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Curieux cadeau de Noël que la naissance d’Ève, « premier clone humain », étranges rois mages que ces Raéliens, disciples d’un culte scientiste dont la littérature inspire l’hilarité ou la consternation… Depuis bientôt deux ans, la course au clonage reproductif humain s’est accélérée, et les revendications des trois postulants déclarés (l’Italien Severino Antinori, l’Américain Panos Zavos et l’« évêque raélienne » Brigitte Boisselier, directrice de la firme Clonaid) se sont précisées. La déclaration faite le 27 décembre 2002 n’est-elle qu’un coup de bluff? Cela me semble, encore aujourd’hui, peu probable: Boisselier, et toute la secte avec elle, se discréditerait auprès de ses fidèles (pour les autres, c’est déjà fait depuis longtemps…) en montant un tel canular. Malgré les atermoiements auxquels donne lieu l’exécution d’une vérification techniquement très simple, j’ai donc tendance à croire à ce clonage. Même si je me trompe, d’autres naissances, dues à Clonaid, à Antinori ou à Zavos, pourraient bien confirmer à brève échéance que le clonage reproductif humain est une réalité…

Ainsi donc, la perspective que j’envisageais il y a presque deux ans dans ces colonnes [1] semble s’être matérialisée. Et naturellement, la secte raélienne et, au premier chef, son prophète, en tirent le maximum de profit. Un des sommets de la reconnaissance médiatique a été atteint avec ce dessin en première page du quotidien Le Monde (numéro daté du 29 décembre 2002) qui montre Raël, bien identifiable avec sa combinaison blanche et son petit chignon, signifiant à Dieu le Père « Vous êtes viré! ». Même si la tonalité des articles et commentaires est sceptique, indignée ou ironique, il est indéniable que tous concourent à accroître la notoriété de la secte comme celle de son gourou, et qu’ils accréditent le galimatias scientiste qui lui tient lieu de doctrine. Cette naissance marque aussi l’échec flagrant de nos mécanismes de contrôle: la plupart des efforts législatifs visant à proscrire le clonage reproductif, pourtant lancés dès 1997, n’ont pas encore abouti. Nos belles commissions spécialisées et nos sages comités d’éthique ont été pris de vitesse - soyons clairs, ils ont carrément été bafoués. Merci en particulier à George Bush qui, en insistant pour inclure le clonage thérapeutique dans un traité d’interdiction globale piloté par la France et l’Allemagne, a torpillé ce projet qui devait être finalisé en 2003 et est maintenant remis aux calendes grecques… Ce gâchis va-t-il provoquer une réaction et susciter une proscription rapide du clonage reproductif? Ce n’est pas certain, car la surenchère continue: aux États-Unis, les fondamentalistes surfent sur l’annonce des Raéliens pour inclure dans la loi l’interdiction du clonage thérapeutique et pourquoi pas, dans la foulée, re-criminaliser l’interruption de grossesse - positions qui ne suscitent évidemment pas le consensus…

Ce clonage, événement médiatique et social majeur s’il est confirmé, ne constitue pourtant pas un exploit scientifique hors du commun. Il ne semble avoir fait appel à aucune technique nouvelle: l’emploi, fortement médiatisé, d’une « machine à cloner » fabriquée en Corée ne recouvre que l’utilisation fort banale d’un générateur d’impulsions électriques pour activer l’ovule après injection de la cellule somatique de la donneuse. Ce qui serait reconnu comme une avancée cruciale dans le secteur du clonage, ce serait une réelle compréhension des mécanismes de reprogrammation du noyau, accompagnée de méthodes garantissant que ce processus se déroule correctement et qu’en résulte une bonne efficacité, un taux de succès très supérieur aux quelques pour cent observés actuellement. Ce qu’ont (peut-être) fait les Raéliens, ou plutôt les scientifiques engagés par Clonaid, est de la compétence d’un bon centre de fécondation in vitro disposant d’ovules en quantité, de mères porteuses disponibles et bien sûr d’un financement conséquent. Qu’ils aient réussi dans ces conditions indiquerait que la physiologie reproductive humaine se prête assez bien au clonage, que nous faisons partie des espèces chez lesquelles ce procédé est relativement aisé à mettre en oeuvre, de même que la brebis, les bovins ou le chat sont plus « faciles » à cet égard que le porc, le chien ou le rat. Attendons pour conclure de connaître - s’ils sont un jour communiqués - les conditions exactes de ces essais, le nombre d’ovules injectés, d’embryons implantés et la fréquence des malformations détectées en cours de grossesse…

À moins que l’homme ne diffère totalement des autres animaux, on peut en tous cas être assez inquiet sur la santé de cette petite Ève, et sur ses chances de développement harmonieux, même si l’on laisse de côté les perturbations psychologiques qu’implique forcément le fait d’être la jumelle de sa mère. Toutes les données recueillies sur l’animal montrent que malformations et anomalies sont courantes chez les individus clonés; les derniers travaux analysant l’expression des gènes prouvent que le profil d’expression chez les souris clonées est toujours différent de celui des témoins [2]((→) m/s 2003, n°1, p. 36). Et même les chercheurs - généralement liés à l’industrie - qui affirment que la majorité des animaux clonés se portent bien sont conscients que la définition d’une bonne santé est autrement critique pour un être humain que pour une vache ou une brebis((→) m/s 2002, n°1, p. 37). J’espère me tromper, et souhaite que tout se passe au mieux pour cette enfant qui n’a certes pas demandé à bénéficier du douteux privilège d’être le premier être humain conçu de manière asexuée… Je reste néanmoins très préoccupé, et ne peux que m’indigner devant l’irresponsabilité de ceux qui se sont lancés dans cette expérimentation sur l’être humain alors que tout indique des risques élevés.

L’arrivée d’Ève[*] revêt une portée symbolique considérable. La procréation humaine a déjà connu deux grands tournants: la pilule et la fivette[**]. L’apparition de méthodes de contraception efficaces, il y a seulement quarante ans, a permis de séparer la sexualité de la reproduction; vingt ans plus tard, la fécondation in vitro a autorisé la procréation sans acte sexuel. Le clonage, lui, dissocie complètement l’enfant de tout rapprochement entre homme et femme, entre ovule et spermatozoïde. En ce qui concerne Ève, nous sommes même en présence d’une véritable parthénogenèse puisque l’ovule tout comme la cellule somatique proviennent de la « femme qui a ensuite porté l’embryon. Il ne s’agit plus de pro- « création » (jusqu’ici un enfant, bien que portant les gènes de ses parents, était un unique et imprévisible assemblage d’allèles, une création nouvelle) mais de « reproduction » à l’identique. L’imprévisibilité de l’enfant est ainsi niée, cette incertitude qui est un élément fondateur de sa liberté, de son droit à ne pas être ce que ses parents attendent. Cette violence faite à un être à venir est pour moi le motif essentiel, sur le plan des principes, pour refuser le clonage reproductif humain.

Et pourtant, l’impact concret de ce changement capital resterait sans doute limité. La contraception est pratiquée par la majorité de la population dans de nombreux pays; la fécondation in vitro, dans les nations riches, ne concerne qu’environ 1 % des naissances, proportion significative mais faible. On peut penser que les indications du clonage, à supposer qu’il soit un jour autorisé et techniquement au point, resteraient rares: couples stériles ou homosexuels tenant absolument à une descendance qui leur soit génétiquement apparentée, quelques tentatives peut-être de re-création d’un enfant disparu en bas âge… Les petits Hitler de The boys from Brazil [3] ou les armées de clones identiques appartiennent (heureusement) au domaine du fantasme. Mais l’acceptation du clonage, même s’il restait une procédure exceptionnelle, serait très dangereuse par l’ouverture ainsi faite vers la modification génétique de l’être humain.

L’amélioration génétique de l’homme: c’est un thème qui commence à être discuté ouvertement outre-Atlantique, comme en témoigne un récent livre de Gregory Stock [4]. Il s’agirait là d’une sorte de thérapie génique germinale destinée non pas à soigner un embryon, mais à lui conférer - grâce à l’adjonction d’un gène ou même d’un chromosome artificiel - des caractères « désirables »: résistance à certaines infections, taille, aspect physique… La panoplie des gènes dont certains allèles ont un effet mesurable sur de telles caractéristiques est déjà significative, et va s’élargir. Le saut peut sembler démesuré, et la perspective irréaliste; pourtant certains éléments d’une démarche d’amélioration sont déjà en place. Je veux bien sûr parler du diagnostic pré-implantatoire (DPI) ((→) m/s 1997, n° 1, p. 134 et 2000, n° 8-9 p. 919), pratiqué aujourd’hui pour éviter l’implantation d’embryons porteurs de maladies génétiques graves. Ce procédé se prête tout naturellement au choix du « meilleur » embryon, parmi la douzaine qui résulte d’une fécondation in vitro; c’est bien pour cela que son introduction a fait l’objet de tant de réserves. Le DPI reste exceptionnel (guère plus d’un millier de diagnostics à ce jour dans le monde entier), mais sa difficulté technique diminue avec l’optimisation de l’amplification par PCR, et la gamme des gènes accessibles à l’analyse ne fait qu’augmenter. On voit bien la tentation pour les couples de sélectionner ainsi leur descendance… Il est même imaginable qu’à terme cette possibilité motive le recours à la fécondation in vitro pour des parents parfaitement capables de procréer sans assistance médicale. Contrairement au clonage, ces intentions sont très largement partagées: qui ne souhaite donner les meilleures chances à ses enfants? L’évolution vers ces pratiques, du moins dans les sociétés prospères, pourrait donc devenir massive.

L’étape suivante, c’est le passage de ce choix (en somme passif) du « meilleur » embryon à sa modification dans un but d’amélioration génétique. Et cette transition peut être facilitée par le clonage, du double point de vue technique et idéologique. La transgenèse se pratique bien plus aisément sur des cellules en culture que sur des embryons: il s’agirait alors d’effectuer la modification génétique sur des cultures cellulaires provenant d’un embryon, puis, après obtention et contrôle de la cellule transformée, de produire par clonage à partir de celle-ci l’embryon destiné à être réimplanté. Comme pour la brebis Polly qui avait succédé à Dolly ((→) m/s 1997, n° 3, p. 426 et 428) et constituait le véritable but de Wilmut et Campbell [5], le clonage est ici un moyen permettant de contrôler le bon déroulement de la modification génétique, une technique essentielle pour rendre ce type d’intervention possible dans la pratique. Et sur le plan idéologique, ce nouveau développement de l’ingénierie appliquée à l’homme bénéficierait du climat permissif que susciterait forcément une acceptation - même à contrecoeur - du clonage humain.

Ces perspectives font sans doute horreur à la quasi-totalité de nos lecteurs. Doit-on pour autant jeter sur elles un anathème définitif et irrévocable, considérer qu’elles sont contraires à la nature humaine et que notre espèce ne doit jamais, au grand jamais, y recourir? Évoquer de telles possibilités, est-ce déjà envisager un crime contre l’humanité, comme on l’entend dire ici et là? à mon sens une position aussi catégorique n’est pas en accord avec une approche matérialiste et rationaliste du monde. Elle ne pourrait se fonder que sur une vision religieuse de l’homme et de l’univers, ou sur le concept d’une Nature qui serait fondamentalement bonne et à laquelle nous n’aurions pas le droit de toucher. De plus, l’observation des changements qui ont eu lieu en un demi-siècle à peine depuis la découverte de la structure de l’ADN n’incite pas à énoncer des maximes valables pour l’éternité. Qui peut prévoir où en sera notre espèce dans cinquante, cent ou mille ans?

Pour autant, ce n’est pas une raison pour faire ou accepter n’importe quoi, et je suis fermement partisan d’une interdiction globale du clonage reproductif humain, et plus encore persuadé de la nécessité d’un réel contrôle social sur l’ensemble de ce secteur - contrôle social dont la difficulté est cruellement illustrée par les cafouillages ayant permis qu’Ève naisse avant la mise en place des législations. Pour être efficace, un tel encadrement doit viser des objectifs clairs, nettement définis, et doit impliquer réellement la société et non seulement quelques spécialistes. C’est à ce prix seulement que nous pourrons espérer maîtriser une éventuelle intervention sur notre propre évolution, au lieu de la laisser à la merci d’un marché de la procréatique qui ressemble de plus en plus à une véritable jungle…