Cour de justice de l’Ontario (Cour divisionnaire) dans la décision Re Laidlaw Foundation[84]. Ce tribunal a conclu que cette définition permettait de reconnaître comme fin de bienfaisance la promotion du sport athlétique amateur à des fins de mise en forme physique[85]. L’AYSA plaide donc que cette décision a modifié la common law en Ontario et que ce droit ontarien modifié s’applique en l’espèce, par le truchement de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation. Dans un premier temps, le juge Rothstein conclut que la décision Laidlaw doit être distinguée de l’ensemble des décisions selon lesquelles le sport en soi n’a pas un caractère de bienfaisance. C’est d’ailleurs peut-être en raison de cette conclusion qu’il indique, en un seul paragraphe et sans analyse, qu’il n’y a pas lieu de recourir à l’article 8.1[86].

Il aurait été possible de conclure que la décision Laidlaw n’est pertinente qu’aux fins d’une loi ontarienne précise et qu’elle ne change pas la common law en Ontario, selon laquelle le sport en soi n’a pas un caractère de bienfaisance. Ainsi, lors de l’application de l’article 8.1, l’AYSA n’aurait pas eu gain de cause. Mais le juge Rothstein, tout en évacuant l’article 8.1, va beaucoup plus loin. Il affirme plutôt : « les définitions en matière de bienfaisance énoncées dans des lois provinciales et les décisions s’y rapportant ne sauraient dicter le sens à donner à bienfaisance pour l’application de la LIR »[87]. Qu’il nous soit ici permis d’exprimer notre profond désaccord.

L’article 8.1 ne distingue pas la LIR des autres lois fédérales. Lors de l’application de l’article 8.1, s’il s’avère nécessaire de recourir au droit privé des provinces pour pouvoir interpréter la disposition législative, le droit provincial s’applique, à moins qu’il n’existe une règle de droit s’y opposant. Le juge Rothstein n’a pas fait cette analyse. Il a balayé du revers de la main l’application de l’article 8.1 par le biais d’une affirmation que rien ne vient appuyer[88].

Ici, il y a lieu de faire référence à un élément supplémentaire, qui n’était pas pertinent aux fins de l’arrêt AYSA, mais qui, un jour, sera probablement objet de litige. Le paragraphe 149.1(1) LIR prévoit que, pour obtenir le statut d’oeuvre de bienfaisance, l’organisme doit consacrer la totalité de ses ressources à des « activités de bienfaisance ». Cette expression n’étant pas définie dans la LIR, la jurisprudence a eu recours à la common law pour déterminer son sens. D’ailleurs, le juge Rothstein fait expressément référence à cette situation à plus d’une reprise dans son jugement[89], en s’appuyant sur un arrêt antérieur de la Cour, Vancouver Society c. MRN[90]. L’arrêt Vancouver Society a été rendu en 1999, avant l’entrée en vigueur de l’article 8.1, et le litige a pris naissance en Colombie-Britannique, dont le droit privé provincial repose sur la common law. Or, dans le Code civil du Québec, entré en vigueur le 1er janvier 1994, un titre est consacré à « certains patrimoines d’affectation », dont la fondation et la fiducie d’utilité sociale, lesquelles ont nécessairement des buts d’intérêt général, par exemple de nature culturelle, éducative, philanthropique, religieuse ou scientifique[91]. Le champ d’application de la fondation et de la fiducie d’utilité sociale québécoise semble être plus large que celui réservé en common law aux organismes équivalents. D’où les interrogations suivantes : une fondation ou une fiducie qui répond aux critères énoncés au Code civil du Québec et qui fait une demande pour devenir un organisme de bienfaisance enregistré en vertu de l’article 149.1 LIR se verra-t-elle imposer des critères issus de la common law, lesquels ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses critiques[92], dont celles que l’on retrouve dans le jugement majoritaire rendu dans l’arrêt Vancouver Society[93] ? Si oui, que se produira-t-il si l’Agence du revenu du Canada conclut qu’un tel organisme, qui répond aux critères québécois, ne répond pas aux critères de common law ? Dans un tel scénario, n’y aurait-il pas lieu de recourir à l’article 8.1[94] ?

Bref, nous ne croyons pas que l’affirmation du juge Rothstein, selon laquelle l’article 8.1 ne s’appliquerait pas parce que le droit provincial ne peut « dicter le sens à donner à bienfaisance pour l’application de la LIR », vienne clore le débat. Nous sommes d’ailleurs d’avis qu’il n’est pas souhaitable de tenter de minimiser l’importance de l’article 8.1 et nous reviendrons sur cette question dans la troisième et dernière partie de ce texte.

Dans l’arrêt Saulnier[95], rendu en 2008, la Cour devait se prononcer sur un jugement rendu par la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse. Un pêcheur qui détenait quatre permis de pêche avait accordé à sa banque une sûreté générale en vertu de la Personal Property Security Act[96] de cette province, pour financer son entreprise de pêche. Il a par la suite fait une cession de ses biens en vertu de la LFI[97], mais il a refusé de signer une entente concernant la vente des quatre permis, en prétendant que ceux-ci ne constituent pas des « biens » au sens de l’article 2 LFI et de l’alinéa 2(w) PPSA. De tels permis ont une très grande valeur et il n’est donc pas étonnant que le syndic de faillite ainsi que la banque à titre de créancier garanti se tournent vers les tribunaux afin d’obtenir gain de cause.

Dans un jugement unanime rendu par le juge Binnie[98], la Cour se prononce donc sur la portée des définitions relatives aux termes « bien » dans la LFI et « bien immatériel » et « bien personnel » dans la PPSA. Aux fins du présent article, seuls les commentaires de la Cour relatifs à la LFI sont pertinents. La définition du mot « bien » à l’article 2 LFI est la suivante :

“property” means any type of property, whether situated in Canada or elsewhere, and includes money, goods, things in action, land and every description of property, whether real or personal, legal or equitable, as well as obligations, easements and every description of estate, interest and profit, present or future, vested or contingent, in, arising out of or incident to property;

« bien » Bien de toute nature, qu’il soit situé au Canada ou ailleurs. Sont compris parmi les biens les biens personnels et réels, en droit ou en equity, les sommes d’argent, marchandises, choses non possessoires et terres, ainsi que les obligations, servitudes et toute espèce de domaines, d’intérêts ou de profits, présents ou futurs, acquis ou éventuels, sur des biens, ou en provenant ou s’y rattachant.

Le juge Binnie revoit tour à tour les différentes approches proposées par la jurisprudence, pour ensuite se prononcer ainsi au sujet de la définition de « bien » dans la LFI :

Cette définition est très générale. Le législateur a clairement manifesté son intention d’englober un large éventail d’éléments d’actif du failli qui, en common law, ne sont pas habituellement considérés comme des « biens ». Pour assurer la réalisation des objectifs de la LFI, il faut respecter la volonté du législateur à cet égard.

[...]

Je préfère examiner l’essence de ce qui a été conféré, à savoir le permis de participer à la pêche auquel se rattache un intérêt propriétal sur les poissons capturés en conformité avec les conditions du permis et sous réserve des règlements pris par le ministre. Comme je l’ai mentionné antérieurement, la LFI vise la réalisation de certains objectifs en cas de faillite qui exigent que, règle générale, les créanciers aient accès aux éléments d’actif non exclus. La définition d’un bien énoncée à l’art. 2 doit être interprétée en conséquence de façon à inclure un permis de pêche visé au par. 7(1)[99].

Dans cet arrêt, la Cour semble adopter un cheminement conforme à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, sans toutefois faire référence à cet article. Premièrement, la Cour est appelée à interpréter une disposition dans une loi fédérale qui, en l’espèce, trouve application dans une province où le domaine de la propriété et des droits civils repose en grande partie sur la common law. Deuxièmement, la disposition telle que rédigée ne permet pas de trancher le litige et repose manifestement sur certains concepts qui relèvent du domaine de la propriété et des droits civils. Troisièmement, il n’existe aucune règle de droit s’opposant à l’utilisation de tels concepts. Or, la conclusion du juge Binnie repose sur l’intention du législateur d’aller au-delà de la common law[100]. Cela veut-il dire que, si le juge Binnie avait fait référence à l’article 8.1, il aurait conclu qu’il n’était pas nécessaire de recourir à la common law provinciale sous-jacente, eu égard à l’intention claire du législateur ? Une deuxième question se pose. Vu le silence de la Cour dans l’arrêt Saulnier à l’égard de l’article 8.1, doit-on conclure que celui-ci s’applique seulement au droit civil québécois et qu’il n’y a pas lieu d’y faire référence lorsque le litige pourrait reposer sur la common law ? Or, rien dans le libellé de l’article 8.1 ne l’indique.

Enfin, dans l’arrêt Drummond[101], un créancier garanti, la Caisse populaire Desjardins de l’Est de Drummond, ouvre un crédit à un débiteur. Quelques jours plus tard, ce dernier dépose auprès de la Caisse une somme sous forme d’épargne à terme. Les conventions intervenues entre la Caisse et le débiteur stipulent qu’en cas de défaut de remboursement des sommes dues à la Caisse, il y aura compensation à même le dépôt d’épargne à terme du débiteur. Le débiteur fait défaut et fait par la suite une cession de ses biens en vertu de la LFI[102]. Survient alors un litige entre la Caisse et Sa Majesté la Reine du chef du Canada, car le débiteur n’a pas versé à Sa Majesté tout l’impôt sur le revenu et les cotisations d’assurance-emploi déduits à même les salaires de ses employés. Or, les paragraphes 227(4.1) LIR[103] et 86(2.1) de la Loi sur l’assurance-emploi[104] établissent une fiducie réputée en faveur de Sa Majesté à l’égard des biens d’un employeur qui fait de telles déductions. Cette fiducie englobe, jusqu’à concurrence des sommes déduites dues à Sa Majesté, les biens de l’employeur et ceux détenus par un créancier garanti et qui, en l’absence de la garantie, seraient des biens de l’employeur.

Puisque les paragraphes 227(4.1) LIR et 86(2.1) de la Loi sur l’assurance-emploi sont sensiblement les mêmes, nous ferons seulement référence dans ce texte aux dispositions de la LIR. Or, le paragraphe 227(4.1) de cette loi énonce que la fiducie réputée englobe les biens détenus par des créanciers garantis « au sens du paragraphe 224(1.3) » LIR, et que la fiducie s’applique « [m]algré les autres dispositions de la présente loi, [...] tout autre texte législatif fédéral ou provincial ou toute règle de droit ». Quant au paragraphe 224(1.3) LIR, celui-ci stipule :

244(1.3) “security interest” means any interest in property that secures payment or performance of an obligation and includes an interest created by or arising out of a debenture, mortgage, hypothec, lien, pledge, charge, deemed or actual trust, assignment or encumbrance of any kind whatever, however or whenever arising, created, deemed to arise or otherwise provided for[105];

224(1.3) « garantie » Droit sur un bien qui garantit l’exécution d’une obligation, notamment un paiement. Sont en particulier des garanties les droits nés ou découlant de débentures, hypothèques, privilèges, nantissements, sûretés, fiducies réputées ou réelles, cessions et charges, quelle qu’en soit la nature, de quelque façon ou à quelque date qu’elles soient créées, réputées exister ou prévues par ailleurs.

La question principale dans l’arrêt Drummond est la suivante : le droit de compensation conventionnelle créé en faveur de la Caisse est-il une « garantie » au sens de la définition au paragraphe 224(1.3) LIR ? S’il l’est, Sa Majesté a alors droit au dépôt à terme jusqu’à concurrence des sommes qui lui sont dues. Cette question donne lieu à deux jugements qui divergent au plus haut point, celui du juge Rothstein, majoritaire[106], et celui de la juge Deschamps, minoritaire[107]. De plus, chacun étale au grand jour son profond désaccord avec l’approche adoptée par l’autre.

Le juge Rothstein est d’avis, aux fins de la définition au paragraphe 224(1.3), que le droit provincial n’est pas pertinent, et ce, pour trois raisons : (1) l’existence d’une règle de droit empêchant l’application du droit provincial, règle incorporée par renvoi à la définition de garantie[108] ; (2) le droit du législateur fédéral de recourir à ses propres définitions dans les domaines relevant de sa compétence, sans avoir à tenir compte du droit provincial ; et (3) l’intention du législateur, en matière de recouvrement des sommes qui sont dues à sa Majesté, de pouvoir procéder de manière uniforme partout au Canada[109]. À la suite de ces conclusions, le juge Rothstein se penche alors sur la portée de la définition de « garantie / security interest » au paragraphe 224(1.3) LIR. Il s’appuie sur la première partie de la définition, soit un « [d]roit sur un bien qui garantit l’exécution d’une obligation, notamment un paiement », car il est d’avis que :

[d]ès lors que le droit du créancier sur le bien du débiteur garantit l’exécution d’une obligation, notamment un paiement, il y a « garantie » au sens de cette disposition. L’énumération d’exemples dans la définition légale n’a pas pour effet de limiter la portée générale de l’expression « [d]roit sur un bien »[110].

Quant à la question de savoir si cette définition englobe le mécanisme de compensation, le juge Rothstein est d’avis qu’un droit conventionnel de compensation peut, dans certaines circonstances, être associé à une garantie ; il faut, selon lui, « examiner attentivement les clauses et se demander si l’une des parties a voulu conférer à l’autre un “[d]roit sur un bien [appartenant à la première] qui garantit l’exécution d’une obligation, notamment un paiement” »[111]. À l’examen des clauses pertinentes, il conclut que celles-ci confèrent expressément à la Caisse un droit sur le bien de son débiteur pour garantir le remboursement de la somme due par ce dernier et que ce droit est assorti de restrictions particulières en faveur de la Caisse[112]. L’effet conjugué du droit de compensation et des restrictions fait en sorte que la Caisse bénéficie d’un droit sur un bien du débiteur qui garantit l’exécution des obligations de ce dernier. Il indique aussi que, selon le libellé des conventions, la Caisse considérait que celles-ci créaient une garantie à l’égard des sommes qui lui étaient dues[113]. C’est ainsi que le juge Rothstein conclut à l’existence d’une garantie au sens du paragraphe 224(1.3) LIR.

Fait étonnant, le juge Rothstein ne mentionne aucunement les articles 8.1 et 8.2, ni la Loi d’harmonisation no 1 qui a donné naissance à ces articles. Il s’agit de tout un exploit, d’autant plus que la juge Deschamps y fait référence dans son jugement et que l’article 8.1 permettait au juge Rothstein de conclure qu’il existait une règle de droit s’opposant à l’utilisation du droit provincial. L’article 8.1 lui permettait aussi de conclure, à la suite d’une analyse contextuelle, qu’il n’était pas nécessaire de recourir au droit civil québécois. Or, le juge Rothstein est parvenu à ces conclusions, mais en évacuant complètement l’article 8.1.

Pour sa part, la juge Deschamps se prononce ainsi au début de son analyse :

Il convient de rappeler qu’il n’existe pas de common law fédérale autonome : Québec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054, McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, et P. Denault, La recherche d’unité dans l’interprétation du droit privé fédéral (2008), p. 38. S’il faut recourir au droit supplétif pour interpréter un concept incorporé dans une règle fédérale, le droit provincial constitue la source applicable : Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4, art. 8, amendant la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21. Par conséquent, sauf disposition expresse à l’effet contraire, un texte de loi fédérale doit être interprété en respectant les concepts et institutions propres au système juridique de la province dans laquelle il s’applique[114].

Cette référence, quoique indirecte, aux articles 8.1 et 8.2, pourrait porter le lecteur à croire que son jugement repose sur les règles d’interprétation énoncées dans ces deux articles. Or, le rôle que jouent ces articles dans son jugement demeure obscur, car la juge Deschamps poursuit en indiquant que « non seulement doit-on — lorsque cela est nécessaire pour interpréter un texte de loi fédérale — se reporter au droit de la province dans laquelle il doit être appliqué, mais il faut aussi tenir compte des versions anglaise et française »[115]. Elle ajoute qu’une analyse des versions française et anglaise est nécessaire pour déterminer si un sens commun aux termes « garantie » et « security interest » peut être trouvé et qu’en l’espèce, une telle analyse permet de dégager une notion commune au droit civil et à la common law, laquelle « permet d’harmoniser l’application de la disposition fiscale dans les deux systèmes de droit »[116]. Plus loin, elle fait encore référence aux articles 8.1 et 8.2, tout en référant à « l’interprétation de lois bilingues »[117].

Enfin, dans la partie de son jugement où elle exprime son désaccord avec l’approche du juge Rothstein, la juge Deschamps écrit :

Comme son approche [celle du juge Rothstein] ne correspond nullement au sens commun, elle a pour effet de mettre de côté tant les principes d’interprétation des lois bilingues que ceux qui guident l’harmonisation du droit fédéral et des droits provinciaux[118]

Bref, la juge Deschamps n’établit pas une distinction claire entre les règles d’interprétation en matière de législation bilingue et celles relatives à la législation bijuridique. Or, si la juge Deschamps avait fait cette distinction et qu’elle avait utilisé le processus d’interprétation décrit à la première partie (I) ci-dessus, elle aurait eu préalablement à se poser les deux questions suivantes. Est-il nécessaire de recourir à l’article 8.1 ? Existe-t-il une règle de droit s’opposant à l’application de l’article 8.1 ? Compte tenu du libellé du paragraphe 227(4.1) LIR et du lien entre celui-ci et le paragraphe 224(1.3) LIR, il semble exister une règle de droit s’opposant à l’application de l’article 8.1. Puisqu’il est avant tout question d’interpréter le paragraphe 224(1.3) LIR, le lien entre les deux paragraphes revêt une importance capitale. L’absence de toute référence à ce lien dans le jugement minoritaire laisse pantois. Ceci est tout aussi étonnant que l’absence dans le jugement majoritaire d’une référence à l’article 8.1, d’autant plus que l’article 8.1 aurait appuyé la décision.

C. La Cour suprême du Canada renoue avec l’article 8.1 : les arrêts Innovation Credit Union et Radius Credit Union

Dans les deux décisions les plus récentes impliquant l’article 8.1, Banque de Montréal c. Innovation Crédit Union[119] et Banque Royale du Canada c. Radius Crédit Union[120], il est question de garanties obtenues en vertu de la Loi sur les banques[121]. Les débiteurs font défaut et les banques saisissent les biens grevés, pour ensuite découvrir que deux coopératives de crédit ont obtenu, antérieurement à l’obtention de ces garanties bancaires, des sûretés grevant les mêmes biens en vertu de la Personal Property Security Act, 1993[122] de la province de la Saskatchewan. Ces sûretés provinciales n’ont cependant pas été enregistrées et ne sont donc pas parfaites. Un conflit s’ensuit entre les banques et les coopératives de crédit, à savoir qui a priorité sur les biens grevés.

Ces décisions très importantes concernant la relation épineuse et controversée entre la garantie bancaire fédérale et les sûretés mobilières provinciales feront sans doute l’objet de commentaires étoffés. Aux fins de ce texte, cependant, il ne sera question que du rôle joué par l’article 8.1 de la Loi d’interprétation[123].

Dans l’arrêt Innovation Credit Union, la Cour constate que la LB ne comporte aucune disposition précise réglant le conflit de priorité qui survient lorsqu’un intérêt sur un bien est acquis par un tiers avant que la garantie bancaire ne grève le bien. Compte tenu de ce vide juridique, la Cour s’appuie sur le paragraphe 427(2) LB, qui énonce qu’une garantie bancaire accorde « les mêmes droits que si la banque avait acquis un récépissé d’entrepôt ou un connaissement visant ces biens ». La Cour s’appuie aussi sur le paragraphe 435(2) LB, selon lequel le récépissé ou le connaissement confèrent à la banque qui l’acquiert le titre et droit du propriétaire des biens. La Cour conclut qu’il s’agit d’une question qui relève du droit des biens, un domaine de compétence provinciale, et se prononce ainsi :

Les législatures provinciales ne peuvent pas écarter les droits de la banque, mais elles peuvent modifier les règles de droit applicables dans leur province respectives en matière de propriété et de droits civils. [...] Ainsi, pour établir la nature d’une sûreté provinciale concurrente, il faut tenir compte de la loi provinciale applicable et interpréter la LB en harmonie avec cette loi provinciale. Cette méthode est conforme au préambule de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4 (« Loi d’harmonisation ») :

ATTENDU : [...]

qu’une interaction harmonieuse de la législation fédérale et de la législation provinciale s’impose et passe par une interprétation de la législation fédérale qui soit compatible avec la tradition de droit civil ou de common law, selon le cas ;

[...]

que, sauf règle de droit s’y opposant, le droit provincial en matière de propriété et de droits civils est le droit supplétif pour ce qui est de l’application de la législation fédérale dans les provinces; [...][124].

La Cour enchaîne : « L’article 8.1 de la Loi d’interprétation [...] prévoit explicitement le recours aux “règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte” »[125].

C’est donc en fonction de l’article 8.1 que la Cour conclut que l’intérêt imparfait acquis par la coopérative de crédit en application de la PPSA correspond néanmoins à un droit propriétal en common law. Or, la banque a elle aussi un droit propriétal en vertu des articles 427(2) et 435(2) LB. Puisqu’il est question d’un conflit entre des intérêts propriétaux sur un même bien, la common law de la Saskatchewan entre en jeu. Ainsi, l’intérêt propriétal obtenu en premier, soit celui de la coopérative de crédit, l’emporte sur celui obtenu par la banque. 

Dans Innovation Credit Union, tous les biens grevés appartenaient au débiteur avant qu’il n’ait accordé une sûreté mobilière à la coopérative de crédit. Or, dans Radius Credit Union, le débiteur s’est porté acquéreur de certains biens grevés après avoir accordé la garantie bancaire. La première décision demeure cependant l’arrêt de principe, car elle sert de fondement à la deuxième, qui ne fera donc pas l’objet de commentaires.

Pour rendre ces décisions, la Cour n’a pas hésité à recourir à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation. Alors que les quatre décisions précédentes, soit Canada 3000, AYSA, Saulnier et Drummond pouvaient porter à croire que la Cour s’éloignait de l’article 8.1, les décisions Innovation Credit Union et Radius Credit Union créent une lueur d’espoir. Il est cependant aisé de recourir à la common law pour compléter la législation fédérale, comme l’a fait la Cour dans les deux plus récentes décisions. Il est beaucoup plus difficile de le faire lorsqu’il est question de recourir au droit civil. C’est là que le bât blesse. Il ne reste donc qu’à attendre une décision de la Cour qui accepte de recourir à nouveau au droit civil québécois, dans des circonstances donnant lieu à une application non uniforme de la législation fédérale en cause. C’est alors qu’il sera possible de véritablement évaluer la position de la Cour à l’égard de l’article 8.1.

III. Quelques réflexions

Les arrêts de la Cour suprême du Canada commentés dans la seconde partie (II) mènent aux constats suivants. Premièrement, à ce jour, l’article 8.1 de la Loi d’interprétation n’a pas fait l’objet d’une analyse fouillée par la Cour. Aucun des juges n’a fait l’effort de décortiquer cet article, comme l’ont fait les auteurs, afin de mieux en comprendre ses tenants et aboutissants. Aucun n’a fait l’effort d’expliquer clairement sa raison d’être. Parfois, les juges négligent d’y faire référence de façon expresse : leurs jugements comportent tout simplement une référence à la Loi d’harmonisation no 1. Le jugement unanime rendu par le juge LeBel dans l’arrêt Schreiber et le jugement unanime rendu par la juge Deschamps dans l’arrêt DIMS font partie de cette catégorie. Lorsque les juges font référence à l’article 8.1, que ce soit de façon expresse ou implicite, l’analyse est très sommaire : les jugements unanimes de la Cour dans les arrêts Wise, Canada 3000 et Innovation Credit Union, ainsi que le jugement majoritaire du juge Rothstein dans l’arrêt AYSA en témoignent. Or, il serait utile que la Cour explique en détail le pourquoi de l’article 8.1. Une explication claire et complète par la Cour lui permettrait non seulement de mieux se situer par rapport à cet article, mais permettrait également à l’ensemble des juristes canadiens de mieux comprendre cette disposition. Ces juristes seraient alors peut-être mieux disposés à en accepter les résultats, même lorsque ceux-ci donnent lieu à une absence d’uniformité.

Deuxièmement, certains jugements ne font aucunement référence à l’article 8.1, alors que la nature du litige y donne ouverture. C’est le cas du jugement majoritaire du juge Rothstein dans l’arrêt Drummond et du jugement unanime du juge Binnie dans l’arrêt Saulnier. L’article 8.1 a sans doute été plaidé dans l’arrêt Drummond, alors qu’il ne l’a peut-être pas été dans l’arrêt Saulnier. Mais le fait que l’article n’ait pas été plaidé ne devrait pas empêcher la Cour d’y faire référence, car il s’agit d’une règle d’interprétation contenue dans une loi fédérale à laquelle la Cour peut se référer d’office[126].

Troisièmement, les décisions rendues dans Canada 3000, AYSA, Saulnier et Drummond semblent vouloir minimiser l’importance de l’article 8.1. Le désir d’assurer une application uniforme de la législation fédérale à travers le pays, ainsi que l’unijuridisme des juges, explique tout probablement cette tendance. Mais les juges peuvent-ils agir ainsi, compte tenu de l’intention du législateur fédéral, exprimée par le biais du libellé impératif de l’article 8.1 ? De plus, lorsque les juges se prêtent, selon le principe moderne de Driedger, à une analyse contextuelle de la disposition à être interprétée, ce principe ne devrait-il pas aujourd’hui tenir compte de l’importance accordée par le Parlement canadien à l’apport de la common law et du droit civil ? Outre l’adoption des articles 8.1 et 8.2, d’énormes efforts ont été déployés par le gouvernement fédéral pour reconnaître cet apport : la mise sur pied en 1993 de la Section du Code civil du ministère de la Justice pour s’assurer que les lois fédérales s’harmonisent avec le droit civil du Québec[127] ; la Politique sur le bijuridisme législatif adoptée en 1995[128] ; et le Programme d’harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil de la province de Québec créé en 1997[129] ; la Directive du Cabinet sur l’activité législative[130] ; les première[131], deuxième[132] et troisième[133] lois d’harmonisation. L’article 8.1 fait aujourd’hui bel et bien partie du paysage juridique et doit faire partie du contexte permettant de déceler l’intention du législateur.

Il est reconnu que des juges appelés à interpréter une disposition législative ne doivent pas substituer leur volonté à celle du législateur : leur tâche est tout simplement de découvrir son intention[134]. Si, à la suite d’une analyse rigoureuse d’une disposition législative, il est impossible de déceler une volonté selon laquelle la disposition doit être appliquée de façon uniforme, les juges n’ont pas le pouvoir de conclure à une telle application. Mais ils y arrivent néanmoins. Dans son ouvrage, Denault a identifié plusieurs méthodes utilisées par les tribunaux en vue d’assurer une application uniforme de la législation fédérale, méthodes utilisées bien avant l’entrée en vigueur de l’article 8.1. Parmi ces méthodes se trouvent les suivantes :

  1. Conclure que le législateur avait l’intention de couvrir complètement un domaine par le biais d’un « code exhaustif » ou d’un « code complet », ce qui a comme effet d’exclure le recours au droit provincial[135].

  2. Recourir, notamment dans le domaine du droit fiscal, au principe que la législation « doit être appliquée uniformément à travers le Canada afin de traiter équitablement l’ensemble des citoyens »[136].

  3. S’appuyer sur l’objet ou la finalité de la disposition législative[137].

Dans plusieurs des décisions identifiées par Denault, non seulement les tribunaux ont conclu à une application uniforme de la législation fédérale, mais ils l’ont fait en recourant à la common law. Cette tendance, nous l’avons dit dans la première partie du texte, a été fortement critiquée.

Bien que la Cour ait eu recours, dans certaines des décisions analysées dans la seconde partie (II), aux méthodes décrites ci-dessus, ces jugements, à l’exception de l’arrêt AYSA, ont au moins le mérite de ne pas conclure à une application uniforme aux dépens du droit civil québécois. C’est-à-dire que la Cour n’a pas eu recours à la common law pour conclure à l’application uniforme de la législation en cause. Peut-on en déduire que la Cour est aujourd’hui davantage consciente de l’article 8.1, même lorsqu’elle n’y fait pas référence dans ses jugements, et qu’elle utilisera tous les moyens disponibles pour éviter d’imposer au Québec des règles issues de la common law ? Il est encore très tôt pour en arriver à cette conclusion, mais si tel est le cas, l’article 8.1 aura au moins eu un effet bénéfique. Par contre, il ne faut pas perdre de vue que l’article 8.1 donne manifestement ouverture à la possibilité que certaines situations produisent des résultats non uniformes et les juges ne doivent pas faire abstraction de cette réalité. À chaque fois qu’une disposition législative pourrait reposer sur le droit provincial, les juges se doivent de faire une analyse rigoureuse de la disposition et d’accorder à l’article 8.1 tout le respect qu’il mérite.

Dernier constat : à la lumière des décisions analysées dans la seconde partie (II) de ce texte, il est clair que dans la majorité d’entre elles, il était légitime de conclure soit qu’il n’était pas nécessaire de recourir à l’article 8.1, soit qu’une règle de droit s’opposait à son utilisation. Mais il importe d’en arriver à cette conclusion à la suite d’une interprétation contextuelle rigoureuse effectuée à la lumière des objectifs de l’article 8.1[138]. Dans les cas où une telle interprétation démontre que la disposition législative repose effectivement sur le droit provincial, il faut le dire, et ne pas chercher à occulter cette réalité.

Ces constats mènent aux réflexions et aux suggestions suivantes. Il est relativement facile, dans le cadre d’une interprétation contextuelle, de conclure à l’application uniforme d’une disposition législative fédérale, car les avantages d’une application uniforme sont évidents. Il est plus difficile de conclure à l’absence d’uniformité. Cependant, des avantages existent. Bien que le manque d’uniformité ait comme effet de rendre le droit plus complexe, il peut à moyen ou long terme donner ouverture à des conséquences positives. En 2008, nous nous sommes prononcées ainsi au sujet de la décision DIMS, laquelle donne lieu à des résultats non uniformes :

L’arrêt D.I.M.S. illustre très bien que l’application des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation donnera lieu à des divergences dans l’application de la législation fédérale d’une province à l’autre. [...] Dans de telles circonstances, la comparaison entre le droit civil québécois et la common law canadienne est manifestement de nature pratique plutôt que théorique. Dans les dossiers de portée nationale, par exemple, il devient nécessaire de tenir compte de ces différences dans l’application de la loi fédérale. Or, pour bien analyser et comprendre de telles décisions, une connaissance des deux systèmes de droit est essentielle.

Il est évident qu’une décision comme D.I.M.S. place le législateur fédéral dans une situation difficile. Compte tenu du libellé impératif des articles 8.1 et 8.2, on peut s’attendre à ce qu’il accepte en règle générale l’absence d’un résultat uniforme, et ce, afin de préserver l’intégrité de chacun des systèmes juridiques. Par contre, s’il juge qu’un résultat uniforme est souhaitable, voire essentiel, la modification des dispositions législatives visées s’impose. [...] [Q]uelle règle adoptera-t-il ? Chose probable, la règle sera choisie à la suite d’une étude comparative approfondie [...]. Encore une fois, le droit comparé aurait une importance pratique incontestable[139].

Ainsi, de telles décisions pourraient concourir au développement du droit comparé au Canada et à l’élaboration d’un droit métissé, du moins au niveau fédéral. Un tel résultat est souhaitable : le droit civil québécois a été renouvelé et son apport pourrait être précieux, car la juxtaposition fréquente, au sein de la législation fédérale, de la common law et du droit civil invite nécessairement à la réflexion et suscite des interrogations. Une telle juxtaposition pourrait donner lieu à un droit non seulement métissé, mais amélioré (better law), car l’accès à deux cultures juridiques donne nécessairement accès à deux perspectives juridiques et à une meilleure compréhension des forces et des faiblesses relatives aux différentes solutions disponibles[140].

Le professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens, dans un essai remarquable qui mériterait d’être traduit vers l’anglais[141], s’est penché sur le sort qui pourrait être réservé à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation. Il est d’avis qu’il existe le risque que les avocats et les juges adoptent une interprétation restrictive de l’article 8.1 qui « poursuivrait la politique traditionnelle de confinement du droit civil »[142]. Cette politique traditionnelle résulte, selon lui, de plusieurs facteurs : l’unilinguisme et l’unijuridisme de la majorité des juristes canadiens ; l’indifférence à l’égard du droit civil québécois, voire une certaine méfiance à cet égard ; enfin, le sentiment que la common law est en quelque sorte supérieure au droit civil et qu’il n’est donc pas nécessaire d’accorder une grande importance à ce dernier.

Afin de contrer un tel résultat, le professeur Gaudreault-Desbiens soulève la possibilité de modifier la Loi d’interprétation de la façon suivante :

[D]ès lors qu’une disposition législative fédérale ne peut être interprétée comme se référant à un quelconque jus commune provincial et que le sens de cette disposition demeure ambigu après avoir recouru aux règles ordinaires d’interprétation, cette disposition devrait être interprétée de la manière qui soit la plus intersubjectivement légitime tant du point de vue de la common law que du droit civil. [...] [L]e cas échéant, la meilleure interprétation serait celle qui ferait le moins possible injure et au droit civil et à la common law, ce qui mènerait presque inévitablement à l’élaboration d’un droit fédéral dissocié partiellement mixte ou métissé[143].

Il avoue cependant qu’il est « difficile d’anticiper de manière précise comment les tribunaux assureraient l’application de la règle proposée »[144]. Bref, les tribunaux pourraient continuer à recourir aux méthodes décrites ci-dessus, réduisant ainsi le rôle que pourrait jouer le droit civil québécois et le droit comparé dans le cadre de l’interprétation de la législation fédérale.

Or, si les tribunaux, et notamment la Cour suprême du Canada, limitent l’influence du droit civil québécois en matière fédérale en poursuivant « la politique traditionnelle de confinement du droit civil », ils écarteraient des solutions différentes et une approche qui pourraient enrichir le droit canadien dans son ensemble. En favorisant l’uniformité issue d’un seul schème de pensée juridique, ils s’éloigneraient de la diversité. Or, l’interaction des cultures juridiques, voire le choc de ces cultures, notamment par le biais de jugements qui reconnaissent l’apport du droit civil et de la common law, pourrait contribuer puissamment à l’évolution du droit.

Nous croyons qu’il est juste de dire que les auteurs qui s’intéressent à la question d’harmonisation dans le contexte canadien, y compris les auteurs qui se sont montrés les plus critiques à l’égard du processus d’harmonisation entrepris par le législateur fédéral, estiment que l’existence au sein de la fédération canadienne de différentes traditions juridiques est un atout important, qui peut donner ouverture à un dialogue et à des échanges fructueux. Les divergences entre les auteurs se manifestent surtout à l’égard du point de rencontre de ces traditions et de la façon dont le dialogue et les échanges peuvent se produire. Par exemple, la professeure Sullivan, très critique à l’égard du processus d’harmonisation fédéral, prône les avantages d’un « derivative bijuralism or multijuralism in which federal legislation is routinely interpreted in light of all relevant legal systems (e.g., common law, civil law, Aboriginal law, Islamic law, international law) »[145]. Le professeur Leckey, qui a lui aussi critiqué le processus d’harmonisation fédéral, qu’il décrit en outre comme étant top-down, semble plutôt favoriser le pluralisme juridique, selon lequel :

sans l’idée d’une hiérarchie permanente ou d’une modalité ordonnée quelconque, un ordre juridique peut bien en complémenter ou en compléter un autre dans des circonstances particulières. Si dans un contexte c’est le droit religieux qui complète le droit civil, il se peut que, dans un autre, ce soit le droit civil qui complète le droit religieux[146].

Il ajoute :

Il serait toutefois erroné de limiter notre regard aux autorités dûment constituées : il ne faut pas non plus perdre de vue les citoyens qui interprètent, voire contestent, le droit. [...] D’après le pluralisme juridique, les sujets de droit suivent le droit, l’interprètent mais aussi le créent. [...] Si cette réciprocité fait partie de toute opération par le bas, elle est évacuée de toute opération par le haut telle l’harmonisation conçue par le fédéral. Et le pluralisme des citoyens — dont les langues et les identités juridiques dépassent les deux langues officielles et les deux traditions occidentales — se répercute sur la pratique de l’harmonisation[147].

Or, le professeur Gaudreault-Desbiens a très bien démontré dans son essai qu’il existe, au sein de la fédération canadienne, de puissantes forces qui jouent à l’encontre du dialogue et des échanges. Ces forces tendent plutôt au mutisme et au confinement. Il ne faut donc pas s’en tenir à des voeux pieux ou au laissez-faire, tout en espérant que les tribunaux ou les juristes, voire les sujets de droit, se dirigeront d’eux-mêmes vers une plus grande ouverture. Il s’agit d’une vision irréaliste, compte tenu des résistances systémiques qui existent. Dans l’état actuel des choses, il est plutôt nécessaire de créer un climat favorable au dialogue et aux échanges accrus entre la common law canadienne et le droit civil québécois et ce, par le biais de divers outils ou de « microstratégies [...] afin de vaincre [...] les obstacles structurels »[148]. D’ailleurs, ne pourrait-on pas dire que l’article 8.1 fait partie de ces outils ? Et que si les juges recourent sans arrière-pensée à cet article lorsque les circonstances s’y prêtent, ils favoriseront nécessairement des liens plus étroits entre ces deux systèmes ?

Une stratégie pourrait s’avérer très utile pour mettre en valeur les articles 8.1 et 8.2. Les règles de procédure de la Cour exigent que tous les mémoires d’appels comportent une reproduction de la législation « dans les deux langues officielles si la loi exige la publication de ces textes dans les deux langues officielles »[149]. Ne serait-il pas possible d’adopter une nouvelle modification à ces règles, selon laquelle les mémoires d’appel auraient à tenir compte de la pertinence, le cas échéant, des articles 8.1 et 8.2, lorsqu’il est question d’interprétation de législation fédérale ? Puisque la Cour, nous l’avons dit[150], peut tenir compte d’office des articles 8.1 et 8.2, ne serait-il pas préférable pour les parties d’être sensibilisées à l’application possible de ces articles au moment même où elles préparent leurs mémoires ? En en tenant compte dans leurs mémoires, il sera alors possible pour elles d’examiner en détail la pertinence de ces articles, à la lumière non seulement de la législation devant être interprétée, mais également à la lumière du droit civil et de la common law.

Parmi les outils qui pourraient favoriser le dialogue et les échanges entre le droit civil québécois et la common law canadienne, la formation juridique est incontournable. Peut-être serait-il possible pour les facultés de droit d’offrir une formation juridique véritablement canadienne, comportant les éléments suivants : (1) un cours obligatoire d’introduction à l’ensemble des systèmes et traditions qui font partie du paysage juridique canadien ; (2) un cours obligatoire en matière de législation ou d’interprétation des lois, lequel devrait normalement faire état des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation et du rôle incontournable des langues lorsqu’il est question d’interpréter des lois dont les versions linguistiques ont valeur égale ; et (3) la possibilité de faire des échanges d’une ou de deux sessions dans des facultés canadiennes de droit axées sur d’autres systèmes ou traditions juridiques. Pour assurer une telle formation aux étudiants, les facultés de droits n’auraient qu’à faire des remaniements relativement mineurs : rendre obligatoire deux cours et encourager les échanges pancanadiens. Il est vrai que les diplômés ayant une formation double ou transsystémique offrent un potentiel énorme, mais il ne faut pas miser que sur cela. Dans un pays comme le nôtre, les étudiants qui ne cherchent pas à devenir des bijuristes ou des comparatistes ont aussi intérêt à être sensibilisés aux particularités du droit canadien. Une telle formation pourrait donner lieu, à moyen terme, à une plus grande ouverture de la part des juristes et des tribunaux. Il suffit que deux ou trois membres du Conseil des doyens et des doyennes des facultés de droit du Canada réussissent à sensibiliser leurs collègues à cet égard. Même si seulement quelques facultés adoptaient un tel parcours pour leurs étudiants, elles lanceraient un message important à l’ensemble de la communauté juridique.

Un autre outil pourrait servir à encourager le dialogue et les échanges : la création d’un organisme fédéral indépendant voué au droit comparé. Un tel organisme aurait manifestement le mandat de promouvoir l’étude des systèmes et traditions juridiques canadiens. D’autres mandats pourraient toutefois lui être confiés, dont celui d’analyser l’impact des décisions donnant lieu, par l’application de l’article 8.1, à des résultats non uniformes de la législation fédérale. À la suite d’une telle analyse, si l’organisme estime qu’une application uniforme est nécessaire, il pourrait alors proposer au législateur fédéral une solution qui soit respectueuse du droit civil et de la common law et qui évite de greffer à l’un ou l’autre de ces deux systèmes des concepts qui lui conviennent peu ou pas. Un tel organisme manifesterait clairement la volonté du Parlement canadien de tenir compte de l’apport du droit civil québécois et de la common law canadienne dans la rédaction et l’interprétation de sa législation. En outre, l’existence d’un tel organisme devrait minimiser la tendance des juges de recourir aux méthodes parfois douteuses décrites dans l’ouvrage de Denault pour conclure à l’application uniforme de la législation fédérale. Cette tendance est d’autant plus néfaste que peu de juges sont en mesure d’évaluer l’incidence de leurs conclusions, car ils ont rarement les connaissances en droit comparé requises à cette fin. Seul le législateur fédéral, avec l’aide d’un tel organisme, est en mesure de le faire. Sachant que l’impact de leurs décisions serait ainsi évalué et des mesures correctives adoptées au besoin, les juges seraient alors peut-être plus enclins à conclure à l’absence d’uniformité dans l’application d’une disposition législative fédérale, lorsque la disposition y donne ouverture[151].

Conclusion

Dans la seconde partie (II), neuf arrêts de la Cour suprême du Canada ont fait l’objet d’une analyse, en vue de déceler certaines tendances relatives à l’application de l’article 8.1. À la lumière d’un nombre d’arrêts aussi limité, il est encore trop tôt pour en arriver à des conclusions fermes. Alors que la Cour n’a pas hésité à appliquer l’article 8.1 dans les trois premiers arrêts, elle a semblé vouloir s’en éloigner dans les quatre suivants. Dans les deux derniers, elle n’a pas hésité à appliquer l’article 8.1, mais elle l’a fait dans le contexte usuel d’interaction entre la législation fédérale et la common law. Il reste à voir si la Cour cherchera à s’éloigner de l’article 8.1 lorsqu’elle sera appelée à nouveau à se prononcer dans un contexte d’interaction entre la législation fédérale et le droit civil.

Si la Cour devait alors s’éloigner de ces articles, les conséquences suivantes seraient à prévoir : une réduction du rôle du droit civil québécois dans l’interprétation de la législation fédérale et peut-être même un retour à la pratique antérieure, selon laquelle des concepts de common law seraient incorporés au droit civil québécois. De plus, en agissant ainsi, la Cour irait vraisemblablement à l’encontre de la volonté du législateur fédéral, volonté clairement exprimée à l’article 8.1.

Si, au contraire, la Cour appliquait au besoin l’article 8.1, cela aurait nécessairement comme effet d’accroître le rôle du droit civil québécois sur le plan national et l’arrêt DIMS permet d’entrevoir les retombées positives qui pourraient en découler.

L’article 8.1 de la Loi d’interprétation permet de concevoir et d’interpréter la législation fédérale en tenant compte du droit civil et de la common law. Si cet article est appliqué comme il se doit, les deux systèmes seront plus souvent mis en opposition et évalués. Ce processus devrait au minimum favoriser des échanges soutenus au niveau de la législation fédérale, entre le droit civil québécois et la common law des provinces canadiennes. Ce processus contribuerait sans doute à l’épanouissement du droit comparé au Canada. Plusieurs auteurs ont exprimé le souhait que l’existence au Canada d’une diversité juridique hors du commun puisse un jour donner lieu à de tels résultats, voire à un droit partiellement mixte ou métissé. Il est certain que l’article 8.1, s’il n’est pas mis au rancart, peut contribuer à l’évolution du droit en ce sens.

Espérons que ce souhait ne se transforme pas en chimère.