Corps de l’article

Introduction

Qui se met en quête des moyens juridiques de préserver l’environnement a tôt fait de rencontrer la notion de « services écologiques »[1] ou ses multiples avatars : les « services écosystémiques », les « services environnementaux », les services associés à la biodiversité, « rendus par la biodiversité », ou bien encore « rendus par la forêt » ou « par les écosystèmes »[2]. Au niveau international, la conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique s’est, ainsi, fixée pour objectif, le 18 octobre 2010 à Nagoya, de valoriser, conserver et restaurer la biodiversité afin que perdurent les services rendus par les écosystèmes : l’article 14 du nouveau plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 et des objectifs d’Aichi prévoit que « [d]’ici à 2020, les écosystèmes qui fournissent des services essentiels, en particulier l’eau et contribuent à la santé, aux moyens de subsistance et au bien-être, sont restaurés et sauvegardés »[3]. Au niveau européen, l’Union européenne a adopté une nouvelle stratégie pour la biodiversité en 2011. À cette occasion, elle s’est promis « [d’]enrayer la perte de biodiversité et la dégradation des services écosystémiques dans l’[Union Européenne] d’ici à 2020 », et d’assurer « leur rétablissement, dans la mesure du possible »[4]. À l’échelon français — qui sera notre pays de référence — la Stratégie nationale pour la biodiversité 2011–2020 s’est donnée pour but de « [p]réserver les écosystèmes et leur fonctionnement », essentiels pour la production de « services utiles à l’homme »[5].

Avec la récente adoption de la Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, la protection juridique des services fournis par la biodiversité, les milieux et les ressources naturelles se trouve encore renforcée[6]. Dans ces conditions, les juristes spécialisés en droit de l’environnement ne sauraient manquer d’étudier les « services écologiques » — une expression que nous emploierons de manière générique pour renvoyer, tout à la fois, aux « services écosystémiques » et aux « services environnementaux ». Les travaux sont, d’ailleurs, relativement nombreux qui traitent des contrats de service écologique et s’interrogent sur l’exécution des prestations écologiques, ainsi que sur leur contrepartie : les dénommés paiements pour service écologique (PSE)[7]. En revanche, la question de la qualification des services écologiques ne semble pas avoir retenu l’attention de beaucoup d’auteurs[8]. Tout se passe, alors, comme si l’étude du régime juridique des services écologiques avait été réalisée avant celle de leur nature juridique[9] ou que l’on s’était davantage intéressé à l’exécution des contrats de service écologique qu’à leurs conditions de formation, sans prendre le temps de cerner précisément leur objet. Revenant en amont, nous nous poserons donc la question suivante : qu’est-ce qu’un « service écologique » en droit et, plus précisément, en droit privé des biens? Quelle qualification juridique et, en particulier civiliste, conférer aux « services écologiques » et à ses deux espèces que sont les « services écosystémiques » et les « services environnementaux »?

Une possibilité serait de partir de la notion de service en droit. Dans cette perspective, l’on s’interrogerait sur la spécificité des services de type « écologiques ». Nous n’explorerons pas, toutefois, cette voie car nous craignons qu’elle ne nous mène bien vite au droit des contrats, via le louage d’ouvrage ou de chose, et nous dispense de la recherche d’une qualification juridique, lesdits services étant d’emblée rangés dans la catégorie de... services. Plutôt, donc, que de s’arrêter au mot ou signifiant « services », l’on se propose de revenir au sens couramment donné à ces services spéciaux : quand les services écosystémiques désignent les avantages procurés par un écosystème à d’autres écosystèmes ou aux sociétés humaines, les services environnementaux signifient les avantages qu’apportent les humains aux écosystèmes. Ces définitions étant originellement libellées en anglais, il est loisible de traduire le mot benefits par celui d’« avantages » ou par ceux de « bénéfices », de « bienfaits », d’« utilités » et, bien sûr, de « services ». Ainsi Georges Serpantié, Philippe Méral et Cécile Bidaud retracent l’histoire de la notion de services écosystémiques en la rapportant à l’« idée écologique » de « bienfaits de la nature »[10]. La question liminaire posée devient, alors, la suivante : à quoi correspondent, en droit, ces avantages, bénéfices, utilités ou « bienfaits de la nature »?

Notre hypothèse est que ces bienfaits constituent des « fruits » au sens civiliste du terme, c’est-à-dire des choses régulièrement produites par d’autres choses sans altération de la substance de celles-ci. En faveur de cette qualification de fruits, nous relèverons trois indices : premièrement, le sens commun du mot « fruit » plaide en faveur d’une affinité avec les services écologiques. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, un fruit signifie, d’abord, un « résultat avantageux que produit [quelque chose] », un « bénéfice tiré (de [quelque chose]) » et, par extension, « l’effet, bon ou mauvais » — le bienfait ou méfait — de quelque chose comme — pourquoi pas? — d’un écosystème[11]. Deuxièmement, certains des services écosystémiques comptent parmi les exemples les plus courants de fruits. Ainsi les récoltes des terres ou produits agricoles sont qualifiés de « services d’approvisionnement » par les auteurs de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire[12] (EM) et de « fruits » par les juristes civilistes[13]. Troisièmement, une rapide revue de la littérature juridique sur les services écologiques atteste qu’un rapprochement a pu être opéré entre cette dernière expression et la notion civiliste de fruit, quoiqu’aucune étude de fond n’ait, semble-t-il, été entreprise[14].

Sur le plan théorique, l’identification des services écologiques aux fruits pourrait avoir quelque vertu. Pour le dire simplement, elle pourrait nous permettre de prendre du recul : on sait que la notion de service écologique et, en particulier, celle de PSE sont au coeur de controverses. Présentés telle une manifestation de l’inexorable avancée du modèle occidental moderne, les PSE font l’objet de critiques acerbes[15]. Ces paiements illustreraient la manière dont le capitalisme récupère des innovations dites alternatives, en l’occurrence l’« idée écologique »[16] de service écologique. Ils participeraient d’un vaste processus de marchandisation du monde, lequel mouvement jetterait le discrédit sur eux. Dans la mesure, toutefois, où la notion de fruits date de l’époque romaine et précède l’apparition de notre ère capitaliste, l’identification des services écologiques aux fruits pourrait autoriser à les considérer indépendamment des débats d’ordre politique. Qualifiés de fructus, les services écologiques pourraient, en d’autres termes, nous apparaître sous un jour nouveau, à distance des actuelles querelles doctrinales.

Mais il se pourrait, aussi, que l’approche par la notion romaine de fruits, loin de renouveler les termes du débat, reconduise, voire radicalise le procès fait aux PSE et, au-delà, à la notion de service écologique. Nous pourrions, en effet, découvrir que ces critiques n’intéressent pas seulement la période contemporaine, mais portent jusqu’à l’époque romaine[17], et que ce qui se trouve, en définitive, mis en cause sur le terrain du droit, avec les bouleversements écologiques, c’est notre tradition juridique elle-même : la tradition romano-germanique, encore dénommée « tradition civiliste ». De fait, la notion romaine de fruits pose la question de la place et du rôle respectifs de la nature et des humains en droit en ce qu’elle connaît une division entre les fruits spontanés de la nature — les « fruits naturels » — et les fruits issus du travail des Hommes — les « fruits industriels ». La notion de fruits pose aussi la question du statut de la nature en regard de la cité dès lors qu’elle distingue les fruits organiques, « naturels » et « industriels » — des fruits obtenus à l’occasion de la chose, généralement par l’effet d’un contrat — les « fruits civils ».

Or si les services écologiques sont — comme nous en faisons l’hypothèse — des fruits au sens juridique du terme, ce triptyque des fruits naturels, industriels et civils pourrait se trouver réitéré ou dupliqué avec les notions de services écosystémiques, de services environnementaux et de PSE. En d’autres termes, les services écosystémiques pourraient former de nouveaux fruits naturels (partie I), les services environnementaux de nouveaux fruits industriels (partie II) et les PSE de nouveaux fruits civils (partie III).

I. Les services écosystémiques, néo-fruits naturels

Si les services écosystémiques se présentent tels des modèles de fruits naturels (partie I-A), nous ne saurions ignorer leurs spécificités (partie I-B) : intellectuellement dissociés de leur chose-mère, les services écosystémiques pourraient former des fruits d’usage commun (partie I-C).

A. Des fruits continuels, au soutien des choses frugifères

Le Lexique des termes juridiques définit les fruits tels des « [b]iens produits périodiquement et régulièrement par les choses sans altération de leur substance »[18]. Le doyen Jean Carbonnier les définit tels des biens accessoires qui sortent « périodiquement d’un bien principal [...] sans que la substance de celui-ci s’en trouve diminuée »[19]. Selon, Frédéric Zenati-Castaing et Thierry Revet, « [l]es fruits sont des biens produits par un autre bien sans diminuer ni altérer sa substance »[20]. Dans cette perspective, le caractère périodique de la génération des fruits n’est pas déterminant; ce qui importe est que la chose-mère ne soit pas atteinte dans sa substance, sans quoi ses procréations ne seraient pas des fruits, mais des produits. À l’inverse, Joseph Caillot, auteur d’une thèse sur l’acquisition des fruits en droit romain, regarde la périodicité de la production tel le caractère essentiel des fruits et le fait que le renouvellement des produits « laisse la chose intacte », soit la « persistance de la production » ou « possibilité d’une perception indéfinie », comme le second caractère des fruits[21].

En toute hypothèse, quelque conception l’on adopte des fruits, les services écosystémiques répondent à leur définition. D’une part, les services produits par un écosystème, loin d’attenter à ce dernier, participent de cycles vertueux susceptibles de bénéficier à d’autres écosystèmes qui, à leur tour, pourront produire des services profitant au premier. « Comme on le sait[, observent des auteurs,] les écosystèmes jouent un rôle essentiel dans le maintien de tous les [services écosystémiques], lesquels sont, à leur tour, “systémiques” »[22]. D’autre part, si certains des services écosystémiques sont rendus périodiquement, par intervalles (telles les récoltes des terres), d’autres sont produits avec plus de régularité encore (par exemple, la séquestration de carbone par les arbres opère de manière presque continue). À telle enseigne que l’on parle de flux de services, de processus des écosystèmes, ou de fonctions assurées par des ressources naturelles, autant de termes qui évoquent la persévérance ou constance de ces avantages, bénéfices ou bienfaits apportés par les écosystèmes.

Des fruits au sens juridique du terme, les services écosystémiques pourraient, plus précisément, former des fruits naturels[23]. Les fruits naturels désignent, en effet, des « accroissements périodiques d’une chose produits par le jeu naturel de ses forces organiques »[24]. Ce sont des fruits que « la terre produit spontanément, sans le secours de l’homme »[25], que « la chose produit spontanément et sans travail de l’homme »[26]. Or les services écosystémiques signifient les avantages que les écosystèmes offrent par eux-mêmes, pour d’autres écosystèmes ou pour les êtres humains. S’ils répondent aux besoins de ces derniers ou « correspondent aux bénéfices que les hommes retirent des écosystèmes », les services écosystémiques n’en sont pas moins produits par les écosystèmes eux-mêmes[27].

Il faut, néanmoins, reconnaître que la qualification de fruits naturels des services écosystémiques peut surprendre. Depuis le rapport de 2005 de l’EM, on distingue quatre espèces de services écosystémiques : les « services de prélèvement », les « services de régulation », les « services culturels », et les « services d’auto-entretien »[28]. Or seuls les exemples donnés de services de prélèvement (l’eau, le bois de construction et la fibre[29]) renvoient aux spécimens de fruits naturels couramment cités par les jurisconsultes, comme l’herbe des champs ou le fourrages des prairies, les fruits des arbres non cultivés ou les champignons[30]. Représentant « les produits de récolte »[31], les services d’approvisionnement peuvent être aisément rapprochés des fruits naturels ou « productions de la terre »[32]. En revanche, les « services de régulation qui affectent le climat, les inondations, la maladie, les déchets, et la qualité de l’eau », les « services culturels qui procurent des bénéfices récréatifs, esthétiques, et spirituels » et les « services d’auto-entretien tels que la formation des sols, la photosynthèse, et le cycle nutritif »[33] paraissent plus difficiles à ranger dans la catégorie des fruits naturels. Considérer la photosynthèse ou le cycle nutritif comme des fruits naturels, voilà qui déroge aux représentations habituelles.

Faut-il admettre qu’avec l’apparition des services écosystémiques de nouveaux fruits ont fait leur entrée dans le monde du droit? L’on pourra hésiter à franchir le pas. Car les services écosystémiques, s’ils répondent à la définition des fruits naturels, présentent, à l’évidence, certaines spécificités.

B. Des fruits toujours pendants, au bénéfice de tous

Pour qualifier les services écosystémiques de fruits, il est une condition que nous avons omise et qui pourrait ne pas toujours être remplie : la séparation physique, organique des avantages ou bienfaits de l’écosystème dont ils proviennent. Dans leurs thèses respectives sur l’acquisition des fruits en droit romain, Joseph-Frédéric-Alfred Mettetal, Edmond-Louis-Marie Barbedor et Joseph Caillot précisent chacun que les fruits doivent être détachés de la chose qui les a produits pour être qualifiés de fruits[34]. Avant leur sortie de la chose-mère, « renfermés dans le sein de la chose, [les fruits] en font une partie intégrante et homogène » et ne s’en distinguent pas[35].

Citant le Digeste, Barbedor écrit ainsi qu’il faut « distinguer les fruits encore attachés à la chose qui les a produits, fructus pendentes ou stantes » de « ceux qui en sont séparés, fructus separi. Dans le premier cas, les fruits n’ont pas d’existence propre : fructus pendentes pars fundi videntur [...]; mais une fois séparés, ils acquièrent une existence propre; ce ne sont plus des accessoires, suivant le sort du principal [...]. Ils deviennent [...] un principal; ils naissent à la vie juridique » [référence omise][36]. Barbedor ajoute : « [t]ant que les fruits ne sont pas séparés de la chose qui les a produits, ils n’ont pas une existence distincte : Je n’ai pas un arbre et des fruits, un champ et des moissons, une vache et son veau; mais j’ai un arbre chargé de fruits, un champ couvert de récoltes et une vache pleine »[37].

Mais que dire, alors, des services écosystémiques autres que d’approvisionnement, c’est-à-dire de ceux qui ne consistent pas en des « productions de la terre » : ne sont-ils pas nécessairement liés à l’écosystème qui les produit? Qu’ils réalisent la photosynthèse ou séquestrent du dioxyde de carbone, les arbres n’apparaissent pas séparables des services rendus. Et l’on peut même se demander si le rattachement physique à l’écosystème qui les génère ne constitue pas une condition de possibilité des services culturels, d’auto-entretien et de régulation. À l’examen, la majorité des services écosystémiques formeraient des fruits toujours pendants, des parts intégrantes ou composantes indissociables de la chose-matrice ou Terre-mère.

Il faut, par ailleurs, observer que les services écosystémiques, s’ils sont des fruits, ne soulèvent pas — sauf les services d’approvisionnement — les mêmes problèmes que d’ordinaire : il est classique de s’interroger sur la propriété des fruits « à l’instant où ils conquièrent leur indépendance »[38]. Qui du propriétaire ou du possesseur de la chose frugifère en acquiert les fruits? À quelles conditions et dans quelle mesure l’un ou l’autre peuvent-ils percevoir les fruits et les consommer? Les réponses divergent : pour les uns, le droit du propriétaire demeure le principe, celui du possesseur, l’exception[39]. Ces auteurs se demandent, ensuite, si l’acquisition des fruits par le propriétaire résulte directement de l’exercice de son droit de propriété sur la chose frugifère ou s’il faut voir, dans cette acquisition, une application de la théorie de l’accession[40]. Pour les autres, ce n’est pas la propriété, mais la possession, qui donne accès aux fruits. Ainsi Zenati-Castaing et Revet admettent un principe « nulle part formulé de manière générale selon lequel le fait de la possession permet d’acquérir les fruits de la chose possédée »[41]. De même, Philippe Malaurie et Laurent Aynès considèrent que « le droit aux fruits n’est pas tant lié à la propriété qu’à la possession de bonne foi »[42].

Or, force est de constater que la notion de services écosystémiques se prête mal à ce type de questionnement. Car ces avantages ou bienfaits ne profitent pas seulement au propriétaire, ni même au possesseur de la chose frugifère, par exemple une forêt, mais bénéficient à tous. C’est l’une des caractéristiques des services écosystémiques que d’être à l’usage de tous, ce pourquoi on peut lire qu’ils constituent des biens publics, des biens ou patrimoines communs ou des choses insusceptibles d’appropriation.[43] Respirant l’air, nous bénéficions tous de la séquestration de CO2 que réalisent les bois et les océans; buvant l’eau, nous profitons tous de la purification d’H2O qui procède, par exemple, des sols.

Dès lors, nous pourrions abandonner l’hypothèse frugifère au motif que les services écosystémiques ne se dissocient guère physiquement des choses qui les génèrent[44]. Cependant, le monde juridique ne recouvre pas nécessairement la réalité physique. Aussi le droit pourrait-il opérer une césure entre les choses de la Nature et ses émanations, quand bien même il n’existerait pas entre elles de coupure génétique.

C. Des fruits intellectuellement dissociés et choses d’usage commun

S’ils peuvent choisir de reconnaître et redoubler l’apparente « nature des choses », les juristes peuvent aussi substituer une fiction à ce qui leur semble être la réalité[45]. En l’occurrence, le droit pourrait instituer les services écosystémiques quand bien même l’existence biologiquement distincte de ces derniers ne serait pas démontrée. Quoique les services écosystémiques se distinguent mal des écosystèmes qui les génèrent, le juriste pourrait postuler leur détachement et les constituer en objets de droit. Il se pourrait, d’ailleurs, que nous assistions à une telle opération lorsque le législateur fait mention des « services écologiques », des « services associés à la biodiversité » ou des services « rendus par la forêt ou par les écosystèmes ». S’agissant des fruits naturels, la distance prise au regard de la réalité biologique ne devrait pas surprendre : autorisé à « modeler la nature pour l’adapter » à ses besoins, un propriétaire pourrait attribuer la qualité de fruits aux arbres de haute de futaie que l’on tient généralement, et à l’inverse des taillis, pour des produits[46]. De manière analogue, le juge pourrait choisir de reconnaître leur autonomie aux services écosystémiques et les qualifier de fruits plutôt que de les regarder telles des parties indissociables des écosystèmes.

Artificiellement détachés de leurs écosystèmes générateurs, les services écosystémiques présenteraient toutefois cette spécificité de constituer des fruits d’usage commun : que l’on ouvre le Lexique des termes juridiques, le manuel du Doyen Carbonnier ou le traité de Zenati-Castaing et Revet, chaque fois les fruits sont présentés comme une espèce de biens[47], c’est-à-dire, dans leur vision, telles des choses dévolues à l’usage exclusif de leur propriétaire. Or c’est à tous, et non seulement à leurs éventuels propriétaires, que les écosystèmes rendent des services ou offrent leurs fruits. Pour qualifier de fruits les services écosystémiques, il faudrait donc admettre que les fruits ne naissent pas nécessairement sous le régime des biens, et que les choses frugifères peuvent également engendrer des choses communes. La qualité de biens n’étant pas tenue pour une qualité essentielle des fruits — au contraire, par exemple, de leur périodicité —, nous ne devrions guère avoir de difficulté à proclamer l’advenue, avec les services écosystémiques, de fructus res communes. Il se pourrait, en effet, que les fruits soient rangés dans la catégorie des biens du fait d’une simple habitude de langage ou d’une propension à déprécier les choses communes, jusqu’à peu présentées comme une notion pré-juridique ou surannée[48].

« Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous », dispose l’article 714 du Code civil français confirmant la réalité juridique des choses communes; « [d]es lois de police règlent la manière d’en jouir », ajoute l’alinéa 2. Dans la mesure, d’une part, où les services écosystémiques profitent à tous, et non seulement à l’éventuel propriétaire ou possesseur de la chose frugifère, et où, d’autre part, le législateur prend des mesures pour préserver les services que génèrent les écosystèmes, les services écosystémiques forment des res communes; les conditions posées aux alinéas 1 et 2 de l’article 714 s’avèrent réunies.

Avec l’apparition de ces nouveaux fructus res communes, le traditionnel rapport entre les choses frugifères et les fruits pourrait se trouver inversé : « L’idée générale est que les fruits ont physiquement moins de consistance, économiquement moins de valeur que le capital », si bien que l’aliénation des fruits (par exemple, la vente de récoltes) constitue un acte d’administration, et l’aliénation d’un fonds (ou des produits) un acte de disposition[49]. Or, les services écosystémiques pourraient avoir plus d’importance, sur un plan écologique voire économique, que la chose-mère. Par exemple, le service de séquestration de CO2 pourrait avoir davantage de valeur, en certaines circonstances, que les arbres eux-mêmes. Et cette inversion du rapport entre une chose et ses fruits pourrait justifier l’imposition de servitudes sur la chose frugifère, telle une forêt, au profit des services rendus par icelle. Serait ainsi instaurée une servitude prédiale grevant la forêt, le fonds servant, au profit de ses fruits naturels, le fonds dominant[50].

Quoi qu’il en soit, et à supposer que l’on accepte de qualifier les services écosystémiques de fruits naturels, les services environnementaux feraient figure de fruits industriels.

II. Les services environnementaux, néo-fruits industriels

Renouvelant la division des fruits naturels et industriels, la distinction des services écosystémiques et environnementaux invite à penser le rapport des humains à la « nature » autrement qu’en termes d’opposition (partie II-A) : des fruits industriels de la nature personnifiée, les services environnementaux peuvent être envisagés sous l’angle des droits fondamentaux (partie II-B) et considérés tels des objets à protéger, à l’image — en droit français — des oeuvres de l’esprit ou des attributs de la personnalité (partie II-C).

A. La division des fruits naturels et industriels revisitée

Selon le Lexique des termes juridiques, les fruits industriels sont « des produits obtenus par le travail de l’homme »[51]. Ils sont, d’après Barbedor, ce que « la chose ne produirait pas seule »[52]. En particulier, les fruits industriels de la terre désignent « ce que la terre produit par le travail de l’homme », telles les récoltes des terres cultivées[53]. De leur côté, les services environnementaux sont les « services que les hommes se rendent entre eux afin de maintenir ou d’améliorer les écosystèmes », note Claire Etrillard[54]. L’expression « pourrait être considérée comme ayant pour objet de décrire les efforts de conservation d’un utilisateur des terres. Autrement dit, cette expression impliquerait une intervention humaine », observe Marie Bonnin[55]. Dans la mesure où ce sont des bienfaits apportés par l’industrie des Hommes aux écosystèmes et, partant, des produits de la Terre obtenus par le travail humain, les services environnementaux peuvent être qualifiés de fruits industriels de la terre, à l’instar des moissons ou des raisins[56].

Tandis que les services écosystémiques constituent des néo-fruits naturels, les services environnementaux forment des néo-fruits industriels. Seulement, la division des fruits naturels et industriels a fait l’objet de critiques récurrentes. Ainsi, Mettetal différencie les fruits naturels, « que la chose produit d’elle-même et sans culture », des fruits industriels, « que l’on obtient par la culture », mais il n’y voit guère d’intérêt pratique, et s’interroge : si « le produit et le croît des animaux semblent être des fruits naturels, car la nature seule les fait naître[, ...] les soins, la nourriture, le logement des animaux ne peuvent-ils pas faire ranger ces produits parmi les fruits industriels? »[57]. En réalité, conclut l’auteur, « la nature ne donne presque rien sans travail; elle ne produit le plus souvent que de compte à demi avec l’homme, et il n’y a guère que des fruits industriels »[58]. De même, Barbedor écrit que la limite séparant l’une ou l’autre classe de ces fruits « est difficile pour ne pas dire quelque fois impossible à saisir » : « [l]es arbres des forêts et l’herbe des champs, qui sont sans contredit des fruits naturels, ne sont-ils pas les premiers plus forts et la seconde plus abondante quand la main de l’homme est venue préparer et entretenir le terrain qui les a vu croître et qui les a nourris? »[59]. Caillot sépare pareillement les fruits naturels, « produits spontanés de la terre ou des arbres », des fruits industriels, « dont la production nécessite un travail de l’homme »[60], mais pour concéder sitôt après que « les fruits sont toujours, par quelque côté, industriels [...]; par leur récolte même le possesseur collabore à leur production »[61]. Or, les mêmes observations peuvent être faites au sujet des « services écosystémiques » et des « services environnementaux » : nombreux sont les auteurs qui remarquent que les expressions sont souvent assimilées l’une à l’autre « sans qu’il soit aisé de les distinguer »[62]. Alexandra Langlais mentionne, ainsi, que la distinction entre services écosystémiques et environnementaux « tend à s’imposer de plus en plus », quoique les deux notions ne puissent « en réalité être dissociées »[63]. Car « toute action en faveur de la protection de l’environnement tend à améliorer l’état de l’environnement et donc sa capacité à fournir des services écosystémiques »[64]. Comme les autres fruits naturels, les services écosystémiques pourraient donc s’analyser, en dernière instance, comme des fruits industriels, partiellement issus du travail humain et, plus précisément, tels des services environnementaux. Dès lors, on s’aperçoit que les mêmes difficultés surgissent pour distinguer les fruits naturels des fruits industriels, d’une part, les services écosystémiques des services environnementaux, d’autre part. In fine, tout se passe comme si l’étude des services écologiques prolongeait celle de fructus romaine, et venait ratifier la division des fruits naturels et industriels en même temps qu’elle en soulignait l’insuffisance, pointée de longue date.

À première vue, la notion juridique de fruits reconduit la distinction entre Nature et Culture et la fait remonter, au-delà de l’époque moderne, jusqu’au droit romain : quand les fruits naturels apparaissent du côté de la Nature, les fruits industriels se présentent du côté des Hommes et de leur activité culturale. Seulement, la division romaine entre fruits naturels et industriels (ou culturels) peut être pensée autrement qu’en termes d’opposition : selon toute apparence, il existe entre les fruits de la Nature et ceux de l’industrie humaine une relation moins d’opposition que d’interaction; entre les productions naturelles et humaines, l’interférence peut être dite féconde et, littéralement, fructueuse. Aussi, la notion de fructus et, aujourd’hui, celle de services écologiques nous inviteraient-elles à concevoir le rapport Nature-Culture de manière processuelle, dialectique, les fruits procédant, non de la seule Nature ou d’une seule culture, mais d’une nature cultivée, tel un jardin. Mais si les fruits et, en particulier, les services écologiques sont autant le produit de la Nature frugifère que des humains industrieux, ne faut-il pas reconnaître à la Nature le statut de personne coproductrice de fruits industriels ou coauteure de services environnementaux?

B. Les services environnementaux, des fruits industriels de la Terre-mère

Admettant que les services écosystémiques peuvent être ramenés à des services environnementaux, non seulement parce que les services écosystémiques purs sont, comme les autres fruits naturels, difficiles à identifier, mais parce qu’ils peuvent être compris tels des fruits issus du travail de la Nature, nous supposons que la Nature peut être comprise comme une personne dotée d’une force de travail appliquée, notamment, à la production de services environnementaux. Sans doute, l’idée de reconnaître la personnalité à la Nature industrieuse n’apparaît pas sérieuse à la grande majorité des juristes français. Mais force est de constater que la Nature bénéficie du statut de sujet de droit en Équateur et en Bolivie. Les droits équatorien et bolivien reconnaissent, en effet, explicitement la personnalité de la Nature ou Madre Tierra, encore dénommée Pacha Mama, en référence à la vieille déesse-terre traditionnelle des Amérindiens. De même que la Constitution équatorienne du 28 septembre 2008 reconnaît, à l’article 10 alinéa 2, la qualité de sujet de droit à la Nature[65], la loi bolivienne du 21 décembre 2010 proclame, à son article 1er, les droits de la Terre-mère[66]. En droit équatorien comme en droit bolivien, la Nature constitue une personne collective, plus exactement un « sujet collectif d’intérêt général » [notre traduction], qui englobe la faune et la flore, mais aussi les minéraux, l’eau, l’air, de grands ensembles comme les paysages, ainsi que chacune des entités animées ou inanimées qui la composent individuellement[67].

Or, parmi les droits fondamentaux reconnus à la Pacha Mama, il est fait mention des services écologiques et, plus exactement, de leurs conditions de production : l’article 71 de la Constitution équatorienne dispose que « la Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et se réalise la vie, a droit au respect absolu de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs » [notre traduction, nos italiques][68]. De manière analogue, l’article 7 de la loi bolivienne de décembre 2010 sur les droits de la Terre-Mère prévoit que la Madre Tierra a droit à la vie, à la diversité, à l’eau, à l’air pur, à l’équilibre, à la restauration et à une existence sans pollution[69]. Le droit à la vie est, alors, défini comme « le droit au maintien de l’intégrité de ses systèmes de vie et des processus naturels qui l’alimentent, ainsi que des capacités et conditions de sa régénération » [notre traduction], et le droit à l’équilibre tel « le droit au maintien ou à la restauration des interrelations, de l’interdépendance, de la complémentarité et de la fonctionnalité des éléments de la Terre-mère, de façon équilibrée afin d’assurer la continuité de ses cycles et la reproduction de ses processus vitaux » [notre traduction, nos italiques][70]. Ainsi, les droits équatorien et bolivien classent au rang des droits fondamentaux de la Madre Tierra la préservation de ses forces productives de services écologiques. C’est dire que ces derniers ne sont pas, au moins immédiatement, abordés sous l’angle des PSE, c’est-à-dire dans la perspective des droits des biens et des contrats, mais à travers l’exposé des libertés ou droits fondamentaux de la personne de la Nature. Reste que les services écologiques ne se présentent pas indépendamment des fonctions de la Pacha Mama, de sorte que ses fruits, toujours pendants, continuent de faire partie de la Terre-mère et ne constituent pas, à strictement parler, des choses autonomes.

Ces considérations pourront, certes, paraître fort éloignées des traditions juridiques occidentales et, en particulier, de la tradition civiliste française. Pourtant, nous pourrions assister, en France, à un processus similaire de personnification de la Nature ou de l’environnement.

C. La protection des fruits produits ou des services rendus par l’environnement

Inspirés par René Demogue, notamment, des auteurs contemporains défendent une conception techniciste du sujet de droit, défini tel un point d’imputation de droits et d’obligations. Dans cette vision, les animaux constitueraient d’ores et déjà des personnes au sens des personnes morales, dès lors que d’autres personnes (physiques ou morales, par exemple des associations) peuvent les représenter et agir en leurs noms. Cette conception du sujet de droit comme d’une construction ou d’un artifice — que l’on peut faire remonter au Léviathan de Thomas Hobbes[71], et au-delà : jusqu’aux origines romaines de notre droit[72] —, a depuis lors été reprise à propos de la Nature ou biodiversité[73]. Surtout, la reconnaissance du « préjudice écologique pur » peut s’analyser comme un élément de personnification de la nature : longtemps, l’article 1240[74] (ancien article 1382) du Code civil français a fait obstacle à la réparation des préjudices écologiques ne lésant aucun intérêt patrimonial ou extrapatrimonial, c’est-à-dire ne portant atteinte à aucun bien, ni à aucune personne physique ou morale, précisément parce que la personnalité juridique était refusée à la nature ou l’environnement. À partir du moment où les juges admettent la réparation du préjudice porté au seul environnement, ce dernier peut être analysé telle une personne, nouvellement apparue sous le ciel du droit, et au nom de laquelle d’autres personnes sont autorisées à parler. Avec la récente loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, la reconnaissance de la personnalité juridique de l’environnement paraît plus encore avancée : sans doute, le nouvel article 1246 du code civil masque-t-il la personne de l’environnement, qui dispose que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », mais l’on ne saurait ignorer les rédactions antérieures de cette disposition, initialement calquées sur l’article 1240 du code civil et substituant à « autrui » le terme « environnement »[75]. Toujours est-il que le mécanisme à l’oeuvre en droits français, équatorien et bolivien est analogue : il s’agit de permettre à d’autres personnes morales ou physiques d’agir et de parler au nom de la Madre Tierra ou de l’environnement[76]. En ce sens, la Nature apparaît implicitement personnifiée en droit français.

Or, parmi les dommages causés à l’environnement et ouvrant droit à réparation, l’on trouve les atteintes portées aux forces productives de services écologiques. En effet, l’article 1247 du Code civil français dispose qu’« est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » [nos italiques]. Rappelant les dispositions équatoriennes et boliviennes, ce nouvel article pourrait, dans une certaine mesure, aller plus loin dans la protection des droits de la Nature. Il permet de sanctionner les atteintes aux fonctions des écosystèmes, soit les conditions de production de services écologiques, mais également ces services eux-mêmes : les bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement, c’est-à-dire les bienfaits de la Nature, ces fruits à l’usage de tous et nouvelles choses communes. En d’autres termes, ce n’est pas seulement la force de travail de la Nature qui se trouve protégée en tant que moyen de production de services écologiques : les services écologiques produits par l’industrie de la Nature font en tant que tels l’objet de mesures de protection, comme le montrent d’autres dispositions. Par exemple, l’article L. 110-1(II)(2) du Code de l’environnement français prévoit, désormais, que « le principe d’action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement [...] implique d’éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle produit [...] » [nos italiques]. Tout se passe alors comme si les fruits du travail de la biodiversité et, en particulier, ses services rendus demeuraient dans le prolongement de la personne de l’environnement : étroitement liés à celle-ci, les services écologiques bénéficieraient de mesures de protection, à l’image des oeuvres de l’esprit ou des attributs de la personnalité.

Pour autant, ces mesures de protection pourraient ne pas faire obstacle à la location de la force de travail de l’environnement et à l’exploitation, même commerciale, des services écologiques fournis. En effet, les paiements pour services écologiques pourraient représenter le prix ou le salaire de la force engagée et former des fruits civils.

III. Les paiements pour services écologiques, néo-fruits civils

Des fruits civils par excellence (partie III-A), les paiements pour services écologiques viennent en compensation de l’industrie ou des privations consenties (partie III-B). La frontière entre le versement d’impenses et le paiement d’arrérages de rentes s’avère, toutefois, ténue, de sorte que les PSE ne devraient être admis qu’après un examen scrupuleux de la situation et des risques de spéculation (partie III-C). Cette précaution paraît d’autant mieux justifiée que la spécificité originelle des fruits civils invite à ne pas considérer les PSE comme une suite nécessaire et inéluctable de la reconnaissance des services écologiques.

A. Les PSE, des fruits en représentation des fruits naturels ou industriels

D’après le Lexique des termes juridiques, les fruits civils sont ceux « qui sont obtenus grâce à un contrat dont le capital est l’objet, tels les loyers et autres revenus en argent procurés par une chose »[77]. Ce « sont ceux qui ne naissent pas du corps même de la chose, mais que l’on retire à l’occasion de la chose, par l’effet d’un contrat dont la chose est l’objet », écrit Charles Demolombe[78]. Ce sont ceux qui « naissent plutôt à cause de la chose que de la chose elle-même », confirme Barbedor, lequel définit un fruit civil telle « une prestation faite à celui qui a un droit sur la chose, et comme indemnité de l’exercice qu’il en fournit à d’autres »[79]. De son côté, un paiement pour service écologique (PSE) ou, plus exactement, un contrat de service écologique est généralement défini telle une transaction par laquelle un service écologique déterminé est acheté par un client à un fournisseur de service écologique, si, et seulement si, le fournisseur dudit service assure sa production continue[80]. D’un point de vue juridique, les PSE se présentent, alors, comme des fruits civils obtenus grâce à des contrats portant sur des choses productrices de services écologiques. En d’autres termes, les PSE apparaissent telles des indemnités, ou fruits civils , perçues par les fournisseurs de services écologiques à la condition que la pérennité de ces derniers soit garantie.

Observons que les PSE ne sont pas seulement des fruits retirés « à l’occasion » ou « à cause de la chose », « par l’effet d’un contrat dont la chose forme l’objet », tels les loyers d’un appartement donné à bail d’habitation. Les PSE dépendent, encore, de la production régulière par la chose, objet du contrat, de fruits naturels ou industriels : les dénommés services écosystémiques ou environnementaux. Autrement dit, les PSE sont des fruits civils qui reposent sur la production continue de fruits non civils. Or, certains jurisconsultes distinguent précisément entre deux espèces ou catégories de fruits civils : les fruits civils représentant des fruits naturels ou industriels, d’une part, les fruits civils indépendants de la production de fruits naturels ou industriels, d’autre part. Ainsi, Caillot observe que « certains biens ne produisent rien par eux-mêmes », mais que leur propriétaire en retire « des profits périodiques » : celui-ci « acquiert des créances comme prix de leur usage, sous forme de loyers pour ses maisons, d’intérêts pour ses capitaux »[81]. Ce sont là des fruits civils « qui ne correspondent à aucun produit naturel »; « le profit que donne la chose est le prix de l’utilité que procure son usage et non point l’équivalent de produits naturels »[82], souligne l’auteur. En d’autres hypothèses, le propriétaire « abandonne à une autre personne, moyennant une somme d’argent, le droit de recueillir les fruits naturels d’une chose susceptible d’en donner, telle qu’une propriété rurale »[83]. Le prix du bail à ferme, fruit civil, apparaît, alors, « comme la simple représentation de la récolte, fruit naturel »[84]. À suivre Caillot, la qualification de fruits civils serait appropriée en ce dernier cas, mais impropre dans le premier : « [l]e nom de fruits appliqué à ces avantages dont la chose est seulement l’occasion est une extension évidente du sens originaire et exact de ce mot »[85]. Dépendant de la production ininterrompue de services écologiques, soit de fruits naturels ou industriels, les PSE seraient, donc, des fruits civils à strictement parler, au sens premier et authentique du terme.

Il n’en demeure pas moins que les PSE viennent en représentation de fruits naturels ou industriels, de sorte qu’ils se présentent tels des fruits artificiels, à la différence des fruits naturels ou industriels, lesquels paraissent réels : rangeant les fruits industriels dans la catégorie des fruits naturels dont ils se différencient mal, nombre de jurisconsultes distinguent entre les fruits naturels, qui existeraient avant le droit, et les fruits civils, qui n’existeraient que par le droit. Ainsi, Mettetal écrivait :

Les fruits se divisent [...] en deux classes : les uns, résultant d’un germe de production et de reproduction, produits immédiats de la chose, prennent le nom de fruits naturels; les autres, que l’on retire à l’occasion de la chose et en général par l’effet d’un contrat dont la chose est l’objet, sont connus sous le nom de fruits civils.[86]

Toutefois, les fruits civils sont, en réalité des « revenus [qui] reposent purement et simplement sur des actes juridiques et n’ont rien de commun avec les lois de la nature organique. Ce ne sont pas des fruits dans le sens rigoureux du mot; ce ne sont que des fruits fictifs légaux, des fruits civils en un mot » [italiques dans l’original][87].

Il est, bien entendu, permis de penser que les fruits naturels ne résultent pas moins d’une convention que les fruits civils et que les juristes ont simplement choisi de tenir pour naturels les fruits organiques, pour artificiels, les fruits nés de contrats, de sorte que les premiers se trouvent comme naturalisés et que les seconds semblent seuls institués. Toujours est-il que les fruits de la Nature se trouvent séparés de ceux de la Cité, et que les néo-fruits naturels (y compris les néo-fruits industriels) se voient pareillement distingués des néo-fruits civils; tandis que les services écologiques seraient produits par le jeu des forces organiques, les paiements pour services écologiques seraient issus de transactions. Cette autonomie des fruits naturels (et industriels) au regard des fruits civils mérite d’être soulignée : en droit romain, les règles générales relatives à l’acquisition des fruits naturels ne concernaient pas l’acquisition des fruits civils, pour laquelle il existait une « théorie tout à fait spéciale et distincte »[88]. Aujourd’hui encore, les règles relatives à la perception des fruits civils ne sont pas identiques à celles qui régissent les fruits naturels[89]. Il apparaît, alors, manifeste que la reconnaissance et la protection dont bénéficient les services écologiques n’implique pas l’admission des paiements pour services écologiques, et que l’entrée des services écologiques dans le monde du droit aurait théoriquement pu se faire sans que nous instituions, dans le même temps, leurs succédanés ou équivalents, le plus souvent, monétaires. Aussi, les critiques juridiques adressées aux PSE devraient-elles être soigneusement distinguées de celles portant sur les seuls services écologiques.

Cette précision faite, il nous reste à déterminer la nature des prestations que les PSE, ces néo-fruits civils, ont vocation à rémunérer.

B. Les PSE, des fruits en compensation de l’industrie ou des privations consenties

Nous pouvons, tout d’abord, envisager l’octroi de PSE aux titulaires de droits sur des choses productrices de services écologiques, en contrepartie de restrictions, voire d’interdictions d’usage. Prenons, par exemple, une forêt devenue le site d’un projet-pilote du programme international REDD (Réduire les Emissions de gaz à effet de serre en luttant contre la Déforestation et la Dégradation des forêts)[90]. En compensation du service rendu de déforestation évitée ou de séquestration du carbone, le propriétaire forestier ou les titulaires de droits sur ladite forêt devraient percevoir des revenus ou des crédits-carbone librement cessibles sur le marché — pour l’heure, volontaire — du carbone. Dans cette hypothèse, les revenus ou crédits-carbone répondent à la définition des fruits civils : ils sont « une prestation faite à celui qui a un droit sur la chose, et comme indemnité de l’exercice qu’il en fournit à d’autres »[91]. Ils sont, en effet, une prestation faite aux propriétaires de droits forestiers comme indemnité de la jouissance d’un air purifié via la forêt et fourni à tous. Des équivalents de ce néo-fruit des arbres que constitue le dioxyde de carbone, les revenus issus des contrats de séquestration de CO2 dédommagent les propriétaires de droits forestiers de restrictions de jouissance. Par exemple, ces personnes peuvent être contraintes de privilégier certaines essences d’arbres, dotées d’un fort potentiel en termes de séquestration du carbone. Dans cette perspective, les PSE s’analysent en une indemnisation de la servitude ou du droit réel grevant la forêt, consenti ou imposé aux titulaires de droits forestiers.

Compensant la limitation des prérogatives du ou des propriétaires de droits sur la chose frugifère, les PSE peuvent encore compenser l’industrie humaine. Ainsi, au Maroc, un mécanisme de Compensations pour Mise en Défens (CMD) permet d’indemniser la limitation des droits d’usage sur les forêts, en même temps que de rémunérer les efforts consentis par leurs ayants-droit : réunis en coopératives ou en associations pour assurer le respect et, le cas échéant, la surveillance des plants forestiers, les usagers des forêts sont rémunérés pour le service écologique rendu et, en particulier, pour le service de surpâturage évité[92]. De même, dans l’Union européenne, les revenus versés dans le cadre des Mesures Agro-environnementales (MAE) (ré)compensent, tout à la fois, les restrictions d’usage consentis par les agriculteurs et l’adoption de pratiques vertueuses pour l’environnement[93]. Dans ces exemples, les PSE indemnisent les restrictions dans l’exercice des droits des usagers autant qu’elles rémunèrent l’emploi de la force de travail de ces derniers. Dans cette vision, les revenus obtenus par les fournisseurs de services écologiques sont, en partie, issus d’un louage d’industrie; ils sont la contrepartie des fruits industriels produits par la force de travail des éleveurs ou agriculteurs[94]. Sans doute, les fruits des choses reviennent-ils, en principe, à leurs possesseurs : les fruits « leur sont dus pro cultura et cura », c’est-à-dire « autant pour les débours de leur gestion que pour la rémunération de leurs peines et soins »[95]. Seulement, les services écologiques ne sauraient être réservés à leurs seuls contributeurs : des res communes, à l’usage de tous, ces fruits communs ne sauraient profiter à quelques-uns. Aussi, les producteurs de services ne reçoivent-ils qu’un équivalent monétaire de leur industrie : des fruits civils, les dénommés PSE.

Plusieurs raisons peuvent être avancées pour justifier que les services écologiques ne reviennent pas, comme tels, à leurs fournisseurs : d’abord, la difficulté matérielle de réserver, par exemple, l’air pur à l’usage de telle ou telle personne qui aurait contribué à son assainissement; ensuite, la volonté politique de maintenir les services écologiques dans la sphère des choses communes, soit dans le domaine de l’inappropriable; enfin, le fait que la part de l’industrie humaine demeure a priori faible au regard de celle des forces « naturelles ». Selon toute vraisemblance, les services écologiques, s’ils sont le fruit du travail des humains, représentent encore et, peut-être, surtout le fruit du travail de la Nature ou des écosystèmes. Aussi, l’environnement pourrait-il percevoir des fruits civils contre son apport en industrie. Une auteure précise, certes, que les PSE doivent permettre de rémunérer « l’usage particulier d’une ressource, l’adoption de pratiques spécifiques ou le renoncement à certaines pratiques ou à certains modes de gestion, et non pas les services écosystémiques eux-mêmes » [nos italiques][96]. Mais comment expliquer cette restriction? Pourquoi les salaires de l’environnement ne seraient-ils versés sur le compte, par exemple, d’une fondation, et payés par ceux qui endommagent les forces productives de services écologiques, voire par nous tous qui profitons de ces services? Il y aurait là une application du principe pollueur-payeur et de l’une de ses déclinaisons : le principe utilisateur-payeur, incitant au développement de la fiscalité environnementale.

À première vue, les PSE sont légitimes, qui indemnisent des privations de jouissance et remboursent les impenses des forces humaines ou telluriques[97]. Mais en l’absence de changements d’usages des bénéficiaires, le bien-fondé des versements pourrait être contesté.

C. Les PSE, des fruits indus : les arrérages de nouvelles rentes?

Du point de vue économique, les PSE ne se justifient que s’ils remplissent leur objectif de base : « la fourniture d’un service (par exemple la réduction ou l’évitement de la déforestation). C’est-à-dire que l’additionnalité, mais aussi la permanence et la maîtrise des fuites, constitue le principal critère de mesure de l’efficacité », expliquent des économistes[98]. Sven Wunder, l’auteure de la définition couramment donnée des PSE, insiste, elle aussi, sur le caractère additionnel des services écologiques. Pour être efficaces, les PSE doivent récompenser l’adoption de nouveaux comportements par leurs bénéficiaires : « Les paiements pour les PSE doivent être mis en oeuvre stratégiquement, de manière à ce que l’additionnalité puisse être clairement démontrée »[99]. Cela signifie que ni la Nature et les êtres qui la composent, ni « les populations locales qui vivent déjà en relative harmonie avec la nature »[100], et fournissent des services écologiques, ne sauraient être ayants-droit à des PSE. « Récompenser, au nom de l’équité, tous ceux qui fournissent un service environnemental serait s’engager sur une voie dangereuse »[101]. En effet, « [l]a systématisation d’un droit à bénéficier de PSE pourrait inciter quiconque possède un actif environnemental à formuler un chantage »[102] consistant à menacer de détruire, endommager ou polluer des « ressources naturelles » en l’absence de contrepartie[103]. « Il est capital de ne pas pousser le principe “victime-payeur” sous-jacent aux PSE à des extrémités aussi absurdes », souligne l’auteure[104].

À supposer qu’il soit légitime de distinguer, ainsi, entre les « bons » et les « mauvais » prétendants aux PSE, entre ceux qui consentent à l’adoption de nouvelles pratiques et ceux qui possèdent déjà des us vertueux, la discrimination pourrait être délicate à opérer. En pratique, nous pourrions avoir quelque difficulté à distinguer les paiements effectués contre des prestations réellement couteuses pour leurs fournisseurs des versements réalisés sans que leurs bénéficiaires n’aient rien changé à leurs habitudes. De fait, « les gouvernements ou différentes institutions laissent de côté ce critère d’efficacité mesurable. Par exemple en Europe les mesures agro-environnementales versent des primes à des agriculteurs-éleveurs dans des zones marginales sans calcul du coût d’opportunité ou de la somme réellement nécessaire pour que leurs activités franchissent le seuil de la rentabilité »[105]. Et il se peut que des agriculteurs acceptent la conclusion de contrats Natura 2000[106] uniquement parce que le versement de primes agro-environnementales ne se trouve pas conditionné au changement de leurs pratiques culturales, lesquelles satisfont déjà aux exigences légales.

Lorsqu’ils rémunèrent des services écologiques non-additionnels, les PSE procèdent de ce que les économistes nomment un « effet d’aubaine ». En termes juridiques, nous pourrions requalifier ces fruits civils en dividendes et, plus précisément, en arrérages de nouvelles rentes : désignant un « fruit » ou un « bénéfice » jusqu’au début du dix-septième siècle[107], le mot rente signifie, aujourd’hui, « un revenu donné périodiquement en retour, [non d’un travail, mais] d’un capital aliéné, d’un fonds affermé »[108]. Pour être exacte, une rente est « une redevance qu’une personne, appelée le débirentier, s’engage à verser périodiquement à une autre personne, le crédirentier, soit gratuitement, soit en échange d’un capital mobilier ou immobilier »[109]. Portant le nom d’arrérage, cette dividende est « en général versée annuellement et constituée par une somme d’argent ou, plus rarement, par une certaine quantité de denrées ou autres choses fongibles »[110]. Dans l’hypothèse où le fournisseur de services écologiques ou le propriétaire de droits sur la chose frugifère percevrait des subsides sans rien changer à ses manières d’agir, la forêt, la zone humide ou le pâturage concerné serait comme affecté à la production de dividendes. Dans cette vision, la force de travail et le territoire fournisseurs de services écologiques se trouveraient comme « placés » sur un compte à intérêts.

Il serait alors à craindre que les agriculteurs, pêcheurs ou forestiers soient portés à spéculer sur leurs propres fonds, et se mettent en quête de plus-values, c’est-à-dire d’accroissements de la valeur d’échange des biens sans transformation intrinsèque et modification de la valeur d’usage de ceux-ci. Par exemple, il se peut que des éleveurs réalisent des montages juridiques, et les surimposent sur leur modèle pastoral local, aux seules fins de percevoir des primes agro-environnementales, et au risque de fragiliser juridiquement leur estive collective. À terme, la formation de nouvelles « rentes de conservation » pourrait déstabiliser les systèmes de production de « services d’approvisionnement », soit leur capacité à fournir des fruits, au sens premier et non seulement juridique du terme. Autrement dit, la généralisation des PSE — ces fruits civils — pourrait receler quelque danger pour les services écologiques eux-mêmes, ces fruits naturels ou industriels.

Conclusion : le champ des possibles

Pour conclure, nous voudrions esquisser quelques voies de recherche selon que le lecteur refusera l’hypothèse frugifère et l’assimilation des services écologiques à des fruits naturels ou industriels (A), admettra, à l’inverse, cette hypothèse et regardera les PSE comme un pendant ou corollaire de la reconnaissance des services écologiques (B), ou acceptera de qualifier les services écologiques de fruits, à l’exception, toutefois, des PSE (C).

A. Rejeter l’hypothèse frugifère et considérer les services écologiques telle une dimension commune des choses

Parce que les services écologiques profitent à tous, quel que soit le propriétaire éventuel de la chose-mère, et qu’ils représentent, dans leur ensemble, des fruits indissociables des écosystèmes qui les génèrent, le lecteur pourra refuser de qualifier les services écosystémiques de fruits[111]. Le cas échéant, il nous reviendrait de qualifier ces choses donnant des fruits inséparables d’elles-mêmes : les services écologiques, et profitant à tous.

Dans un premier temps, nous pourrions rattacher la purification des ressources aquifères à l’eau, la séquestration du dioxyde de carbone à l’air, et conclure que ces services écosystémiques de « régulation » et de « soutien » participent des « choses communes » que constituent l’eau et l’air. Seulement, les processus de purification de l’eau et de séquestration de carbone ne dépendent pas seulement de ces res communes. Ils sont encore liés à d’autres ressources naturelles, tels des fonds de terre, des forêts ou des lacs, qui font l’objet de droits (publics ou privés) de propriété. Avec les services écosystémiques, nous entrerions, alors, dans cette manière d’impasse à laquelle conduisent les théories modernes de la propriété : arcboutés sur une conception absolutiste et exclusiviste de la propriété[112], les partisans de ces doctrines ne conçoivent pas que les choses ne se laissent pas exclusivement utiliser par leur propriétaire et qu’elles demeurent, dans une certaine mesure, à l’usage de tous. Dans la vision occidentale moderne, le propriétaire a la jouissance exclusive de sa chose; il rassemble entre ses mains toutes les utilités de cette dernière. Or un propriétaire forestier ne saurait repousser autrui des utilités écosystémiques apportées par la forêt. Il ne saurait s’opposer à ce que tous profitent des multiples bienfaits apportés par son bien, en termes notamment, de protection des eaux, de l’air ou des paysages. Qualifiées de « patrimoines communs » dans le code de l’environnement[113], certaines de ces ressources ne sauraient, d’ailleurs, être soustraites à l’usage de tous.

Pour aller au-delà de l’antinomie des choses communes (ou des patrimoines communs?) et des biens (ou choses appropriées), nous pourrions emprunter la voie tracée par Marie-Alice Chardeaux dans sa thèse sur les choses communes. Pour répondre à « cette situation singulière d’une chose appropriée dont l’essentiel des utilités est ouvert à tous »,[114] l’auteure forge la catégorie de « quasi-choses communes »[115]. Aussi pourrions-nous qualifier de « quasi-choses communes » ou, plus justement sans doute, de « choses quasi-communes », les choses frugifères — fonds de terre, zones humides ou forêts — susceptibles de faire l’objet de droits publics ou privés de propriété, mais demeurant toujours, dans une certaine mesure, à l’usage de tous. Dans cette optique, les services écosystémiques représenteraient autant de parts, composantes ou dimensions d’usage commun de « choses quasi-communes ». Nous sommes, cependant, réservée sur l’utilisation de ce nouveau concept, non que l’on pense, comme Zenati-Castaing et Revet, que le problème soulevé par Chardeaux renvoie aux limites que prévoit déjà l’article 544 du Code civil français au droit de propriété, mais parce que la situation d’une chose ouverte, par certains aspects, à l’usage de tous ne nous semble pas singulière. Selon nous, il ne s’agit pas d’une caractéristique propre à certaines choses spécifiques, mais de la réalité juridique du plus grand nombre d’entre elles. De ce point de vue, les services écosystémiques dévoileraient une dimension commune, et jusqu’alors cachée, des choses que nous dirions naturelles , telles les prairies, bois, cours d’eau , que celles-ci fassent ou non l’objet de droits (publics ou privés) de propriété. D’après nous, il n’est pas plus juste d’affirmer que la propriété s’incorpore aux choses (théorie classique de la propriété) que de prétendre que les choses se trouvent comme absorbées par la propriété (théorie renouvelée de la propriété). Loin de se confondre ou dissoudre dans la personne de leur propriétaire, les choses l’excèdent[116]. Avec d’autres objets, tels que les paysages ou les oeuvres de l’esprit, les services écosystémiques attesteraient que la conception des choses comme des milieux habités pourrait être plus adéquate que celle des choses comme des corps dominés. Ces bienfaits de la Nature seraient la part d’usage commun de choses que nous pourrions aisément nous représenter comme la Terre, notre demeure ou écoumène, et qu’habiteraient les détenteurs de droits ou places en elles, les propriétaires, avec la communauté des autres personnes dépourvues de titres.

Au plan pratique, la jurisprudence relative à l’image des biens pourrait être transposée aux services écosystémiques. De même que « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci »[117], les juges pourraient énoncer : « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur les services écosystémiques produits par celle-ci ». Serait ainsi reconnu un principe de libre utilisation des services écosystémiques, et admis que ceux-ci demeurent à l’usage de tous, quand bien même ils sont générés par des biens, c’est-à-dire par des choses faisant l’objet de droits de propriété. La limite posée au principe de libre utilisation de l’image des biens par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation française, le 7 mai 2004, pourrait également s’appliquer : sauf le « trouble anormal »[118] causé au propriétaire du bien-source de services écosystémiques, tous peuvent librement user de ces derniers. Notons que la transposition de la jurisprudence relative à l’image des biens aux services écosystémiques paraît d’autant plus crédible que l’image produite par une chose peut être rangée au rang des services écosystémiques. En effet, les services culturels renvoient aux bénéfices récréatifs, esthétiques, et spirituels[119] apportés par les écosystèmes et, partant, au bénéfice d’une vue offerte, par exemple, sur les montagnes. Aussi, un juge français pourrait-il reprendre les motifs de l’arrêt du 7 mai 2004 pour dénier au propriétaire d’une forêt, d’un lac ou de prairies l’exclusivité de son droit sur le bénéfice, notamment, esthétique de ces choses « naturelles ».

B. Concéder l’apparition simultanée des services écologiques et des PSE, mais accepter l’évolution du droit de propriété

À supposer qu’il admette que les fruits peuvent être intellectuellement dissociés de la chose-mère et qu’il souscrive à l’hypothèse frugifère, le lecteur pourrait refuser de considérer l’apparition des services écologiques indépendamment des PSE. À juste titre, il pourrait nous faire observer que la reconnaissance des services écosystémiques est aussi l’occasion de la création de nouveaux biens ou droits : les quotas d’émission de gaz à effet de serre, les quotas de pêche d’anguilles, et les divers autres droits de ponctionner des ressources naturelles dans telle ou telle proportion. Au final, nous dira-t-on, les services écosystémiques ne font que signaler la sortie de l’atmosphère ou de l’eau de la catégorie des choses communes et le jet des ressources naturelles « à la corbeille ». Réalisant une manière de privatisation, par exemple, de l’eau ou de l’atmosphère, ces nouveaux droits ou biens témoignent de l’extension de l’empire de la propriété occidentale moderne[120].

Nous n’entendons pas minorer l’importance de ces nouveaux droits ou biens; il ne s’agit certes pas d’un épiphénomène qui accompagnerait, comme incidemment, la reconnaissance des services économiques. Seulement, nous entendons tenir ensemble les deux mouvements : celui de la création de nouveaux droits ou biens comme celui de l’apparition de nouvelles choses d’usage commun. Nous pensons qu’à mesure qu’elle avance et gagne du terrain, la propriété occidentale moderne se transforme : la propriété n’est plus — si elle l’a jamais été — ce droit univoquement repoussoir d’autrui, qui absorberait jusqu’à la chose sur laquelle il porte. En réalité, les choses échappent à l’appropriation, seuls les biens ou droits sont appropriés. Les choses sont tels des milieux qui accueilleraient en leur sein la communauté des personnes, mais consentiraient des places (des biens ou droits) à certaines personnes privilégiées : les dénommés propriétaires[121].

Dans cette perspective, l’eau ou l’atmosphère sont des choses frugifères générant des fruits d’usage commun : les services écosystémiques. Mais elles sont aussi des choses offrant des droits, biens, ou places en elles, ce pourquoi les personnes peuvent être autorisées à effectuer des prélèvements dans les « ressources naturelles » ou à rejeter en elles certaines substances dans telle ou telle proportion. À l’examen, le régime juridique de l’eau ou de l’atmosphère s’apparente davantage au modèle de la « réservation de jouissance », conceptualisé par Mikhaïl Xifaras à partir du mécanisme médiéval de la saisine, que du modèle de la « maîtrise souveraine », lequel correspond à la conception exclusiviste occidentale moderne[122]. Loin d’être réunies dans les mains d’un seul propriétaire, les utilités des choses des écosystèmes sont réparties entre les mains de plusieurs; loin d’appartenir à un État de nature révolu, l’usage commun des choses perdure.

Dans cette vision, les PSE représentent la contrepartie de l’exécution d’obligations écologiques contractées sur la base de droits (ou biens) relatifs à des choses productrices de services écologiques. Ils peuvent, par exemple, récompenser la prestation écologique que réalise l’agriculteur en plantant des haies dans le champ loué, ou le propriétaire forestier en substituant des feuillus aux conifères. Les PSE peuvent encore consister dans la rémunération du service de séquestration du carbone ou de surpâturage évité consenti par des éleveurs en contrepartie du non-exercice de leurs droits de parcours. Au final, les services écologiques pourraient dévoiler la richesse des choses dites naturelles, mais cette découverte se solderait — qu’on le veuille ou non — par la marchandisation, via les PSE, des rapports respectueux de ce que nous nommons l’environnement.

C. Refuser les PSE et préserver la valeur d’usage des choses productrices de services écologiques

Le lecteur pourrait, enfin, accepter de voir dans la tripartition des services écosystémiques, des services environnementaux, et des paiements pour services écologiques une réitération du triptyque civiliste des fruits naturels, industriels et civils. Prise au sérieux, la distinction opérée entre les fruits naturels et industriels, d’une part, et les fruits civils, d’autre part, pourrait conduire à l’admission des services écologiques, mais au rejet des PSE.

Dans cette hypothèse, nous pourrions redécouvrir les multiples dimensions des choses, sans que celles-ci fassent l’objet de nouveaux négoces. En effet, l’arbre ne représente pas seulement une chose corporelle, une res extensa, lorsque l’on s’interroge sur les services qu’il rend : renvoyant à l’air et au feu par le dioxyde de carbone qu’il capte ou libère, à l’eau et à la terre qu’il régule ou retient[123], l’arbre rend des services de séquestration de CO2, de rétention de l’eau ou de prévention contre l’érosion. Avec la notion de services écologiques, sont rendues visibles les multiples utilités des choses que les doctrines modernes de la propriété tiennent pour indistinctement groupées entre les mains d’un seul propriétaire[124].

Par ailleurs, les prestations de services écologiques pourraient présenter quelque ressemblance avec le travail que réalisent les femmes dans la sphère privée, depuis les débuts de la révolution industrielle et le salariat généralisé des hommes[125]. Comme les études sur les travaux des femmes au foyer, celles portant sur les services écologiques jetteraient la lumière sur des activités essentielles au maintien de l’économie capitaliste, mais demeurées longtemps ignorées. Si la reconnaissance des services écologiques peut entraîner – comme celle des travaux effectués à domicile – leur paiement, elle pourrait aussi conduire à rompre avec la logique marchande : plutôt que d’accroître la valeur d’échange des choses productrices de services écologiques via la rémunération d’iceux, l’on pourrait veiller à maintenir la valeur d’usage ou vernaculaire de ces choses frugifères[126]. L’effort de protection pourrait, alors, passer par l’élaboration d’un régime dédié à ces néo-fruits communs que forment, selon nous, les services écologiques.