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Au premier coup d’oeil jeté sur des souris déficientes en leptine, une hormone agissant par l’intermédiaire de récepteurs hypothalamiques, on devine que cette hormone synthétisée par les adipocytes joue un rôle éminent dans la régulation de la masse graisseuse ((→) m/s 1999, n° 11, p. 1276). En effet, ces souris, appelées ob/ob, étalent une obésité que nul ne peut ignorer, et qui ressemble à celle des souris déficientes en récepteur de la leptine (souris db/db) ((→) m/s 2000, n° 10, p. 1030). Ce qui, en revanche, a échappé pendant longtemps à l’analyse des souris ob/ob et db/db est l’augmentation toute aussi importante de leur masse osseuse; cela est tout à fait inattendu puisque ces deux types de souris sont hypogonadiques, dans un état de déficience en oestrogènes comparable à celui qu’induirait une « ménopause constitutive » qui favorise toujours la résorption osseuse et donc en principe induit une perte d’os. C’est cette observation qui a conduit à la démonstration du rôle inhibiteur de la leptine sur la formation osseuse, il y a 3 ans [1, 2]. Cette étude initiale démontra notamment que l’injection de leptine dans le troisième ventricule cérébral de souris ob/ob mais aussi de souris sauvages induisait une diminution de la masse osseuse, survenant rapidement, conséquence d’une inhibition de l’activité des ostéoblastes, les cellules responsables de la formation de la matrice osseuse ((→) m/s 2001, n° 12, p. 1242). Ces données établissaient donc la fonction anti-ostéogénique de la leptine, outre son activité anorexigène bien connue. Cette régulation de la formation osseuse par la leptine est d’origine centrale, ce qui impliquait que les maladies osseuses pouvaient avoir une composante hypothalamique.

Mais deux questions particulièrement importantes d’un point de vue biomédical restaient sans réponse: (1) quel était le (ou les) médiateur(s) véhiculant le signal inhibiteur induit par la leptine depuis l’hypothalamus jusqu’aux ostéoblastes; et (2) pouvait-on séparer l’activité de la leptine sur la masse graisseuse de celle sur la masse osseuse, deux activités aux bénéfices contradictoires? En effet, si l’impact positif de l’absence de leptine sur la masse osseuse, capable même de contrebalancer la perte osseuse induite par une « ménopause constitutive », confère un attrait pharmaceutique certain à la recherche d’inhibiteurs de cette voie de signalisation, potentiellement efficaces pour traiter ou prévenir l’ostéoporose, qui accepterait d’être protégé de l’ostéoporose au prix d’une obésité! C’est en gardant à l’esprit ces deux aspects critiques de la fonction de la leptine que nous avons poursuivi nos travaux, qui viennent d’être récemment publiés [3].

Utilisant comme précédemment une approche combinant physiologie et génétique, nous avons d’abord démontré l’indépendance des signaux inhibiteurs relayant les fonctions anorexigène et anti-ostéogénique de la leptine (Tableau I). Deux composés chimiques, le monosodium glutamique (MSG) et le thioglucose d’or (GTG) sont connus pour engendrer des lésions neuronales distinctes. Exploitant cette particularité, nous avons analysé le poids et la masse osseuse de souris traitées par le MSG ou le GTG[*], certaines recevant simultanément une injection de leptine dans le troisième ventricule cérébral. Les souris traitées par le MSG étaient clairement obèses, mais conservaient une masse osseuse normale. Elles gardèrent la capacité de répondre à l’administration centrale de leptine par une inhibition de la formation osseuse, mais ne perdirent aucun poids. À l’inverse, la masse osseuse des souris traitées par le GTG augmentât, et cette augmentation ne fut pas corrigée par l’infusion centrale de leptine, alors que leur poids décrut. Ces deux expériences de physiologie établissaient l’indépendance des réseaux de neurones impliqués dans la régulation du poids et de la masse osseuse par la leptine. L’analyse de modèles murins, dans lesquels les signaux qui relayent l’activité anorexigène de la leptine sont bloqués, confirma cette indépendance au niveau génétique. En effet, la masse osseuse n’est pas augmentée chez les souris déficientes en CART (cocaine amphétamine related transcript), un neuropeptide transmettant le signal anorexigène de la leptine [4], et l’inactivation de la voie de signalisation mélanocortique, une cause d’obésité chez l’homme comme chez la souris [5, 6], n’entraîne pas non plus d’accroissement de la masse osseuse. De plus, alors que ce blocage provoque une désensibilisation à l’action de la leptine sur la masse graisseuse [7], l’effet sur la perte osseuse de l’hormone injectée par voie intra-ventriculaire est comparable à celui qui est observé chez des souris sauvages.

Tableau I

Dissociation des activités anorexigène et anti-ostéogénique de la leptine.

Dissociation des activités anorexigène et anti-ostéogénique de la leptine.

MSG: monosodium glutamique; GTG: thioglucose d’or.

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Ayant démontré l’indépendance des médiateurs anorexigènes et anti-ostéogéniques contrôlés par la leptine, nous avons ensuite entrepris de les identifier. Leur transmission par voie nerveuse plutôt qu’humorale fut établie par une expérience de parabiose. La circulation sanguine de deux souris ob/ob fut couplée chirurgicalement et l’une d’entre elles reçut de la leptine par voie centrale intra-ventriculaire. Seule cette dernière diminua sa masse osseuse, l’autre non, établissant que le signal inhibant la formation osseuse et engendré par la leptine n’était pas transmis d’une souris à l’autre par l’intermédiaire de la circulation sanguine. Cette expérience pointait une transmission neuronale. Considérant que les souris ob/ob ont une diminution de l’activité sympathique [8], cette composante du système nerveux autonome s‘imposait comme candidate. Le système nerveux sympathique (SNS) véhicule principalement des informations adaptatives réflexes jusqu’aux muscles et aux principaux organes, contrôlant par exemple la fréquence cardiaque. L’information sympathique est transmise par la sécrétion au niveau des terminaisons nerveuses de catécholamines (épinéphrine et norépinéphrine) qui se lient à des récepteurs adrénergiques (α ou β) présents sur les cellules effectrices des organes cibles. Pour démontrer le rôle du SNS dans le contrôle de la formation osseuse par la leptine, nous avons initialement analysé les os de souris déficientes en DBH (dopamine β-hydroxylase), l’enzyme nécessaire à la production des catécholamines. Ces souris montrant une augmentation de la masse osseuse - augmentation qui plus est insensible à l’injection cérébrale de leptine - la fonction médiatrice du SNS dans l’activité inhibitrice de la leptine sur l’os devint évidente. Des expériences complémentaires démontrèrent que les ostéoblastes expriment des récepteurs adrénergiques β2 fonctionnels qui répondent à des traitements par la norépinéphrine ou l’isoprotérénol - un agoniste des récepteurs β-adrénergiques - précisant le mécanisme de la connexion système nerveux périphérique-formation osseuse. Le traitement de souris par ce même agoniste induit d’ailleurs une très forte inhibition de la formation osseuse, preuve que ce mécanisme intervient in vivo.

L’ensemble de cette étude proposait donc un schéma du mécanisme d’action de la leptine sur la formation osseuse, dont l’importance biomédicale fut établie par une expérience supplémentaire. L’une des fonctions du SNS est de contrôler la pression artérielle, et il y a maintenant plusieurs décennies que furent développés, dans un but thérapeutique, des antagonistes des récepteurs adrénergiques regroupés sous le terme générique de « β-bloquants ». On pouvait donc supposer que la régulation de la formation osseuse par le SNS puisse, elle aussi, servir de base thérapeutique pour traiter les maladies osseuses du type de l’ostéoporose. Afin de valider cette hypothèse, des souris sauvages, ayant subi une ménopause chirugicale par ablation des ovaires, furent traitées avec du propanolol, un β-bloquant à large spectre. Conformément à la prédiction du modèle que nous avions établi, les ostéoblastes de ces souris, dé-réprimés par le blocage du signal négatif provenant du SNS, augmentèrent leur production d’os. L’élément important est que la masse osseuse de ces souris est restée intacte alors que celle des souris non traitées par le propanolol décroissait.

En résumé, ces études ont montré que la leptine inhibe la formation osseuse par l’intermédiaire du SNS, et que le blocage de cette régulation peut être utilisé pour contrebalancer une perte osseuse pathologique (Figure 1). Cette situation prévaut chez la souris. Mais qu’en est-il chez l’homme? Pour l’instant, et malgré leur utilisation fréquente et déjà ancienne, il n’existe pas de données cliniques démontrant un effet positif des β-bloquants sur la masse osseuse. Cette constatation ne va cependant pas à l’encontre de notre modèle car, dans le domaine scientifique, l’absence de résultat n’est pas une preuve; des études rétrospectives ou prospectives pourront seules apporter une réponse claire dans le futur. Il existe cependant toute une série d’arguments indirects qui d’ores et déjà suggèrent que nos résultats seront transposables à l’homme. Premièrement, il n’existe pas d’exemple où une protéine, qui est présente chez la souris et chez l’homme, assure une fonction physiologique majeure différente dans les deux espèces. Deuxièmement, les autres fonctions de la leptine sont conservées chez les mammifères. Troisièmement, le traitement par les β-bloquants est depuis longtemps connu comme le mode d’intervention le plus efficace pour soigner une maladie humaine appelée algoneurodystrophie dont l’un des symptômes majeurs est… une ostéoporose.

Figure 1

Mécanisme d’action de la leptine et des β-bloquants sur la masse osseuse.

Mécanisme d’action de la leptine et des β-bloquants sur la masse osseuse.

La leptine se lie à son récepteur au niveau de neurones hypothalamiques. Ce signal est véhiculé par le système nerveux sympathique jusqu’à l’os où les terminaisons nerveuses libèrent de la norépinephrine. Celle-ci se lie aux récepteurs adrénergiques exprimés par les ostéoblastes qui diminuent leur synthèse de matrice osseuse. L’absence de signalisation par la leptine au niveau de l’hypothalamus induit une obésité et un accroissement de la masse osseuse. En revanche, le blocage de cette voie de signalisation par administration de β-bloquants induit une augmentation de la masse osseuse mais n’affecte pas la masse graisseuse.

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