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La brillante carrière médicale de Prosper Menière commença à Angers, la ville où il naquit en 1799. L’internat à l’Hôpital d’Angers, la nomination à l’internat des Hôpitaux de Paris en 1824 couronnée par une médaille d’or en 1826, puis l’agrégation de médecine en 1832 ont jalonné son parcours. La disparition en 1838 de J.M.G. Itard, médecin-chef de l’Institut royal des sourds-muets de Paris, créateur de l’otologie moderne et considéré maintenant comme le précurseur de la pédopsychiatrie, allait marquer le destin de Menière. Lors de sa candidature [1], il se présentait comme médecin du bureau de bienfaisance du XIe arrondissement et chirurgien titulaire du quatrième dispensaire de la Société philantropique, activités peu compatibles pour longtemps avec son entrée dans la famille d’Antoine Becquerel, président de l’Académie des sciences, dont il venait d’épouser la fille [2]. La notoriété d’Itard avait donné du lustre à ce poste de médecin-chef des sourds-muets. Les émoluments, l’appartement de fonction, la possibilité d’exercer en ville en faisaient un poste enviable. Nicolas Deleau était déjà sur les rangs, nanti d’une excellente réputation de médecin des oreilles, avec l’invention notamment de l’insufflation tubaire dont d’ailleurs il avait fait bénéficier Menière quelques années auparavant. Mais son opposition proclamée à Itard, ses conceptions oralistes[2], avaient joué contre lui. Le Conseil d’Administration avait été sensible à l’expérience médicochirurgicale de Menière et aux chaudes recommandations [3] de plusieurs professeurs de la Faculté, notamment Gabriel Andral, Jean Marjolin, Léon Rostan, Auguste Chomel dont il avait été le chef de clinique à l’Hôtel-Dieu, et du Doyen Orfila auquel le liait une amitié de quinze ans. L’influence de François Guéneau de Mussy, alors médecin de l’Hôtel-Dieu, membre de l’Académie de médecine et ami de d’Itard, était d’un grand poids. Il était intervenu plusieurs fois à l’Académie de médecine sur la surdi-mutité. Il fut longtemps administrateur de l’Institut des sourds-muets et avait encouragé Prosper Menière à se présenter.

En devenant médecin des sourds-muets, Prosper Menière rencontrait des conditions bien meilleures que dans les hôpitaux pour découvrir les maladies d’oreille. En créant cet Institut en 1791, les révolutionnaires avaient non seulement donné aux sourds-muets des possibilités d’éducation en internat pour continuer l’oeuvre de l’abbé de l’Épée, mais ils permettaient le regroupement d’enfants atteints de maux d’oreille. Cette situation unique avait permis à Itard d’entreprendre, dès sa nomination en 1800, ses travaux sur l’oreille rapportés dans son excellent Traité des maladies de l’oreille et de l’audition en 1821. Menière ne tarda pas à présenter des articles sur l’oreille, à traduire le traité d’otologie d’un auteur allemand, W. Kramer, en y ajoutant un grand nombre de remarques. Mais certaines surdités restaient d’origine mystérieuse : sans explication dans l’oreille moyenne, on les appelait surdités nerveuses. L’attention de Prosper Menière fut attirée par une série de malades que lui adressaient des correspondants pour des symptômes tels qu’une surdité ou des bourdonnements d’oreille. Mais l’association de vertiges, pour certains d’entre eux, ne pouvait avoir d’explication que dans l’origine labyrinthique, comme le suggéraient les travaux de Flourens. Menière avait ainsi trouvé la démonstration de l’origine labyrinthique de certaines de ces surdités « nerveuses ». En janvier 1861, il fit la présentation devant l’Académie de médecine d’un mémoire intitulé Sur une forme de surdité grave dépendant d’une lésion de l’oreille interne [4], qui ne fut publiée dans une revue qu’en septembre, avec un autre titre : Mémoire sur des lésions de l’oreille interne donnant lieu à des symptômes de congestion cérébrale apoplectiforme [5]. En janvier, il mettait l’accent sur la surdité ; en septembre, les vertiges devenaient le centre d’intérêt, mais avec les mêmes observations. La première était tout à fait typique d’une maladie de Menière telle qu’elle est décrite aujourd’hui. D’autres l’étaient beaucoup moins, notamment celle d’une jeune fille dont l’observation remontait à plus de trente ans et dont il avait pu disséquer les rochers. Menière rappelait : « J’ai parlé ailleurs, il y a longtemps, d’une jeune fille… ». C’était en 1848, dans l’une des nombreuses notes ajoutées à sa traduction du livre de Kramer [6]. La jeune fille « frappée de surdité complète, absolue, dans le court espace de quelques heures. Voyageant sur une voiture découverte, elle fut exposée, la nuit, à un froid très vif dans le temps de ses règles, et l’ouïe fut perdue sans que les oreilles eussent été le siège de douleurs. La mort qui survint me permit promptement de disséquer avec soin les deux temporaux ». En 1861, l’histoire s’était enrichie. À la surdité complète et subite, l’auteur avait ajouté : « comme symptômes principaux des vertiges continuels, le moindre effort pour se mouvoir produisait des vomissements, et la mort survint le cinquième jour ». Dans son traité De la guérison de la surdi-mutité et de l’éducation des sourds-muets, édité en 1853, Menière évoquait la même histoire, mais avec une fin plus heureuse. « Une jeune fille de bonne santé monte, en hiver, sur l’impériale d’une diligence ; …on emploie toutes les ressources de l’art pour remédier à ces accidents divers ; la santé générale se rétablit, mais l’ouïe reste perdue, abolie complètement, et cependant l’exploration la plus attentive de toutes les parties accessibles de l’oreille n’y fait découvrir aucun changement morbide, et depuis plusieurs années le mal a persisté au même degré, en dépit de tout ce qu’on a pu faire pour le combattre » [7]. Peut-on en vouloir à Prosper Menière ? Dans son mémoire de 1861, l’auteur se devait de sacrifier à la règle de la démonstration anatomoclinique. « Je trouvai pour toute lésion les canaux remplis d’une matière rouge, plastique, sorte d’exsudation sanguine dont on apercevait à peine quelques traces dans le vestibule, et qui n’existait pas dans le limaçon. » Avec les moyens de l’époque, il ne pouvait pas montrer l’hydrops labyrinthique, mais cette histoire qui datait d’un quart de siècle venait opportunément l’aider à montrer l’existence des surdités d’oreille interne. En fait, cette jeune fille a fait perdre la tête à beaucoup d’auteurs qui ont vu dans cette observation la pièce maîtresse de la maladie vertigineuse, alors que tout l’intérêt de la communication de Menière était dans l’excellente description clinique de la première observation.

Cette profusion d’observations fut à l’origine d’un imbroglio sémantique pendant des années. Son nom subit toutes sortes de torture, avec des « vertiges ménièriformes », des « vertiges ménièriques », des « vertiges de Menière » différents des « maladies de Menière ». Rarement, un patronyme subit autant de déformations dont son fils Émile ne fut pas totalement étranger, qui, lui-même, avait transformé son nom en Ménière et édité, à titre posthume, deux livres de son père, son Journal lors de la captivité de la Duchesse de Berry, et ses Mémoires anecdotiques dans les salons du second Empire, en modifiant l’orthographe de l’auteur. La littérature actuelle va sur les traces du fils. D’ailleurs, aujourd’hui, il est difficile de faire franchir le filtre des corrections d’éditeur à l’orthographe originelle. Les plus respectueux de l’orthographe ont longtemps été les auteurs anglais, notamment à la suite de l’excellente mise au point biographique d’Altkinson en 1961 [8]. Même mal orthographié, le nom de Menière est connu dans le monde entier, et bien souvent en dehors du milieu médical.

L’identification de la maladie éponyme n’a pas été le fruit d’une inspiration brutale, mais le résultat d’un long travail poursuivi pendant plus de vingt ans. Menière n’eut pas le loisir d’assister au couronnement de sa découverte car il disparut le 6 février 1862, quelques semaines après la publication de son célèbre mémoire, au terme d’une très belle carrière médicale, interrompue quelques mois en 1833 par l’intermède politico-médical de la Duchesse de Berry[3] dont il surveilla la grossesse pendant sa captivité (Figure 1). Pourquoi fut-il choisi ? Ses compétences qui dépassaient le cadre de la médecine ? N’avait-il pas assisté le célèbre Dupuytren lors des journées sanglantes de 1830, lui donnant l’occasion d’écrire un livre sur les plaies par armes à feu. Ses compétences obstétricales lui valurent d’être chargé en 1836-1837 du service de la Clinique d’accouchement.

Figure 1

Copie d’une partie de l’acte de naissance de la fille de la duchesse de Berry où figure Menière, encadré par le Pr Dubois et le futur général Bugeaud.

Copie d’une partie de l’acte de naissance de la fille de la duchesse de Berry où figure Menière, encadré par le Pr Dubois et le futur général Bugeaud.

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La réputation médicale de Prosper Menière ne doit cependant pas occulter sa réputation de latiniste, car il est l’auteur de plusieurs ouvrages, comportant notamment des études médicales sur les poètes latins et une étude médico-littéraire sur Cicéron médecin. Grand voyageur à la plume facile, il s’est plu à raconter plusieurs de ses voyages, notamment en Allemagne et en Italie. Homme du monde, ses Mémoires anecdotiques révèlent ses nombreuses relations avec le monde des arts et des lettres [9]. Botaniste, il a laissé des notes sur les orchidées exotiques. Telle fut la vie très riche d’un médecin érudit dont le nom est si souvent mentionné dans la littérature médicale.