Corps de l’article

[A]u coeur de la tombe, au seuil de l’abîme, au dernier instant de leur vie, au lieu de se lamenter, au lieu de pleurer sur leurs jeunes vies perdues — des êtres humains font entendre un chant![1]

Prologue

À la tombée finale du rideau sur la scène, le défunt se meut dans un théâtre hanté par des ombres[2]. La tirade de Théramène dans Phèdre est éloquente : « [l]e ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie. Prends soin après ma mort de la triste Aricie. Cher ami, si mon père un jour désabusé plaint le malheur d’un fils faussement accusé, pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive, dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive; qu’il lui rende... »[3].

La scène de théâtre est un mausolée; les textes dramatiques sont la voix des morts qui se dissolvent dans une temporalité indéfinie. Au théâtre, les morts, sous l’apparence de l’invisible et de l’immatériel, peuvent exprimer leurs volontés posthumes. Ils se manifestent le plus souvent dans les textes dramatiques à travers une esthétique de la dissipation, de la blancheur, de la dématérialisation. Les fantômes prennent la parole. La mort est un événement qui supprime le corps et qui ne fait subsister de l’individu que sa voix ou sa silhouette.

Mais le théâtre se dégage parfois de l’ancienne voie. Les fantômes trouvent porte close. Leur chemin est entravé par un mur de cadavres. S’ils veulent passer à la scène ils doivent prendre corps. Certaines voix fantomatiques persistent, mais les cadavres parlants envahissent les textes théâtraux. L’incarnation des morts au théâtre tend à la réappropriation de la mort. Le théâtre, en plaçant les corps morts face aux yeux des spectateurs, permet de considérer le cadavre d’une manière novatrice et d’imposer la distance nécessaire pour son étude. Le juriste peut s’en inspirer, certes.

On sait que dans la culture occidentale, le concept de personnalité lie, durant la vie de la personne — en son sens étymologique persona qui révèle le « masque de théâtre »[4] — le corps et l’esprit[5]. La mort emporte leur dissociation. Pourtant, précisément parce qu’il a été le support de l’esprit, le corps conserve son empreinte après la mort.

Une étude juridique relève nécessairement de la gageure parce que le droit qui protège l’Homme depuis sa naissance et jusqu’à sa mort, ne l’abandonne pas au moment où il cesse de vivre. D’ailleurs, la multiplicité des travaux consacrés à la matière atteste cette réalité[6]. À l’heure où la pulsion de mort habite de nombreux débats juridiques contemporains[7], le questionnement sur la dépouille mortelle semble pouvoir être revisité. Ainsi, expurgé du champ traditionnel des croyances et de la religion, le « culte des morts »[8] peut faire l’objet d’une réflexion juridique axée sur les valeurs morales représentées par le cadavre plutôt que la matière anatomique dont il se compose, laquelle possède sans conteste une valeur qui transcende la vie et la mort.

Dans la perspective d’amorcer cette réflexion, un survol en droit comparé paraît opportun puisque les droits québécois et français semblent promouvoir, à juste titre, le respect de la dépouille mortelle[9]. En effet, plusieurs mouvements se conjuguent au profit de la survie d’une protection juridique du cadavre. Au Québec, il n’est qu’à penser au Projet de loi 66 sur les activités funéraires, sanctionné en février 2016[10] et, en France, à l’entrée en vigueur en 2008 de l’article 16-1-1 du Code civil qui impose le respect du corps après la mort.

Inextricablement liés à la prévalence de la dignité humaine en droit contemporain, en France[11] et au Québec[12], ces mouvements révèlent qu’elle comporte une dimension normative qui se prête à l’analyse, si l’on fait amende honorable de renoncer à toute forme d’objectivité épistémologique, et après avoir accepté — dans le sillage tracé par le doyen Jean Carbonnier — « de pivoter sur des nuages »[13]. Sans pour autant postuler une signification de ce concept, car y prétendre relèverait de la témérité intellectuelle, voire d’un aveuglement méthodologique volontaire destiné à occulter sa polysémie inhérente, il est possible de relever deux acceptions de la dignité. C’est dans son sens ontologique, comme caractéristique inhérente à l’être humain, du seul fait de son appartenance à l’humanité, que nous envisageons la notion[14]. Nous évacuons ainsi la dignité dans son sens subjectif, comme droit fondamental de la personne[15]. En la matière, « le principe de dignité de l’humain viendrait en relais du principe de dignité de la personne » [notes omises][16]; la dignité humaine constituant « le fondement premier des civilisations humaines et dont le droit n’est, ne l’oublions pas, que l’humble serviteur »[17]. Parce que le cadavre est digne de respect, il commande une protection. Tel est le véritable défi, selon Générosa Bras Miranda, c’est-à-dire de « protéger la dignité humaine, en reconnaissant que certaines prérogatives de la personnalité perdurent au-delà de la vie et qu’en tant que telles, elles méritent une protection spécifique et objective »[18].

L’étude proposée, dont l’ambition se mesure à l’aune de sa forme et ne peut prétendre qu’à poser quelques jalons de réflexion, emprunte librement la structure d’un essai théâtral. À la détermination du moment de la mort (acte I) s’enchaîne la clarification du statut juridique du cadavre[19] (acte II). L’affermissement du statut juridique du cadavre au Québec et en France suggère alors une extension de la temporalité traditionnelle des droits attachés au cadavre. Embrassant la notion d’éternité, nos droits ajoutent au temps connu de la mémoire où le cadavre est protégé par ses proches (acte III), un temps nouveau de l’oubli où le cadavre est protégé par la collectivité (acte IV). Le dénouement ultime de ces actes, empruntant à ces deux temps circonscrits de la mémoire et de l’oubli, s’avère alors inévitable (acte V).

Sur la prémisse de cet axe temporel, nous écartons la souveraineté posthume du défunt par rapport au prélèvement de ses organes, à ses funérailles et au mode de disposition de son corps, laquelle participe essentiellement de considérations successorales[20]. Par voie de conséquence, nous évinçons l’examen des recours possibles de la part des proches lorsque les volontés exprimées par le défunt ne sont pas respectées ou en l’absence de volontés formulées, le cas échéant. Bien qu’il s’agisse d’un champ de réflexion fécond[21], nous sommes d’avis que cela renvoie en quelque sorte au prolongement de la personne[22]. Or, c’est justement le cadavre, purgé de tout vestige de sa personnalité, qui irrigue nos observations liminaires.

Acte I — La mort

« Et in hora mortis nostrae »[23]. Puisque le cadavre n’apparaît en droit que lorsque survient la mort, une réflexion juridique sur le sujet conduit nécessairement à sonder, de manière liminaire, les critères de détermination de l’instant de la mort[24]. Or, on sait que, vivifiée par les progrès des sciences et des techniques, la quête d’immortalité de l’Homme le conduit sans cesse à tenter de repousser les frontières de la vie[25]. Aujourd’hui, le moment de la mort s’avère plus incertain que jamais[26], de sorte qu’il semble présomptueux pour le juriste de prononcer la mort, car elle est en réalité un simple fait pour lui[27]. Par conséquent, en France et au Québec, le droit délègue à la médecine le pouvoir d’affirmer sa survenance; il se contente ainsi d’en prendre acte. Tel que l’énonce Jean-Louis Baudouin, en cette matière, « [l]a frontière entre la médecine et le droit semble donc clairement définie. La science médicale dit, la science juridique constate et déduit des faits constatés les conséquences juridiques qui s’imposent » [emphase dans l’original][28]. Pour autant, le degré de déférence de nos droits à l’égard des prescriptions du corps médical diffère. En France, si un substrat législatif s’impose aujourd’hui à lui, au Québec, il conserve une certaine prééminence.

On ne peut occulter qu’en France, pendant longtemps, la nécessité d’une définition juridique de la mort n’est pas apparue puisque la mort était conçue de manière « réalis[t]e et rationnelle »[29]. C’est avec la décision rendue par le Conseil d’État dans l’affaire Milhaud[30] en 1993 qu’a été esquissée, pour la première fois, une appréhension juridique de la mort. Dans cette affaire, s’agissant d’apprécier la régularité d’une sanction prononcée à l’encontre d’un médecin ayant pratiqué des expérimentations sur une personne en état de mort cérébrale, le juge administratif impose que la mort soit constatée selon les conditions prévues aux dispositions des articles 20 à 22 du décret du 31 mars 1978[31]. Or, ce texte, depuis abrogé[32], prévoyait notamment en son article 21 ceci :

Le constat est fondé sur des preuves concordantes cliniques et paracliniques permettant aux praticiens de conclure à la mort du sujet.

Les procédés utilisés à cette fin doivent être reconnus valables par le ministre chargé de la santé après consultation de l’académie nationale de médecine et du conseil national de l’Ordre des médecins.

Les médecins établissent un procès-verbal précisant les procédés utilisés, les résultats obtenus, la date et l’heure de leurs constatations.[33]

Marqueur évident d’une alliance du droit et de la médecine, cet arrêt a accompagné l’essor d’une définition de la mort[34]. Par la suite, le droit français a choisi de retenir une « définition cérébrale »[35] de la mort. À ce titre, selon la disposition contenue à l’article R. 1232-1 du Code de la santé publique français :

Si la personne présente un arrêt cardiaque et respiratoire persistant, le constat de la mort ne peut être établi que si les trois critères cliniques suivants sont simultanément présents :

  1. Absence totale de conscience et d’activité motrice spontanée;

  2. Abolition de tous les réflexes du tronc cérébral;

  3. Absence totale de ventilation spontanée.

Et l’article R. 1232-2 du Code de la santé publique ajoute ce qui suit :

Si la personne, dont le décès est constaté cliniquement, est assistée par ventilation mécanique et conserve une fonction hémodynamique, l’absence de ventilation spontanée est vérifiée par une épreuve d’hypercapnie.

De plus, en complément des trois critères cliniques mentionnés à l’article R. 1232-1, il est recouru pour attester du caractère irréversible de la destruction encéphalique :

  1. Soit à deux électroencéphalogrammes nuls et aréactifs effectués à un intervalle minimal de quatre heures, réalisés avec amplification maximale sur une durée d’enregistrement de trente minutes et dont le résultat est immédiatement consigné par le médecin qui en fait l’interprétation;

  2. Soit à une angiographie objectivant l’arrêt de la circulation encéphalique et dont le résultat est immédiatement consigné par le radiologue qui en fait l’interprétation.

Évidemment, une telle définition n’a pas pour effet d’épuiser les incertitudes qui entourent la détermination de l’instant fatal en droit français, puisque « [l]a mort est un phénomène progressif et non instantané »[36], mais elle offre des balises opportunes au corps médical[37]. Ce n’est que lorsque la médecine a rendu le funeste verdict que le droit reprend son empire afin que soit portée à la connaissance de l’État la fin de la vie de l’individu[38]. Certes, la déclaration de décès à l’officier de l’état civil peut avoir lieu avant la remise d’un certificat médical le constatant[39], mais l’inhumation ne peut être autorisée qu’au vu de ce dernier[40] apportant alors le témoignage ultime de l’emprise de la médecine en la matière.

Contrairement au droit français, le droit québécois ne peut s’appuyer sur un fondement législatif afin de définir le concept de mort naturelle[41]. Le législateur québécois défère compétence à la science médicale[42] qui précise les paramètres de détermination de la mort[43]. La fixation du moment de la mort garde ainsi « sa coloration de question de fait »[44]. Le droit civil québécois se confine à « constater le passage de l’être humain sur terre »[45] et à enregistrer la naissance et la mort au sein des registres de l’état civil[46]. La médecine contemporaine détermine, pour sa part, ces moments. Chacun est appelé à jouer son rôle : « l’un de frein, l’autre d’accélérateur. La poussée de la médecine lui a assuré un mieux vivre; la retenue du droit lui a conservé son auréole »[47].

D’ailleurs, dans l’affaire Leclerc (Succession de) c. Turmel[48], l’un des rarissimes cas qui se prononce sur la question de la définition de la mort au Québec, le juge Martin Bureau précise que « [l]a mort n’est pas un processus évolutif mais plutôt un élément factuel qui se produit à un moment donné »[49]. À cet égard, le droit québécois se distingue du droit des provinces canadiennes du Manitoba, laquelle édicte une définition générale de la mort[50], et de la Nouvelle-Écosse, qui propose une définition ad hoc pour l’application de dispositions relatives aux dons d’organes et de tissus[51].

Trois étapes peuvent prévaloir dans le processus de la mort : la mort clinique correspondant à « [l’]arrêt des fonctions cardiaque et respiratoire », la mort biologique par la « cessation fonctionnelle » et irréversible de « récupération des organes vitaux » et la mort cellulaire, soit la « désintégration et dégénérescence des cellules du corps »[52]. À l’heure actuelle, l’établissement de la mort correspond à la détermination physique liée à la perte irréversible des fonctions cérébrales de la personne[53]. Celle-ci peut être observée par l’absence prolongée des fonctions respiratoire et cardiaque spontanées. Dans le cas spécifique de la personne maintenue artificiellement en vie, la détermination se fait plutôt par la constatation de l’irréversibilité de toutes les fonctions du cerveau, incluant le tronc cérébral, par des moyens cliniques reconnus[54].

Une affirmation catégorique de cet énoncé et une définition uniforme de la mort cérébrale sont néanmoins périlleuses dans leur application : en raison des techniques de réanimation et de survie artificiellement prolongée, ainsi que de la transplantation d’organes prélevés sur le cadavre, la mort n’est plus considérée comme un phénomène naturel, mais artificiel, car tributaire des technosciences.

Lorsqu’elle est actée, sur le plan strictement juridique, l’effet le plus important de la mort demeure en théorie l’évanouissement de la personnalité juridique et des droits qui y sont associés[55]. La personne humaine[56] semble néanmoins encore susceptible de produire des effets persistants, par un effet en quelque sorte « irradiant »[57]. Peut-être parce que la mort représente ce « passage de lêtre au ne plus être, ce qui implique que l’on ait été » [italiques dans l’original][58]. Pour autant, peut-on postuler que le cadavre possède une « quasi personnalité »[59], ou encore l’assimiler à un « fantôme »[60], une « personne résiduelle »[61] ou une « demi-personne juridique »[62]? Est-ce un simple objet de droit? D’un sujet à lintégrité, mutation vers un objet de respect[63]? Le statut juridique du cadavre nécessite une clarification.

Acte II — Le mort

« Les morts ne sont plus des personnes; ils ne sont plus rien »[64]. Chacun a en mémoire l’effroyable constat dressé par Marcel Planiol dans les premières éditions de son Traité élémentaire de droit civil. Sûrement parce qu’il s’agissait d’une vérité aux résonances trop douloureuses, le droit, jusqu’à récemment, n’y faisait que rarement et indirectement écho[65]. Le cadavre — corps du défunt — était en réalité largement ignoré par le droit.

Aujourd’hui, il faut constater que la dépouille mortelle repose en terrain instable, car elle demeure difficile à appréhender juridiquement[66]. Le cadavre met en présence des attitudes et des conceptions radicalement opposées qui bouleversent sans conteste un traitement unitaire de la matière. Imparfait quant aux attributs de sujet et d’objet de droit, le statut juridique du cadavre compose avec des éléments empruntés à la fois à la catégorie des choses et des personnes.

Ainsi, c’est en se fondant sur l’héritage du droit romain qui posait une distinction fondamentale de l’être et de l’avoir, et qui sert aujourd’hui encore de trame à la construction du Code civil du Québec et du Code civil français, que le partage du monde juridique en personnes et en choses s’impose dans l’appréhension du cadavre.

En doctrine, le cadavre a trouvé refuge dans la catégorie des choses[67], sans véritable contestation[68]. La dépouille humaine correspond à une chose[69] — sacrée, au surplus[70] —, dotée d’un caractère extracommercium[71]. Le corps, ayant qualité de chose non susceptible d’appropriation, « [l]a mort n’a [...] pas pour effet de transformer le corps humain en une chose disponible à merci ou commercialisable »[72]. Comme le signale Albert Mayrand, « la dépouille mortelle est considérée comme une chose en dehors du commerce et ne peut en règle générale faire l’objet d’un droit de propriété dans le sens ordinaire du mot » [notes omises][73]. Abondant dans le même sens, Édith Deleury et Dominique Goubeau écrivent ceci : « [l]e cadavre, pas plus que le corps vivant, ne peut être considéré comme un bien et si les héritiers doivent honorer leurs morts et les ensevelir, ils n’en ont pas la propriété » [notes omises][74].

Pourtant, ce n’est pas dire que la spécificité du cadavre humain en tant que chose est ignorée[75], d’ailleurs on s’épuiserait à tenter de recenser les différents marqueurs sémantiques de cette spécificité[76]. Ce n’est pas dire non plus qu’une telle qualification vide les interrogations qui peuvent naître sur son régime juridique[77]. Or, l’hermétisme des catégories juridiques qui ont longtemps structuré la pensée civiliste ne devrait-il pas tendre à éclater[78] à l’égard du cadavre? À l’heure où nos sociétés connaissent de profonds bouleversements, notamment techniques, scientifiques et sociaux[79], lesquels prolongent l’ultime fatalité, et la réalité de plus en plus composite, ce statut tend à être revisité en France et au Québec.

À ce titre, le droit pénal français connaît, au titre des atteintes à la dignité de la personne, la sanction des actes outrageant l’intégrité du cadavre[80]. L’article 225-17 du Code pénal édicte ce qui suit :

Toute atteinte à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

La violation ou la profanation, par quelque moyen que ce soit, de tombeaux, de sépultures, d’urnes cinéraires ou de monuments édifiés à la mémoire des morts est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

La peine est portée à deux ans d’emprisonnement et à 30 000 euros d’amende lorsque les infractions définies à l’alinéa précédent ont été accompagnées d’atteinte à l’intégrité du cadavre.

Par ailleurs, en droit privé, la protection du cadavre a été affirmée depuis l’adoption de la loi du 19 décembre 2008[81]. L’article 16-1-1 du Code civil prévoit que :

Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort.

Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence.

Fondement d’une véritable injonction à l’adresse des vivants[82], cette disposition inscrit le cadavre dans l’orbite de la protection accordée au corps humain durant la vie[83]. Ainsi, comme le soulignent Bernard Beignier et Yann Puyo, « [l]e respect porté à ces restes l’est en contemplation de cette personne qui fut »[84]. Le principe de dignité, chargé de ses incertitudes[85], trouve un écho dans la protection accordée au cadavre[86].

De façon analogue, en droit québécois, c’est l’empreinte laissée par la personne, soit la représentation sociale, qui perdure et mérite une protection qu’il importe de sauvegarder, et, à travers elle, une composante individuelle et posthume de la dignité humaine[87]. De fait, puisque « la personne, même décédée, participe encore d’une certaine façon de la nature humaine », il est possible de prétendre « [qu’]au-delà de la mort, le droit reconnaît à la personne une certaine dignité »[88].

Le Code criminel[89] sanctionne rigoureusement toute indignité commise envers le cadavre et érige le défaut de sépulture en un délit. L’article 182 du Code criminel prévoit ce qui suit :

Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans quiconque, selon le cas :

  1. néglige, sans excuse légitime, d’accomplir un devoir que lui impose la loi, ou qu’il s’engage à remplir, au sujet de l’inhumation d’un cadavre humain ou de restes humains;

  2. commet tout outrage, indécence ou indignité envers un cadavre humain ou des restes humains, inhumés ou non.

Le droit privé québécois, quant à lui, consacre le principe de l’inviolabilité du corps humain au-delà de la mort et réprime les atteintes au cadavre[90]. Tel que l’écrit François Héleine : « [s]acré, le corps l’était du vivant de la personne; sacré, il le reste dans la mort »[91]. À l’appui, l’alinéa second de l’article 2217 du Code civil du Bas Canada édicte ce qui suit : « [l]es cimetières, considérés comme chose sacrée, ne peuvent être changés de destination de manière à donner lieu à la prescription, qu’après l’exhumation des restes des morts, choses sacrées de leur nature ». L’intangibilité de la dépouille mortelle, fondée sur la sacralité du cadavre, est néanmoins relativisée, voire laïcisée. En effet, la notion de piété exprimée dans le Code civil du Bas Canada[92] fait place à la notion de dignité dans le Code civil du Québec, qui fonde la souveraineté posthume de la personne sur son corps et le respect de son intimité au-delà de la mort[93].

Si le droit québécois ne possède pas de disposition analogue à l’article 16-1-1 du Code civil français dans son Code civil du Québec, force est d’admettre que le Projet de loi 66 intitulé Loi sur les activités funéraires[94] a pour ambition de modifier substantiellement le panorama juridique québécois et l’industrie funéraire. Dans ses notes liminaires explicatives, il prévoit ceci : « [c]ette loi institue un nouveau régime juridique applicable aux activités funéraires afin d’assurer la protection de la santé publique et le respect de la dignité des personnes décédées »[95]. Il tend à consolider l’ensemble des lois déjà existantes en ce domaine sous la responsabilité du ministre de la Santé et des Services sociaux dans le cadre d’une seule réglementation, mieux adaptée au contexte actuel, afin de combler les vides juridiques actuels et d’assurer une meilleure protection de la santé de la population québécoise. Ce projet de loi vise à établir « de nouvelles règles applicables aux différents acteurs du secteur des activités funéraires, [à] faciliter la gestion du dossier funéraire tant sur le plan administratif que sur le plan législatif, ainsi [qu’à] mieux refléter les pratiques actuelles en ce domaine »[96].

Aux fins du projet de loi, le cadavre est, « outre le corps d’une personne décédée, les restes d’un tel corps autres que des cendres, un enfant mort-né ou un produit de conception non vivant lorsqu’il est réclamé par la mère ou par le père »[97]. Plus particulièrement, le respect de la dignité du cadavre constitue une finalité essentielle. Des dispositions législatives mentionnent expressément la « dignité de la personne décédée » au regard d’un cadavre ou de cendres humaines — cette dernière notion étant désormais intégrée et protégée explicitement à l’instar du droit français[98]. La teneur des articles 4 et 71 se lit comme suit :

En toutes circonstances, la manipulation et la disposition d’un cadavre ou de cendres humaines doivent être faites de manière à assurer le respect de la dignité de la personne décédée.[99]

Nul ne peut disperser des cendres humaines à un endroit où elles pourraient constituer une nuisance ou d’une manière qui ne respecte pas la dignité de la personne décédée.[100]

Sans conteste, ces dispositions législatives se rapprochent, sur un plan exégétique, du traitement des restes des personnes décédées « avec respect, dignité et décence » prévu à l’article 16-1-1 du Code civil français. Les vecteurs cardinaux de « respect » et de « dignité » — auxquels s’ajoute la décence en droit français — se juxtaposent à la manipulation et à la disposition de la dépouille humaine. Dans le même sens, l’article 3 du Code de déontologie des coroners édicte ce qui suit : « Le coroner doit s’assurer que tout cadavre dont il a la garde et la possession soit traité avec dignité et respect »[101].

On le constate, en France et au Québec, la summa divisio qu’opère le droit civil entre les choses et les personnes semble prise en défaut et ne plus suffire à un traitement juridique adéquat du cadavre dans la doctrine classique. Les difficultés catégorielles du droit sont le signe de son impuissance à décrire l’innommable. Il y a donc lieu de s’interroger sur la capacité des catégories juridiques traditionnelles à appréhender le cadavre dans son « épaisseur anthropologique »[102] (à l’instar du corps humain et de ses parties détachées[103]) et sur la nécessité de concevoir une catégorie hybride ou intermédiaire reflétant le statut complexe du cadavre et nécessitant un régime sui generis suffisamment souple pour assurer sa protection[104].

Oscillant entre un objet et un sujet de droit[105] et peinant à trouver une troisième voie qui permette de construire un statut cohérent, le cadavre se heurte à l’irréversibilité des catégories juridiques[106]. Il n’en demeure pas pour autant dépourvu de protection juridique. Les traces de la dépouille humaine dans le souvenir des vivants sillonnent en effet le panorama juridique québécois et français. Le temps de la mémoire commande ici quelques remarques.

Acte III — La mémoire

« Mais la mort met en scène un théâtre d’ombres où évoluent aussi des vivants dont les intérêts moraux sont, en quelque sorte, habités par ces ombres » [note omise][107]. Ainsi, nul ne s’étonnera que le droit arrime la protection des corps morts à la mémoire des vivants[108]. La mémoire du mort s’impose alors comme le siège premier de la protection du cadavre précisément parce qu’elle est en prise directe avec le vivant qu’il a été. Pourtant, il demeure opportun de se questionner : le cadavre est-il titulaire de droits extrapatrimoniaux[109]? Mettant de côté une atteinte ante mortem et la survie des droits de la personnalité du vivant après la mort, Xavier Labbée circonscrit le débat comme suit :

La question en réalité n’est pas là : peut-on concevoir qu’un cadavre ait des droits de la personnalité distincts de ceux dont est titulaire la personne de son vivant? Celui qui porte post mortem, une atteinte au corps de l’individu décédé, porte-t-il atteinte à la personnalité du disparu?

Tout l’intérêt de la question se situera au niveau de l’action en justice des héritiers. Ceux-ci pourront-ils invoquer un préjudice personnel, du disparu? Devront-ils au contraire invoquer un préjudice qui leur sera personnel?[110]

En d’autres termes, pour l’auteur :

L’intérêt pratique que pose l’existence, ou la non-existence, des droits de la personnalité du cadavre se situe au niveau de l’action des membres de la famille. Les héritiers vont-ils agir au nom du défunt, ou au contraire ne pourront-ils agir qu’en leur nom personnel? Faudra-t-il rapporter la preuve d’un préjudice subi personnellement par le cadavre, ou au contraire la preuve d’un préjudice familial, que subissent personnellement les héritiers?[111]

Les droits québécois et français ne reconnaissent pas le préjudice posthume. « Comment un cadavre pourrait-il devenir créancier de dommages et intérêts » et transmettre, par conséquent, sa créance, puisqu’il n’a plus de patrimoine? « Aussi, est-il impossible d’agir au nom du mort »[112]. « [Q]uel que puisse être l’outrage [au cadavre], il n’est pas possible aux successeurs universels de prétendre exercer contre l’auteur de l’outrage une action propre au défunt, et ainsi d’obtenir en ses lieu et place la réparation du préjudice qui serait le sien »[113]. La solution, établie de longue date en droit québécois, est régulièrement revisitée et raffinée en droit français au point de s’en trouver complexifiée.

Au Québec, les successeurs universels et, par extension tout héritier ou toute personne lésée personnellement peuvent agir pour obtenir la réparation du préjudice propre que leur cause l’atteinte portée au cadavre. Il existe en quelque sorte un « droit au cadavre »[114]. L’article 43 du Règlement d’application de la Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes et des tissus et la disposition des cadavres[115] est ici éloquent : « [a]ucune photographie d’un cadavre humain ne peut être prise, sauf sous autorité du ministère de la Justice ou avec le consentement écrit du conjoint de la personne ou de l’un de ses plus proches parents ».

Ce droit a d’ailleurs été implicitement reconnu à quelques reprises dans la jurisprudence québécoise, certes rare[116]. À titre d’illustrations, en matière de don d’organes et d’autopsie, dans les affaires anciennes Philipps v. The Montreal General Hospital[117] et Ducharme c. Hôpital Notre-Dame[118], la famille a obtenu des dommages-intérêts lorsqu’une autopsie illégale avait été pratiquée sans consentement. Les tribunaux justifiaient l’octroi d’une compensation pécuniaire sur le fait (certes critiquable) que le cadavre humain demeure la propriété du conjoint et de la famille. Dans Brouillette c. Religieuses de l’Hôtel-Dieu[119], le juge Forest de la Cour supérieure renvoyait à ce « respect matériel dû aux morts » en ces termes :

Le respect matériel dû aux morts et l’application des règles de moralité humanitaire remontent à la plus haute antiquité et nous en trouvons la preuve dans la remarque faite par Antigone à Créon qui lui reproche énergiquement d’avoir enterré le cadavre de son frère [...]

S’il était d’usage au temps des païens de respecter le cadavre d’un être humain, à plus forte raison aucune considération morale, exception faite des intérêts supérieurs de la justice criminelle, ne peut permettre au vingtième siècle d’entraver le droit de la famille qui donne à la mémoire de ses morts toute la vénération que conserve une personne à l’égard d’un être qui lui est cher.[120]

Empruntant le questionnement suivant à Jean-Louis Baudouin : « La famille a-t-elle un véritable droit au cadavre? »[121], nous partageons son avis selon lequel « [l]e cadavre n’est pas en effet un “bien” au sens civiliste classique du terme et on voit mal par quelle fiction juridique, la famille pourrait invoquer un droit de propriété ou de possession quelconque sur celui-ci »[122]. En effet, « [c]e prétendu droit accordé par une tradition juridique incertaine vise au fond beaucoup plus au respect des sentiments des proches qu’au respect du défunt lui-même »[123]. Prérogative de la parenté, de l’affection filiale, de la solidarité familiale ou encore des affinités, le droit au cadavre devrait plutôt être considéré comme « un droit extrapatrimonial qui trouve son principe dans les liens du sang et de l’affectivité »[124].

Une reconnaissance prétorienne d’un « droit subjectif des proches à la protection de leurs propres sentiments d’attachement familial » prévaut [italiques dans l’original, notes omises][125]. La jurisprudence québécoise sanctionne ponctuellement des cas de responsabilité civile lorsqu’une atteinte est portée au cadavre. Au-delà de la protection du cadavre dans sa matérialité, les héritiers peuvent agir en justice à titre personnel pour une atteinte portée au respect de leur vie privée ou de leur honneur en raison de la violation à l’image, à la mémoire ou encore à la dignité du cadavre. Il s’agit, selon Générosa Bras Miranda, « [d’]un austère devoir moral de veiller au respect de la mémoire de la personne décédée », en d’autres termes, « [u]ne sorte d’intérêt familial, que l’on pourrait dire semi-public, [qui] prend la place de l’intérêt autrefois strictement personnel du titulaire du droit de la personnalité »[126]. L’auteure poursuit en ces termes :

Au devoir de respect envers les morts [...] semble donc vouloir se substituer le devoir de respecter les vivants, dans leurs sentiments d’attachement familial. Ce traitement de la protection des droits fondamentaux après le décès participe certainement du large mouvement social de dénigrement de la mort, qui caractérise tant nos civilisations occidentales.

[...]

Il nous semble souhaitable que la reconnaissance du droit des proches de ne pas souffrir de l’atteinte à un droit fondamental de leur auteur décédé ne vienne pas se substituer totalement au contentieux objectif, plus noble, fondé sur le devoir de chacun de veiller au respect dû aux morts, composante essentielle de la dignité humaine [italiques dans l’original].[127]

Déjà en 1886, la Cour supérieure avait accordé à un fils un montant de 10 $ en dommages-intérêts contre un auteur qui avait diffamé son père marguillier. Il s’agissait d’une « action en dommages pour venger la mémoire des ancêtres »[128]. Quatre ans plus tard, dans l’affaire Huot c. Noiseux[129], la même Cour rédigeait les considérants suivants :

Considérant qu’il résulte de ces dispositions que tout fait, même lorsqu’il n’est pas le résultat d’une intention malicieuse, qui porte préjudice, donne lieu à l’action en réparation civile;

Considérant que l’honneur et la considération du père de famille formant une des parties les plus importantes du patrimoine de ses enfants, l’atteinte qui y est portée peut autoriser ces derniers à intenter une action en dommages.[130]

La piété familiale a alors été évaluée à 50 $[131].

Mais ce n’est pas seulement le fils qui peut réclamer pour une atteinte à la mémoire de son père. L’inverse est également vrai, comme en témoigne l’affaire Goupil c. Les Publications Photo-Police Inc.[132], où le juge Richard de la Cour supérieure, en 1983, accorde 15 000 $ au père dont la fille défunte était qualifiée de prostituée. Le journal consacrait toute la page frontispice, de format tabloïde, à une photo macabre de la tête d’un cadavre de jeune femme, en couleurs, qu’il coiffait du titre « jeune prostituée torturée à mort », suivi de la mention en bas de page « un crime sexuel et barbare »[133]. Le Tribunal relève que « [d]ans le cas sous étude, il est certain que le demandeur a souffert profondément comme seul un père ou une mère peut souffrir dans son âme, son coeur et ses entrailles de voir ainsi sa fille traitée publiquement de prostituée, sans fondement »[134].

La jurisprudence québécoise est même allée jusqu’à accorder des dommages-intérêts à la soeur et au beau-frère du défunt diffamé[135]. Une figurine de cire du défunt, exposée dans un musée, matérialisait alors la diffamation.

En outre, dans l’affaire Robert c. Cimetière de l’Est de Montréal Inc.[136], les demandeurs reprochent au cimetière défendeur d’avoir égaré l’urne qui contenait les cendres de leur père. Sur cette réclamation, visant l’obtention de dommages moraux pour atteinte à la sépulture du père, le juge Trudel de la Cour supérieure conclut que le respect dû aux morts exige une attention particulière et que ce manquement constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité du cimetière. Il accorde à chacun des six enfants du défunt une somme de 1 000 $ pour les dommages moraux subis. Les remarques suivantes méritent la mention :

Il ressort de la preuve que, en plus d’avoir un esprit de famille fort développé, les demandeurs paraissent très fidèles au souvenir de leurs parents et vouent à leur mémoire un véritable culte. Leur habitude et leur désir d’aller se recueillir souvent au cimetière traduit de façon non équivoque leurs sentiments.

À tour de rôle, ils relatent que ce malheureux incident les afflige profondément. Tous sombrent encore dans la tristesse en se remémorant les fouilles pour retrouver les cendres et en pensant à leur disparition. Chaque visite au cimetière contribue d’ailleurs à remuer ces souvenirs et à attiser leur chagrin.[137]

Dans une autre affaire, Raicu-Moroca c. Complexe funéraire Fortin[138], les demandeurs réclament une indemnité pour s’être fait exhiber une dépouille qui n’était pas celle de leur parente et ne pas avoir pu lui rendre leurs derniers hommages comme ils le souhaitaient. Pour la fille de la défunte, il s’agissait de sa mère et le choc subi a été plus grand que celui éprouvé par ses enfants, lequel doit tout de même être compensé. Une revue de la jurisprudence démontre que l’attribution « de dommages moraux résultant du préjudice subi par les défendeurs est à la fois discrétionnaire et aléatoire »[139]. La Cour accorde 6 500 $ à la fille de la défunte et 4 500 $ à chacun de ses trois petits-enfants[140].

En France, la situation se présente sous un jour plus complexe, car la protection juridique du cadavre qui prévaut dans la mémoire des proches se construit au gré des atermoiements d’une jurisprudence qui, sous la dictée des faits, peine à trouver sa cohérence[141]. Ainsi, certains ont affirmé que « [l]e respect dû à sa mémoire apparaît [...] comme un droit de la personnalité du disparu »[142]. S’il est incontestable que de nombreuses décisions ont pu attester cette orientation, l’époque de la survie post mortem des droits de la personnalité semble révolue au bénéfice d’une protection axée sur la dignité.

À ce titre, pour sanctionner la publication de la reproduction en étampe du cadavre d’une actrice alors célèbre, le tribunal civil de la Seine a décidé, dès 1858, « que nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire et livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort, quelle qu’ait été la célébrité de cette personne et le plus ou moins de publicité qui se soit attachée aux actes de sa vie »[143]. Selon les juges ce consentement « a son principe dans le respect que commande la douleur des familles, et qu’il ne saurait être méconnu sans froisser les sentiments les plus intimes et les plus respectables de la nature et de la piété domestique »[144].

Traversant les époques, l’appétit du public pour le sensationnalisme a nourri le contentieux macabre et a favorisé l’émergence de ce que d’aucun a qualifié, a posteriori, de « vie privée posthume »[145]. Ainsi, pour sanctionner la publication des photos de Jean Gabin sur son lit de mort, les juges n’hésitent pas à affirmer que « [l]e droit au respect de la vie privée s’étend par-delà la mort à celui de la dépouille mortelle »[146]. C’est cette même ratio decidendi que l’on retrouve sous la plume des juges du tribunal correctionnel de Paris, lorsqu’ils se prononcent relativement à la publication dans une revue sensationnaliste des photos de François Mitterrand gisant. Selon eux :

Il résulte d’une jurisprudence constante que les atteintes à l’intimité de la vie privée peuvent porter sur la fixation de l’image de toute personne, vivante ou morte. On ne peut donc soutenir, [...] que « le droit au respect de l’intimité de la vie privée (prend) fin à la date du décès » ou que « le droit du respect de l’intimité de la vie privée disparaît au moment du décès » [références omises][147].

Pourtant, la Cour de cassation a sonné le glas de ce courant, justement à propos de l’une des affaires relatives à François Mitterrand. La Haute juridiction précise alors que « [l]e droit d’agir pour le respect de la vie privée s’éteint au décès de la personne concernée, seule titulaire de ce droit »[148]. À titre d’exemples, ni la publication dans un journal communal d’un article relatant le destin mouvementé de personnes décédées[149], ni l’utilisation de l’image d’une personne décédée sur la pochette d’un album de musique[150], ni la reproduction d’une photo de Michael Jackson sur une bougie hommage[151], n’ouvrent droit à une action des héritiers ou des ayants droits au nom du défunt.

On pourrait alors penser que le défunt se trouve totalement privé de protection dans ce domaine. Cependant, un tel principe ne saurait avoir d’effet à l’égard des proches du défunt, leur affliction pouvant être le support d’une protection à la mesure de l’outrage subi par eux. Ainsi, parce que « l’image de la dépouille mortelle […] éveille une profonde souffrance morale des parents et amis qui réalisent que cette image est la dernière de l’être perdu »[152], le droit leur accorde une protection qui rejaillit indirectement sur le cadavre.

C’est l’affaire du Préfet Érignac qui a permis aux juges de donner corps à cette protection. En effet, à la suite de l’assassinat du serviteur de la République par un groupe d’hommes se réclamant du nationalisme Corse, en février 1998, des magazines français avaient publié des photographies représentant le corps de Claude Érignac gisant dans une rue d’Ajaccio. Afin de mettre un terme à l’exploitation d’un sensationnalisme particulièrement douteux, les proches du défunt ont saisi la justice pour faire interdire la publication. Les juges du fond ont fait droit à leur demande, en se fondant précisément sur la souffrance ressentie par eux. Les magistrats décident alors que « [l]a publication de [cette photographie], au cours de la période de deuil de ses proches parents, constitue, dès lors qu’elle n’a pas reçu l’assentiment de ceux-ci, une profonde atteinte à leurs sentiments d’affliction, partant à l’intimité de leur vie privée »[153].

Cette orientation se conjugue, en outre, avec l’émergence d’un fondement nouveau au bénéfice de la protection du cadavre tenant à sa dignité. Annoncé après l’abandon de la théorie de la survie post mortem des droits de la personnalité[154], ce fondement, comme le souligne Sylvie Bernigaud, y est indifférent[155]. D’ailleurs, lorsque la Cour de cassation approuve les juges du fond dans l’affaire du Préfet Érignac, elle prend soin d’ajouter « que cette image était attentatoire à la dignité de la personne humaine »[156]. Si c’est incontestablement le souvenir des proches qui justifie la protection du cadavre[157], il faut aussi comprendre que sa dignité est désormais au centre des débats[158]. Non sans que cela suscite des interrogations[159], on peut constater aujourd’hui que la mémoire du défunt emporte dans son sillage une dignité qui lui survit.

En définitive, la mémoire du défunt s’imposerait, en droit, comme l’ultime rempart aux outrages que peut subir le cadavre. On pourrait donc penser que l’emprise du droit relativement à la protection du corps mort a naturellement vocation à disparaître à mesure que la mémoire du défunt s’estompe chez les vivants[160]. Pareille prétention nous semble incohérente. Si, comme le sous-tendent les droits québécois et français, le principe de dignité humaine, au nom du caractère inaliénable de l’humanité déposée en chacun, gouverne la relation des vivants avec les morts, la dignité a aussi vocation à l’éternité. Quand la personne « en souvenir »[161] sombre dans l’oubli, une autre temporalité de la mort peut être mise de l’avant pour que la mémoire ne devienne pas le tombeau de la protection du cadavre humain. Il importe d’esquisser ce temps de l’oubli.

Acte IV — L’oubli

L’oubli, « cette seconde mort »[162], marque l’entrée véritable de la personne qui fut dans un temps d’éternité. Dès lors que l’intérêt familial s’évanouit, ce n’est pas tant dans une appropriation de la dépouille mortelle par les pouvoirs publics[163] que dans une affirmation renouvelée du paradigme de la dignité que le cadavre trouve sa protection[164].

Certes, un infléchissement nécessaire vers le droit public ne peut être occulté en cette matière. À nos préoccupations de droit privé, s’arrime une digression en droit public. À travers le droit public et le droit sanitaire, les droits québécois et français connaissent déjà une forme de protection du cadavre. À l’instar de Nicholas Kasirer, force est de constater que l’attitude du droit étatique envers le cadavre reconnaît incontestablement le caractère sacré des restes des morts. Il écrit en ce sens :

L’État comprend que le cadavre est bien plus que poussières; son caractère sacré cependant ne relève d’aucun « droit naturel » mais constitue, comme tout statut juridique, une construction intellectuelle saisie par le droit. Peut-être est-il utile de considérer que la coutume est la source première de ce caractère sacré et de qualifier la reconnaissance législative par l’État des restes des morts en tant que choses sacrées par leur nature comme la simple « codification » (encore que partielle) de cette norme coutumière. Peu importe qu’il soit codifié ou inventé par le législateur, ce statut sacré du cadavre est pleinement exprimé par le droit étatique.[165]

Arbitre entre des considérations empruntant au sacré (mystère), au sanitaire (hygiène) et à la coutume, l’État est investi de la responsabilité de protéger la sainteté des lieux et la santé publique[166].

En droit privé, certaines évolutions contemporaines signalent une attention nouvelle du droit pour le cadavre au-delà de la mémoire. Ainsi, de manière particulièrement significative, le droit français, depuis l’entrée en vigueur de l’article 16-1-1 du Code civil en 2008, marque son inclination à soustraire le respect du cadavre à l’emprise du temps et de l’espace[167]. Le Québec, pour sa part, vient de se doter d’un arsenal qui porte les germes d’une nouvelle forme de protection erga omnes du cadavre. De lege ferenda, le projet de loi québécois sur les activités funéraires tend à assurer le respect de la dignité de la personne décédée, sans contrainte temporelle[168].

En France, c’est la fameuse affaire de l’exposition des corps « plastinés » qui offre l’exemple le plus emblématique du renouveau de la protection du cadavre. On se souvient que cette exposition, selon ses organisateurs, avait pour objectif d’instruire les spectateurs à travers l’exhibition de cadavres humains. Les juges du fond, tant en première instance[169], qu’en appel[170], ont unanimement condamné la pratique, et la Cour de cassation a nettement embrassé leurs conclusions en décidant que « aux termes de l’article 16-1-1, alinéa 2, du code civil, les restes des personnes décédées doivent être traités avec respect, dignité et décence; que l’exposition de cadavres à des fins commerciales méconnaît cette exigence »[171]. Une telle décision inscrit incontestablement la protection du cadavre dans une nouvelle dimension, puisque ni les sentiments des proches, ni les volontés du défunt, ne sont en cause ici. En réalité, seule est déterminante la condition juridique du corps mort qui ne saurait être soumis à une odieuse marchandisation[172]. D’ailleurs, on ne manquera pas de relever avec le mystérieux Félix Rome que

[p]ris au pied de la lettre, [l’arrêt] suggère que toute exploitation commerciale de la représentation de cadavres, sous quelque forme que ce soit, est illicite, ce qui promet un spectaculaire autodafé si l’on tient pour acquis que « dans les albums de photographies du XXe siècle, plus de la moitié sont des images de mort », de même que la fermeture d’une pléiade de musées privés, dans tout l’Hexagone... [références omises, italiques dans l’original].[173]

C’est sur ce terrain en particulier des pratiques muséales et donc du droit public que rebondit le questionnement sur le respect dû au cadavre. On le sait, les musées français regorgent de collections composées de cadavres anciens à l’égard desquels aucune personne ne saurait prétendre entretenir un lien direct[174]. Or, dans les replis de l’existence du plus grand nombre, c’est une décision à portée symbolique de la ville de Rouen qui a permis de mettre en lumière les résonnances politiques inattendues de la protection accordée par le Code civil au cadavre. En effet, en se fondant sur ces dispositions, la ville prétendait restituer un ensemble de « têtes maories » au gouvernement de la Nouvelle-Zélande afin qu’elles soient inhumées. Toutefois, à la demande de la ministre de la Culture, le juge administratif s’oppose à ces velléités en décidant que « les conditions [...] de conservation de la tête Maori au sein des collections municipales du muséum ne sont contraires, ni dans leur principe, ni dans leurs modalités, à l’article 16-1 du Code civil »[175]. Bien qu’ayant été confirmée par les juges du second degré[176], cette décision a entrainé le dépôt d’une loi autorisant la restitution aux autorités néo-zélandaises de toutes les « têtes Maories » conservées dans les musées français[177]. Cette réaction politique atteste l’évolution de la perception du cadavre dans la société, puisque la nécessité « scientifique » ou « domaniale » ne s’impose plus comme un rempart absolu à l’impératif de protection des restes humains.

On peut renvoyer ici à la position québécoise face à l’organisation de cette même exposition « Our Body/À corps ouvert », dont l’objet consiste à mettre en scène des dépouilles mortelles plastinées[178] — au surplus, face à l’exposition projetée par Andreï Molodkin, cet alchimiste de la chair humaine[179]. Si la provenance des corps ou des organes exposés, ainsi que le caractère lucratif du don, suscitent un juste questionnement, on a pu s’interroger sur le véritable dessein — mercantile ou scientifique? — poursuivi par ces concepteurs. Sans encourir une interdiction pour indignité, les expositions ont été présentées devant public[180]. Sur le terrain cette fois des galeries d’art, l’utilisation de cendres humaines dans les toiles du peintre canadien Marc Séguin suscite la réflexion[181]. Omniprésente dans ses tableaux et sérigraphies, le peintre affectionne la noirceur, allant jusqu’à peindre avec des cendres humaines. Or, le projet de loi sur les services funéraires ne tend-il pas, notamment, à proscrire pareils agissements, lesquels revêtent un aspect commercial et lucratif?

Si le droit québécois n’a pas connu, pour l’heure, de questionnements semblables à ceux qui ont animé la France, des traces de ce débat se retrouvent néanmoins dans des réflexions anciennes éparses à l’égard du peuple autochtone[182]. Reste à attendre l’interprétation jurisprudentielle des normes consacrées à la dignité de la personne décédée et des cendres afin de voir si des débats similaires à ceux de nos homologues français prendront vie.

Acte V — Deus ex machina

« Quelle dangereuse inclination que de se pencher sur le devenir des cadavres »[183]. La fascination de l’Homme pour Thanatos le conduit sans cesse à se questionner sur son devenir après la mort et à approfondir sa réflexion sur l’au-delà. Le droit en cette matière « est imprégné des valeurs que se donne et qu’entend conserver une société pour pouvoir se dire une civilisation »[184]. Tel que l’écrit à juste titre Bertrand Calais dans « La mort et le droit » : « [c]ertes, la mort est un vaste sujet qui dépasse cet aspect matérialiste en offrant un champ de réflexion métaphysique et biologique, social et religieux; mais le droit, en lui apportant sa rationalité, a l’avantage de dédramatiser la mort »[185].

On le sait, confronté à la finitude de sa condition, l’Homme aspire à l’éternité[186], mais les périls de cette quête sont nombreux tant les aspirations de chacun peuvent différer. La condition juridique du cadavre humain cristallise un certain nombre d’incertitudes relatives à ces aspirations.

À l’heure où, sous la pression des faits, le cadavre fait l’objet d’une attention renouvelée de la part du droit, certains constats s’imposent. Bien qu’usant d’instruments normatifs propres et confrontés à des situations différentes, les systèmes juridiques québécois et français mettent en scène le cadavre de façon analogue, offrant une représentation euphonique de la dépouille humaine dans les temps de la mémoire et de l’oubli. Soumis aux critères médicaux dans la détermination de la mort, le droit privé se montre indécis face au statut du mort, soucieux de protéger sa mémoire et songeur à en assurer la pérennité. S’ensuit à juste titre une « sorte de continuum de la personne » humaine qui rompt avec l’idée d’une césure radicale entre la vie et la mort [italiques dans l’original][187].