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Les oncogènes ont été classiquement définis comme des gènes, à caractère dominant, qui, lorsqu’ils sont exprimés de façon déréglée ou lorsque leur structure est altérée, contribuent au phénotype transformé d’une cellule. Actuellement, plus de 100 oncogènes ont été décrits dans les hémopathies malignes humaines. Ces gènes codent pour des protéines de fonctions très diverses. Un grand nombre d’entre elles sont des facteurs de transcription, des activateurs ou des répresseurs transcriptionnels, mais aussi des protéines impliquées dans le remodelage de la chromatine. D’autres jouent un rôle dans la prolifération et la survie cellulaire comme la protéine anti-apoptotique BCL-2, les récepteurs de facteurs de croissance, les effecteurs intracellulaires de la transmission du signal comme les protéines de la famille Ras et des tyrosine kinases intracellulaires.

Découverte des oncogènes: importance des modèles expérimentaux

Les oncogènes ont été découverts à la suite d’études menées sur des rétrovirus responsables de tumeurs expérimentales chez l’animal.

Les rétrovirus dits « aigus » provoquent des tumeurs polyclonales en quelques jours ou semaines après l’infection et transforment leurs cellules cibles in vitro. Les propriétés transformantes de ces virus sont dues à la présence dans leur génome de séquences particulières, les oncogènes viraux (Figure 1A). Ceux-ci sont des formes altérées de gènes d’origine cellulaire, les proto-oncogènes, capturés par les rétrovirus au cours de leur réplication. Les oncogènes viraux sont à l’origine de la découverte, entre autres, des kinases Src, Abl, Raf et B-Raf, du récepteur de l’EGF (epidermal growth factor) ou c-ErbB, du récepteur du macrophage colony stimulating factor (M-CSF) ou c-Fms, du récepteur du stem cell factor (SCF) ou c-Kit, du récepteur de la thrombopoïétine ou c-Mpl, de deux membres de la famille Ras, Harvey et Kirsten Ras, des oncogènes nucléaires Myc, Myb, et de Ets1, le membre fondateur de la famille Ets.

Figure 1

Représentation schématique des mécanismes à l’origine des tumeurs viro-induites.

Représentation schématique des mécanismes à l’origine des tumeurs viro-induites.

A. Les rétrovirus contenant un oncogène (ou v-onc indiqué par la boîte rose) sont défectueux et ne se répliquent qu’en présence d’un virus dont le génome code pour toutes les protéines nécessaires à la réplication virale. Le complexe viral réplicatif infecte un grand nombre de cellules cibles qui deviennent transformées et sont à l’origine de tumeurs polyclonales se développant rapidement. B. Les rétrovirus compétents pour la réplication et dépourvus d’oncogènes peuvent, du fait de leur intégration dans le génome des cellules infectées, augmenter l’expression d’un gène particulier. Si cet événement, qui survient avec une fréquence faible, confère un avantage à la cellule infectée (rouge), celle-ci peut être à l’origine d’une tumeur d’origine clonale (cellules rouges).

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Les rétrovirus dits « lents » et dont le génome ne code que pour des protéines nécessaires à la réplication virale provoquent, après une latence de plusieurs mois, des leucémies d’origine clonale ou oligoclonale. Il est maintenant bien établi que le pouvoir pathogène de ces virus est lié à un mécanisme de mutagenèse insertionnelle: du fait de leur intégration dans l’ADN des cellules infectées, les rétrovirus se comportent comme des agents mutagènes (Figure 1B). L’expression de gènes cellulaires situés à proximité du provirus intégré est alors réglée par les LTR (long terminal repeats) viraux qui sont des séquences activatrices de la transcription présentes aux deux extrémités du provirus intégré. Il est admis que si la surexpression d’un gène confère un avantage sélectif à une cellule, celle-ci peut être à l’origine d’un clone de cellules leucémiques. Le mécanisme de mutagenèse insertionnelle conduit en général à l’expression d’un produit de structure normale, plus rarement à un produit tronqué si le provirus est intégré à l’intérieur de la région codante du gène (pour revue, voir [1]). Les rétrovirus s’intégrant dans l’une des deux copies d’un gène, les phénomènes de mutagenèse insertionnelle conduisent rarement à l’inactivation de gènes suppresseurs de tumeur, sauf si la perte d’un allèle est suivie de perte d’hétérozygotie par recombinaison mitotique.

La coexistence, au sein d’un même clone de cellules leucémiques, de plusieurs événements de mutagenèse insertionnelle non aléatoire, a suggéré que plusieurs oncogènes coopéraient pour l’acquisition d’un phénotype transformé. S’il est maintenant acquis que la leucémogenèse est un phénomène multi-étapes, la démonstration la plus convaincante repose sur l’étude de souris transgéniques pour un oncogène dont l’expression est ciblée dans les cellules hématopoïétiques. En effet, les leucémies se développant dans ces modèles ont toujours une origine clonale, ce qui indique qu’un deuxième événement est requis pour la transformation leucémique. Cet événement peut être expérimentalement déclenché par des carcinogènes chimiques ou par l’infection des souris transgéniques par un rétrovirus compétent pour la réplication. L’analyse des gènes activés par mutagenèse insertionnelle permet alors de caractériser les oncogènes coopérant avec le transgène pour la transformation leucémique [1]. La caractérisation des gènes ciblés par mutagenèse insertionnelle a été grandement facilitée par les techniques de PCR inverse qui permettent d’identifier les séquences cellulaires flanquant un provirus intégré et par les banques de données issues du séquençage du génome murin. Trois articles récents rapportent l’analyse, à grande échelle, de gènes activés par mutagenèse insertionnelle dans les leucémies viro-induites de la souris [2-4].

Oncogènes et leucémies humaines

L’introduction en cytogénétique des techniques de bandes chromosomiques au début des années 1970 permit d’identifier précisément chaque chromosome et de caractériser des remaniements chromosomiques présents dans les cellules leucémiques. Trente-cinq pour cent des cellules leucémiques humaines ont un caryotype normal, alors que 65 % présentent un remaniement chromosomique le plus souvent unique [5]. Les anomalies les plus fréquentes sont principalement des inversions intrachromosomiques ou des translocations qui résultent de l’échange réciproque de matériel génétique entre deux chromosomes. Ces altérations sont acquises et présentes dans toutes les cellules leucémiques d’un même patient, ce qui témoigne de l’origine clonale de la leucémie. Leur caractère souvent récurrent, voire leur association systématique à certains types d’hémopathies suggéraient qu’elles pouvaient être l’événement causal du processus de transformation. Il semblait donc possible que des oncogènes connus ou à découvrir étaient localisés à proximité des points de cassure chromosomique. Une étape fut franchie en 1982 lorsque les équipes de Croce et Leder démontrèrent que le gène MYC, identifié dans plusieurs modèles de leucémies lymphoïdes expérimentales et localisé chez l’homme en 8q24, était la cible des translocations du lymphome de Burkitt [6, 7]. L’année suivante, il fut établi que la translocation t(9;22), caractéristique de la leucémie myéloïde chronique (LMC) et responsable de la formation du chromosome Philadelphie, impliquait un autre oncogène connu, ABL [8]. Ces deux découvertes eurent un impact considérable et conduisirent à rechercher systématiquement des altérations chromosomiques dans les hémopathies malignes humaines.

Plus de 300 translocations récurrentes ont été rapportées. La liste de ces remaniements peut être consultée dans l’Atlas of genetics and cytogenetics in oncology and haematology (http://www.infobiogen.fr/services/chromcancer). La plupart des inversions et des translocations récurrentes ont été caractérisées au niveau moléculaire (pour revue, voir [9-12]) et ces études ont permis la découverte de nouveaux oncogènes. Les principaux remaniements chromosomiques conduisant à l’expression de protéines oncogéniques dans les leucémies sont présentés dans le Tableau I.

Tableau I

Principaux réarrangements chromosomiques décrits dans les leucémies humaines.

Principaux réarrangements chromosomiques décrits dans les leucémies humaines.

Tableau I (suite)

Principaux réarrangements chromosomiques décrits dans les leucémies humaines.

Tableau I (suite)

Principaux réarrangements chromosomiques décrits dans les leucémies humaines.

Les réarrangements peuvent conduire soit à la surexpression de protéines oncogéniques (A), soit à la production de protéines de fusion (B).On peut remarquer la fréquence des réarrangements conduisant à l’expression déréglée de gènes de structure normale dans les LAL T, alors que la production d’un gène de fusion est l’anomalie la plus fréquente dans les LAL B et les leucémies myéloïdes. Les translocations les plus fréquentes des lymphomes B sont également indiquées. bHLH: basic helix-loop-helix; CBF: core-binding factor; FGF: fibroblast growth factor; LAM: leucémies aiguës myéloblastiques; LAP: leucémies aiguës promyélocytaires; LMC: leucémie myéloïde chronique. LIM: motif riche en cystéines; SRF: serum responsive factor; PDGF: platelet-derived growth factor; FGF: fibroblast growth factor; IgH: chaîne lourde d’immunoglobuline; IgL: chaîne légère d’immunoglobuline; CTIP2: gène codant pour une protéine à doigts de zinc fortement exprimée dans le thymus et les lymphocytes T; TTF: translocation three four: gène codant pour une petite protéine G fortement exprimée dans les cellules hématopoïétiques.

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D’une façon générale, les leucémies aiguës de novo s’accompagnent d’un blocage de différenciation et sont associées à des réarrangements chromosomiques impliquant des facteurs qui règlent l’activité transcriptionnelle. Deux types de gènes sont très souvent impliqués: des facteurs de transcription qui jouent un rôle majeur dans l’hématopoïèse normale (pour revue, voir [13]) et des gènes à homéodomaine ou des gènes qui règlent l’expression de gènes homéotiques. Ces oncogènes peuvent bloquer la différenciation par plusieurs mécanismes: mutation de type perte de fonction, effet dominant négatif sur la copie résiduelle ou sur des facteurs transcriptionnels hétérologues, recrutement de complexes co-activateurs ou co-répresseurs de la transcription. Certains gènes sont altérés avec une fréquence particulière: le récepteur α de l’acide rétinoïque ou RARα est remanié dans 5 translocations, 20 réarrangements altèrent les gènes du CBF (core binding factor) qui comporte deux sous-unités CBFA2 (ou AML1, RUNX1) et CBFβ, et le gène MLL, qui est l’orthologue humain du gène Trithorax de la drosophile et qui règle positivement l’expression de gènes homéotiques, est impliqué dans plus de 40 translocations différentes [10, 11].

Les oncogènes qui confèrent aux cellules un avantage de croissance ou de survie sans bloquer la différenciation sont plus généralement associés à des leucémies à cellules matures, aux lymphomes, ainsi qu’aux syndromes myéloprolifératifs comme la LMC et la leucémie myélomonocytaire chronique.

Conséquences des réarrangements chromosomiques: surexpression ou production d’une protéine de fusion

Expression anormale d’un gène de structure normale

Les réarrangements des gènes d’immunoglobuline (BCR) et du récepteur T (TCR) qui surviennent physiologiquement au cours du développement lymphoïde B et T et qui font intervenir une cassure double brin sur l’ADN par les recombinases RAG1 et RAG2, prédisposent à la survenue de translocations par recombinaison illégitime. Ces translocations conduisent à l’expression aberrante d’oncogènes cellulaires, par un effet activateur de la transcription (mécanisme proche de la mutagenèse insertionnelle des leucémies expérimentales): l’oncogène est de structure normale mais un de ses deux allèles est sous le contrôle d’éléments activateurs présents dans les régions régulatrices des gènes du BCR ou du TCR. Les oncogènes surexprimés dans les leucémies aiguës lymphoblastiques T (LAL T) codent le plus souvent pour des facteurs de transcription ou pour des protéines associées à des complexes transcriptionnels comme les protéines LYL1, TAL1/SCL, LMO1 et LMO2, HOX11 et HOX11L2 (Figure 2). Dans les hémopathies lymphoïdes à cellules plus matures, ce sont habituellement des gènes dont les produits règlent le cycle et la survie cellulaire qui sont surexprimés: le gène de la cycline D1 dans les lymphomes du manteau, MYC dans les lymphomes et leucémies de Burkitt et de rares LAL T, le gène anti-apoptotique BCL-2 dans les lymphomes folliculaires, alors que les gènes TCL1 et MTCP1 surexprimés dans les leucémies prolymphocytaires T favorisent la survie cellulaire du fait de leur association à la kinase AKT qui règle la survie cellulaire [14].

Figure 2

Principales altérations génétiques observées dans les leucémies aiguës.

Principales altérations génétiques observées dans les leucémies aiguës.

Le gène MLL est impliqué dans un très grand nombre de réarrangements conduisant à la formation de protéines de fusion, associées à des leucémies lymphoblastiques, myéloblastiques ou à des leucémies bi-phénotypiques. Dans les leucémies aiguës lymphoblastiques T (LAL T), des prothymocytes sont bloqués à un stade précoce de différenciation. Les altérations géniques les plus fréquentes conduisent à la surexpression de facteurs de transcription de type bHLH (LYL1 et TAL1) ou de protéines à homéodomaine (HOX11 et HOX11L2). Citons aussi la surexpression de la tyrosine kinase LCK, de MYC et d’une forme tronquée et constitutivement active du récepteur Notch1 dans de rares LAL T. Les translocations t(14;14) et t(X;14) conduisant respectivement à la surexpression de TCL1 et de MTCP1 sont associées à des leucémies prolymphocytaires T, post-thymiques. Les translocations t(1;19) et t(17;19) associées aux leucémies pré-B impliquent toutes deux la protéine E2A. La translocation t(1;19) conduit à la formation d’une protéine chimérique contenant l’extrémité amino-terminale de E2A fusionnée au domaine de fixation à l’ADN de la protéine à homéodomaine PBX1 alors que dans la translocation t(17;19) E2A est fusionné au domaine de fixation à l’ADN de la protéine à leucine zipper HLF. L’inversion du chromosome 16 est présente dans des leucémies aiguës myéloblastiques (LAM) à différenciation éosinophile alors que la translocation t(6;9) DEK-CAN est associée à une différenciation basophile. Les leucémies mégacaryoblastiques de l’enfant sont associées à la translocation récurrente t(1;22) qui conduit à la formation d’une protéine de fusion OTT-MAL (one twenty two-megakaryocytic acute leukemia). Cette translocation n’est qu’exceptionnellement présente dans les leucémies mégacaryoblastiques survenant chez des enfants ayant une trisomie 21 constitutionnelle. Ces leucémies présentent des mutations ponctuelles du gène GATA1. Il n’existe pas d’anomalie récurrente dans les leucémies érythroblastiques, qui ne sont pas représentées sur ce schéma.

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Dans les leucémies myéloïdes, le gène EVI1 est surexprimé dans de rares leucémies myéloblastiques aiguës (LAM) à la suite d’inversion inv(3)(q21;q26) ou de translocations t(3;3) (q21;q26) [15]. Ce gène avait été antérieurement identifié comme cible de mutagenèse insertionnelle dans des leucémies myéloblastiques chez la souris.

Production d’une protéine de fusion

Les remaniements chromosomiques conduisent souvent à la création d’un gène chimérique codant pour une protéine de fusion dont les propriétés sont différentes de celles de chacun des deux partenaires de la fusion. Plusieurs mécanismes peuvent participer aux propriétés oncogéniques de ces protéines: modification du niveau d’expression, de la localisation intracellulaire, de l’activité d’une protéine ou de son association à des protéines qui règlent son activité.

La production d’un gène de fusion est l’anomalie la plus fréquemment retrouvée dans les leucémies aiguës lymphoblastiques B (LAL B), les leucémies aiguës biphénotypiques de l’enfant et les leucémies myéloïdes qu’elles soient aiguës ou chroniques (Figure 2).

Certains gènes sont systématiquement et exclusivement remaniés dans les leucémies d’un même type. Ainsi, le gène RARα participe à la production de toutes les protéines de fusion associées aux leucémies aiguës promyélocytaires (LAP) et apparentées: PML-RARα pour la translocation t(15;17) la plus fréquente, PLZF-RARα pour la t(11;17), les fusions NPM-RARα, NuMA-RARα et STAT5B-RARα étant beaucoup plus rares. Ces observations suggèrent que l’interférence avec la fonction physiologique des rétinoïdes dans la différenciation myéloïde joue un rôle majeur dans le blocage de différenciation des LAP (pour revue, voir [16]).

À l’inverse, le gène AML1 est remanié dans des LAL B et des LAM. Ce gène, essentiel au développement de l’hématopoïèse primitive, code pour la sous-unité CBFα fixant l’ADN du complexe CBF. La translocation la plus fréquente des LAL B de l’enfant, la t(12;21), conduit à la formation d’une protéine chimérique TEL-AML1 contenant l’extrémité amino-terminale du facteur ETS TEL fusionné au domaine de liaison à l’ADN d’AML1, alors que, dans la translocation t(8;21) associée aux LAM, le domaine de fixation à l’ADN d’AML1 est fusionné à la protéine ETO. La sous-unité CBFβ, quant à elle, est l’un des deux partenaires du produit de fusion CBFβ-SMMHC (chaîne lourde des chaînes de myosine du muscle lisse) résultant d’inversions du chromosome 16 associées à des LAM. Toutes ces protéines de fusion interfèrent avec la fonction d’AML1 dans l’hématopoïèse (pour revue, voir [17]).

La plupart des remaniements qui impliquent des protéines à activité tyrosine kinase conduisent à la formation d’un produit de fusion ayant une activité kinase constitutivement active. Dans les fusions impliquant un récepteur membranaire à activité tyrosine kinase (PDGFR dans certaines formes de leucémies myélomonocytaires chroniques [18], ALK dans les lymphomes anaplasiques à grandes cellules [19], FGFR1 dans les syndromes myéloprolifératifs atypiques avec anomalie de la bande chromosomique 8p12 [20, 21]), les domaines extracellulaire et transmembranaire du récepteur sont absents de la fusion. Le domaine cytoplasmique du récepteur, situé en position carboxy-terminale dans la protéine chimérique, est fusionné à un partenaire qui contient un motif d’oligomérisation nécessaire aux propriétés oncogéniques du produit de fusion. Ce type de motif est également et systématiquement présent dans le partenaire amino-terminal des protéines de fusion contenant des kinases intracellulaires (ABL, ARG [Abelson related gene], JAK2 [22], SYK [23]). Cela est en accord avec le mode de fonctionnement de ces kinases qui sont physiologiquement activées en réponse à un stimulus extracellulaire par dimérisation et transphosphorylation. La nature des séquences en amont de la kinase peut aussi influer sur le type de la leucémie. Les leucémies associées à un produit de fusion BCR-ABL ont toutes pour origine une cellule immature multipotente, mais en fonction du point de cassure dans le gène BCR, les produits de fusion BCR-ABL sont associés à des LAL pro B (p190 BCR-ABL), à la LMC (p210 BCR-ABL) ou à une leucémie à polynucléaires neutrophiles (p230 BCR-ABL).

Les leucémies humaines: un processus de transformation par étapes

Étude des leucémies congénitales et mise en évidence de remaniements chromosomiques chez les sujets normaux

Certaines leucémies se développent très tôt chez l’enfant. L’étude génétique de jumeaux identiques a montré que l’événement initiateur de la leucémie survenait in utero [24]. La longueur et la variabilité de la latence des leucémies survenant chez des jumeaux ayant une translocation t(12;21) TEL-AML1 suggéraient que ce réarrangement favorisait mais n’était pas suffisant pour la transformation leucémique et que celle-ci dépendait de la survenue d’un événement additionnel. Cette hypothèse a été confortée par une étude systématique récente qui a mis en évidence des transcrits de fusion TEL-AML1 et AML1-ETO, par RT-PCR et par FISH, dans des cellules de sang de cordon avec une fréquence 100 fois plus élevée que la fréquence des leucémies associées à ces anomalies. La fréquence des cellules positives pour la fusion TEL-AML1 (10-3 à 10-4) indique que la translocation survient dans une cellule immature qui prolifère mais se différencie en l’absence d’altération génétique additionnelle [25].

De même, il a été rapporté que la translocation t(14;18) associée aux lymphomes folliculaires était présente dans une sous-population de cellules lymphoïdes chez 50 % des sujets adultes [26] et des transcrits de fusion BCR-ABL ont été décrits avec une fréquence de 30 % dans le sang périphérique d’adultes non leucémiques [27]. Cependant, le très faible nombre de cellules positives suggère que ce réarrangement survient dans des cellules relativement matures et à capacité d’expansion limitée.

Altérations génétiques en l’absence d’anomalie cytogénétique

Des mutations ponctuelles et des microdélétions non détectables par les méthodes les plus performantes de cytogénétique, peuvent aussi conduire à l’activation d’oncogènes.

Des mutations ponctuelles activatrices des gènes K-RAS et N-RAS ont été décrites dans des syndromes myélodysplasiques et des LAM. Plus récemment, des mutations activatrices des récepteurs à activité tyrosine kinase FLT3 et c-KIT ont été mises en évidence avec une fréquence respectivement de 20-25 % et 5 % dans des LAM ayant une translocation impliquant les gènes du CBF, MLL, ou les oncogènes PML-RARα et DEK-CAN [12]((→) m/s 2003, n°3, p. 133).

Des mutations de gènes de facteurs de transcription jouant un rôle majeur dans l’hématopoïèse normale ont également été récemment identifiées dans les leucémies. Ainsi, des mutations du gène C/EBPα, qui code pour un facteur de transcription essentiel à la différenciation granulocytaire ont été détectées dans certaines LAM à caryotype normal et dans des myélodysplasies [28, 29].

Les leucémies mégacaryoblastiques de l’enfant sont associées à la translocation récurrente t(1;22) [30,31]. Cependant, cette translocation n’est qu’exceptionnellement présente dans les leucémies mégacaryoblastiques survenant chez des enfants ayant une trisomie 21 constitutionnelle. Il a été émis l’hypothèse selon laquelle une altération du gène GATA1, localisé sur le chromosome X, pourrait être associée à ces leucémies. GATA1 est un facteur de transcription essentiel à la différenciation érythroïde et mégacaryocytaire et des mutations germinales du domaine de liaison à l’ADN de GATA1 sont responsables d’anémie congénitale avec dysérythropoïèse et thrombocytopénie liée à l’X((→) m/s 2002, n°11, p. 1080). En raison de l’hyperplasie mégacaryocytaire avec anomalie de maturation présente chez des souris n’exprimant pas GATA1 dans la lignée mégacaryocytaire [32], ce gène a été envisagé comme gène candidat. De façon remarquable, des mutations conduisant à l’expression d’une protéine tronquée de son extrémité amino-terminale mais fixant l’ADN et aux propriétés transactivatrices probablement diminuées, sont systématiquement et spécifiquement associées aux leucémies mégacaryocytaires d’enfants trisomiques. Il a été suggéré qu’un gène situé sur le chromosome 21 pourrait, du fait de sa surexpression, coopérer avec la forme tronquée de GATA1 pour l’induction de ces leucémies [33].

L’identification de mutations inactivatrices bi- ou mono-alléliques du gène AML1 dans un faible pourcentage de LAM acquises a suggéré que l’haplo-insuffisance à ce locus pourrait favoriser la survenue de LAM. Cette hypothèse a été confortée par la découverte de mutations inactivatrices mono-alléliques et germinales d’AML1 dans des familles présentant une thrombocytopénie et une fréquence élevée de LAM [34].

La translocation t(1;14), présente dans 3 % des LAL T, a permis la découverte de TAL1. Mais des délétions intrachromosomiques de 80 kb, plaçant le gène TAL1 sous le contrôle des régions régulatrices du gène SIL adjacent sont 8 fois plus fréquentes que les translocations dans les LAL T de l’enfant [35]. De plus, une délétion bi-allélique du locus p16Ink4a/p14ARF qui contient deux gènes suppresseurs de tumeur est retrouvée dans 60 à 80 % des LAL T [36]. Il en résulte que dans un grand nombre de LAL T un facteur de transcription est surexprimé et une délétion de gène suppresseur de tumeur est observée.

Ces observations démontrent la coexistence de plusieurs altérations génétiques dans un même clone leucémique et indiquent que, dans les leucémies humaines comme dans d’autres types de cancer, plusieurs événements oncogéniques participent à la transformation maligne.

Nouvelles perspectives thérapeutiques

Différents modèles ont montré que l’avantage conféré par un oncogène rend les cellules tumorales dépendantes du maintien de l’activité et/ou de l’expression de la protéine oncogénique.

En effet, des cellules présentant une activation constitutive d’une voie de signalisation sont « dépendantes » de cette voie et plus sensibles que les cellules normales à son inhibition. Ainsi, des cellules tumorales ayant une activation constitutive de la kinase FRAP/mTOR à la suite de la délétion du gène suppresseur de tumeur PTEN sont plus sensibles que des cellules normales à un inhibiteur spécifique de mTOR [37,38]. De même, il a été observé que les cellules de myélome arrêtent de proliférer et meurent par apoptose en présence d’inhibiteurs de protéasome qui inhibent l’activation de la voie NF-κB [39].

Dans des modèles de souris transgéniques pour un oncogène (BCR-ABL chez des souris développant une LAL B, ou MYC chez des souris développant des lymphomes T et une LAM) dont l’expression peut être réglée par la tétracycline, il a été montré que les masses tumorales régressent de façon spectaculaire lorsque le transgène cesse d’être exprimé [40, 41]. Des résultats similaires ont été obtenus dans des modèles de tumeurs cutanées, du pancréas, de sarcome ostéogénique et de mélanome se développant chez des souris transgéniques pour une construction inductible de MYC ou H-RAS muté. La réversion de tumeurs à des stades avancés et dans lesquelles plusieurs événements oncogéniques coexistent (ce phénomène étant attesté par la clonalité des tumeurs hématopoïétiques) souligne l’intérêt du développement à des fins thérapeutiques d’agents pharmacologiques ciblant la fonction et/ou la stabilité de protéines oncogéniques.

De telles thérapeutiques ont déjà montré leur efficacité pour éliminer des cellules leucémiques. Le STI 571, un inhibiteur des kinases ABL, KIT et PDGFR, permet la mise en rémission de LMC [42] et la régression de certaines tumeurs gastriques (GIST, gastrointestinal stromal tumors) dans lesquelles KIT est muté. La découverte de mutations de FLT3 dans les LAM, et de KIT dans les LAM associées ou non à une mastocytose systémique permet d’envisager que les inhibiteurs spécifiques des formes mutées des kinases FLT3 et KIT qui ont été récemment développés [43, 44]((→) m/s 2003, n°2, p. 133) pourraient être associés au traitement de certaines LAM. En raison de phénomènes de résistance qui surviennent habituellement sous traitement par un seul inhibiteur, il est nécessaire de développer des modèles animaux reproduisant les leucémies humaines (par transgenèse ou par transplantation de moelle infectée par un virus contenant un oncogène) pour évaluer l’efficacité d’associations médicamenteuses. Une telle stratégie a été utilisée pour démontrer l’efficacité de l’association acide rétinoïque/arsenic qui conduit à la différenciation et à l’apoptose des cellules de LAP en interférant avec la fonction de PML-RARα et en induisant la dégradation de cette protéine oncogénique [45].