Corps de l’article

1. Introduction

Les études consacrées à l’enseignement «ordinaire» de l’histoire en France attestent que la discipline est souvent présentée comme un «texte officiel» que les élèves auraient à apprendre et à restituer plus ou moins fidèlement (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2004). Cette approche de l’histoire laisse une faible place au débat et à l’argumentation parce qu’elle se donne pour projet de faire mémoriser des faits attestés et non discutables par les élèves, du fait du peu de temps alloué à cette mémorisation, jugée indispensable pour mener un débat pertinent, selon de nombreux enseignants. Sans ignorer les situations-problèmes qui ont pu être proposées en histoire (Dalongeville, 2007) ou en histoire-géographie (Le Roux, 2004), une recherche menée sur l’argumentation en école élémentaire et au collège dans différents domaines disciplinaires, dont l’histoire et les sciences (Allieu-Mary, Bisault, Le Bourgeois, Vérillon, 2004), nous a entraînés sur une voie un peu différente. Il nous a alors été nécessaire de concevoir des scénarios permettant la problématisation des savoirs ou, comme le dit Golder (1996), de les rendre discutables en ouvrant des espaces de discussion tout en les prenant au sérieux, ce qui rejoint Fabre (1999) qui déclare: «On peut aborder la construction de l’espace-problème comme une activité argumentative» (p. 199).

Cet intérêt pour l’argumentation avait été suscité par les programmes de 2002 qui accordaient une place centrale à la maîtrise de la langue déclinée en lire, dire, écrire dans toutes les disciplines; en histoire, la compétence «parler» était fondée sur la participation «à l’examen collectif d’un document historique en justifiant son point de vue» (Ministère de l’Éducation nationale, 2002b, p. 19) ce qui était proche du débat interprétatif préconisé en littérature alors que l’enseignement de l’éducation civique proposait d’organiser des débats réglés, sans que le terme débat comme en histoire soit toujours employé. L’organisation de ces temps d’oral supposait donc de problématiser, de rendre discutables les savoirs. En histoire, l’examen des faits historiques et des documents qui les fondent a été l’occasion de questionner les termes du langage quotidien, devenus transparents, c’est-à-dire qu’ils font l’objet d’un consensus accepté tacitement. Ainsi, autant que la pertinence des problèmes construits pour dépasser des préjugés des élèves, ce sont les débats et les mouvements discursifs qu’ils suscitent qui ont fait l’objet de nos analyses. Dans la recherche citée, nous nous sommes focalisées sur les arguments produits par les élèves dans des cadres disciplinaires précis. L’objectif de cette recherche était de dégager à la fois les potentialités argumentatives des élèves de différents niveaux scolaires (fin de l’école primaire et collège), de caractériser et de comparer les types d’argumentation proposés dans différentes disciplines. Ces travaux ont été fondés sur des corpus recueillis en classe et analysés le plus souvent en équipe comportant un didacticien du français et un didacticien de la discipline concernée. Chaque ensemble de séances a également été présenté à l’équipe entière réunissant des didacticiens de sciences, d’histoire, de technologie, de mathématiques, de manière à tenter d’identifier des postures disciplinaires. Pour l’article présent, nous avons repris ces situations pour approfondir ce qui avait été à l’origine des pratiques argumentatives des élèves, c’est-à-dire la problématisation de savoirs en histoire, telle que les élèves l’avaient fait évoluer avec l’aide de leur enseignante.

2. Les cadres de références

Pour concevoir et analyser les situations et les extraits de corpus proposés, nous avons fait appel à plusieurs cadres de références correspondant aux différents domaines concernés par la notion de problématisation en classe d’histoire à l’école élémentaire.

2.1 La problématisation en histoire, discipline de référence

En histoire, discipline de référence, le terme «problématisation» est peu employé. Si l’on se réfère à la construction des connaissances, on peut parler de critique des sources, interne et externe, de questions interrogeant ces sources: «S’il n’y a pas de faits, pas d’histoire sans questions, les questions tiennent, dans la construction de l’histoire, une place décisive.» (Prost, 1996, p. 79). Ce ne sont pas ces dimensions que nous aborderons ici, mais plutôt ce qui relève de la compréhension et de l’examen des faits historiques pour lesquels l’historien utilise un raisonnement par analogie qu’il contrôle par un recul critique. Ce raisonnement est fait de comparaisons avec d’autres faits qui semblent proches, avec la vie courante, tandis que le recul critique repose sur la culture de l’historien et sur les échanges avec la communauté scientifique. «L’historien raisonne par analogie avec le présent, il transfère au passé des modes d’explication qui ont fait leurs preuves dans l’expérience sociale de tout un chacun» (Ibid., p. 159). Prost ajoute que ce «versant compréhensif» doit être «contrebalancé par des éléments moins intuitifs, plus rationnels et plus sûrs» (Ibid., p. 168). L’une des façons de prendre du recul avec l’énoncé historique est de s’interroger sur la langue, le vocabulaire utilisé[1]; c’est cet aspect de la problématisation que nous avons privilégié, car il répondait à notre intérêt pour l’oral dans la classe. Prost voit ainsi dans l’examen des concepts, voire leur remise en question, un des aspects de la mise à distance nécessaire: «Le travail de distanciation, contrepoids nécessaire […] à l’enracinement contemporain et personnel des questions de l’historien, commence précisément avec la validité des concepts grâce auxquels les questions sont pensées» (Ibid., p. 27). La remise en question de la langue et des concepts n’est pas réservée à l’histoire, mais elle en est une préoccupation importante et d’autant plus complexe que la sédimentation des désignations mêle sources et textes d’historiens, présent et passé, voire différents passés. Par ailleurs, elle est une manière accessible de problématiser le récit historique scolaire, car elle permet de travailler les «mots usés» (Étévé, 2005, p.126) et ainsi d’ouvrir la discussion ou le débat.

2.2 En didactique

Nous l’avons évoqué, les analyses de situations ordinaires de la classe en France convergent et rendent compte d’un apprentissage peu problématisé de l’histoire comme de la géographie à l’école (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2004) et témoignent d’une approche de l’histoire et de la géographie plutôt limitée à des «savoirs textuels qu’il suffit d’identifier et de noter pour apprendre» (Ibid., p. 193). Ces observations sont confirmées par Allieu-Mary et Lautier (2008) ainsi que par Philippot et Bouissou (2007, p. 147) qui note «une contradiction… entre la discipline scolaire (la règle des quatre «R») et le développement chez les élèves d’un esprit critique qui nécessite une interrogation des savoirs et de leurs conditions d’élaboration». Cependant, pour ceux qui souhaitaient proposer des débats en classe, se posait la question de la pertinence des objets discutés, ce que Le Roux (2004, p. 72) exprime ainsi: «Poser un problème à la classe est d’une fausse simplicité si l’enseignant cherche à obtenir le travail le plus riche possible: il faut en effet que le problème soit en rapport avec l’épistémologie de la discipline, qu’il réveille les représentations obstacles des élèves et qu’il permette l’élaboration d’un outil intellectuel transférable». Nous nous sommes placés dans le cadre de recherches qui travaillent les échanges en classe et «mobilisent des méthodologies classiques des sciences humaines et sociales: observation, recueil de données, description et explication par rapport aux modèles théoriques» (Allieu-Mary et Lautier, 2008, p. 103). Ces modèles théoriques prennent en compte la «porosité des registres de pensée […] ou encore [à] la porosité du sens commun et du sens scientifique» (Ibid., p. 109) en considérant ce que Penloup (2007) nomme «les connaissances ignorées» (p. 8), celles qui sont demeurées implicites chez les élèves et que l’école ignore souvent. Ainsi, peu à peu, à partir des problèmes proposés par l’enseignant, nous avons porté notre attention sur des problèmes surgissant en cours de débats. Nous nous sentons assez proches des analyses de situations ouvertes présentées par Le Marec (2010) pour l’école élémentaire et par Doussot (2010) pour le collège; nous insisterons sur la progression des échanges à partir de trois extraits de dialogues issus de deux séances distinctes, en nous plaçant dans le cadre d’une recherche plus étroitement collaborative.

2.3 En analyse langagière et linguistique des dialogues

Les analyses des dialogues recueillis en corpus se situent dans le cadre général de l’analyse conversationnelle (François, 1990; Kerbrat-Orecchioni, 1990). Il s’agit de montrer comment, au fil du dialogue scolaire, les élèves cherchent à construire des propositions et raisonnements, à justifier leurs positions en mobilisant et reliant des connaissances de divers ordres et sources, et ce faisant, engagent une réflexion sur les notions qu’étiquettent des termes qu’il faut alors moduler pour les ajuster aux propos.

C’est d’abord le dynamisme fécond des dialogues qui sera mis en évidence par ces analyses. Le langage intervient dans la construction cognitive, mais le dit n’est jamais le codage d’un pensé préexistant dont il serait une image exacte et fixée une fois pour toutes; François (1993) affirme qu’en ce qui concerne le lien du sens et du dialogue, «nous n’avons pas affaire à une relation code-message, mais plutôt à une relation entre ce que l’autre me montre ou me dit et la façon dont je reprends/modifie ce sens de l’autre (p. IX). Ce qui est pertinent pour nous, c’est la relation entre ce qui est dit et ce qui se dessine dans le mouvement des propos: «On voudrait réserver l’expression de signification dessinée pour désigner celles qui dans leur signifiant même ne sont pas localisables en un point précis du discours et s’indiquent par son déroulement même» (Ibid., p. 34). L’analyse repose donc sur les divers mouvements et déplacements repérables (blocages et récurrences compris) dans les échanges et qui balisent la construction et les transformations des objets discursifs, indices et traces d’objets conceptuels: reprises, reformulations, dénivellations, ajustements, puis, peut-être, déplacement et irruption de nouveaux objets qui seront à leur tour explorés (Nonnon, 2001): de réplique en réplique s’ouvrent des possibles de sens nouveaux, même modestes, voire des incompatibilités qui obligent à revenir sur les propos précédents, en les remettant en question. Conjointement, au cours des interactions langagières entre élèves, mais aussi entre maître et élèves, s’élaborent des attitudes de «penser-dire» propres à la discipline et des réseaux de connaissances disciplinaires; «si un dialogue "marche", c’est qu’il nous amène à développer à partir de lui des façons de parler-penser qui n’étaient pas prêtes à se manifester» (François, 2005, p. 24). Nous cherchons à repérer comment certains termes qui nous paraissent transparents dans le langage quotidien se trouvent remis en question (au sens propre du terme) et évoluent au fil du dialogue, se nuancent et se complexifient, au service d’une pensée plus habile à comprendre l’histoire.

Le linguiste Culioli (1990), refusant de parler du «code» de la langue parce qu’il n’y a pas de relation d’étiquetage entre les mots et ce qu’ils signifient, réserve le terme «concept» à des univers techniques et propose «notion» comme «représentation structurée» (Ibid., p. 85) organisée à partir d’un ensemble de propriétés de divers ordres. «Un terme ne renvoie pas à un sens, mais renvoie […] à un domaine notionnel, c’est-à-dire tout un ensemble de virtualités» (Ibid., p. 86). La langue offre à la fois des termes stables (sinon, impossibilité de se comprendre) et plastiques ou susceptibles de déformations et d’adaptations. Prost (1996), bien qu’employant le terme «concept», fait le même constat, évoquant «l’impossibilité de définir les concepts historiques [qui] entraîne leur caractère nécessairement polysémique et leur plasticité» (p. 132). Parce que les élèves en «font usage» et les manient dans le champ disciplinaire spécifique de l’histoire, certains termes correspondant à des notions d’abord très étriquées, évoluent vers une plus grande ouverture, même modeste. Cette mise à l’épreuve des termes du langage courant nous paraît devoir être considérée comme le premier acte de ce que Jaubert et Rebière (2002), s’appuyant sur Bakhtine, appellent la secondarisation.

Nous cherchons à repérer comment se produit, dans la mise en discours, le mouvement d’extension et d’affinement de certaines notions pertinentes dans le champ de l’histoire, celles de guerre, de nation, de peuple par exemple. Ainsi, remettre en question les mots, voire les concepts, utilisés par les sources ou par l’historien qui reconstruit un fait n’est jamais neutre. Cette attention particulière à la langue qui découpe le monde est le souci de l’historien qui navigue entre le passé et ses lecteurs. «Ni extérieurs au réel, ni collés à lui comme des signes parfaitement adéquats aux choses, [les concepts] entretiennent avec les réalités qu’ils nomment, un écart, une tension où se joue l’histoire. En même temps qu’ils reflètent le réel, ils lui donnent forme en le nommant» (Prost, 1996, p. 143).

3. Extraits de séances d’histoire à l’école élémentaire

Les séances ont été réalisées dans une classe de cours moyen première année, soit l’avant-dernière année de l’école élémentaire. Elles ont été filmées avec une caméra mobile. Les échanges ont ensuite été transcrits par les trois personnes associées à cette partie de la recherche, Danièle Badia, professeure des écoles et formatrice, Roselyne Le Bourgeois et Catherine Rebiffé. Comme nous l’avons évoqué, les séances et une partie de leur transcription ont ensuite été présentées, dans un premier temps, dans notre centre de formation à Joël Bisault, maître de conférences en sciences, qui avait mené une partie de ses séances dans cette même classe, puis à l’Institut national de recherche pédagogique aux autres équipes. Il s’agissait de confronter nos analyses langagières à celles d’autres didacticiens du français, de discuter de la place de l’argumentation dans les différentes disciplines concernées et de comparer les deux degrés: école élémentaire et collège dans leur appréhension du débat en classe. Compte tenu du temps passé à croiser les différentes analyses, le nombre de séances consacrées à la recherche a été peu important (sept pour notre équipe: quatre sur les Barbares et par la suite, trois sur la construction européenne). Nous avons considéré que le croisement des analyses permettait de compenser, au moins en partie, la singularité de nos études de cas. Le degré d’implication de l’enseignant menant la séance a été différent selon les équipes. Pour notre part, nous avons travaillé dans un cadre collaboratif (Desgagné, Bednarz, Couture, Poirier, Lebuis, 2001). Danièle Badia a été associée à toutes les étapes de la recherche: conception, transcription, analyse des séances, participation à des colloques et rédaction d’articles.

La conception des séances a laissé une large place à l’expression des connaissances initiales des élèves, pourvu que ceux-ci en donnent la source et qu’ils essaient d’en justifier la pertinence; le temps d’oral a été allongé pour favoriser une argumentation plus élaborée. Notre tâche a été facilitée par l’expertise de l’enseignante, qui a pris en charge le «registre pragmatique (ce qui fait avancer la tâche)» (Le Marec, 2010, p. 124), alors que l’équipe entière se chargeait du «registre épistémique (ce qui permet la résolution du problème par l’utilisation d’un savoir adéquat)» (Ibid.), avant et après les différentes séances. Les deux exemples présentés ont été réalisés avec des classes différentes à deux années de distance. Dans les deux cas, nous présentons des extraits segmentés en fonction du thème abordé pour suivre sa coconstruction par ajouts successifs de la part d’élèves différents et grâce aux relances et reformulations du maître. La numérotation des répliques témoigne du fait que les thèmes s’enchevêtrent, disparaissent et resurgissent; un élève peut sembler un peu à côté de l’échange en cours, mais, en fait, suivre son idée et faire avancer le débat.

3.1 Un premier exemple: les séances sur les Barbares

Le programme de 1995 (Ministère de l’Éducation nationale, 1995) proposait d’étudier «les grandes invasions, 496, Clovis» (p. 68) puis celui de 2002 (Ministère de l’Éducation nationale, 2002a) en avait modifié la formulation: «À la suite de migrations et d’invasions, en particulier celles des Francs, dislocation du pouvoir politique et domination des seigneurs sur les paysans» (Ibid., p. 79). Nos objectifs d’enseignement étaient de faire mieux comprendre les changements politiques intervenus et de travailler les oppositions barbare/civilisé, barbare/romain, royaumes barbares/empire romain. Dans le cadre de la recherche, ces séances ont été exploratoires[2]. En effet, comme nous l’avons évoqué, la recherche sur l’argumentation a nécessité, dans différentes disciplines, la réalisation de séances qui n’ont pas été répliquées dans plusieurs classes, mais qui ont été croisées entre elles. Cette démarche nous a amenées à tenter des expériences uniques que nous avons régulées en cours d’expérimentation. Après avoir dessiné individuellement les Barbares, les élèves ont lu des textes courts sur leur arrivée et leur victoire contre Rome, puis, répartis par groupe de quatre, ils ont reçu cette consigne: «D’après les textes, pouvez-vous dire ce que sont les Barbares et ce qu’ils ont fait? Évidemment, vous devez justifier ce que vous dites». Un retour en groupe-classe a clos cette séance. Les deux extraits présentés ci-dessous incluent des dialogues prononcés en petit groupe et la reprise du sujet en groupe-classe. Nous avons choisi deux problèmes dont les élèves ont débattu: Les Francs étaient-ils des Barbares? Est-ce qu’on est toujours méchant quand on fait la guerre?

3.1.1 Les Francs sont-ils des Barbares?

Il s’agit ici d’un court extrait de dialogue en petit groupe, saisi au vol par l’enseignante qui circulait entre les groupes et pouvait ainsi intervenir ponctuellement, au fil de ses déplacements.

137. VAN: Mais les Francs/ c’étaient des Barbares?
138. Maître.: Si tu te poses la question/ tu l’écris// si vous n’êtes pas d’accord/ on la posera aux autres/ on verra ce qu’ils savent// Relisez bien quand même!
139. JUL.: Aussi faut pas poser la question/ parce que on est deux/ c’est fait pour réfléchir pas poser des questions/
140. VAN.: (lisant un extrait) «une grande partie de la Gaule…»
141. Maître: Tu l’écoutes//Toi/ tu te poses la question si c’est des Francs// Toi/ peut-être tu connais la réponse/
142. JUL.: Non/ parce que les Francs/ ils ont donné leur nom à la France et/
143. VAN.: Oui/ mais c’étaient peut-être des Gaulois/
144 JUL.: Oui/ c’étaient des Gaulois/
145 VAN.: Mais c’étaient pas des Barbares?
146. JUL. Ben/ peut-être qu’y en a qui ont déménagé chez des Barbares/
147. Maître: Alors/ écris la question: les Francs étaient-ils des Barbares? On verra ce que disent les autres/.

Ce bref échange tente de répondre à la question inquiète de VAN (137) après compréhension du texte (relu en 140), puis en 145, comme demande de confirmation de la réponse négative. Dans les deux cas, l’attaque par «mais» souligne le besoin d’éclaircissement de la part de VAN, comme si la proposition de «Francs barbares» était inconcevable. Après avoir tenté d’éviter le questionnement (139), JUL, en 142 apporte une réponse négative et la justifie; le lien fort entre la dénomination «la France» et le nom de ce peuple, qui recouvre, peut-être, une relation de filiation, est pour les élèves un argument non remis en cause; fondée vraisemblablement sur les connotations négatives du terme «barbare», l’hypothèse est rejetée et les deux élèves d’accord pour la rejeter. Par contre, ils acceptent rapidement (143, 144) l’appartenance des Francs au monde gaulois; surgit alors une contradiction, celle du territoire suggérée par la demande de confirmation de VAN (143) qui a bien interprété le texte («une grande partie de la Gaule…»), et à laquelle répond JUL en 146: les Francs-Gaulois auraient «déménagé chez des Barbares». La confusion chronologique est entretenue par la désignation du territoire, la Gaule, mais les représentations bloquant le progrès se sont dévoilées. Jugeant peut-être que le dialogue entre ces deux élèves ne peut avancer, le maître renvoie la question au groupe-classe (147). Le débat met au jour les confusions des élèves; Francs et Gaulois sont des ancêtres des Français, pas les Romains, et les Francs ne peuvent être des Barbares puisqu’ils ont donné leur nom à la France. Ainsi, l’enseignante articule les derniers propos des élèves et les incite à développer le paradoxe qu’ils ont soulevé, construisant un problème à leur échelle: peut-on à la fois donner son nom à notre pays et être barbare? La France dont nous sommes a-t-elle un rapport avec les Barbares?

3.1.2 Est-ce qu’on est toujours méchant quand on fait la guerre?

Dans un autre groupe de travail, les élèves discutent des caractéristiques et des motivations des deux acteurs en présence: les Romains et les Barbares. Nous avons choisi cet extrait, car les répliques tournent autour de la même problématique, c’est-à-dire la place de chacun des protagonistes, Romains et Barbares, dans la guerre; cela permet de suivre l’émergence de plusieurs questions qui finissent par se cristalliser autour de la valeur et de la responsabilité des deux peuples. L’argumentation à ce niveau de l’enseignement est très rarement portée par un seul élève, mais c’est l’avancée du dialogue, avec l’aide du maître, qui la construit progressivement.

133. GAB Parce que quand même/ Rome c’était pas des p’tites lavettes qui se laissaient battre comme ça/
134. Maître: Utilise des mots plus// plus précis// Est-ce que les Romains étaient aussi des guerriers? Est-ce qu’ils avaient une armée puissante?
135. GAB: Oui/ mais les Barbares encore plus puissants puisqu’ils ont réussi à les battre/.

À partir de la réplique 182, l’enseignante organise la mise en commun et les élèves tentent de répondre à sa consigne, c’est-à-dire aux apports des documents sur les événements concernant les Barbares et la fin de la présence politique romaine en Gaule. Le premier thème abordé est celui des déplacements des Barbares et en 205, l’enseignante demande aux élèves ce qu’ils avaient évoqué dans leur travail de groupe et provoque ainsi la réponse de CAM.

206. CAM: Les Barbares sont des méchants/
207. Maître: Expliquez aux autres pourquoi vous avez dit ça/
208 CAM: Ben/ parce qu’ils ont fait la guerre avec les Romains!
209 Maître: Attends (à un élève qui manifeste pour intervenir)/ je répète ce qu’ils ont dit: les Barbares sont des méchants parce qu’ils ont fait la guerre aux Romains/
210 GAB: Quand on fait une guerre/ c’est pas parce qu’on est méchant/

Entre les répliques 210 et 284, les élèves développent leur idée et une discussion s’instaure sur les différences entre conquérir et envahir. Puis la question de la méchanceté de la guerre est reprise par TIM. En découpant ainsi notre corpus, nous avons voulu souligner la manière dont les arguments apparaissent, resurgissent. Ils peuvent être exprimés par un même élève quelques dizaines de minutes plus tard ou repris par d’autres comme s’il avait fallu que l’idée mûrisse.

284. TIM: Quand on fait la guerre/ c’est pas parce qu’on est méchant/ Peut-être qu’y a d’autres raisons/ Nous/ on est méchants alors/ parce qu’on a fait la guerre. Nous/
285. Maître: Alors on pourrait peut-être noter «guerre/ pas forcément méchants» quelque chose comme ça?
286. LAU: Oui/ parce que ça voudrait dire que tout le monde qu’a fait la guerre serait méchant/ C’est pas vrai/
287. VOLK: Même, la preuve contre l’Allemagne/
288. E non identifié: La France serait méchant/
289. GAB: Ben, oui, on est tous méchants, on est tous gentils!
290. KEV. Oui, c’est vrai!
291. Maître: Pas tous à la fois quand on filme/
292. SAB.: Les deux pouvaient être méchants ou les deux pouvaient être gentils parce qu’ils ont fait la guerre les deux ensemble/.

Les élèves se sont engagés très vite sur le terrain des valeurs morales; l’enseignante a alors été confrontée à ce qui reste souvent implicite à l’école, mais elle n’a pas rejeté la question de la méchanceté de la guerre. Les «invasions barbares», par leur dénomination même d’invasions et leur mise en relation avec la destruction d’une civilisation antique prestigieuse, ont induit les réactions des élèves, ce qui rejoint les analyses de Dalongeville (2001). GAB (135) a, par ailleurs, souligné l’ambiguïté de la barbarie, car c’est aussi la force, la puissance. Le «nous» en 284 a fait basculer de nouveau le débat en changeant le point de vue pour revenir dans le champ de l’histoire en intégrant la position française en 1939-1945 sans expliciter davantage ce que chacun comprend et interprète comme le rôle de la résistance face à l’occupation allemande.

En effet, cette allusion à la résistance et à la Seconde Guerre mondiale est fréquente en classe. Elle correspond à une familiarité des élèves avec la diffusion fréquente de films à la télévision, à la lecture d’albums de jeunesse sur la Shoah ou simplement sur la guerre. Nous avons pu l’observer souvent soit à propos de la croix gammée ou du salut nazi que certains évoquent comme étant interdits soit par des allusions directes aux événements. Les élèves peuvent aussi nommer Hitler comme dans la seconde séance présentée, mais prononcent rarement les mots: nazi ou nazisme. Il s’agit bien d’un argument et d’un raisonnement, si nous avons fait la guerre, contre un ennemi réputé mauvais, le nazisme, c’est bien que la guerre puisse ne pas être toujours méchante. Le détour par le domaine des valeurs morales ne fait pas abandonner le champ de l’histoire. Il permet de mieux penser le lointain, à la lumière de faits plus récents, mieux connus, plus à portée de jugement. L’incursion du dialogue dans le champ axiologique simplifié gentil/méchant n’égare pas les locuteurs, mais au contraire les conduit à mettre en parallèle deux épisodes historiques éloignés, parallèle qui fait éclater la non-validité de la première thèse explicative. Le statut du jugement en histoire est complexe; Bloch rappelait que le rôle de l’historien n’est pas celui du juge et affirmait que «nous ne comprenons jamais assez» (1982, p. 121). Cependant l’histoire s’écrit au présent et prend en charge les interrogations, voire les valeurs du moment. C’est encore plus vrai de l’histoire scolaire dont les programmes sont censés éduquer le futur citoyen (Prost, 1996, p. 294).

Finalement, l’objectif de départ de la séance a évolué en fonction des questions soulevées conjointement par les élèves et leur enseignante, en particulier celles qui concernent la guerre en général; nous y reviendrons. Dans les deux cas, les éléments de valeur affectifs et axiologiques qui entrent dans les jugements et ont été explicités sont bien des supports de raisonnement des élèves qui, à ce moment de leur cursus, ne peuvent pas aller plus loin dans la réflexion.

3.2 Deuxième exemple: naissance du projet européen et réconciliation franco-allemande[3]

L’extrait de corpus suivant est issu d’une séquence d’apprentissage réalisée en fin d’année scolaire, en classe de cours moyen première année, à l’occasion d’une sortie organisée à la maison Jean Monnet. Les élèves n’avaient pas encore abordé la guerre de 1939-1945, mais avaient effectué un séjour en Normandie près des plages du débarquement. Notre objectif d’apprentissage était de resituer les débuts du projet européen dans le contexte de l’immédiat après-guerre, alors que les programmes avaient placé ce sujet en géographie. Pour susciter le débat, nous avions choisi un extrait de la Déclaration Schuman dans lequel deux phrases[4] évoquaient le paradoxe de la réconciliation franco-allemande. Pour faire le point sur les connaissances des élèves, l’enseignante leur avait demandé d’énumérer les États appartenant à chaque camp lors de la guerre. Elle a ensuite réparti, au tableau, en deux colonnes – l’une pour les alliés de l’Allemagne et l’autre pour ceux de la France – les États cités au fur et à mesure des échanges. À plusieurs reprises des élèves ont tenté d’évoquer Hitler, ce que l’enseignante a d’abord repoussé, mais leur insistance a abouti au dernier extrait de dialogue que nous avons choisi, car il fait avancer le problème et permet une mise en relation avec la séquence consacrée aux Barbares. En effet, l’enseignante qui gérait la classe avait la charge du bon déroulement des échanges et devait à la fois ouvrir le dialogue lorsque cela lui semblait nécessaire et garder le cap. Elle pouvait aussi ne pas entendre un propos intéressant qui serait repris ensuite. C’est ce que Perrenoud (1996) a relevé comme le premier dilemme de l’enseignant: «Comment contrôler la prise de parole sans stériliser les échanges, tuer la spontanéité, le plaisir?» (p. 59). Il ne s’agissait pas de vérifier un écart avec la norme d’une bonne pratique enseignante, mais de travailler ensemble, élèves et équipe de recherche, sur un sujet précis et d’en dégager les potentialités et les limites, ce que permettait le cadre de la recherche collaborative.

3.2.1 Hitler et les Allemands

393. Maître: Et souvenez-vous de l’extrait du texte de Robert Schuman qui était à l’époque ministre// on l’avait pas dit/ministre des Affaires étrangères du gouvernement français en 1950. Pourquoi il a prononcé ce discours? Qu’est-ce qu’il demandait entre autres/ aux Français et aux Allemands de faire?
394. NAT: si Adolf Hitler/ il était pas arrivé au pouvoir/ il a fait croire aux Allemands qu’il allait faire plein de trucs bien/ et il a fait des choses mal/ et c’est surtout après lui qu’on en avait/
395. ROB: il leur a donné du travail, mais du travail pour construire des armes et des balles de pistolet/
396. Maître: Ah oui/ effectivement, Hitler a joué un rôle dans cette guerre/
397. NAT: et il forçait y avait des militaires avec lui/ et il les forçait/ et ils étaient pas d’accord avec lui/ et il les forçait à aller se battre// ils avaient pas le choix/ je sais pas tous les Allemands/
398. Maître: Oui/ quand on dit l’Allemagne/ c’est tout le pays de l’Allemagne qui est représenté par Hitler/ c’était lui qui dirigeait// c’est pas la question que je posais/.

Comme dans la séquence consacrée aux Barbares, les élèves font référence à l’Allemagne. Ici, la référence n’est pas seulement familiale, car les élèves ont acquis des connaissances communes lors de leur séjour en Normandie. Nous l’avons vu, l’enseignante avait repoussé plusieurs fois le nom d’Hitler. C’est pourquoi le glissement qui s’effectue lorsque l’enseignante (393) nomme les Allemands et les Français, et non l’Allemagne et la France, est essentiel, autorisant les individus comme objets de discours pour les élèves, et ouvrant ainsi une brèche dans la représentation globale de l’État. En 394, un élève se saisit du pluriel employé par le maître, pour poser l’opposition entre Adolf Hitler et les Allemands, gouvernement d’une part et peuple de l’autre, cette forte distinction sera reprise par NAT (397). En employant le pluriel, l’enseignante ouvre la voie au débat politique et casse la globalité du terme Allemagne. Elle laisse parler les élèves, puis relève que ce n’était pas la question posée. Cette ouverture, même brève, commence à résoudre le paradoxe de la réconciliation franco-allemande en dépassant la victoire de 1945 pour entrer dans l’aspect politique de la question. En effet, les élèves commencent à dissocier les habitants ou citoyens d’un État de cet État lui-même et à penser le désaccord politique, ce qui permettra de travailler par la suite ces questions: en quoi l’Allemagne et la France de 1950 ne sont plus celles de 1914 ni de 1940?

4. Quelques pistes de réflexion

Pour construire cette dernière partie, nous nous sommes fondées sur les critères de Le Roux (2004) précédemment cités: le rapport à l’épistémologie de la discipline, le réveil des représentations obstacles des élèves, l’élaboration d’un outil intellectuel transférable en prenant en compte l’âge des élèves. Nous avons adopté le point de vue de Penloup (2007) sur les connaissances ignorées dans la classe et d’Allieu-Mary et Lautier (2008) sur la porosité des registres de pensée en sciences humaines. Les critères de Le Roux (2004) nous ont permis de réexaminer ces échanges en travaillant de manière plus explicite sur la problématisation en histoire et géographie alors que dans la recherche sur l’argumentation, nous avions focalisé nos analyses sur les pratiques argumentatives des élèves et déjà pris en compte les multiples fondements du raisonnement en histoire.

4.1 Le rapport à l’épistémologie de la discipline

Comme le propose Prost (1996), la pertinence d’une question peut être scientifique ou sociale; son but, dans le second cas, est d’être utile à la société. Nous pourrions dire ici utile à la classe. Pour être plus précis, nous pensons que les questions soulevées par les élèves et le maître sont recevables dans l’état actuel des connaissances scientifiques: nous renvoyons, en particulier, aux études récentes sur les contacts entre Romains et Barbares, en particulier à Geary (2004). Surtout, elles permettent de construire des concepts nécessaires à la compréhension de faits historiques et de s’interroger peu à peu sur cette histoire scolaire transmettant la vision «d’un monde qui est accepté par tous, gommant les débats, les oppositions…» (Audigier, 1993, p. 161). Cette constatation entre en résonnance avec la tension qui existe entre la volonté de construire une culture commune nationale chez les élèves et la nécessité d’établir la vérité, d’aiguiser un premier esprit critique. «[L’histoire] doit certes accepter la demande de mémoire, mais pour la transformer en histoire» (Prost, 1996, p. 306).

Les deux sujets abordés: le contact entre Barbares et monde gallo-romain et les débuts du projet européen appartiennent, pour les historiens, à deux moments de transition et de rupture politique. Ils sont aussi des moments de construction de deux territoires politiques qui ont un sens actuellement: la France et l’Europe, et par là, sont chargés d’une forte dimension symbolique. Problématiser ces deux moments équivaut à prendre de la distance avec le récit mythique de leur naissance. En effet, ces exemples témoignent des implicites de notre enseignement qui met en avant les ruptures et pense peu les permanences, les contacts, laissant supposer que chaque fait, chaque nouveau territoire est créé ex nihilo. En isolant la construction européenne de la Seconde Guerre mondiale, les instructions officielles de 2002 (Ministère de l’Éducation nationale, 2002a, p. 81) en limitaient l’étude à la liste des entrées successives des États sans donner de sens à cette construction. En revanche, articuler le projet européen avec l’après-guerre permet de s’interroger sur sa signification et en fait un choix politique d’acteurs identifiés en rendant à l’histoire son statut de science humaine.

4.2 Réveiller les représentations obstacles et construire l’espace problème

Comme nous l’avons dit, notre but était de remettre en question les lieux communs. Différentes solutions ont été utilisées pour créer le débat, faire que le «dialogue marche» (François, 2005, p. 24). Avec l’expérience de ces situations ouvertes, il est difficile de prévoir la teneur des échanges, mais ceux-ci mettent au jour des blocages, des confusions qui donnent à l’enseignant une vision un peu plus claire de ce que les élèves reçoivent des leçons d’histoire. Ainsi, pour les Barbares, nous avons rencontré et identifié un blocage lié à la forte connotation du terme associée à notre peuple éponyme. On peut dire qu’en posant la question de savoir si les Francs étaient des barbares, l’enseignante a construit un espace problème. Elle a ouvert une discussion sur la nature des peuples qui ont habité la Gaule, sur l’opposition qui semble simple entre Romains civilisés et Francs barbares et surtout sur une difficulté à penser les contacts. Cet obstacle est lié à l’approche historique scolaire souvent un peu rapide de la période de l’Antiquité tardive, voire du Haut Moyen Âge, qui présente les peuples comme des nations enracinées dans un territoire et ethniquement relativement homogène, ce qui est bien différent de la réalité étudiée par Geary (2004).

La discussion sur la méchanceté de la guerre a peu à peu fait surgir un second problème, celui de la légitimité des conflits, en faisant appel à leur connaissance de la Seconde Guerre mondiale. Ce problème n’est pas du même ordre que le premier, car il fait basculer plus explicitement la discussion sur la valeur axiologique de l’enseignement de l’histoire.

Enfin, la phrase de Schuman n’a pu être vraiment travaillée que lorsque l’enseignante a ouvert les deux termes «Allemagne» et «France», par l’emploi de «Allemands» et «Français», permettant ainsi de penser l’évolution politique des deux entités et de dépasser l’idée d’une nation éternelle et consensuelle, ce qui rejoint Tutiaux-Guillon et Pouettre (1993): «On peut dire qu’il y a représentation-obstacle dans la mesure où les élèves pensent la nation en termes d’harmonie sociale» (p. 175).

4.3 Élaborer un outil intellectuel transférable

Notre réflexion sur l’importance accordée dans la classe à la langue comme «outil intellectuel transférable» s’articulera autour de deux axes, la professionnalité enseignante et des formes de recul critique en enseignement de l’histoire.

L’attention que le maître porte aux mots, ceux du texte historique comme ceux des échanges dans la classe pour déboucher sur la construction progressive de problèmes, suppose de solides compétences professionnelles. Cette vigilance nécessaire chez le maître relève de ce que Doussot (2010), à la suite de Pastré, nomme le registre épistémique, que nous avons évoqué précédemment. Elle suppose aussi de penser que la langue n’est pas transparente et qu’en dialogue, maître et élèves doivent tester la pertinence des termes en contexte et à chaud. Or, dans l’analyse de la professionnalité et des gestes professionnels, Bucheton (2010), s’appuyant sur les théories en ergonomie notamment, souligne l’importance de la gestion par le maître des «incidents» et de l’imprévu tandis que les analyses conversationnelles mettent l’accent sur l’imprévisibilité des mouvements discursifs dans la dynamique dialogale. «Une part de la professionnalité est alors définie par la capacité à gérer, à différer, à négocier ces événements […], d’où la nécessité pour le maître d’être en mesure de repérer les lieux d’intervention à privilégier ou à éviter (…)» (Ibid., p. 29). Pour fonder nos réflexions sur l’importance à accorder à une prise en compte réfléchie de la langue, nous avons choisi de reprendre l’opposition État ou pays versus habitants, peuples… Les deux sujets abordés permettent ainsi d’évoquer la Gaule et la France, termes très chargés idéologiquement.

Ainsi, le terme Gaule peut induire l’idée d’une fausse permanence. Le territoire semble stable pour les élèves, d’où leur confusion quand ils ne savent plus si ce sont les Gaulois ou les Francs dont on parle, les Romains étant de toute façon des intrus venus d’ailleurs. Nommer les habitants peut être une aide, qui évite les confusions chronologiques, mais peut aussi causer une nouvelle illusion, celle d’un peuple homogène, ce qui est particulièrement contestable au début de la période mérovingienne. En revanche, dans le texte de Schuman, la France est considérée non pas comme un territoire, mais comme une entité politique, quasiment personnifiée. Or, les notions de territoire, d’États, de peuples sont assez fréquemment évoquées en histoire pour que l’intérêt porté à leur emploi dans des contextes différents puisse être pertinent lors d’autres séances.

Par ailleurs, la question du traitement des valeurs en histoire nous semble aussi transférable à d’autres sujets. Doit-on juger? Peut-on le faire? La référence à la Seconde Guerre mondiale et implicitement à la résistance et au nazisme est une sorte de test auquel les élèves soumettent d’autres situations et qui les amène à remettre en question le point de vue; l’histoire est alors une manière de se décentrer.

Le statut de la guerre en classe d’histoire pourrait aussi être discuté. L’importance qui lui est accordée dans la construction du territoire fait partie du roman national. Or, la violence des combats n’est évoquée dans les programmes qu’à propos des guerres du XXe siècle. La guerre des Gaulois débouche sur la romanisation et la conquête franque, sur la christianisation de la Gaule et de ses élites avec le baptême de Clovis. Il y aurait donc des guerres utiles et des guerres méchantes. Les élèves par leur discussion pointent l’ambivalence d’une histoire scolaire qui se veut à la fois tolérante et patriote.

5. Conclusion

Commencer à problématiser à l’école élémentaire est un choix que nous avons fait pour entrer dans la logique des raisonnements des élèves. À partir des exemples présentés et d’autres situations de classe, nous avons pu constater que cela suppose de penser des situations qui ouvrent le débat; mais au-delà de ces situations, c’est la capacité qu’a l’enseignant de tendre l’oreille aux propos échangés en petits groupes et en groupe classe pour travailler des questions qu’il n’a pas forcément envisagées qui fait l’intérêt de l’entreprise. En effet, les élèves ont leur propre culture et l’utilisent pour comprendre des faits historiques. Le débat fait émerger ce que chacun entend, sans que nous ayons l’illusion que les paroles sont le reflet parfait de la pensée. Nous pensons plutôt que les mots peu à peu travaillent les objets évoqués par des mouvements parfois très ténus que nous avons tenté de repérer. D’une première question surviennent souvent les suivantes qu’il faut identifier et faire fructifier tout en sachant s’arrêter compte tenu de l’âge et du niveau des élèves, quitte à les reprendre plus tard. Cela crée une tension qu’il ne faut pas négliger entre les différentes cultures personnelles (scolaire, familiale…) que le maître doit gérer pour éviter que les décalages ne se creusent dans la classe. Enfin, ces séances restent exceptionnelles par leur durée et leurs ambitions; elles ont surtout pour vocation d’éveiller maître et élèves en travaillant l’implicite inévitable de l’enseignement.