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Introduction

Le mariage à la Cour suprême, dont trois juges viennent obligatoirement du Québec (depuis 1949), l’est des juges dont la langue, la religion, l’éducation, le contexte social et la vision diffèrent considérablement dès le départ. Le mariage est plus long à se consommer [...] et parfois, il ne se consomme pas tout à fait [...].

L’honorable Claire L’Heureux-Dubé[1]

C’est dans ces termes que l’honorable Claire L’Heureux-Dubé, dans un discours à l’honneur de l’honorable Michel Bastarache, décrit la diversité des membres de la Cour suprême du Canada. À l’image du pays, cohabitent au sein de la plus haute juridiction canadienne des juges formés dans deux systèmes juridiques profondément différents : la common law, d’origine anglaise, et le droit civil québécois, issu du droit français. Cette particularité est l’une des conséquences du « bijuridisme », consacré au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui attribue aux provinces le pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils[2]. Depuis 1949, trois juges québécois doivent impérativement siéger aux côtés de six juges venant du reste du Canada[3].

La Cour suprême joue un rôle fondamental dans la mise en oeuvre du dualisme juridique. Toute la difficulté de la tâche réside dans la résolution des tensions découlant de ce mariage. En particulier, se pose la question de l’interprétation du droit fédéral en cas de divergence entre le droit civil et la common law. Quelles règles invoquer lorsque la loi ne se suffit plus à elle-même ? La réponse n’est pas évidente, car il n’existe pas de règles communes susceptibles d’en combler les lacunes[4]. L’absence de common law fédérale laisse le champ libre à l’application supplétive du droit privé provincial, qui fournira les ressources conceptuelles nécessaires à l’interprétation. Quelle tradition faut-il alors préférer ? On ne peut concevoir que l’application du droit ne soit pas uniforme, puisque le « texte s’applique à l’ensemble du pays »[5]. En d’autres termes, il est impossible de recourir au droit civil au Québec, et à la common law dans les autres provinces. La question implique donc un choix judiciaire, que nous nous proposons d’évaluer au niveau de la Cour suprême du Canada.

Dans cette optique, la propriété intellectuelle constitue un très bon exemple. En effet, la matière est, de tout le droit fédéral, celle qui présente le plus de points communs avec la « propriété et les droits civils » au sens de la Constitution. Or, dans ce domaine, l’article 8.1 de la Loi d’interprétation nous apprend que « le droit civil et la common law font pareillement autorité »[6]. Bien sûr, les droits intellectuels sont d’origine fédérale, ce qui les place en dehors du champ d’application de cette disposition, qui ne concerne que le droit provincial. Mais l’on peut au moins s’attendre à ce que la Cour suprême soit attentive au respect des deux traditions dans l’hypothèse d’une divergence dans les trois volets principaux de la propriété intellectuelle, soit le droit d’auteur, les brevets et les marques de commerce. Notre étude vise à démontrer que ce n’est pas le cas.

D’emblée, la législation canadienne est susceptible de nous aiguiller. Et force est de constater que le terrain normatif est hostile au droit civil[7]. Unique source du droit d’auteur au Canada, la Loi sur le droit d’auteur[8] (ci-après « LDA ») est historiquement basée sur le Copyright Act du Royaume-Uni, qui s’appliquait au Canada avant 1921. La Loi sur les brevets[9] (ci-après « LB ») tire quant à elle son origine de la loi américaine. Enfin, la Loi sur les marques de commerce[10] (ci-après « LMC ») est tellement inspirée des statutes anglo-américains qu’on peut lui accorder sans aucun doute l’étiquette de la common law[11]. Néanmoins, dans chacun de ces textes, le droit civil conserve une place à part. La LDA reconnaît ainsi les droits moraux et les droits voisins, caractéristiques des systèmes de tradition civiliste[12]. En droit des brevets, la loi a abandonné le système américain de first-to-invent au profit du first-to-file[13]. La LMC reconnaît quant à elle le concept de concurrence déloyale[14]. L’influence existe, mais elle est mineure. Ce biais législatif, qui s’ajoute à l’absence de neutralité institutionnelle[15], laisse deviner que les juges pencheront naturellement du côté de la common law. Mais jusqu’à quel point ?

Pour répondre à cette question, nous avons étudié l’intégralité des arrêts rendus par la Cour suprême en propriété intellectuelle de 2000, année de la nomination de Beverley McLachlin au poste de juge en chef du Canada, à 2014. Neuf de ces arrêts ont été soigneusement sélectionnés pour leur intérêt en droit comparé, en particulier avec celui de la France, notre point de référence européen. Une étude des réactions des juges à des tentatives, par des avocats, d’importer des notions continentales en droit canadien a révélé une forte tendance de la Cour à traiter ces concepts avec méfiance. Ce constat était trop intrigant pour s’arrêter en si bon chemin. Nous devions trouver une explication, un dénominateur commun à ces solutions. Il faut pour cela poser une autre question, celle par laquelle on tente de justifier le système : pourquoi accorde-t-on des droits de propriété intellectuelle (ci-après « DPI »)[16] ?

Dans les juridictions de common law comme l’Angleterre et les États-Unis, deux conceptions ont principalement prévalu : la philosophie libertarienne de John Locke et l’utilitarisme, dont John Stuart Mill est le précurseur. Selon Locke, les DPI sont des droits naturels accordés en récompense d’un dur labeur[17]. Les auteurs, les inventeurs et les titulaires de marques de commerce s’approprient le droit exclusif dès lors qu’ils fournissent un travail suffisant. Selon Mill, la fonction des droits n’est qu’utilitaire. L’octroi du monopole ne vise qu’à encourager l’innovation, la création ou le commerce[18]. Cette approche économique repose sur l’hypothèse que sans protection du droit, le nombre de créations intellectuelles serait trop faible pour permettre le développement de la science, de la culture, de l’éducation ou de la concurrence. Dans ce modèle, le libre usage est la règle; les DPI ne sont accordés que par exception, et ce, dans les limites de leur utilité socio-économique. Cela explique qu’il soit nécessaire de restreindre les droits exclusifs en fonction d’intérêts divergents. Ainsi, en common law, l’objectif de la propriété intellectuelle devient d’établir un équilibre entre la récompense accordée aux titulaires et d’autres intérêts contradictoires, comme ceux du public.

À l’inverse, les pays civilistes comme la France et l’Allemagne ont davantage été influencés par la théorie hégélienne de la personne[19]. Selon la vision continentale, les titulaires de DPI ont un droit naturel à la protection, car ils sont à l’origine de l’oeuvre, de l’invention ou du signe. Autrement dit, les droits sont intrinsèquement liés à la personne créatrice. Alors que c’est le travail qui constitue le mécanisme d’appropriation chez Locke, la primeur est ici accordée au premier occupant. En outre, le droit exclusif n’est plus vu comme une exception : il est plutôt un aménagement législatif du droit naturel. En conséquence, les intérêts de l’auteur, de l’inventeur ou du titulaire de la marque sont mis sur le devant de la scène. L’idée d’équilibre avec l’intérêt du public n’est pas totalement absente du débat, mais la balance a tendance à pencher du côté de la personne que l’on cherche à protéger. Les lois révolutionnaires françaises, ancêtres des systèmes civilistes modernes, ont été particulièrement réceptives à ces arguments moraux. La preuve en est qu’aujourd’hui encore, on se souvient avec admiration de Victor Hugo et de Charles Baudelaire en France, et d’Henry Ford aux États-Unis.

À un degré plus ou moins variable, la tension philosophique est présente dans chaque champ de la propriété intellectuelle. Au Canada, la lecture de la LDA, de la LB et de la LMC est peu instructive. C’est donc dans la jurisprudence qu’il faut chercher une explication à notre constat initial. Nous soutenons que la préférence accordée aux solutions issues de la common law s’explique par l’adhésion de la Cour suprême aux théories anglaises sur la justification de la propriété intellectuelle, en particulier l’utilitarisme. L’objet de nos investigations porte non seulement sur le traitement des concepts civilistes lorsque la Cour se prononce sur une question de propriété intellectuelle, mais aussi sur son mode de pensée d’un point de vue théorique. La discussion commence par le droit d’auteur, qui fait l’objet d’une fascinante opposition entre le copyright anglo-américain et le droit d’auteur du modèle français (I). Elle se poursuit naturellement en droit des brevets, où l’utilitarisme a préséance dans les deux systèmes (II). Dans les deux cas, l’identification d’une tendance passe nécessairement par la méthode chronologique. Enfin, la question des marques de commerce est particulière, car seulement un arrêt se prête à une comparaison en termes de hiérarchie des valeurs nous permettant de donner une nationalité au raisonnement de la Cour (III).

I. Droit d’auteur : le divorce est consommé

Les différences entre le droit civil et la common law sont les plus visibles sur le terrain du droit d’auteur. Traditionnellement le droit d’auteur civiliste s’oppose au copyright du modèle anglo-américain. On retrouve ainsi « un droit qui se pense, d’un côté, par référence à l’auteur, à la personne créatrice, de l’autre, par référence à l’exemplaire de l’oeuvre, au produit de la création que l’on préserve contre la copie »[20]. Bien que le Canada soit généralement considéré comme un pays de copyright, ni le législateur ni le gouvernement n’ont jamais défini avec précision l’objectif de la LDA[21]. Au cours des dernières années, la Cour suprême a comblé cette lacune politique en donnant la priorité aux solutions issues de la common law. Dès 2009, Daniel Gervais identifiait une trilogie d’arrêts ayant consacré un droit d’auteur canadien calqué sur la philosophie anglo-saxonne[22]. Nous compléterons cette trilogie tout en y ajoutant des éléments de comparaison avec le droit français.

Dans l’arrêt Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc[23], la Cour a donné le ton des décisions futures en effectuant un choix décisif en faveur de la common law (A). Dans les années qui suivirent, Théberge a été confirmé à de nombreuses reprises. Par exemple, l’affaire Desputeaux c. Éditions Chouette[24], non incluse dans la trilogie de Gervais, constitue un rejet explicite de la théorie de la personne (B)[25]. Le critère d’originalité de CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada[26] a lui aussi été guidé par l’utilitarisme et la volonté de protéger les intérêts d’individus particuliers (C). Enfin, l’analyse d’Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc[27] visera à démontrer que les notions continentales peuvent difficilement se développer dans un contexte philosophique hostile au droit civil (D).

A. L’interprétation du droit de reproduction et le rejet du droit de destination : Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain

L’arrêt Théberge illustre le mieux le choix de la Cour suprême en faveur de la common law. La fracture ne peut que sauter aux yeux du lecteur : l’opinion des trois juges québécois, dissidents, s’est heurtée de plein fouet à celle des quatre juges provenant de provinces de common law de la Cour[28].

Il était question d’« entoilage », un procédé chimique qui consiste à détacher l’encre d’une affiche pour reproduire une peinture dans le but de la transférer sur une toile. Comme l’opération détruit l’affiche, le nombre de copies n’augmente pas. Claude Théberge est un célèbre peintre qui a cédé à un éditeur le droit de publier des affiches représentant certaines de ses oeuvres. Trois galeries d’art ont acheté ces reproductions et les ont « entoilées » à des fins de revente. S’opposant à cette pratique, l’artiste intente un recours en injonction, reddition de comptes et dommages-intérêts devant la Cour supérieure du Québec. Il demande également la saisie avant jugement des affiches, qui ne peut être obtenue que s’il y a reproduction de l’oeuvre au sens du paragraphe 3(1) de la LDA[29]. Théberge est débouté en première instance, mais obtient gain de cause devant la Cour d’appel du Québec. Les galeries d’art se pourvoient devant la Cour suprême, qui doit maintenant déterminer si l’« entoilage » des affiches constitue un acte de contrefaçon.

Parmi les droits exclusifs énoncés au paragraphe 3(1) de la LDA, le droit de « produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’oeuvre, sous une forme matérielle quelconque » constitue le principal avantage économique conféré à l’auteur[30]. Ce droit de reproduction est tout aussi essentiel dans les pays de droit d’auteur, qui reconnaissent une telle prérogative dans leurs législations[31]. Toutefois, la notion est perçue différemment dans les deux systèmes : interprétée largement chez les civilistes, elle est comprise plus strictement en terres de common law. Voilà l’opposition clé entre les juges Binnie et Gonthier, porte-paroles de leurs traditions respectives[32].

Pour le juge Binnie, majoritaire, il ne peut y avoir de reproduction sans multiplication du nombre de copies. Cette interprétation découle de la portée historique de la notion, définie comme « l’action de produire des copies supplémentaires ou nouvelles de l’oeuvre sous une forme matérielle quelconque » [soulignements dans l’original][33]. Le jugement de la majorité est fortement inspiré de décisions anglaises ayant assimilé le droit de reproduction à un « droit de copie »[34]. Or, les faits nous apprennent que « là où on avait une seule affiche au départ, on a toujours une seule affiche »[35]. Les galeries d’art ne reproduisent donc pas l’oeuvre de Théberge[36].

C’est à cette philosophie de common law que répond le juge Gonthier, civiliste. Il soutient d’abord que le sens ordinaire du mot « reproduire » n’implique pas nécessairement l’augmentation d’exemplaires de l’oeuvre[37]. Ainsi, la reproduction doit être définie comme « la fixation matérielle ultérieure et non originale d’une première fixation matérielle originale »[38]. Il poursuit : « ce que l’on compte afin de déterminer s’il y a eu reproduction, ce n’est pas le nombre total de copies de l’oeuvre en existence suite à la rematérialisation, mais bien le nombre de matérialisations survenues dans le temps »[39]. Selon cette définition, l’« entoilage » constitue bien une violation de la LDA, les galeries faisant en quelque sorte « naître l’oeuvre une seconde fois »[40].

Ce critère de la fixation matérielle ne peut échapper au parallèle avec les systèmes continentaux, notamment la France que l’on citera en exemple. En effet, l’article L122-3 du Code de la propriété intellectuelle (ci-après « CPI ») définit la reproduction comme « la fixation matérielle de l’oeuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte »[41]. Il n’est donc pas étonnant que l’opinion du juge Gonthier ait séduit le spécialiste André Lucas, qui soutient qu’une interprétation libérale s’imposerait certainement en droit français[42]. Nous partageons cet avis. Le problème de l’entoilage n’est jamais parvenu devant les tribunaux français, mais il nous semble que la réponse se situerait dans la lignée des arrêts et jugements énonçant que le transfert sur un nouveau support constitue bien une reproduction[43]. Voilà donc un bel exemple des liens entre les pensées québécoise et française, que la règle de la majorité de la Cour suprême balaye d’un revers de main. C’est bien la décision du juge Binnie, sans aucun doute dictée par l’utilitarisme, qui fait désormais autorité :

La Loi est généralement présentée comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des oeuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur (ou, plus précisément, l’assurance que personne d’autre que le créateur ne pourra s’approprier les bénéfices qui pourraient être générés) [...].

On atteint le juste équilibre entre les objectifs de politique générale, dont ceux qui précèdent, non seulement en reconnaissant les droits du créateur, mais aussi en accordant l’importance qu’il convient à la nature limitée de ces droits. D’un point de vue grossièrement économique, il serait tout aussi inefficace de trop rétribuer les artistes et les auteurs pour le droit de reproduction qu’il serait nuisible de ne pas les rétribuer suffisamment. Une fois qu’une copie autorisée d’une oeuvre est vendue à un membre du public, il appartient généralement à l’acheteur, et non à l’auteur, de décider du sort de celle-ci.

Un contrôle excessif de la part des titulaires du droit d’auteur et d’autres formes de propriété intellectuelle pourrait restreindre indûment la capacité du domaine public d’intégrer et d’embellir l’innovation créative dans l’intérêt à long terme de l’ensemble de la société, ou créer des obstacles d’ordre pratique à son utilisation légitime. Ce risque fait d’ailleurs l’objet d’une attention particulière par l’inclusion, aux art. 29 à 32.2, d’exceptions à la violation du droit d’auteur. Ces exceptions visent à protéger le domaine public par des moyens traditionnels, comme l’utilisation équitable d’une oeuvre aux fins de critique ou de compte rendu, ou à ajouter de nouvelles protections, adaptées aux nouvelles technologies, telles que la reproduction limitée d’un programme d’ordinateur et l’« enregistrement éphémère » de prestations exécutées en direct.

La présente affaire démontre le conflit économique fondamental entre le titulaire du droit d’auteur sur une oeuvre et le propriétaire du bien matériel qui incorpore les expressions protégées par le droit d’auteur [notre soulignement][44].

Ces mots donnent un avant-goût des décisions futures. Sans les nommer, le juge Binnie se réfère aux « autres formes de propriété intellectuelle » pour lesquelles la même philosophie doit être adoptée. En ce qui concerne le droit d’auteur, le droit canadien s’harmonise désormais avec la pensée américaine, en particulier l’article I, section 8, clause 8 de la Constitution des États-Unis, qui donne au Congrès le pouvoir « de promouvoir le progrès de la science et des arts utiles, en assurant pour un temps limité aux auteurs et inventeurs le droit exclusif à leurs écrits et découvertes respectifs » [notre traduction][45].

On peut résumer les choses ainsi : la LDA a désormais pour principal objet d’encourager la création, c’est-à-dire la présence d’oeuvres sur le marché. Les prérogatives de l’auteur doivent impérativement être limitées dans le but de permettre au public d’accéder aux créations. En d’autres termes, il est nécessaire de protéger les droits des utilisateurs, comme les galeries d’art ayant acheté les affiches, au même titre que ceux de l’artiste. Guidé par l’intention du législateur, le juge Binnie conclut que les intérêts du propriétaire des affiches doivent l’emporter. Au contraire, le juge Gonthier met les intérêts de l’auteur en avant puisque dans la tradition civiliste, la loi est une institution organisant avant tout la protection de l’auteur. Ainsi, le juriste civiliste voit dans l’opinion du juge Binnie une interprétation stricte, qui réduit injustement le monopole de l’artiste. Le common lawyer y voit simplement le moyen de parvenir à l’objectif indiqué par le Parlement. Les auteurs de cet article n’ont pas échappé à ce désaccord sur la hiérarchie des valeurs.

Aussitôt que la Cour suprême a consacré l’utilitarisme, la place du droit civil est devenue très limitée dans l’ordre juridique canadien. Le rejet du droit de destination, bien connu des européens, en est la preuve. Cette théorie jurisprudentielle d’origine franco-belge consiste à conférer à l’auteur le pouvoir de contrôler l’usage matériel des copies autorisées de son oeuvre, ce qui aurait pu justifier la solution de la Cour d’appel dans l’affaire Théberge[46]. Mais tout comme le CPI, la LDA ne prévoit pas cette possibilité. Au Canada, le contrôle des usages ultérieurs des copies autorisées n’est prévu que dans deux dispositions spéciales, d’interprétation stricte, relatives aux enregistrements sonores et aux programmes d’ordinateur[47]. Pour ce motif, la Cour suprême refuse d’augmenter les prérogatives de l’auteur : « une fois qu’une copie autorisée d’une oeuvre est vendue à un membre du public, il appartient généralement à l’acheteur, et non à l’auteur, de décider du sort de celle-ci »[48]. Comme l’écrivent Michel Vivant et Jean-Michel Bruguière, « [l]a doctrine du droit de destination s’inscrit parfaitement dans un système où l’on entend défendre les auteurs face aux exploitants et où l’on retient une conception extensive du droit de reproduction »[49]. Or, le double objectif imposé par le juge Binnie requiert de limiter les droits de l’artiste. Seule la reconnaissance d’un droit d’auteur personnaliste, sur le modèle civiliste, aurait pu justifier la transposition du droit de destination au Canada[50]. Comme nous allons le voir, l’arrêt Chouette en a justement sonné le glas.

B. La consécration de l’arbitrabilité du droit moral : Desputeaux c. Éditions Chouette

Un an après Théberge, la Cour suprême est saisie d’un nouvel appel provenant du Québec. Le jugement intrigue, car il est écrit de la main du juge LeBel, formé dans la tradition civiliste[51]. Le résultat est pourtant le même : de nouveau, la vision personnaliste franco-allemande est écartée.

Les faits sont les suivants. Hélène Desputeaux et Christine L’Heureux s’associent pour la rédaction et l’illustration d’un livre pour enfant édité par les Éditions Chouette, dont L’Heureux est dirigeante et actionnaire majoritaire[52]. En 1993, les parties cèdent par licence l’exploitation du personnage principal à l’éditeur. Aux termes du contrat, Desputeaux et L’Heureux renoncent à leur droit moral et autorisent l’éditeur à concéder des sous-licences sans leur autorisation. Mais l’interprétation et l’application de la convention sont incertaines. L’éditeur cherche alors à faire reconnaître judiciairement son droit de reproduction de l’oeuvre[53]. Malgré l’absence de toute clause d’arbitrage, Desputeaux demande à la Cour supérieure que le litige soit tranché par un arbitre en vertu de la loi québécoise[54]. Le tribunal accepte la requête. L’arbitre élu par les parties désigne L’Heureux et Desputeaux comme co-auteures du livre, qualifié d’oeuvre en collaboration au sens de l’article 2 de la LDA. Par la suite, la Cour supérieure rejette une demande en annulation de la sentence intentée par Desputeaux. La Cour d’appel du Québec, quant à elle, fait droit au pourvoi. Elle énonce qu’en vertu de l’article 2639 du C.c.Q.[55], la paternité du droit d’auteur échappe à la compétence arbitrale, car elle « constitue un droit moral se rattachant à sa personnalité »[56].

À notre avis, la décision de la Cour d’appel du Québec s’inspire directement de la théorie hégélienne. Ce droit d’auteur « personnaliste » a émergé dans la tradition civiliste, alors que la common law a préféré assimiler le copyright à la notion plus économique de monopole. L’oeuvre est vue comme le prolongement de la personne de l’auteur; en conséquence, les idées et les droits ne peuvent être dissociés de la personne qui les produit[57]. Bertauld, éminent civiliste, écrivait : « [l]a contrefaçon [...] n’est pas une atteinte aux biens des auteurs, à leur patrimoine; elle est une atteinte à leur personne, à leur liberté; elle n’est pas un vol, elle est une violence »[58]. Aujourd’hui, la législation française porte encore l’empreinte de cette philosophie[59]. Par exemple, l’article L121-1 du CPI énonce que le droit à la paternité est un droit « attaché à la personne ». Quant à la LDA, elle se contente de déclarer le droit moral incessible sans expressément consacrer un droit de la personnalité inaliénable. La Cour suprême doit donc faire face à l’épineuse question de la nature du droit. Si le droit à la paternité est un droit de la personnalité comme en France, l’article 2639 du C.c.Q. impose de soustraire la matière à l’arbitrage. S’il est de nature économique comme le veut la common law, la sentence doit être maintenue.

En l’espèce, le juge LeBel donne un véritable coup de poignard à la vision personnaliste. Citant l’arrêt Théberge, il rappelle que bien que la LDA reconnaisse à la fois les droits économiques et moraux de l’auteur, les aspects économiques demeurent les plus importants[60]. Il est vrai que juste après avoir déclaré le droit moral incessible, le paragraphe 14.1(2) précise qu’ils sont susceptibles de renonciation. De plus, la loi est une « institution destinée à organiser la gestion économique de la propriété intellectuelle »[61]. Enfin, « [d]ans le cadre de la législation canadienne sur le droit d’auteur, bien que l’oeuvre constitue une “manifestation de la personnalité de l’auteur”, on se trouve fort loin des questions relatives à l’état et la capacité des personnes et aux matières familiales au sens de l’article 2639 C.c.Q »[62].

La formule « manifestation de la personnalité de l’auteur » est intéressante, car elle est inspirée du droit français. Nous y reviendrons. Pour le reste, il nous semble que la solution serait contraire en France. L’article 2639 du C.c.Q. trouve son équivalent à l’article 2060 du Code Civil, qui exclut du champ de l’arbitrage les questions relatives à l’état et la capacité des personnes. Cependant, la jurisprudence n’a pas définitivement tranché la question de l’arbitrabilité du droit moral. Il faut donc se tourner vers la doctrine. Certains auteurs plaident pour le caractère inaliénable du droit à la paternité, et donc pour sa soustraction à l’arbitrage[63]. Cette vision est classiquement civiliste. D’autres, plus libéraux, envisagent qu’il soit au moins possible d’arbitrer les conséquences de la violation ainsi que la procédure de saisie-contrefaçon[64]. Dans les deux cas, le caractère arbitrable des différends portant sur la paternité est plus difficilement reconnu en France qu’au Canada, où il ne fait désormais aucun doute que l’action en contrefaçon ou en violation du droit moral peut être soumise à l’arbitrage, comme aux États-Unis[65].

Tout n’est pourtant pas négatif pour la tradition civiliste. Chose assez rare pour être remarquée, la Cour s’est inspirée du droit français pour répondre à la question de savoir si le litige pouvait être exclu de l’arbitrage en tant que matière intéressant l’ordre public[66]. En France, la Cour de cassation a énoncé que les tribunaux judiciaires saisis d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale pour violation de l’ordre public doivent se limiter au contrôle de la solution donnée au litige[67]. En d’autres termes, le seul examen de dispositions d’ordre public par l’arbitre ne suffit pas : pour que la décision soit annulée, les motifs de la sentence arbitrale doivent être contraires à ces principes. Dans l’arrêt Chouette, le juge LeBel applique cette solution, au motif que le Québec est une juridiction analogue à la France en matière d’arbitrage[68]. Ce rapprochement est un aveu. Dans le domaine de l’arbitrage, le juge LeBel n’a aucune hésitation à rapprocher la France et le Québec. En droit d’auteur, cependant, un tel rapprochement semble désormais impossible, car la Cour suprême donne préséance à la common law. Il arrive toutefois que les deux visions aboutissent à des résultats fonctionnellement équivalents : c’est le cas du critère d’originalité tel que défini dans l’arrêt CCH.

C. Le critère d’originalité : CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada

Condition fondamentale du droit d’auteur, l’originalité n’est pas définie par la loi[69]. Face au silence du législateur, la Cour suprême a dû choisir, dans l’arrêt CCH, entre deux interprétations de nationalité différente : l’une guidée par la théorie du travail, l’autre par la théorie de la personne[70].

L’affaire opposait des éditeurs juridiques au Barreau de l’Ontario, dont la Grande bibliothèque fournissait à ses membres un service de photocopie d’ouvrages juridiques. Les copies pouvaient être imprimées sur place ou envoyées par courriel. En 1993, les éditeurs intentent une action en contrefaçon contre le Barreau. L’enjeu est de déterminer si les photocopies de décisions judiciaires, d’articles de doctrine et de chapitres de manuels juridiques constituent des oeuvres originales susceptibles d’être protégées, et le cas échéant, si le Barreau viole le droit d’auteur sur ces oeuvres. La Cour suprême conclut que la plupart des ouvrages sont des oeuvres originales, mais écarte la violation du droit d’auteur, car l’utilisation des oeuvres est équitable au sens de l’article 29 de la LDA. Nous avons écarté ce dernier aspect pour nous concentrer sur la question de l’originalité[71].

En common law, l’oeuvre est originale dès lors qu’elle est plus que la copie d’une autre[72]. Ainsi, conformément à la théorie lockéenne, on accorde la protection aux créateurs qui, du fait de leur effort ou leur labeur, l’ont méritée[73]. Cette doctrine du « sweat of the brow » est encore vivante dans plusieurs juridictions telles que l’Angleterre et l’Australie[74]. Elle s’explique par la volonté d’encourager la diffusion du plus grand nombre possible d’oeuvres sur le marché[75]. De manière intéressante, la Cour suprême des États-Unis lui a tourné le dos pour se rapprocher des systèmes continentaux. Ainsi, dans l’arrêt Feist, elle a exigé un degré minimal de créativité pour que l’oeuvre soit protégeable[76]. Cette étincelle de créativité est également une condition en France, où les tribunaux sont encore plus stricts[77].

Au Canada, dans l’arrêt Tele-Direct, on avait refusé d’accorder la protection du droit d’auteur à une compilation au motif que l’oeuvre n’avait pas fait l’objet d’un effort créatif suffisant[78]. Il s’agissait d’un retour à une conception personnaliste inspirée par l’arrêt Feist et les systèmes continentaux[79]. Dans l’affaire CCH, le juge de première instance avait conclu à l’absence d’originalité en suivant ce raisonnement. La Cour suprême est toutefois venue changer la donne :

J’arrive à la conclusion que la juste interprétation se situe entre ces deux extrêmes. Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur, une oeuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre oeuvre. Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement. J’entends par talent le recours aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience pour produire l’oeuvre. J’entends par jugement la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’oeuvre. Cet exercice du talent et du jugement implique nécessairement un effort intellectuel. L’exercice du talent et du jugement que requiert la production de l’oeuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique. Par exemple, tout talent ou jugement que pourrait requérir la seule modification de la police de caractères d’une oeuvre pour en créer une « autre » serait trop négligeable pour justifier la protection que le droit d’auteur accorde à une oeuvre « originale »[80].

Dans le cas des sommaires, les choix des éléments précis de la décision ainsi que de l’ordonnancement supposent l’exercice du talent et du jugement[81]. Il en est de même pour les résumés jurisprudentiels[82]. Quant à l’index analytique, qui contient une liste de décisions incluant un bref résumé de chacune d’entre elles, son auteur a dû effectuer un tri initial, dégager l’essence des décisions et les attribuer à chacune des rubriques[83]. Enfin, les compilations de jugements sont originales du fait de leur agencement par leur auteur[84].

Selon Daniel Gervais, cette solution serait fonctionnellement identique à la solution américaine et à la solution civiliste :

In my view, the Supreme Court chose a “middle path” only in appearance. In fact, Canada has taken on a standard essentially identical to that of our American neighbours and to the Continental systems. This is clear for at least two reasons. First, the level of originality as defined by the Supreme Court is functionally almost impossible to distinguish from the “modicum of creativity” approach of Feist. Indeed, what makes it so that the effort and labour are neither mechanical nor trivial? The answer is precisely the presence of a modicum of creativity[85].

Il est vrai qu’en France, les sommaires de jurisprudence sont protégés de la même façon que dans l’arrêt CCH, à l’exception des décisions judiciaires, qui ne peuvent par nature être appropriées[86]. Cependant, aux fins de la présente étude, que les droits français, américain et canadien se ressemblent sur la question n’a que peu d’importance. Ce qui nous intéresse est la manière de raisonner de la Cour, la nationalité de son mode de pensée. Gardons à l’esprit que le copyright aborde le problème de l’originalité, comme les autres questions, par le prisme de la balance d’intérêts. À l’inverse, le droit d’auteur se concentre sur le lien entre la personne de l’auteur et son oeuvre. Selon la théorie franco-belge classique, l’originalité est une notion subjective exigeant l’empreinte de la personnalité de l’auteur : c’est parce que le créateur est personnellement impliqué dans son oeuvre qu’il bénéfice de la protection[87]. Or, dans l’arrêt CCH, la juge en chef McLachlin pose, parmi les justifications du critère de l’exercice du talent et du jugement, la nécessité d’aboutir à un équilibre entre intérêts publics et privés. Ainsi, le critère fondé sur l’exercice du talent et du jugement « garantit que l’auteur ne touchera pas une rétribution excessive pour son oeuvre », et « est en outre propice à l’épanouissement du public, d’autres personnes étant alors en mesure de créer de nouvelles oeuvres à partir des idées et de l’information contenues dans les oeuvres existantes »[88]. À l’inverse, selon la juge McLachlin, le critère fondé sur le labeur n’est pas assez strict et favorise trop les droits du titulaire, alors que la créativité est une condition trop rigoureuse.

En somme, il apparaît clairement que la définition du critère d’originalité canadien a été guidée par l’utilitarisme de l’affaire Théberge : « lorsqu’ils sont appelés à interpréter la Loi sur le droit d’auteur, les tribunaux doivent s’efforcer de maintenir un juste équilibre entre [l]es deux objectifs »[89]. Avant nous, Gervais a justement affirmé que cette logique se situe dans la continuité de l’histoire du copyright britannique[90]. Il nous revient d’en tirer les conséquences. Les notions civilistes, croyons-nous, s’épanouissent difficilement dans un contexte utilitariste. Le rejet du droit de destination a déjà servi à justifier cette hypothèse. L’arrêt Kraft permettra de l’étayer.

D. L’abus de droit à la recherche d’une nouvelle terre : Euro-Excellence c. Kraft Canada

Kraft Canada Inc. (ci-après « KCI ») est le distributeur exclusif au Canada des chocolats Côte d’Or et Toblerone, fabriqués en Europe par Kraft Foods Belgium SA (ci-après « KFB ») et Kraft Foods Schweiz AG (ci-après « KFS »). KCI reproche à Euro-Excellence, ancien distributeur des chocolats Côte d’Or, de continuer à s’approvisionner (d’une source anonyme) et à commercialiser des tablettes après le terme de son contrat de distribution[91]. Il est à noter qu’Euro-Excellence ne vendait pas des imitations frauduleuses, mais bien le véritable chocolat Côte d’Or[92]. Alors que KCI était titulaire des marques de commerce Toblerone et Côte d’Or au Canada, le délit de contrefaçon et le délit de substitution (passing-off) ne pouvaient être envisagés, en l’absence de commercialisation trompeuse ou de confusion quant à l’origine du produit[93].

Face à l’impuissance du droit des marques, KFB et KFS développent alors une stratégie intéressante pour empêcher l’importation parallèle d’Euro-Excellence, nuisible aux intérêts du distributeur canadien KCI. Ramenant le débat sur le terrain du droit d’auteur, les sociétés européennes enregistrent au Canada les illustrations figurant sur les emballages des tablettes de chocolat en tant qu’oeuvres artistiques protégées, avant de concéder une licence exclusive de reproduction et d’utilisation de ces logos à KCI[94]. Disposant désormais d’un intérêt suffisant dans le droit d’auteur invoqué, KCI intente, aux côtés de KFB et KFS, une action en contrefaçon contre Euro-Excellence. Selon KCI, l’importation au Canada des exemplaires de l’oeuvre « éléphant » ornant les tablettes de chocolat serait visée par l’alinéa 27(2)e) de la LDA, qui se lit comme suit :

(2) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci-après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une oeuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit :

  1. la vente ou la location;

  2. la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur;

  3. la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial;

  4. la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c);

  5. l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c) [notre soulignement][95].

Cet article, qui a pour but de protéger le titulaire canadien ne détenant pas de droits à l’étranger, établit une présomption de violation du droit d’auteur même lorsque les oeuvres importées ne contreviennent pas aux lois sur le droit d’auteur dans le pays de production[96]. À la question de savoir si la LDA permet à un licencié exclusif d’empêcher l’importation parallèle d’oeuvres protégées, la Cour suprême donne raison à KCI à la suite d’un complexe débat sur la notion de licence[97].

Subsidiairement, le Professeur Pierre-Emmanuel Moyse, avocat d’Euro-Excellence et professeur à l’Université McGill, invoque l’argument civiliste de l’abus de droit[98]. Il soutient que l’usage du droit d’auteur sur le logo Côte d’Or pour contourner l’impuissance du droit des marques de commerce est contraire à la finalité de la LDA telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Théberge[99]. L’idée est intéressante. Dans la tradition romano-germanique, l’abus corrige l’usage d’un droit hors de la fonction à laquelle il correspond. Véritable principe de « super légalité »[100], il vise à sanctionner l’auteur d’un acte a priori légal, car sous le couvert d’une règle de droit, mais qui en réalité détourne le droit de son objectif social. L’objectif et la raison d’être d’une telle théorie serait, selon la formule de Louis Josserand, père de la théorie des droits-fonction[101], d’« assurer le triomphe de l’esprit des droits »[102]. Au Québec, l’abus fait l’objet d’une reconnaissance à l’article 7 du C.c.Q., qui dispose qu’« [a]ucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi ». La Cour suprême s’est penchée sur cette disposition à deux reprises[103]. Des deux côtés de l’Atlantique, l’abus a reçu application dans des domaines aussi variés que le droit de propriété (relations de voisinage, actes de vandalisme), le droit du travail (piquetage, grève) et le droit administratif (abus de pouvoir, retrait de permis, etc.)[104].

Il est naturel de penser que la propriété intellectuelle puisse constituer un terrain favorable au développement d’une norme comme l’abus. La mauvaise presse de la matière ne révèle-t-elle pas la crise de légitimité dont elle souffre ? Les nouvelles expressions comme le copyleft, copyfraud ou copywrong et les patent trolls paraissent également toucher au champ lexical de l’abus[105]. Ainsi, ne pourrait-il pas jouer un rôle correctif face à ces excès ? À ces questions, le Professeur Moyse propose de répondre par l’affirmative. Les arguments ne manquent pas. En premier lieu, en refusant d’accorder la protection du droit des marques de commerce à la société Kirkbi AG, qui tentait de recréer un monopole après l’expiration de son brevet sur des briques LEGO, la Cour suprême a rendu une décision semblant toucher au vocable de l’abus[106]. En deuxième lieu, les tribunaux civilistes ont déjà pris acte du besoin d’élaborer une norme correctrice. Par exemple, en France, la Cour de cassation a souvent reconnu l’abus des droits patrimoniaux, en notant que « l’exercice d’un droit exclusif par son titulaire peut donner lieu à un comportement abusif »[107]. De même, a été jugé abusif l’emploi du droit moral de retrait et de repentir à des fins patrimoniales, car le droit faisait l’objet d’un détournement[108]. Enfin, plusieurs textes internationaux emploient le langage de l’abus. Par exemple, les ADPIC réfèrent à « l’usage abusif des droits de propriété intellectuelle »[109], d’une manière plus descriptive que prescriptive toutefois, s’adressant plus aux législateurs qu’aux tribunaux.

Comment la Cour suprême a-t-elle réagi à cet argument purement civiliste ? Selon le Professeur Moyse, « [l]’abus fut clairement la pomme de discorde qui empêcha le consensus »[110]. La majorité, dont le juge Rothstein a rédigé l’opinion, est restée totalement indifférente à l’argument[111]. Guère plus réceptif, le juge Fish exprime « un doute sérieux quant à la possibilité de transformer ainsi le droit régissant la protection de la propriété intellectuelle au Canada en un instrument de contrôle du commerce qui n’est pas envisagé par la Loi sur le droit d’auteur »[112]. Seul le juge Bastarache se démarque par son ouverture. Celui-ci explique que la LDA ne protège que les intérêts économiques légitimes, c’est-à-dire les avantages économiques résultant de l’exercice du talent et du jugement. Or, les gains du titulaire du droit d’auteur sur les logos résultant de la vente du chocolat ne relèvent pas de tels intérêts[113]. Le Professeur Moyse a dressé ici un intéressant parallèle avec les écrits de Josserand, qui identifiait déjà le défaut d’intérêt légitime comme l’un des critères caractérisant l’exercice abusif d’un droit[114]. Toutefois, le juge Bastarache tranche le litige à la lumière de la notion de licence, tout comme le juge Rothstein, et n’a donc pas à se prononcer sur la question, qu’il reporte jusqu’à ce qu’occasion plus appropriée se présente[115]. Bien que la notion existe désormais dans l’ordre juridique, le résultat est très mitigé. Comment expliquer ce cruel manque d’intérêt ?

Pour le juriste de common law comme le juge Rothstein, l’abus de droit est une notion obscure. Essentielle à la tradition civiliste, elle a connu de grandes difficultés de transposition. Le phénomène serait dû aux divergences sur la dimension accordée à la notion de droit ainsi qu’à l’existence d’équivalents fonctionnels en common law[116]. En France, l’héritage romain du Corpus iuris civilis a permis à la doctrine et à la jurisprudence de construire un système de droits érigés en une véritable institution, un concept fondamental à la base de la distinction entre le droit privé et le droit public, les États et les individus[117]. À l’inverse, la common law fonde son ordre juridique sur la notion d’interest et non sur les rights, lesquels ne constituent qu’une source secondaire malgré leur apparente synonymie terminologique avec les droits[118]. En conséquence, le common lawyer voit difficilement dans le right une mesure d’autorité suffisante pour qu’on puisse en abuser[119]. La common law a donc naturellement tendance à trouver des équivalents fonctionnels. Serait-ce l’equity[120] ? La doctrine du misuse ? Les torts de nuisance ou de conspiracy[121] ? En tout état de cause, l’existence de mécanismes équivalents rend la transposition de la notion de l’abus de droit moins nécessaire.

Surtout, et c’est là le coeur de notre argument, l’abus de droit s’intègre mal dans le modèle utilitaire. Pour l’avocat d’Euro-Excellence, il « donne un vocabulaire nouveau à l’intérêt du public, un moyen d’opposition au défendeur dans une action en contrefaçon, un argument au juge, un sentiment de justice au public » [nos italiques][122]. Selon lui, la norme correctrice pourrait alors être transportée en common law, car elle reconnaît la nature limitée des droits comme le veut le double équilibre établi par le copyright. Avec déférence pour l’opinion du Professeur Moyse, nous la trouvons non fondée. À notre avis, la difficulté de compréhension tient au fait que l’abus n’a pas pour fonction principale de protéger les droits spécifiques des autres utilisateurs. Bien que les systèmes affiliés au droit civil placent la personne de l’auteur au centre de leurs préoccupations, les prérogatives du créateur ne sont pas absolues. L’abus existe donc pour sanctionner les usages excessifs : il faut, pour le caractériser, porter un jugement sur l’exercice du droit. À l’inverse, le copyright établit un équilibre entre l’intérêt de l’auteur et celui du public, qui est d’accéder à l’oeuvre au prix le plus bas. Or, l’abus de droit n’a pas cette vocation. En interdisant l’usage du droit hors de sa finalité sociale, il sert l’intérêt commun, c’est-à-dire la société prise dans son ensemble. Autrement dit, il sert l’intérêt public et non l’intérêt du public[123]. La common law n’accorde que peu d’attention à la préservation de l’intérêt commun : elle est davantage préoccupée par la protection des intérêts spécifiques d’individus déterminés. Par exemple, le juge Binnie dans l’affaire Théberge cherchait à protéger les acheteurs des affiches relativement à leur droit de propriété sur les représentations de l’oeuvre. Dans CCH, il s’agissait de permettre aux usagers de la bibliothèque de photocopier les ouvrages juridiques. Par contraste, l’abus consiste à protéger l’intérêt commun contre les usages de la propriété intellectuelle hors de sa fonction. L’idée est trop abstraite pour plaire au pragmatique common lawyer. Aux États-Unis, la doctrine du « copyright misuse » est la plupart du temps appliquée lorsque le titulaire s’est rendu coupable d’un comportement anti-compétitif. Ce n’est que très rarement que les tribunaux ont reconnu le « mésusage » en cas d’utilisation du droit d’auteur contrairement aux objectifs de la loi[124]. En somme, l’idée d’abus fondé sur la finalité du droit est une idée trop peu concrète pour être expatriée. Pas étonnant alors que le juge Rothstein qualifie l’idée de « vague »[125].

La philosophie utilitariste constitue un obstacle difficile à franchir pour que les notions civilistes fassent leur chemin jusqu’au Canada. Prérogative trop importante de la common law, comme c’est le cas pour le droit de destination, ou subtile incompatibilité avec le droit civil, par exemple concernant l’abus de droit, le constat est le suivant : le droit civil ne peut s’épanouir dans un système de copyright. Nous tenterons maintenant d’étendre cette conclusion au droit des brevets.

II. Brevets : la balance a-t-elle basculé ?

Il ne serait pas raisonnable d’analyser les trois champs de la propriété intellectuelle de la même façon. Les nombreuses différences entre le droit d’auteur et le droit des brevets nous contraignent à modifier notre cadre d’analyse. Dans la lignée de l’arrêt Théberge, l’on pourrait présenter la LB comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de l’innovation et de la commercialisation des inventions et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour l’inventeur. Mais si la théorie utilitariste s’exporte très bien du droit d’auteur vers le droit des brevets, la vision personnaliste résiste moins bien au changement de terrain. Dans les juridictions civilistes, l’influence de la théorie hégélienne en droit des brevets est en effet moins nette qu’en droit d’auteur. Bien que les intérêts de l’inventeur soient toujours mis en avant, les pays d’Europe continentale ne sont pas sourds aux réalités économiques et prennent soin de réduire l’étendue du monopole du breveté dans le but d’encourager l’innovation. Ainsi, en France, les deux théories s’interpénètrent dans le droit des brevets[126]. Dès lors, la théorie utilitaire n’est plus seulement assimilable à la common law.

L’analyse comparative ne peut non plus demeurer inchangée. En droit d’auteur, l’adoption du droit anglais au Canada équivalait généralement à un choix en faveur de la common law. Ici, l’adhésion de l’Angleterre à la Convention sur le brevet européen[127] (ci-après « CBE ») change la donne. Au moment de trouver un compromis entre les deux traditions, les pays de droit civil ont influencé le droit anglais et inversement. Les méthodes continentales pourraient donc avoir un effet ricochet au Canada. Aussi, il ne faut pas oublier qu’harmonisation n’est pas synonyme d’unification : malgré la construction européenne, le droit anglais se situe encore en marge des autres juridictions En somme, en droit des brevets canadien, on ne peut supposer qu’une référence au droit anglais implique nécessairement le renvoi à un point de vue traditionnel de common law; il faut tenter de comprendre le mode de pensée de la Cour suprême par d’autres moyens.

Seuls les arrêts sujets à l’analyse comparative ont été retenus. Dans les arrêts Free World et Whirlpool, la Cour suprême a formulé une méthode d’interprétation des brevets dont l’esprit présente certaines similitudes avec le droit français (A). Dans Harvard College c. Canada, elle a démontré son adhésion à la théorie utilitaire et sa préférence pour le droit américain en rejetant l’exception européenne d’ordre public et de moralité (B). Enfin, l’arrêt Monsanto a, tout comme les arrêts Free World et Whirlpool, fait prévaloir l’intérêt du breveté (C). Où est donc la continuité entre ces décisions ? Nous tenterons d’y voir plus clair là où la Cour a semblé obscurcir la situation plus qu’elle ne l’a simplifiée.

A. L’interprétation des revendications : la réconciliation ? (Whirlpool et Free World)

Tout litige portant sur la validité ou la contrefaçon d’un brevet débute par l’interprétation des revendications. Ces dernières, situées à la fin du mémoire descriptif, définissent « distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif »[128]. L’interprétation des revendications est une opération cruciale : elle permet avant tout de délimiter la portée du brevet. Puisque la LB est muette sur la manière de procéder, la Cour suprême s’est chargée d’énoncer les règles actuelles dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc.[129] et Free World Trust c. Électro Santé Inc.[130].

Traditionnellement, le droit civil et la common law emploient deux méthodes opposées[131]. Les juridictions continentales préfèrent généralement l’interprétation téléologique, qui consiste à rechercher l’intention du breveté en se servant de l’invention et des dessins, même en l’absence d’ambigüité. Comme les revendications sont vues comme un simple guide pour déterminer l’intention de l’inventeur, un fort degré de protection est souvent accordé à ce dernier. Par contraste, l’approche littérale, née en Angleterre, impose de ne s’en tenir qu’au sens étroit et textuel des mots utilisés dans les revendications. Les dessins et la description ne sont utilisés qu’en cas d’incertitude. L’approche littérale est censée garantir la sécurité juridique en permettant aux concurrents éventuels d’estimer si leur activité viole le monopole du titulaire du droit.

Aujourd’hui, il serait faux d’associer l’une ou l’autre des méthodes au droit civil ou à la common law[132]. Par exemple, au Japon, pays de tradition civiliste, les tribunaux s’en tiennent au texte des revendications. En Angleterre, c’est plutôt l’interprétation téléologique qui est devenue le principe. Nous y reviendrons. Il s’agit maintenant de trouver une nouvelle ligne de démarcation entre le droit civil et la common law, tâche ardue puisque les deux traditions cherchent à établir un équilibre entre, d’une part, la protection équitable du titulaire du brevet et, d’autre part, la sécurité juridique, c’est-à-dire la prévisibilité de l’étendue du monopole[133]. À notre avis, la différence réside dans le degré de protection accordé au breveté. Nous suggérons que la protection du titulaire est plus importante en droit civil, alors que la common law accorde une place plus importante à la sécurité juridique. Il nous faudra d’abord confirmer cette hypothèse en présentant rapidement les droit américain, anglais et français (1) pour ensuite positionner les arrêts Free World et Whirlpool sur l’échelle des juridictions (2).

1. L’étendue de la protection en droit civil et en common law

Aux États-Unis, l’objectif de sécurité juridique prime sur la protection du titulaire du droit[134]. L’approche littérale est généralement préférée, mais celle-ci est assouplie par la doctrine des équivalents, qui permet à un tribunal de retenir la contrefaçon à l’encontre d’un produit ou d’un procédé « accompli[ssant] essentiellement la même fonction, d’une manière essentiellement identique pour obtenir essentiellement le même résultat »[135]. Néanmoins, cette théorie fait l’objet d’importantes limitations. D’abord, si l’inventeur renonce à certains éléments des revendications durant le traitement de la demande de brevet afin d’éviter un argument sur la brevetabilité de l’invention (comme, par exemple, sur son antériorité), il ne peut se prévaloir de la doctrine s’agissant de ces éléments. C’est ce que les Américains appellent « prosecution history estoppel » ou « file-wrapper estoppel »[136]. Ensuite, la comparaison s’effectue élément par élément et non par rapport à la totalité de l’invention (« all-elements rule »). Ainsi, si l’un des éléments est complètement absent du produit ou du procédé accusé de contrefaçon, il n’y aura pas violation du brevet en vertu de la théorie des équivalents. Autrement dit, tous les éléments (sous une forme analogue ou littérale) doivent être présents.

Dans l’Union européenne, la situation est plus complexe. Avant l’entrée en vigueur de la CBE, les tribunaux anglais étaient liés par le sens exact des mots utilisés dans les revendications. À l’inverse, les tribunaux allemands avaient opté pour l’interprétation téléologique. Aujourd’hui, l’article 69 de la CBE, complété par son protocole interprétatif, établit un compromis entre ces deux extrêmes. L’article 69 dispose que « [l]’étendue de la protection conférée par le brevet européen ou par la demande de brevet européen est déterminée par les revendications. Toutefois, la description et les dessins servent à interpréter les revendications »[137]. Le protocole interprétatif précise :

L’article 69 ne doit pas être interprété comme signifiant que l’étendue de la protection conférée par le brevet européen est déterminée au sens étroit et littéral du texte des revendications et que la description et les dessins servent uniquement à dissiper les ambigüités que pourraient recéler les revendications. Il ne doit pas davantage être interprété comme signifiant que les revendications servent uniquement de ligne directrice et que la protection s’étend également à ce que, de l’avis d’un homme du métier ayant examiné la description et les dessins, le titulaire du brevet a entendu protéger. L’article 69 doit, par contre, être interprété comme définissant entre ces extrêmes une position qui assure à la fois une protection équitable au titulaire du brevet et un degré raisonnable de sécurité juridique aux tiers[138].

La Convention laisse aux tribunaux domestiques le soin de choisir les moyens pour atteindre l’équilibre entre intérêts privé et public. Si cette liberté est plutôt positive, elle est néanmoins responsable d’une divergence au sein même de l’Union européenne relativement au degré de protection du breveté. En Angleterre, la Chambre des Lords a abandonné, dans le célèbre arrêt Catnic, l’approche littérale au profit de l’interprétation téléologique[139]. On emploie une méthode similaire en France, où les tribunaux recherchent le sens exact des revendications, sans s’en tenir à la lettre de celles-ci, et en se servant de la description et des dessins[140]. Par ailleurs, les pays de droit civil, tout comme la common law anglaise, découragent le recours à la demande de brevet pour limiter le monopole du breveté[141]. La principale différence se situe au niveau de la doctrine des équivalents, reconnue en France mais pas en Angleterre. Dans l’arrêt Kirin-Amgen, la Chambre des Lords a fait valoir que l’interprétation téléologique suffisait à remplir les obligations de l’Angleterre vis-à-vis du protocole interprétatif :

If literalism stands in the way of construing patent claims so as to give fair protection to the patentee, there are two things that you can do. One is to adhere to literalism in construing the claims and evolve a doctrine which supplements the claims by extending protection to equivalents. That is what the Americans have done. The other is to abandon literalism. That is what the House of Lords did in the Catnic case.[142]

L’Angleterre a donc conservé sa vieille habitude de faire prévaloir la sécurité juridique[143]. En France, la reprise des éléments essentiels du brevet est, par contraste, constitutive du fait de contrefaçon. Celle-ci est établie dès lors que deux moyens de forme différente remplissent la même fonction en vue d’un résultat semblable[144]. Il en est de même devant la Cour suprême allemande[145].

En somme, en France et en Allemagne, où l’interprétation téléologique se combine avec la théorie des équivalents, l’objectif de protection du breveté prend le dessus. En Angleterre, où seule la méthode téléologique est reconnue, l’objectif de sécurité est mis en avant, comme aux États-Unis. Présentée ainsi, l’opposition entre le droit civil et la common law apparaît clairement. Les arrêts Free World et Whirlpool seront analysés en fonction de ces éléments.

2. L’étendue de la protection en droit canadien

Au Canada, l’étendue de la protection découlant d’un brevet « doit être non seulement équitable, mais aussi raisonnablement prévisible »[146]. Ce double objectif n’a rien d’original. Nous chercherons à évaluer si la balance penche du côté du titulaire du droit, comme en France et en Allemagne, ou si l’objectif de sécurité juridique prévaut, comme en Angleterre et aux États-Unis.

Dans l’arrêt Whirlpool, le juge Binnie s’est directement inspiré de l’arrêt Catnic, appliqué au Canada dans l’affaire O’Hara[147]. La Cour suprême consacre l’interprétation téléologique, définie comme « l’identification [...], avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments “essentiels” de son invention »[148]. En général, cette approche est favorable au titulaire du droit. L’affaire Whirlpool en est le parfait contre-exemple, car le breveté cherchait à limiter la portée des revendications pour échapper à l’invalidité de son brevet pour cause de double brevet[149]. Cette situation est cependant très rare. Le plus souvent, l’inventeur se sert de la souplesse de la méthode téléologique pour plaider en faveur d’une interprétation large lui permettant d’étendre son monopole. Le degré de protection est donc généralement supérieur à celui accordé par le droit américain, moins favorable au titulaire[150]. Cette observation est confirmée dans l’arrêt canadien Free World par le rejet du « prosecution history estoppel », c’est-à-dire qu’il est impossible de se servir de l’examen de la demande pour déterminer l’étendue du monopole du brevet[151].

Jusqu’ici, le droit canadien présente plusieurs points communs avec le droit de l’Union européenne. Est-il plus proche du droit anglais ou du droit français ? Premier constat : c’est l’arrêt Catnic, rendu indépendamment de la CBE, qui a servi de source d’inspiration[152]. Néanmoins, la jurisprudence anglaise la plus récente contredit les arrêts de la Cour suprême du Canada. Dans Kirin-Amgen, rendu quatre ans après Free World et Whirlpool, Lord Hoffman a abandonné la doctrine des équivalents telle qu’elle avait été reformulée dans l’arrêt Improver[153]. À l’inverse, dans Free World, le juge Binnie exprime son soutien à la théorie des éléments essentiels :

Il serait injuste de permettre qu’un appareil qui ne se distingue de celui décrit dans les revendications du brevet que par la permutation de caractéristiques secondaires échappe impunément au monopole conféré par le brevet. En conséquence, les éléments de l’invention sont qualifiés soit d’essentiels (la substitution d’un autre élément ou une omission fait en sorte que l’appareil échappe au monopole), soit de non essentiels (la substitution ou l’omission n’entraîne pas nécessairement le rejet d’une allégation de contrefaçon). Pour qu’un élément soit jugé non essentiel et, partant, remplaçable, il faut établir que (i), suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l’inventeur n’a manifestement pas voulu qu’il soit essentiel, ou que (ii) à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art aurait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué sans que cela ne modifie le fonctionnement de l’invention, c.-à-d. que, si le travailleur versé dans l’art avait alors été informé de l’élément décrit dans la revendication et de la variante et [TRADUCTION] « qu’on lui avait demandé de déterminer si la variante pouvait manifestement fonctionner de la même manière », sa réponse aurait été affirmative : Improver Corp. [...]. Dans ce contexte, je crois qu’il faut entendre par « fonctionner de la même manière » que la variante (ou le composant) accomplirait essentiellement la même fonction, d’une manière essentiellement identique pour obtenir essentiellement le même résultat » [italiques dans l’original][154].

La méthode de Free World et Whirlpool offre un important degré de protection au breveté. Elle se distingue de celle de l’Angleterre, où la balance penche désormais du côté du public. En réalité, la doctrine des éléments essentiels a été si peu utilisée au Canada que certains auteurs se sont demandés si cette faible application ne reflétait pas implicitement l’opinion de Lord Hoffman dans Kirin-Amgen[155]. Pour les besoins de notre étude, nous en sommes restés aux décisions de la Cour suprême. Nous nous limitons à constater que la cour de la juge en chef McLachlin reconnaît à la fois l’interprétation téléologique et la doctrine des éléments essentiels, comme la majorité des systèmes continentaux. La protection en matière d’interprétation des revendications est donc comparable à celle accordée en France et en Allemagne. On ne pourrait cependant qualifier la méthode de civiliste, puisque seuls des arrêts anglais ont été cités. Cette proximité dans le raisonnement intrigue. Ne contraste-t-elle pas avec le droit d’auteur ? En effet, dans l’arrêt Théberge, le juge Binnie avait exprimé une inquiétude relativement au « contrôle excessif de la part des titulaires du droit d’auteur et d’autres formes de propriété intellectuelle »[156]. Tout ceci demande confirmation dans d’autres domaines du droit des brevets.

B. L’exception de moralité et d’ordre public en milieu hostile : Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets)

Si les considérations sociales et éthiques sont fondamentales dans toutes les juridictions, leur prise en compte par le droit des brevets est, elle, sujette à débat. Depuis la période révolutionnaire, le droit français des brevets exclut du champ de la brevetabilité les inventions « dont l’exploitation commerciale serait contraire à la dignité de la personne humaine, à l’ordre public ou aux bonnes moeurs »[157]. À l’inverse, la législation américaine ne connaît pas de telle disposition. De nombreuses tentatives de l’introduire dans les statutes ont même été repoussées par le Congrès et le gouvernement américains. À l’échelle internationale, le paragraphe 27(2) des ADPIC permet d’exclure de la brevetabilité les exceptions dont l’exploitation commerciale sur le territoire des États-membres est susceptible de mettre en péril l’ordre public ou la moralité au sein du territoire de l’État concerné[158].

Au Canada, la possibilité d’appliquer cette exception a été soulevée dans l’arrêt Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets)[159]. En l’espèce, l’Université Harvard cherchait à breveter au Canada, aux États-Unis ainsi que dans plusieurs pays européens une souris génétiquement modifiée pour la rendre plus prédisposée au cancer. Des substances soupçonnées cancérigènes ou anticancéreuses étaient ensuite testées sur elle[160]. Le commissaire aux brevets canadien avait initialement refusé d’accorder le brevet. La Cour d’appel fédérale a infirmé cette décision[161]. Devant la Cour suprême, la principale question est de savoir si l’« oncosouris » constituait une invention brevetable au sens de l’article 2 de la LB[162]. Le juge Bastarache, s’exprimant pour la majorité composée des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci et LeBel, décide que les souris et les plantes ne sont pas brevetables au motif que l’intention du législateur est de soustraire les formes de vie supérieures de la protection de la Loi sur les brevets[163]. Le juge Binnie exprime l’opinion contraire dans son jugement dissident.

La possibilité d’appliquer l’exception d’ordre public et de moralité a, elle, fait l’objet d’un refus unanime dans le même arrêt. Le juge Bastarache estime que la Cour « n’a pas la compétence institutionnelle nécessaire pour examiner des questions aussi compliquées, qui obligeront vraisemblablement le législateur à engager un débat public, à soupeser des intérêts sociétaux opposés et à rédiger des dispositions législatives complexes »[164]. Sans fondement légal, la Cour n’a pas le pouvoir de soustraire une invention à la brevetabilité pour des raisons d’ordre moral ou éthique[165]. Si l’exclusion devait être consacrée par le législateur, il serait plus approprié de la formuler dans une loi spéciale, en dehors du régime des brevets[166]. Le juge Binnie ajoute que l’absence de l’exception dans la loi ayant modifié la LB suite aux ADPIC[167] révèle l’intention délibérée du législateur de ne pas l’inclure[168]. De plus, l’exception d’ordre public ouvrirait selon lui la voie à des jugements de valeur dans l’appréciation de la brevetabilité[169]. Or, le législateur a condamné cette approche en supprimant, dans l’ancien article 27(3) de la LB, l’interdiction de délivrer un brevet pour une invention dont l’objet est illicite[170]. Il s’agit d’une réaction négative dans les deux opinions, mais la possibilité d’une modification législative semble plus étroite du côté de la dissidence du juge Binnie.

Le rejet peut, selon nous, s’expliquer par l’adhésion du système canadien à la théorie utilitariste. En common law, les exceptions à la brevetabilité sont traitées avec méfiance, car elles sont susceptibles d’affaiblir l’encouragement à l’innovation. Pourtant, l’exception d’ordre public semble a priori s’harmoniser avec la philosophie anglo-américaine, puisqu’elle consiste à comparer les avantages et les désavantages découlant de l’innovation. En Europe, où l’exclusion est consacrée à l’alinéa 53a) de la CBE[171], les tribunaux ont examiné la question du point de vue de la mise en balance d’intérêts. Ainsi, l’utilité de la souris en matière de recherche sur la lutte contre le cancer a été jugée supérieure aux inquiétudes relatives à la souffrance ressentie par les animaux et à la dissémination incontrôlée de gènes indésirables[172]. La mise en balance d’intérêts n’aurait-elle pas dû interpeller le common lawyer ? Après tout, l’exception d’ordre public et de moralité va dans le sens d’intérêt du public. Certes, l’importation de la notion n’aurait probablement pas changé l’issue du litige à la vue de la décision européenne. Mais cette contradiction doit impérativement être résolue pour comprendre le mode de pensée de la Cour suprême.

Tout comme l’abus de droit dans l’arrêt Kraft, le paragraphe 27(2) des ADPIC n’a pas pour fonction principale de protéger les droits précis d’utilisateurs spécifiques. En effet, l’ordre public vise « la protection de la sécurité publique et l’intégrité physique des individus qui composent la société ainsi que la protection de l’environnement » [notre traduction][173]. Quant à l’idée de moralité, qui correspond certainement à la notion française de bonnes moeurs, elle est « fondée sur la conviction selon laquelle certains comportements sont conformes à la morale et acceptables, tandis que d’autres ne le sont pas, eu égard à l’ensemble des normes acceptées et profondément ancrées dans une culture donnée » [notre traduction][174]. Or, la satisfaction de l’intérêt commun n’est pas la priorité de la common law. Tel que vu précédemment, cette dernière est davantage préoccupée par la protection d’individus particuliers, d’où la méfiance du juge Binnie envers le paragraphe 27(2). L’incohérence disparaît aussitôt que la manière de raisonner de la Cour suprême devient conforme à la philosophie utilitariste. La preuve en est que l’arrêt Harvard College est calqué sur la jurisprudence des États-Unis, où l’utilité du système des brevets est inscrite dans la Constitution[175]. La parenté avec notamment l’arrêt Diamond v. Chakrabarty[176], qui concernait la brevetabilité d’une bactérie créée génétiquement, est évidente. Répondant aux inquiétudes de perte de la diversité génétique, de dépréciation de la valeur de la vie humaine et de propagation des maladies, la Cour suprême des États-Unis avait énoncé qu’il revenait au législateur et non aux tribunaux d’évaluer les intérêts en cause pour décider de l’implémentation de l’exception d’ordre public et de moralité[177]. Au Canada comme aux États-Unis, la théorie utilitaire est trop profondément ancrée pour qu’une telle limitation à la brevetabilité soit acceptée.

C. L’exploitation commerciale du brevet : la perte d’équilibre (Monsanto Canada c. Schmeiser)

L’arrêt Monsanto[178] a déjà fait l’objet d’un court commentaire de notre part, dans lequel nous avons qualifié la décision de « déconcertante », car elle se détache des arrêts antérieurs protégeant à la fois les intérêts des titulaires et ceux des autres utilisateurs[179]. Nous examinerons la solution par le prisme de la hiérarchie des valeurs dans le but de confirmer ou d’infirmer notre analyse des arrêts Free World et Whirlpool.

Le litige opposait le géant de la biotechnologie Monsanto Canada Inc. à Percy Schmeiser, un fermier cultivant du canola en Saskatchewan. Monsanto était le titulaire d’un brevet portant sur des cellules génétiquement modifiées rendant le canola résistant à l’herbicide Roundup. L’invention présentait une efficacité accrue par rapport aux méthodes traditionnelles de contrôle des mauvaises herbes, car elle permettait aux agriculteurs d’utiliser un herbicide qui, sans modification génétique des cellules, tuait les plantations de canola. Au lieu de vendre les graines modifiées, connues sous le nom de Roundup Ready, Monsanto accordait aux agriculteurs des licences les autorisant à cultiver les plantations en échange d’une redevance et d’autres obligations. Pour des raisons indéterminées lors du procès, des graines Roundup Ready se sont retrouvées sur les terres de Schmeiser, alors même qu’il n’a jamais acheté de licence. Fidèle à son habitude, le fermier récolte, conserve et sème ensuite les graines contenant le gène et la cellule brevetés. Monsanto le poursuit et allègue qu’il a « exploité » son brevet, commettant ainsi un acte de contrefaçon en vertu de l’article 42 de la LB[180].

Après avoir déclaré le brevet valide et déterminé sa portée, la Cour se penche sur la question de la contrefaçon. Se fondant sur l’objet et le contexte de la LB, la majorité de la juge en chef McLachlin et du juge Fish énonce que tout usage d’un objet breveté ne constitue pas une exploitation contrefaisante. Seule l’utilisation commerciale (« commercial use ») est considérée comme telle. En d’autres termes, l’exploitation est limitée aux situations où une personne utilise le brevet dans le but de réaliser un profit ou de servir ses intérêts commerciaux, car ces prérogatives sont réservées au titulaire[181]. À notre avis, ce test de l’exploitation commerciale constitue une manifestation de la théorie utilitaire. En dehors de l’usage commercial, le public est libre de se servir et de tirer un avantage de l’invention. Par contre, le droit de tirer un profit est réservé au titulaire. De cette manière, l’inventeur a l’assurance que la divulgation de son invention ne l’empêchera pas d’obtenir la récompense de son labeur, que ce soit par le biais de la jouissance de son monopole ou l’octroi de licences. La limitation à l’usage commercial peut donc être vue comme une limitation du droit permettant d’établir un équilibre entre l’innovation et la commercialisation des inventions et l’obtention d’une juste récompense pour l’inventeur[182].

La majorité aboutit à cet équilibre en retenant une conception large de la notion d’exploitation, tout en limitant les droits de Monsanto à l’étape des mesures correctrices (« remedies »). En l’espèce, Schmeiser a conservé, semé, récolté et vendu des graines provenant des plantes contenant le gène et la cellule brevetés[183]. La Cour suprême, confirmant la décision du juge de première instance et celle de la Cour d’appel, décide que le fermier a fait usage de l’invention dans le cadre de son activité commerciale, ce qui contrevient à la LB[184]. Or, l’agriculteur objectait qu’il n’avait jamais vaporisé de l’herbicide Roundup sur ses cultures. En d’autres termes, il ne s’était jamais servi de l’invention pour profiter de son avantage particulier, à savoir rendre ses plantations résistantes à l’herbicide[185]. Son seul bénéfice résultait de la vente du canola, dont la valeur est la même que les cellules soient modifiées ou non. Mais la Cour est restée totalement indifférente à cet argument[186]. Elle a conclu à la contrefaçon alors même qu’un lien de causalité entre l’utilisation du brevet et les profits réalisés par le fermier n’était pas démontré. On peut y voir une définition large de la notion d’exploitation favorisant le titulaire du brevet[187].

À l’étape des mesures correctrices (« remedies »), la majorité semble procéder à un rééquilibrage entre les intérêts des créateurs et des utilisateurs. La LB prévoit que le demandeur peut demander, au choix, deux types de réparation : les dommages-intérêts et la restitution des profits (« accouting of profits »)[188]. Devant le juge de première instance et la Cour d’appel, Monsanto avait demandé et obtenu la restitution de tous les profits réalisés par Schmeiser grâce à la vente des plants de canola[189]. Cette fois, la Cour suprême infirme les décisions inférieures et énonce que l’inventeur n’a droit qu’aux profits ayant un lien de causalité avec l’invention[190]. La méthode à suivre est celle du « profit différentiel », « qui consiste à calculer les profits en fonction de la valeur que le brevet a permis aux marchandises du défendeur d’acquérir »[191]. En l’espèce, Schmeiser n’a réalisé aucun profit grâce à l’invention. Il a vendu le canola contenant le gène et les cellules brevetés exactement au même prix que s’il avait cultivé du canola ordinaire[192]. Tout en ne remettant pas en cause la contrefaçon, la Cour conclut que Monsanto n’a droit à rien[193].

En somme, la définition large de l’exploitation au niveau substantif est compensée par une importante limite au niveau procédural, ayant pour but d’éviter l’enrichissement sans cause de Monsanto. Mais il ne faut pas s’y tromper. Si Monsanto avait demandé les dommages-intérêts au lieu de la restitution des profits, il y aurait eu compensation. L’équilibre n’est donc qu’apparent : la balance penche clairement du côté de l’inventeur. Encore une fois, cette observation est étonnante, car elle peut être rapprochée du système français, où l’article 613-5 du CPI exclut du monopole d’exploitation de l’inventeur les actes accomplis à titre privé et à des fins commerciales. D’une part, cette disposition est exceptionnelle, et donc de droit strict. D’autre part, les deux conditions sont cumulatives, ce qui confine l’exception à l’usage purement domestique et non professionnel. Comme dans Monsanto, la limitation du monopole est donc restreinte. Inversement, la protection accordée au titulaire est étendue. On aboutit à la même conclusion que dans les arrêts Free World et Whirlpool : conformément au mode de pensée civiliste, la Cour fait ici prévaloir les intérêts du breveté. Toutefois, cette affirmation ne dépasse pas le cadre théorique. Comme l’a montré l’arrêt Harvard College, la théorie utilitaire est trop ancrée en droit canadien pour que le contexte soit favorable à l’importation d’un concept civiliste comme l’exception d’ordre public et de moralité.

On résumera nos investigations de la façon suivante. Les décisions de la Cour suprême en droit des brevets ne sont pas aussi linéaires qu’en droit d’auteur. La Cour examine les questions par le prisme de la balance d’intérêts, mais cela ne peut suffire à lier les jugements à la common law en raison du fait, qu’en droit des brevets, la théorie utilitariste a une résonnance jusqu’en droit civil. Ainsi, nous avons rapproché la France du Canada, car leurs méthodes respectives d’interprétation des brevets font, en théorie, pencher la balance du côté de l’inventeur, même si en pratique la faible application de la doctrine des éléments essentiels minimise les différences entre le droit canadien et le droit anglais. La même proximité intellectuelle vient d’être remarquée s’agissant de la notion d’utilisation d’un brevet. Néanmoins, on ne saurait voir dans ces convergences l’influence de la conception personnaliste au Canada. Dans Harvard College, la théorie utilitaire s’oppose à la reconnaissance de l’exception d’ordre public et de moralité. Quand vient le moment d’importer un concept civiliste en droit des brevets canadien, on aboutit à la même conclusion qu’en droit d’auteur, où l’abus de droit tel qu’il est compris en droit civil ne pouvait s’épanouir dans un contexte utilitariste. Peut-on espérer une autre issue en droit des marques de commerce ?

III. Marques de commerce : vers la rupture ?

En raison de sa parenté avec les statutes de common law, la LMC est a priori hostile au droit civil. Étant donné nos conclusions précédentes, on pressent que les concepts continentaux ne soient pas en terrain favorable au Canada. La réalité n’est pas aussi certaine. Le faible nombre de décisions nous a obligés à lire entre les lignes de l’arrêt Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée[194], qui concerne la protection des marques célèbres (B). Comme dans la partie II, nous prendrons d’abord le soin de transposer nos discussions théoriques en droit des marques de commerce (A).

A. Les enjeux philosophiques et constitutionnels dans la LMC

La LMC comporte certaines différences majeures avec la LDA et la LB. Les marques doivent malgré tout être incluses dans notre étude, car elles n’échappent pas à la tension entre l’utilitarisme et la vision personnaliste.

En premier lieu, l’idée d’incitation à la création ou à l’innovation est totalement absente de la LMC. Sa fonction première est d’identifier la source, l’origine du bien sur lequel figure le signe, sans que le nombre de marques sur le marché soit important[195]. En revanche, l’idée d’équilibre entre des intérêts divergents est bien présente. Ainsi, dans les juridictions de common law, la protection des intérêts du titulaire est importante, au même titre que la protection des intérêts du commerce et des consommateurs[196]. Dans ce modèle utilitariste, les marques de commerce ne sont que le moyen d’aboutir à une concurrence loyale (« fair competition »), laquelle nécessite d’équilibrer des intérêts contradictoires. D’un point de vue plus civiliste, sans rejeter les considérations liées à la concurrence et aux consommateurs, il est possible de voir dans la marque un droit naturel lié à la personne à l’origine du signe et du produit. La protection des marques permet à cette personne (physique ou morale) d’acquérir le respect et la reconnaissance sur le marché[197]. Puisque dans le modèle hégélien les intérêts du titulaire sont mis en avant, la balance aura tendance à pencher plus facilement du côté du propriétaire de la marque qu’en common law.

En deuxième lieu, la LMC découle d’un chef de compétence particulier. Alors que les paragraphes 91(22) et 91(23) de la LC de 1867 constituent les fondements législatifs de la LDA et de la LB, la Cour suprême a énoncé dans l’arrêt Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., que la LMC découle du pouvoir du Parlement fédéral de réglementer les échanges et le commerce en vertu du paragraphe 91(2)[198]. Comme les marques relèvent d’un chef de compétence implicite, certains aspects de ce droit concernent, encore plus qu’en droit d’auteur et en brevets, le législateur provincial. Par exemple, la protection des marques non-enregistrées par le mécanisme du tort de « passing off » ou du délit de substitution au Québec relève de la compétence de la province en matière de propriété et de droits civils dans la province[199]. Ce lien entre la propriété, les droits civils et les marques de commerce accentue notre attente de voir le droit civil respecté en vertu de la Loi dinterprétation[200].

B. La vraie-fausse ouverture au parasitisme : Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée

L’affaire Veuve Clicquot[201] opposait la célèbre maison de champagne française Veuve Clicquot Ponsardin, enregistrée au Canada, et les Boutiques Cliquot, une petite chaîne de magasins spécialisée dans la vente de vêtements pour femmes. Veuve Clicquot soutenait que l’emploi du mot « Cliquot » était susceptible de faire croire aux consommateurs que le champagne et les vêtements pour dames provenaient de la même origine, ce qui constituerait une usurpation sanctionnée par l’article 20 de la LMC. Il était en outre allégué que cet usage avait pour effet de déprécier l’achalandage attaché à la marque de champagne, en violation de l’article 22 de la loi[202]. La Cour d’appel fédérale, confirmant la décision du juge de première instance, a rejeté ces deux demandes[203].

En ce qui concerne l’action en contrefaçon, la Cour suprême décide, après avoir examiné les facteurs pertinents, que les marchandises présentent trop peu de similitudes pour qu’un consommateur puisse confondre leur origine[204]. Sur ce point, l’on n’observe pas de différence particulière avec les décisions civilistes, qui n’ont jamais fait éclater le principe de spécialité[205]. Nous écartons donc la question de la confusion pour nous concentrer sur l’article 22 de la LMC. Celui-ci offre au titulaire de la marque de commerce un recours contre les entreprises non-concurrentes :

Nul ne peut employer une marque de commerce déposée par une autre personne d’une manière susceptible d’entraîner la diminution de la valeur de l’achalandage attaché à cette marque de commerce[206].

Selon le juge Binnie, quatre éléments doivent être prouvés pour que le recours aboutisse[207]. Premièrement, la marque de commerce Veuve Clicquot doit avoir été employée par les boutiques en liaison avec des marchandises ou services. Peu importe la concurrence entre les deux entreprises, ou même la légère différence orthographique[208]. Ensuite, Veuve Clicquot doit établir l’existence d’un achalandage suffisamment conséquent[209]. La célébrité n’est pas nécessaire, mais elle permet de remplir la condition plus facilement. Troisièmement, la marque doit avoir été utilisée par les Boutiques Cliquot d’une manière susceptible d’avoir un effet sur cet achalandage, ce qui constitue une exigence d’un lien de causalité (« linkage »). Enfin, il faut que l’effet probable de l’emploi de la marque soit de déprécier la valeur de l’achalandage attaché à l’autre marque, caractérisant ainsi un préjudice.

Bien que la probabilité de confusion n’ait pas à être démontrée, le demandeur doit établir que le consommateur est susceptible d’associer mentalement la marque Veuve Clicquot et l’emploi de celle-ci par les boutiques[210]. Sans ce lien, le recours échoue. Comme le fait remarquer le juge Binnie, « [s]i le consommateur plutôt pressé n’associe pas la marque affichée dans les boutiques des intimées à la marque du vénérable producteur de champagne, il ne peut y avoir incidence — positive ou négative — sur l’achalandage attaché à Veuve Clicquot »[211]. En l’espèce, la preuve apportée par Veuve Clicquot ne permettait pas de prouver une possibilité d’association dans l’esprit du consommateur[212]. L’action fondée sur l’article 22 devait donc être rejetée. Si ce lien avait été établi, Veuve Clicquot aurait alors dû démontrer que l’emploi de sa marque était susceptible de déprécier la valeur de l’achalandage lui étant attaché. Bien que cette condition n’ait pas déterminé l’issue de l’affaire, elle suscite de vives discussions en droit comparé[213].

D’après la Cour, la diminution de la valeur de l’achalandage est caractérisée dans deux situations : (i) lorsque la marque est dénigrée et (ii) lorsque l’emploi de la marque par un autre usager aboutit à l’affaiblissement de son caractère distinctif[214]. Pour illustrer son propos, le juge Binnie se réfère à la loi et à la jurisprudence américaines[215]. Aux États-Unis, le recours anti-dilution est prévu au niveau fédéral depuis 1995 et a fait l’objet d’importantes révisions en 2006[216]. Malgré les différences législatives entre les deux pays, les critères américains permettent d’interpréter l’article 22 de la LMC. D’abord, l’affaiblissement du caractère distinctif correspond à la notion de « blurring », caractérisée en cas de risque de diminution de la capacité du public d’associer la marque uniquement au produit qui y est normalement associé. À titre d’illustration, il a été jugé que l’usage de la célèbre marque de bijouterie Tiffany pour désigner un restaurant non concurrent était susceptible de remettre en question la capacité du public à associer la marque avec le commerce de luxe du demandeur[217]. Ensuite, le dénigrement, ou ternissement, correspond à la notion américaine de « tarnishment ». Celui-ci existe « lorsqu’un défendeur crée une association négative avec la marque »[218], par exemple avec l’industrie du cinéma pornographique[219].

En droit de l’Union européenne, la protection accordée aux marques de renommée est plus étendue. Trois situations sont sanctionnées : le brouillage, le ternissement, mais aussi, et surtout, le parasitisme (« free-riding »), lequel est issu de la jurisprudence et de la doctrine civilistes. Ainsi, en vertu de l’article 5.2 de la directive du 21 décembre 1988, devenue directive en date du 22 octobre 2008, les titulaires de marques de renommée peuvent interdire l’usage de tout signe qui « sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice »[220]. L’hypothèse d’un préjudice porté à la marque de renommée correspond sans aucun doute au « blurring » et au « tarnishment »[221]. La seconde situation est plus intrigante, car elle est inconnue en Amérique du Nord. Dans quelles situations l’usage d’un signe tire-t-il indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ? Interrogée par un tribunal anglais sur la signification de la notion, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») répond :

Quant à la notion de « profit indûment tiré du caractère distinctif ou de la renommée de la marque », également désignée sous les termes de « parasitisme » et de « free-riding », cette notion s’attache non pas au préjudice subi par la marque, mais à l’avantage tiré par le tiers de l’usage du signe identique ou similaire »[222].

[Le parasitisme est caractérisé] lorsqu’un tiers tente par l’usage d’un signe similaire à une marque renommée de se placer dans le sillage de celle-ci afin de bénéficier de son pouvoir d’attraction, de sa réputation et de son prestige, ainsi que d’exploiter, sans aucune compensation financière et sans devoir déployer des efforts propres à cet égard, l’effort commercial déployé par le titulaire de la marque pour créer et entretenir l’image de cette marque [...][223].

Dans l’affaire en question, un créateur cherchait à promouvoir ses parfums en distribuant des listes comparant ses produits avec ceux de la société L’Oréal. La contrefaçon ou le tort de passing-off n’avaient pas été caractérisés en première instance[224]. Alors que la CJUE trouve immoral que le concurrent puisse profiter de la réputation de L’Oréal sans efforts, tel n’est pas l’avis de Lord Jacob, pourtant lié par la réponse de la Cour. Selon lui, le parasitisme serait une notion vague, floue, ne prenant pas en compte le droit du public à la libre expression et à la libre concurrence[225]. Un auteur canadien abonde dans le même sens[226]. À l’inverse, la doctrine civiliste accueille le parasitisme avec enthousiasme. Ce concept est positif, car il permet de protéger avec efficacité les titulaires de marques de commerce, qui n’ont même pas à démontrer l’existence d’un préjudice[227]. On ne s’étonnera pas devant cette différence de point de vue, puisque dans les juridictions continentales, la théorie des agissements parasitaires a été reconnue sur le fondement de la responsabilité civile bien avant la directive européenne[228]. Elle reflète la vision selon laquelle une marque de commerce est un droit naturel lié à la personne à l’origine du signe[229]. Par contraste, l’approche économique de la common law s’oppose à ce que les intérêts du titulaire soient placés devant les intérêts du public, d’où une incompréhension face au parasitisme.

Contrairement au reste des arrêts sélectionnés, la Cour suprême du Canada n’a pas eu à effectuer de choix de tradition juridique dans Veuve Clicquot. Il est tout de même possible de trouver quelques indices sur son mode de pensée. À première vue, la référence au « blurring » et au « tarnishment » américaisn indique une certaine adhésion à la common law. Toutefois, le juge Binnie précise :

[J]e ne prétends pas que le concept de « dépréciation » à l’article 22 se limite nécessairement aux notions d’affaiblissement ou de ternissement. Les tribunaux judiciaires canadiens n’ont pas encore eu l’occasion d’explorer les limites de cette disposition[230]

La porte est-elle donc ouverte au parasitisme ? Nous ne le croyons pas. Ainsi que nous l’avons répété, l’utilitarisme ne constitue pas un cadre juridique propice au transport des idées civilistes. Or, conformément à l’arrêt Théberge, le juge Binnie opte clairement pour la théorie de l’équilibre. Ceci ressort de la référence suivante au Restatement américain sur la concurrence déloyale dans le but de limiter la protection de l’article 22 :

[TRADUCTION] [R]econnaissant apparemment qu’une interprétation large de la législation compromettrait l’équilibre entre les droits privés et les droits publics dont s’inspirent les limites traditionnelles de la protection des marques de commerce, les tribunaux continuent de limiter le recours pour dilution aux cas où l’intérêt susceptible d’être protégé est manifeste et où la menace d’empiètement est importante [nos italiques][231].

On se gardera bien de tirer des conclusions hâtives. Mais il nous semble que dans le futur, la nécessité d’établir un équilibre entre les intérêts des concurrents potentiels et ceux du propriétaire de la marque ferait obstacle à la reconnaissance d’un concept civiliste comme le parasitisme au Canada.

Conclusion

Le constat est sans appel pour le droit civil. Au moins a-t-il le mérite de la clarté, surtout en droit d’auteur, où les principes et les objectifs de la loi sont désormais solidement établis[232]. Mais la prévisibilité a un prix : en excluant les considérations relatives à la personne à l’origine du droit, elle rend aphone le dialogue entre les traditions. À ce titre, le parallèle avec le droit de la famille est intéressant. En matière de garde d’enfants, la Cour suprême juge souvent utile de se référer à des décisions de droit civil dans un jugement de common law et inversement, tout en reconnaissant les différences fondamentales entre les deux traditions[233]. Ici, l’ouverture judiciaire s’explique par le partage d’une valeur commune : la notion d’intérêt de l’enfant, essentielle aux deux traditions[234]. L’intérêt de mentionner une solution étrangère naît donc de l’universalité des fondements, laquelle est loin d’exister dans notre matière : au fond, pour la Cour suprême, à quoi bon discuter du droit français si l’on sait d’avance que l’incompatibilité des systèmes rend son adoption hautement improbable, sinon impossible ?

Dans ce paysage aride, la figure de Jane Ginsburg, professeure à l’Université Columbia, est rafraîchissante. Dans une étude restreinte au droit d’auteur, elle note :

Much of the rhetoric encircling copyright today—much of it (over)heated—excoriates the “copyright machine”, “or “copyright cartels”, “large unloveable corporations who seek to control every user’s access to and consumption of copyrighted works. Corporate copyright owners, in turn, tend to brand as “piracy” all non-paid enjoyment of those works. The figure of the author is curiously absent from this debate. As a result, contemporary discussions tend to lose sight of copyright’s role in fostering creativity. I believe that refocussing discussion on authors—the constitutional subjects of copyright—should restore a proper perspective on copyright law, as a system designed to advance the public goal of expanding knowledge, by means of stimulating the efforts and imaginations of private creative actors [notes omises]. [235]

Recentrer le débat sur la personne de l’auteur, de l’inventeur ou du titulaire de la marque de commerce permettrait, selon nous, de réconcilier le droit civil et la common law. Il ne s’agit pas de consacrer un droit de la propriété intellectuelle entièrement fondé sur l’individu à l’origine de l’oeuvre, de l’invention ou du signe. Ce serait irréaliste et peu souhaitable, car les problèmes d’incompatibilité ressurgiraient aussitôt. Il s’agit de créer une valeur commune — les intérêts du titulaire —, de manière à ce que le Canada et les pays du vieux continent deviennent des ressorts comparables.

Une fois le rôle social des titulaires de DPI reconnu, la dialectique ne peut être que celle des intérêts, qui a envahi la pensée juridique de la Cour suprême suite à l’arrêt Théberge. En contrepartie de la protection de l’auteur, du titulaire ou du propriétaire de la marque, il est nécessaire de prendre en compte l’intérêt public, c’est-à-dire l’intérêt commun, auquel la common law n’accorde qu’une place limitée. Si en principe l’intérêt public et celui du titulaire convergent, il arrive que les deux se contredisent, comme dans le cas des arrêts Euro-Excellence ou Harvard College. Dès lors que l’on adapte la théorie de la balance aux préoccupations continentales, les concepts comme l’abus de droit et l’exception d’ordre public et de moralité peuvent s’expatrier au Canada. Notre proposition consiste donc à ajouter un niveau d’analyse supplémentaire, conforme aux priorités civilistes, qui se superposerait à la balance des intérêts de la common law. Le droit comparé est une inépuisable école de vérité, un formidable réservoir de solutions[236]: l’invitation est faite à la Cour suprême de ne pas se priver du principal avantage du bijuridisme, à supposer que celui-ci ne relève pas de l’utopie.

Finalement, l’exemple de la propriété intellectuelle trahit l’idée que bien des juristes, québécois mis à part, se font de l’identité juridique du Canada. Leur conception est celle d’une juridiction de common law dont on peut aisément confiner la composante civiliste à son strict minimum. Les raisons sont nombreuses et ont déjà été identifiées : indifférence des common lawyers, barrière linguistique, etc.[237] Or, l’aphonie du dialogue entre les traditions remet nécessairement en cause l’existence même du bijuridisme. Entre le Canada transsystémique idéal et le Canada réel, le contraste est saisissant. En tant que tribunal à vocation bilingue et dualiste, la Cour suprême devrait naturellement être interpelée par cette problématique. Qu’elle suive notre proposition ou non, notre étude a le mérite d’identifier le principal obstacle à l’émergence du bijuridisme dans un domaine du droit. La compréhension de l’origine du problème, qui précède l’action, était une condition fondamentale dans le but de réaliser les aspirations dualistes du Canada[238]. D’autres auteurs après nous devraient suivre la marche et poursuivre la réflexion sur la mise en oeuvre du transsystémisme dans leurs domaines respectifs. Ainsi seulement la Cour aura-t-elle une chance de « briser les solitudes » [239] entre les juridictions.