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Quels bénéfices pour les patients ? Si vous posez la question à la sortie d’une classe de terminale ou d’un cours de faculté, la réponse qui vous sera faite est assurée : « la thérapie génique et le clonage »… Fascinés – non sans raison – par ces perspectives futuristes, nos contemporains tendent à ignorer tout à la fois l’essor des thérapeutiques conventionnelles aujourd’hui disponibles et l’impact de la prise en charge symptomatique sur la qualité et l’espérance de vie des personnes atteintes de maladies génétiques.

Ce n’est pas de l’ingratitude. C’est un problème d’information dans un contexte médiatique simplificateur où les rêves l’emportent sur la réalité et le sensationnel sur le concret. Alors, tentons de rendre à César ce qui lui appartient et de faire loyalement l’inventaire de ce qui est d’ores et déjà du domaine du possible. à la lumière de quelques exemples, demandons-nous si le remplacement d’un gène – dont l’identification est si nécessaire à la compréhension d’une maladie – est véritablement la panacée pour le traitement des maladies génétiques…

Rendre à César ce qui lui appartient, c’est déjà se souvenir qu’on n’a pas attendu l’ère de la génétique moléculaire pour traiter des maladies génétiques. On n’a pas attendu le clonage du gène de la phénylalanine hydroxylase pour traiter la phénylcétonurie par un régime hypoprotidique. Je dirais même que l’impact de la génétique sur le traitement de cette maladie est nul… Et pourtant, depuis les années 70, plus de 20 millions de Français ont été testés à la naissance – sans le savoir – et 7 000 d’entre eux, dépistés et traités tôt, ont échappé à une arriération mentale certaine, et sont aujourd’hui des adultes bien portants et des parents à leur tour. Idem pour bien d’autres maladies génétiques du métabolisme où la soustraction diététique d’un substrat toxique (comme l’acide phytanique dans la maladie de Refsum) ou l’adjonction d’un produit a transformé l’existence des enfants (le régime riche en glucose dans les glycogénoses ou les anomalies de l’oxydation des acides gras, par exemple). Du reste, le traitement diététique des maladies métaboliques n’a pas dit son dernier mot, comme l’illustre l’exemple du déficit de glycosylation des protéines CDG1B. Ici, la compréhension du mécanisme de la maladie (l’absence de dimérisation du fructose en mannose) est synonyme de guérison pour le patient : la supplémentation diététique en mannose lui sauve la vie. Il en va de même des rares mais non exceptionnelles formes vitamino-dépendantes des maladies métaboliques comme le déficit des carboxylases sensibles à la biotine, l’homocystinurie sensible à la pyridoxine, les aciduries organiques sensibles à la cobalamine, les pseudo-Friedreich répondant aux tocophérol ou les myopathies lipidiques et cardiomyopathies sensibles à la carnitine. Là encore, il ne se passe pas d’année sans que l’élucidation du mécanisme d’une maladie métabolique ne suggère une riposte thérapeutique. À preuve, les rares mais spectaculaires formes de maladies mitochondriales curables par les quinones et les retards mentaux et syndromes autistiques résultant d’un déficit de synthèse de la créatine et curables par l’administration orale de créatine. On voit bien que le véritable défi d’aujourd’hui n’est pas de traiter tant de maladies métaboliques si différentes par un régime ou l’adjonction de co-facteurs, mais plutôt d’identifier, parmi tous ces enfants, celles et ceux qu’on peut soigner… Pour ceux-là la vie va changer…

Rendre à César ce qui lui appartient, c’est aussi se souvenir que ce n’est pas notre génération, mais bien celle de nos Maîtres qui, la première, a traité les néphropathies héréditaires par la transplantation rénale (syndrome d’Alport, néphronophtise et polykystose), les atrésies biliaires par transplantation hépatique, les cardiopathies congénitales par la transplantation cardiaque et les déficits immunitaires par les greffes de moelle. Souvenons-nous des orthopédistes et des réanimateurs qui, les premiers, ont eu l’audace d’opérer le rachis des enfants myopathes. Souvenons-nous des pionniers de la chirurgie viscérale qui ont guéri la maladie de Hirschsprung, les hernies diaphragmatiques, les malformations gastro-oesophagiennes. Souvenons-nous des noms de quelques-uns de ces pionniers en France : Hamburger, Royer, Broyer, Alagille, Carpentier, Cabrol, Dubousset, Barois, Griscelli…

Mais notre génération n’est pas en reste : comment se lasser d’admirer les résultats fascinants de l’électrostimulation du globus pallidus dans les dystonies de torsion par mutation du gène DYT1, les chorées de Huntington et tant d’autres dystonies. Ces neurochirurgiens – fort peu familiers de la génétique moléculaire – ont, sans aucun doute, fait bien davantage pour ces enfants que toute la communauté des généticiens réunis.

Rendre à César ce qui lui appartient, c’est enfin se souvenir que l’industrie pharmaceutique a su transformer nos connaissances en des protéines et des enzymes médicaments sûrs et efficaces : l’insuline, l’hormone de croissance pour le traitement des nanismes héréditaires, le facteur VIII pour celui de l’hémophilie et l’enzymothérapie des maladies lysosomales (maladies de Gaucher, Hurler, Fabry, Pompe).

Loin de moi de penser que les thérapies géniques et cellulaires n’auront pas un jour, dans l’avenir, leur place dans l’arsenal des thérapeutiques. Mais, pour le patient comme pour le médecin confrontés à la réalité de la maladie génétique aujourd’hui, il faut trouver des astuces pour tenir, pour durer : il faut ruser.

Ruser, c’est par exemple obtenir la réexpression d’un gène d’hémoglobine foetale par l’hydroxyurée lorsque le gène exprimé chez l’adulte est muté : voilà que les enfants thalassémiques et drépanocytaires se passent de transfusion…

Ruser, c’est chélater un toxique au moyen d’une drogue comme la cystéamine pour le traitement de la cystinose. Ruser, c’est savoir verrouiller une voie métabolique lorsqu’elle aboutit à l’accumulation d’une substance toxique : le verrouillage du catabolisme de la tyrosine par le NTBC transforme l’effroyable tyrosinémie de type 1 en une tyrosinémie de type 2 pratiquement bénigne : 90 % des enfants sont guéris.

Ruser, c’est découvrir un peu par hasard que la colchicine transforme – on ne sait pas pourquoi ni comment – le pronostic de la fièvre méditerranéenne familiale.

Ruser, c’est savoir tirer partie d’une activité enzymatique résiduelle en la stimulant ou encore savoir inhiber une fonction normale si cette dernière majore les conséquences d’une mutation. Ainsi, les bisphosphonates, en inhibant l’activité ostéoclastique, limitent la résorption osseuse et réduisent les conséquences des mutations du collagène du type 1 dans l’ostéogenèse imparfaite : la mutation est toujours là mais les fractures multiples et les douleurs osseuses sont considérablement réduites.

Ruser enfin, c’est savoir protéger une fonction menacée au moyen d’un médicament, comme les quinones à courte chaîne qui protègent les centres fer-soufre de la chaîne respiratoire contre le stress oxydatif causé par l’absence de frataxine dans les mitochondries : la myocardiopathie est jugulée par l’idébénone chez 85 % des enfants porteurs d’une ataxie de Friedreich…

On le voit bien, on n’a pas attendu l’identification des gènes et de leurs mutations pour traiter les maladies génétiques. Nos patients ne souffrent pas de leurs mutations mais des conséquences fonctionnelles de celles-ci. Alors, ne nous trompons pas d’ennemi : à l’heure présente, la compréhension du mécanisme d’une maladie génétique se révèle – preuves à l’appui (voir plus haut) – tactiquement plus utile pour circonvenir le problème que le remplacement du gène muté, techniquement si complexe. La compréhension du mécanisme exact des maladies : voilà l’information dont nous avons réellement besoin pour imaginer des trucs, des astuces qui changeront la vie des gens.

Si son utilité ne nous paraît pas aujourd’hui évidente, l’identification précise des mutations pourrait bien devenir dans l’avenir de première importance pour la mise au point de stratégies thérapeutiques moléculaires « à la carte ». Mais les découvertes ne se commandent pas et elles viennent à leur heure. Aussi, gardons-nous du dogmatisme et de la pensée unique. Le traitement des maladies génétiques est une affaire trop sérieuse pour qu’il en soit fait une question de mode. Alors, de grâce, ne mettons pas tous nos oeufs dans le même panier…