Corps de l’article

Jamais petit vocable de trois lettres n’aura eu autant d’homonymes ! C’est donc en vers que l’on pourrait parler du ver !

 « … Tous ces vers roturiers qui rampent au grand jour,

 Celui qui dans la soie enveloppe sa vie,

 Cette plèbe des champs, dont j’excite l’envie,

 Me fait pitié, me nuit dans mon vaste séjour.

 Nés pour un sort vulgaire et des soins insipides,

 Immobiles et froids comme en leurs chrysalides,

 La nuit, sur les gazons, je les vois sommeiller :

 Moi, lampe aventureuse, au loin on me devine ;

 Etincelle échappée à la source divine

 Je n’apparais que pour briller.

 Sans me brûler, j’allume un phare à l’espérance... »

 (Marceline Desbordes-Valmore Le Ver Luisant)

Churchill ne tenait pas d’autre discours quand il disait: «Nous sommes tous des vers, mais je pense que moi, je suis un ver luisant...» Pourtant, ver luisant ou ver à soie n’ont rien de commun avec les roturiers vers de terre. Ils font tous deux partie de la famille des insectes, coléoptère pour la lampyre, lépidoptère pour le bombyx du mûrier. D’ailleurs, ce n’est ni au ver à soie, ni au ver luisant que s’adressent l’imagerie populaire et la connotation péjorative qui lui est associée: le chagrin est à l’âme ce que le ver est au bois ; point de salut si le ver est déjà dans le fruit, ou si l’individu est véreux. Les vers «roturiers» de Marceline Desbordes-Valmore sont des nuisibles ne laissant derrière eux que poussière, matière vidée et vermoulue, signant leurs délits par l’empreinte en miroir de leur trajet vermiculaire et destructeur. Ceux-là, c’est sûr, nous tarauderont encore après la mort !

C’est à leur capacité de reproduction rapide et à leur faculté d’envahissement sans limite que s’adresse aujourd’hui encore notre imaginaire, puisque le ver s’est insinué jusque dans nos réseaux informatiques. Rien d’étonnant finalement, puisqu’il est avant tout un parasite. Ceux qui enrichissent de noms barbares nos dictionnaires de parasitologie médicale se répartissent selon leur forme en deux familles; et c’est dans celle des nématodes que se trouve ce petit ver devenu plus célèbre encore que le ver à soie, Caenorhabditis elegans (des racines grecques Caeno, pour «récent» – genre récemment décrit, et rhabditis, «en forme de bâtonnet»).

À l’instar de la sériciculture, mais à quelques milliersd’années d’intervalle, on a pu voir se développer une «caenoculture» qui a déjà permis à trois scientifiques d’obtenir l’an dernier le prix Nobel de médecine ((→) m/s 2002, n°11, p.1157).

Quelles caractéristiques ont fait de ce ver minuscule un objet de convoitise scientifique ? Certes, son développement est rapide et sa transparence facilite son étude, mais le nombre de ses cellules somatiques, surtout, est parfaitement déterminé: 1 090 au cours du développement et 959 chez les hermaphrodites adultes, près d’un tiers étant… des neurones ! Tout ce programme est parfaitement orchestré par quelque 19 000 gènes répartis sur 100 millions de bases.

L’histoire de ce ver est singulière: sorti de terre par Sydney Brenner dans les années 1960, il aura été le premier organisme entièrement séquencé à la fin de l’année 1998 et aura déjà servi de modèle à bien des phénomènes biologiques fondamentaux jusque là ignorés. Certains d’entre eux prennent parfois une résonance presque philosophique, comme ce phénomène d’apoptose, indispensable à la vie, qui nous enseigne que «vivre, c’est d’abord mourir un peu». D’autres découvertes secouent les branches de l’arbre phylogénique et déclenchent des polémiques violentes. Plathelminthes et vers ronds n’ayant pas laissé d’empreinte fossilisée, il est difficile de les placer dans l’arbre phylogénique sur la seule base des critères chronologiques. L’analyse génétique, en revanche, montre que certains gènes des nématodes comme C. elegans seraient plutôt apparentés à ceux des arthropodes… Insectes et vers ronds qui, a priori, partagent peu de chose en dehors de croître par mues successives, seraient-ils donc assis sur une même branche de l’arbre phylogénique ? La question reste ouverte, mais il est amusant de constater que la génétique pourrait donner raison au sens commun qui voyait, pour les avoir appelés ver à soie ou ver luisant, un lien de parenté entre vers et insectes.