Corps de l’article

La neurogenèse est un processus développemental complexe aboutissant à la formation du système nerveux en impliquant prolifération, migration et différenciation cellulaire. Sa coordination et sa reproductibilité sont dépendantes de certains acteurs clés, notamment les canaux ioniques membranaires qui se mettent en place progressivement au cours du développement et ce, bien avant la formation des synapses. L’excitabilité neuronale qui en découle joue un rôle crucial dans la transmission de l’information et le développement du système nerveux. Les neurotransmetteurs - tels que le glutamate et le GABA, mais également la taurine et la glycine [1] - sont présents très tôt au cours du développement et régulent la prolifération des progéniteurs neuronaux [2, 3] ainsi que la migration neuronale [4]. Chez l’adulte, l’activité neuronale est sous-tendue par l’émission de potentiels d’action suivis de la libération de neurotransmetteurs au niveau de la synapse, déclenchant l’émission de potentiels post-synaptiques. Le terme « activité » regroupe l’activité électrique (changements de potentiel membranaire dus à l’ouverture de canaux ioniques membranaires) et l’activité calcique (variations de concentration du Ca2+ libre intracellulaire). Cette activité est dite spontanée lorsqu’elle n’est pas induite par un stimulus sensoriel ou moteur, mais qu’elle intervient de façon autonome [5].

Chez la souris, les premières étapes de la neurogenèse du cortex cérébral ont lieu entre le onzième et le treizième jour embryonnaire (E11-E13) et donnent naissance à un groupe de neurones pionniers qui forme la préplaque (PP), au-dessus de la zone ventriculaire (VZ) proliférante. Alors que les cellules ne possèdent pas encore de connexions synaptiques, nous avons observé une activité calcique spontanée dès E13. À ce stade, les canaux Ca2+ activés par dépolarisation ne sont pas encore présents [6] et seuls les canaux Na+, exprimés uniquement sur une fraction des neurones de la PP [7], peuvent engendrer une activité électrique. Étant donné le rôle essentiel joué par les neurones pionniers dans la corticogenèse, nous avons étudié l’implication des canaux Na+ dans l’activité calcique spontanée. Ce travail nous a permis de démontrer l’existence d’une voie originale de communication entre neurones de la préplaque, rendant possible une communication intercellulaire bien avant la formation des synapses [8].

Du canal activé au glutamate libéré

La stimulation des canaux Na+, par application de l’agoniste spécifique vératridine, entraîne une augmentation du Ca2+ cytosolique de forte amplitude dans des tranches de cerveau embryonnaire au stade E13. Cette augmentation de Ca2+ est d’abord observée dans la région sub-piale de la PP puis s’étend à d’autres cellules de la PP et à quelques cellules de la VZ. Cette séquence traduit un premier effet direct de la vératridine sur les cellules exprimant les canaux Na+, probablement relayé par un second effet indirect qui prend place à la fois dans la PP et la VZ.

Nous avons cherché à identifier (1) le mécanisme reliant l’activation des canaux Na+ à la réponse calcique et (2) le facteur responsable de la propagation de l’information à des cellules ne possédant pas de canal Na+.

Chez l’adulte, l’activation des canaux Na+ dépolarise la membrane plasmique, ce qui entraîne l’ouverture des canaux calciques dépendants du voltage et induit une augmentation de calcium cytoplasmique. Nous avons toutefois montré que ces canaux ne sont pas encore exprimés dans le cortex au stade de développement E13. En revanche, nous avons identifié un nouveau mécanisme dans lequel une entrée de Na+ par les canaux Na+ suivie d’un échange Na+/Ca2+via les échangeurs Na+/Ca2+ résulte en un influx net de Ca2+ dans la cellule. Comme les canaux Na+, ces échangeurs ne sont exprimés que dans la partie externe de la PP [8].

Ainsi, le tandem canal Na+-échangeur Na+/Ca2+ ne peut pas être directement impliqué dans l’augmentation de Ca2+ survenant dans les cellules plus internes de la PP et celles de la VZ, n’exprimant ni canaux Na+ ni échangeurs. Nous avons donc étudié le mécanisme moléculaire responsable de la propagation de l’activité Ca2+ induite par la vératridine dans l’ensemble du néocortex. À E13, les synapses ne sont pas encore formées [9]. La propagation du signal Ca2+ doit donc impliquer un signal diffusible extracellulaire. Nous avons constaté que l’application de vératridine induit une exocytose massive au niveau de la PP, complètement bloquée par l’inhibition pharmacologique des échangeurs Na+/Ca2+ [8]. Par une analyse chromatographique, nous avons observé que l’activation des canaux Na+ induit une forte sécrétion de glutamate. Ce glutamate libéré induit une activité calcique dans une population mixte neuronale et proliférante via l’implication de récepteurs NMDA (N-méthyl-D-aspartate) et AMPA (α-amino-3-hydroxy-5-methyl-4 isoxazolepropionic acid) [8].

Nous avons donc mis en évidence, avant synaptogenèse, une voie de signalisation particulière activée par un canal Na+, relayée par un influx de Ca2+ et conduisant à une sécrétion de glutamate qui permet de propager le signal à d’autres populations de cellules. Nous avons enfin démontré que la glycine est un activateur physiologique potentiel de cette voie de signalisation au stade E13 du développement néocortical. La stimulation du récepteur de la glycine conduit en effet à la stimulation des canaux Na+ puis à l’ensemble des événements décrits ci-dessus, jusqu’à l’activation des cellules de la VZ.

Une voie de signalisation immature

Classiquement, ce sont les canaux Ca2+ activés par dépolarisation qui sont impliqués dans la libération vésiculaire des neurotransmetteurs. Chez la souris embryonnaire, les canaux Na+ activés par dépolarisation apparaissent dans les premières cellules neuronales bien avant la mise en place des canaux Ca2+ [6, 7]. Leur activation est couplée à une entrée de Ca2+ qui va induire une exocytose de glutamate. Cette sécrétion paracrine propage le signal dans d’autres populations cellulaires néocorticales via des récepteurs glutamatergiques NMDA ou AMPA (Figure 1). Le tandem canal Na+-échangeur Na+/Ca2+, présent dans une sous-population neuronale de la PP, va donc permettre la mise en place d’une exocytose en l’absence de canaux Ca2+ activés par dépolarisation [6]. Or, le glutamate sécrété est un agent important de contrôle de la prolifération des progéniteurs [2, 3] et de migration neuronale [4], ce qui suggère un impact physiologique d’envergure pour cette voie de signalisation immature.

Figure 1

Représentation schématique de la cascade de signalisation dépendante des canaux Na+ présents dans le néocortex murin à E13.

Représentation schématique de la cascade de signalisation dépendante des canaux Na+ présents dans le néocortex murin à E13.

L'activation des récepteurs glycinergiques (GlyR) et la dépolarisation qui en résulte constituent très probablement le déclencheur physiologique initial de la cascade. Cette dépolarisation induit une entrée rapide de Na+ dans la cellule via les canaux Na+ ①. L'échange de ce Na+ contre du Ca2+ extracellulaire par l'échangeur Na+/Ca2+ induit une augmentation de Ca2+ dans les neurones de la PP activés ②. Cette augmentation de Ca2+ entraîne une exocytose dans ces cellules ③ qui permet la sécrétion de glutamate dans le milieu extracellulaire ④. Le glutamate va activer d'autres cellules de la PP et de la zone proliférative (VZ), suivant un mécanisme de communication paracrine ⑤. Ceci résulte en une augmentation de Ca2+ supplémentaire dans la PP et la VZ.

-> Voir la liste des figures

Une communication paracrine similaire, impliquant le GABA, a été décrite dans l’hippocampe [10]. Mais notre étude identifie pour la première fois l’existence d’une communication paracrine dans le néocortex à un stade aussi précoce et impliquant, cette fois, le glutamate. Le GABA ne semble pas intervenir dans cette voie de signalisation néocorticale [8].

Avant d’être les producteurs de potentiels d’action membranaires, les canaux Na+ assurent donc des fonctions inhabituelles au cours du développement cortical. Leur expression restreinte à certaines cellules pionnières de la PP, dont les cellules de Cajal-Retzius [7], fait penser à une implication majeure dans le développement cortical. Cette implication semble d’autant plus pertinente que l’analyse préliminaire de l’activité calcique spontanée montre l’existence de réseaux neuronaux organisés et synchrones au cours du temps. La compréhension moléculaire de cette signalisation calcique précoce constitue donc une étape primordiale dans la compréhension du développement cortical embryonnaire.