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«Vous avez tracé le chemin qui va du ver jusqu’à l’homme, et il vous est resté beaucoup du ver.»

F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue

médecine/sciences a souhaité consacrer quatre articles de synthèse au nématode Caenorhabditis elegans (C. elegans) en tant que système modèle, les deux derniers étant publiés dans ce numéro [1-4]. Ces articles ont pour objectif d’exposer certains des domaines dans lesquels ce système modèle a déjà contribué, et contribuera encore, à améliorer nos connaissances en biologie humaine.

Il est utile de rappeler les circonstances qui ont conduit Sydney Brenner, figure tutélaire du domaine, à lancer le projet C. elegans. S. Brenner fut un acteur majeur de la révolution moléculaire en biologie qui nous apporta notamment, au tournant des années 1950, les concepts de l’ARN messager et du code génétique. Voici ce qu’il écrivait en octobre 1963, en annexe de sa première demande de financement pour le projet C. elegans: «En résumé, si l’on peut probablement affirmer qu’aucune découverte majeure comparable, par exemple, à celle des ARN messagers n’est attendue dans ce domaine, il est indispensable de parvenir à élucider en détail les mécanismes déjà mis en évidence. Le problème majeur en biologie moléculaire devient celui de la génétique et de la biochimie des mécanismes contrôlant le développement cellulaire». S. Brenner soulignait ensuite quelle serait sa stratégie: «Une partie des succès de la biologie moléculaire ont été obtenus grâce à l’utilisation d’organismes extrêmement simples (bactéries, phages…) manipulables en grand nombre… Nous souhaiterions nous attaquer d’une façon similaire au problème du développement cellulaire, et opter pour l’organisme différencié le plus simple possible, auquel seront appliquées les méthodes analytiques utilisées en génétique microbienne… Nous pensons avoir identifié un bon candidat, sous la forme d’un petit ver nématode, Caenorhabditis briggsae».

Pour diverses raisons, notamment techniques, le choix final s’est porté sur C. elegans et non sur C. briggsae, une espèce proche. Quarante ans plus tard, le chemin parcouru, particulièrement impressionnant, a valu à S.Brenner le prix Nobel de physiologie et de médecine en 2002, en compagnie de J. Sulston et de R. Horvitz, deux autres figures marquantes du domaine [5].

Pour quels aspects de la biologie l’apport du modèle C.elegans a-t-il été le plus déterminant? Indéniablement tous les domaines touchant à la cellule, qu’il s’agisse de la cellule dans le contexte d’un embryon en développement, de la cellule en voie de différenciation ou, bien sûr, de la cellule apoptotique (motif officiel de l’attribution du prix Nobel 2002 [5]). De plus, et ce de manière plus inattendue, C. elegans s’est révélé être un excellent modèle dans le domaine de la physiologie. Ainsi, les recherches sur le phénomène de résistance à l’absence de nourriture, qui conduit les jeunes larves de C. elegans à adopter une voie parallèle de développement appelée dauer larva (de l’allemand dauer, durer), ont permis d’élucider le mécanisme moléculaire de la signalisation par l’insuline et des mécanismes de longévité [6]. Ces succès tiennent avant tout à la possibilité d’utiliser une approche génétique, à la transparence de l’animal à tous les stades du développement, et à son petit nombre de cellules (959noyaux somatiques chez l’adulte). Enfin, et il est bon de le noter en ces temps de restrictions budgétaires, le coût d’élevage des nématodes (qui nécessite un local ou une étuve thermostatés à 20°C et une loupe binoculaire) est faible en comparaison de celui d’un élevage de souris.

Dans le premier des articles de synthèse, Pierre Gönczy explore les mécanismes contrôlant la division cellulaire [4]. P. Gönczy a été le premier à réaliser une étude systématique de mutations affectant le bon déroulement du premier cycle cellulaire [7], puis à montrer qu’il est possible d’utiliser une approche de génomique fonctionnelle, grâce à l’interférence ARN (un autre apport capital de C. elegans), pour identifier les gènes impliqués dans ces processus [8]. Il fait plus particulièrement le point sur les mécanismes de positionnement du fuseau mitotique en liaison avec la mise en place de la polarité cellulaire.

Christelle Gally et Jean-Louis Bessereau discutent des tendances actuelles de la recherche sur le système nerveux de C. elegans [3]. Cet organisme avait permis d’identifier les premières molécules sécrétées attractives pour le cône de croissance de certains axones (la nétrine et ses récepteurs UNC-5 et UNC-40/DCC, qui jouent des rôles comparables chez les vertébrés [9]). C.elegans continue à occuper le premier plan dans l’étude des mécanismes contrôlant la mise en place des synapses, la libération des neuromédiateurs et les phénomènes connexes d’adaptation, domaines dans lesquels le laboratoire de J.L. Bessereau est très actif [10].

Laurent Ségalat et Christian Néri explorent le potentiel de C. elegans dans l’étude des pathologies humaines [2]. Le laboratoire de L. Ségalat a établi le seul modèle invertébré de la myopathie de Duchenne et montré le rôle capital de la signalisation calcique dans la progression de la maladie [11]. Celui de C. Néri a établi un modèle de la maladie de Huntington dont l’originalité réside dans des pertes de fonction «hors apoptose» et des anomalies axonales après expression de répétitions glutamine caractéristiques de la forme toxique de la huntingtine dans certains neurones [12]. L. Ségalat et C. Néri discutent des perspectives offertes par C. elegans pour identifier de nouveaux composés pharmacologiques susceptibles de corriger les défauts physiologiques résultant de ces mutations.

Enfin, Nathalie Pujol et Jonathan Ewbank explorent les principaux circuits physiologiques dont l’étude chez C.elegans devrait avoir un impact dans le domaine de la biologie humaine [1]. Cela concerne la latéralisation du système nerveux, les circuits moléculaires contrôlant les rythmes internes, ainsi que la durée de vie. Ils concluent par une discussion des mécanismes d’immunité innée permettant à l’animal de se défendre contre les infections, domaine dans lequel le laboratoire de J.Ewbank constitue une référence [13].

Souhaitons que ces articles contribuent à intéresser le plus grand nombre à ce modèle. Pour de plus amples renseignements, il existe des ouvrages généraux [14, 15], ainsi que plusieurs sites web sur l’anatomie (www.wormatlas.org) et la génétique (www.wormbase.org) de ce modèle; des films (www.bio.unc.edu/faculty/goldstein/lab/movies.html) permettent également de se faire une idée dynamique des processus déjà mis en évidence.