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1. Introduction

Apprendre à écrire n’est pas une activité simple pour l’enfant en début de scolarité. L’élève doit non seulement établir les points de convergence et de divergence qui existent entre la langue orale et la langue écrite, mais il doit par exemple apprendre à former les lettres, à construire les règles de correspondances entre les phonèmes et les graphèmes, à s’approprier certaines règles orthographiques, à gérer l’agencement de mots conformes à certaines règles syntaxiques et à procéder à une organisation textuelle de façon cohérente et conforme aux intentions de communication initiales. Cette complexité n’est pas sans lien avec les difficultés en écriture que plusieurs élèves manifestent à l’école primaire (Bazyk, Michaud, Goodman, Papp, Hawkins et Welch, 2009).

L’activité du jeune enfant est ponctuée de défis multiples. En ce sens, plusieurs travaux menés dans le domaine de la psychologie cognitive ont relevé la complexité de l’activité du scripteur qui en est à ses débuts lors de son entrée à l’école primaire (Berninger et Swanson, 1994; McCutchen, 2011). En effet, contrairement au scripteur expert, l’apprenti scripteur doit notamment contrôler le tracé des lettres qu’il produit, ou encore rappeler en mémoire certaines informations orthographiques peu ou pas automatisées. Cette gestion, qui n’est plus source de préoccupation pour le scripteur plus avancé, n’est pas à négliger chez le jeune élève du primaire. Or, même si une portion importante du temps scolaire implique une activité d’écriture (Marr, Windsor et Cermak, 2001) et que de plus en plus d’études soutiennent l’importance du geste graphique dans les performances en orthographe et en production de textes (Fayol et Miret, 2005; Graham, Berninger, Abbott, Abbott et Whitaker, 1997; Jones et Christensen, 1999; Medwell, Strand et Wray, 2007, 2009; Morin, Lavoie et Montésinos-Gelet, 2012), les curriculums scolaires du Québec et d’ailleurs dans le monde ne semblent pas mettre l’accent sur le développement de la composante graphomotrice de l’écriture[1] au début du primaire (Christensen, 2004, 2005; LeBlanc, 2010; Medwell et Wray, 2007; Rigal,  2003; Schlagal, 2007).

Plus spécifiquement, en ce qui concerne les orientations ministérielles au Québec qui ont porté ou qui portent sur cet aspect de l’écriture – communément associé dans le monde scolaire québécois à l’enseignement de la calligraphie –, quelques éléments ressortent depuis 1969[2] . En particulier, les premier et dernier programmes publiés par le ministère de l’Éducation du Québec (1969, 2001) émettent peu de recommandations à propos de l’enseignement de la composante graphomotrice de l’écriture; certaines prescriptions présentent même quelques ambiguïtés. Par exemple, à propos des orientations actuellement en vigueur, des informations différentes sont transmises aux enseignants à propos du moment ciblé pour la maitrise de l’écriture cursive par les élèves: si un document spécifie que l’élève doit la maitriser à la fin du 1er cycle (MEQ, 2001)[3], l’autre parle plutôt de la fin du 2e cycle (MEQ, 2002)[4] . Les orientations ministérielles émises dans les années 1980 et 1990 se distinguent (MEQ, 1981a, 1994) en orientant davantage les actions des enseignants à l’égard de cette composante de l’écriture, notamment par la présence de documents spécifiques à l’enseignement de la calligraphie (MEQ, 1981b; MEQ, 1995); par contre, certaines orientations ont changé entre 1981 et  1995. Dans le document de 1981 (MEQ, 1981b), il est suggéré aux enseignants de commencer l’apprentissage de la calligraphie sur des feuilles blanches non lignées et d’introduire l’écriture cursive en 3e année en laissant l’élève découvrir de façon naturelle la liaison entre les lettres, alors que dans le document publié en 1995, l’accent est mis sur l’utilisation de cahiers avec trottoirs et pointillés dès le début de la 1re année et sur l’enseignement structuré et systématique des caractères cursifs dès la 2e année. Ce survol concernant les orientations qui prévalent dans le milieu scolaire québécois pour cet aspect de l’enseignement de l’écriture au primaire permet globalement d’émettre l’hypothèse que les enseignants, de générations différentes et travaillant actuellement dans les classes du primaire ont vu leurs pratiques influencées par l’un ou l’autre, voire la totalité de ces programmes parfois contradictoires.

Dans cette perspective, sachant que les pratiques des enseignants sont influencées par ce qui leur est prescrit par les orientations ministérielles (Goigoux,  2001; Lenoir et Tupin, 2012) et que celles qui prévalent au Québec au regard de la composante graphomotrice semblent être peu précises, voire différentes, au cours des dernières décennies, il semble justifié de se questionner sur la nature des pratiques adoptées par les enseignants, ainsi que sur les connaissances professionnelles qui soutiennent ces pratiques, toujours en lien avec l’enseignement-apprentissage de cet aspect de l’écriture en contexte de classe. La pertinence de ce questionnement est évidemment amplifiée par des travaux de recherche qui soulignent l’influence du bagage professionnel des enseignants sur les pratiques adoptées en classe. Plus précisément, des études ont déjà relevé que les pratiques enseignantes à l’égard de l’écriture étaient souvent peu propices au développement optimal du geste graphomoteur chez les jeunes élèves, notamment sur la base de connaissances professionnelles limitées (Graham, Harris, Mason, Fink-Chorzempa, Moran et Saddler, 2008; Vander Hart, Fitzpatrick et Cortesa, 2010).

2. Cadre de référence

Les fondements de cette étude seront abordés dans cette partie, de manière à situer, sur la base de travaux de recherche, le rôle de la composante graphomotrice dans une vision plus large de l’apprentissage de l’écriture. Cette partie permettra également de présenter d’une façon plus fine différents aspects de la composante graphomotrice chez l’apprenti scripteur.

2.1 La composante graphomotrice et son rôle dans l’apprentissage de l’écriture

Si, pour le scripteur expert, le geste graphomoteur demande peu – ou pas – d’effort cognitif conscient, il en va tout autrement du jeune scripteur. En effet, en début d’apprentissage, le geste graphique mobilisé dans l’action d’écrire résulte d’un mouvement volontaire dont tout le déroulement est sous le contrôle conscient et continu de l’apprenant et demande un effort soutenu d’attention de sa part (Paoletti, 1999). En fait, pour arriver à écrire une seule lettre, l’élève doit maitriser et automatiser à la fois les dimensions motrice (Rigal, 2003) et perceptive (Zesiger,  1995) de cette activité. D’une part, la dimension motrice renvoie aux articulations qui entrent en jeu lors de l’écriture (le poignet et les doigts qui contrôlent la formation des lettres ainsi que l’épaule et le coude qui contrôlent les mouvements latéraux), ainsi qu’au contrôle du mouvement (accélération, freinage, direction du tracé, pression sur le crayon, etc.). D’autre part, la dimension perceptive renvoie à tout le processus de programmation motrice (par exemple, associer le phonème au graphème approprié, choisir l’allographe et le pattern moteur associé). En d’autres termes, avant d’en arriver à laisser une trace sur le papier, le scripteur devra avoir construit une représentation mentale suffisamment précise de la lettre à écrire et du geste à produire. En anglais, pour représenter les différentes dimensions du geste graphomoteur, on parle d’orthographic-motor integration (Berninger, Mizokawa et Bragg, 1991; Christensen, 2009), ce qui implique le rappel de la forme en mémoire (orthographic) et l’exécution (motor) du geste associé (integration). Par conséquent, pour l’enfant qui commence l’apprentissage de l’écriture et qui n’a pas automatisé le tracé des différents allographes et encore moins l’orthographe des mots, arriver à écrire un mot représente une tâche complexe. À ce propos, une étude de Fayol et Miret (2005) a montré que lorsque les performances graphiques des élèves s’améliorent, le nombre d’erreurs en dictée diminue. Autrement dit, il existerait une corrélation positive entre les performances graphiques et les performances orthographiques.

En outre, dans le contexte scolaire, il est plutôt rare que le jeune scripteur n’ait qu’à gérer le geste graphique (composante graphomotrice) ou l’orthographe des mots dans les situations de production. En effet, l’école québécoise priorise le développement de la compétence à «Écrire des textes variés» (MEQ, 2001; MELS,  2009), ce qui suppose une gestion complexe de différents aspects de la production. Cette capacité grandissante à produire des textes implique, certes, une gestion de la composante graphomotrice et orthographique, mais elle ne s’y limite pas. Pour rendre compte de la complexité de la capacité à produire un texte, le modèle élaboré par Hayes et Flower (1980), et bonifié par Berninger et Swanson  (1994) – pour le scripteur novice – prévaut encore aujourd’hui, tant dans le milieu scolaire qu’au sein de la communauté scientifique. Ce modèle spécifie trois sous-processus au processus global de production, soit la planification (générer et organiser mentalement les idées), la mise en texte (écrire des phrases en tenant compte de la syntaxe, de la grammaire, de la composante graphomotrice et orthographique) et finalement la révision. Le schéma modifié de production de texte élaboré par LeBlanc (2010) nous semble rendre compte de façon claire et concise, à la fois du processus de production de texte ainsi que des traitements graphomoteurs qui entrent en jeu lors de la production de texte pour l’élève en début d’apprentissage.

Figure 1

Modèle de production écrite modifié

Modèle de production écrite modifié
LeBlanc, 2010; inspiré de Hayes et Flower, 1980 et de Berninger et Swanson, 1994

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Le processus d’écriture décrit par ce modèle n’étant pas un processus linéaire, le scripteur doit être en mesure de gérer tous les sous-processus simultanément, via la mémoire de travail, qui a une capacité limitée (McCutchen, 2011). Pour l’élève en début d’apprentissage, la seule gestion du geste graphomoteur peut demander jusqu’aux deux tiers des ressources de la mémoire de travail (Foulin et Fayol, 1988). Par conséquent, peu de ressources cognitives restent disponibles pour les autres demandes liées à la production de texte. C’est pour cette raison que plusieurs chercheurs (Berninger et Amtmann, 2003; Christensen, 2009; Graham et Weintraub, 1996; Jones et Christensen, 2012; Lurçat, 2004; Medwell et Wray, 2007; Paoletti, 1999) appuient l’idée que le geste graphomoteur doit être automatisé le plus rapidement possible dans l’apprentissage, c’est-à-dire que l’élève doit arriver à écrire de façon lisible et rapide, sans effort cognitif conscient. De cette façon, la mémoire de travail sera libérée et permettra à l’enfant de se centrer sur des tâches plus complexes de production de texte, telles que la planification et l’organisation des idées (Graham et al., 1997).

2.2 Pratiques pédagogiques visant le développement de la composante graphomotrice

Rigal (2009) soulève quatre éléments déterminants pour la maitrise de l’aspect graphomoteur de l’écriture au primaire. Ces éléments devraient, selon ce chercheur, faire l’objet d’un enseignement ou d’une correction de la part de l’enseignant: la posture, le support (ajustement du mobilier, type et positionnement de la feuille), les mouvements du tracé des lettres et l’outil (type et prise de crayon). Dans cette partie, nous ne parlerons pas de l’outil, puisque de plus en plus de recherches montrent que plusieurs types d’outils-scripteurs et de prises de crayon sont acceptables (Benbow, 2006; Burton et Dancisak, 2000; Graham et Weintraub,  1996; Schwellnus, Carnahan, Kushki, Polatajko, Missiuna, et Chau, 2012; Ziviani et Wallen, 2006). Par exemple, l’étude récente menée par Schwellnus et al.,  2012) auprès de 140 élèves de 4e année du primaire a permis de répertorier six prises de crayon différentes et, dans l’ensemble, les résultats ne montrent pas que le type de prise de crayon influence la vitesse ou la qualité du tracé produit par les élèves. Par conséquent, ces résultats, ajoutés à d’autres, permettent de soutenir que plusieurs alternatives à la prise tridigitale du crayon peuvent être envisagées. Somme toute, outre l’importance de varier les outils-scripteurs, cet élément relevant de l’outil ne serait pas le plus déterminant pour le développement de la composante graphomotrice.

2.2.1 La posture

Concernant la posture, certains chercheurs relèvent l’importance de surveiller celle de l’enfant qui écrit (position de la tête, du tronc, du bras qui écrit et de celui qui n’écrit pas), afin de faciliter le geste d’écriture et d’éviter la fatigue qui pourrait être associée à une trop grande tension musculaire (Paoletti, 1999). La posture la plus optimale que l’enfant scripteur devrait adopter se définirait ainsi (Lurçat,  1985; Rigal, 2009): corps droit ou légèrement incliné vers l’avant, pieds à plat par terre, avant-bras de la main qui n’écrit pas posé sur le pupitre, moitié inférieure de l’avant-bras qui écrit sur le pupitre, tête à 25-30 cm de la feuille.

2.2.2 Le support

Le support, soit l’ajustement du mobilier ainsi que le positionnement et le type de feuille à utiliser, est également un aspect à prendre en compte lorsqu’il s’agit de maximiser l’action du scripteur en apprentissage. À cet égard, il importe d’ajuster le mobilier de l’élève pour permettre à ce dernier d’adopter une bonne posture. Selon Paoletti (1999), les éléments à considérer pour l’ajustement du mobilier scolaire sont les suivants: la hauteur de la chaise, la hauteur du pupitre et la distance de la chaise par rapport au pupitre. En ce qui concerne plus précisément la chaise, elle devrait être ajustée pour faire en sorte que l’enfant ait les pieds à plat par terre et les cuisses appuyées sur le siège. Pour ce qui est du pupitre, il est à la bonne hauteur si sa tablette est vis-à-vis du coude de l’enfant, assis, les bras ballants. Enfin, pour que le pupitre et la chaise soient à bonne distance l’un de l’autre, il suffit que le bord avant du siège et le bord du plan de travail soient alignés verticalement.

Ensuite, lorsque le mobilier est ajusté, il importe de bien placer la feuille ou le cahier sur le plan de travail en tenant compte de la latéralité de l’enfant. En effet, la feuille ne doit pas être centrée par rapport au tronc, mais décalée vers la droite du plan de travail pour le droitier et vers la gauche pour le gaucher. Cette mesure semble particulièrement importante pour le gaucher puisqu’elle permet à l’avant-bras qui écrit de se déplacer vers la droite sans que le tronc devienne un obstacle majeur (Paoletti, Ibid.). Lorsque la feuille est décalée par rapport au tronc, il convient de lui donner un angle vers la gauche pour le droitier et vers la droite pour le gaucher, ce qui permettra à l’élève d’écrire en plaçant sa main sous la ligne d’écriture (Rigal, 2009).

Finalement, selon les chercheurs, le type de support écrit à privilégier en début d’apprentissage est le papier non ligné (ou avec des lignes larges), pour que l’enfant puisse progressivement s’habituer à former les lettres et à bien tenir le crayon, sans contraintes spatiales (Graham et Weintraub, 1996). D’ailleurs, selon ces mêmes chercheurs, les feuilles à petits interlignes ne seraient pas appropriées au niveau d’aisance graphique des jeunes scripteurs. Sur ce point, Montésinos-Gelet et Morin (2006) soutiennent qu’il n’est pas nécessaire de restreindre les jeunes enfants dans l’espace graphique pour qu’ils apprennent à produire des lettres d’une taille acceptable; la pratique régulière de l’écriture et l’expérience constituent des facteurs importants qui contribueront à ce qu’ils réduisent progressivement la taille des lettres produites.

2.2.3 Les mouvements du tracé des lettres

Dans une perspective développementale, de plus en plus de travaux soulignent la complexité du développement de la production des lettres chez les élèves du primaire (voir, par exemple, Chartrel et Vinter, 2006; Zesiger, 1995). Ainsi, la considération des mouvements en écriture, qui renvoie à la démarche d’enseignement du tracé des lettres et au style d’écriture – ou allographes – à privilégier (soit l’écriture scripte ou cursive), est un aspect important lorsqu’il est question du développement de la composante graphomotrice au début du primaire. Sur ce point, plusieurs chercheurs mettent de l’avant l’intérêt de l’enseignement explicite des stratégies d’écriture en même temps que la pratique (par exemple, tracer les lettres en les copiant ou en les rappelant de mémoire), dans le but de favoriser l’automatisation du geste et la lisibilité du tracé (Berninger, Rutberg, Abbott, Garcia, Anderson-Youngstrom, Brooks et Fulton, 2006; Paoletti, 1999; Rigal,  2009). Christensen (2009) précise que le but de ce type d’enseignement devrait être d’améliorer la rapidité et l’aisance en écriture, de manière à libérer l’attention de l’élève pour la gestion d’activités cognitives et linguistiques plus complexes (par exemple, les accords morphosyntaxiques, la production de phrases ou la cohérence textuelle). Pour ce faire, les enseignants devraient accorder des périodes quotidiennes, mais courtes (15-20 minutes), au développement de la composante graphomotrice en alternant le travail spécifique sur les lettres et les mots de façon isolée et les situations plus complexes et signifiantes de production d’écrits qui requièrent différentes habiletés, et ce, tout au long du processus d’automatisation (Christensen, 2009; Graham et al., 1997).

En ce qui concerne le style d’écriture à privilégier, soit l’écriture scripte ou cursive, le débat au sein du milieu scolaire (notamment québécois) reste actuel. Les chercheurs examinent aussi cette question sous différents angles. Selon Paoletti (1999) et Rigal (2003), plusieurs enseignants sont d’avis que l’écriture scripte se prête bien à l’apprentissage de l’écriture, puisque le tracé est dépouillé et composé uniquement d’une juxtaposition de lignes simples telles que des traits et des courbes. Pourtant, les auteurs précisent que bien qu’elle paraisse plus simple, cette écriture implique beaucoup de coups et de levers de crayon, ce qui ne favorise guère la fluidité du geste. D’ailleurs, Karlsdottir (1996) affirme que rien n’a démontré que l’écriture scripte était plus appropriée aux habiletés perceptives des jeunes enfants que l’écriture cursive. Au contraire, l’écriture cursive encourage, avec la liaison des lettres, la fluidité motrice favorable à l’apprentissage; en liant les lettres entre elles, la trajectoire serait plus facile à intégrer. En outre, l’argument qui veut qu’il y ait un manque de concordance entre l’écriture liée (cursive), utilisée pour écrire, et l’écriture imprimée (scripte), utilisée pour lire, semble plus théorique que réel, puisque les seules différences notables concernent au plus les lettres b, r, s et z (Paoletti, 1999; Rigal, 2009). D’ailleurs, les résultats d’une étude québécoise vont dans ce sens en ayant fait ressortir que les enfants qui avaient appris l’écriture cursive dès la 1re année avaient des performances en lecture équivalentes à ceux qui avaient appris l’écriture scripte (Bara et Morin, 2009).

Sur cette question à propos du style d’écriture, Schwellnus et al. (2012) ont récemment réalisé une revue de la littérature scientifique. Il ressort des études recensées que ni l’écriture cursive ni l’écriture scripte n’est clairement identifiée comme étant supérieure à l’autre. Par ailleurs, il semble clair que ces deux styles d’écriture nécessitent de la pratique pour être bien maitrisés et qu’elles comportent des caractéristiques respectives qui suscitent des défis spécifiques pour le jeune scripteur. Ainsi, d’autres études sont nécessaires pour documenter les enjeux de ces deux styles d’écriture dans le parcours du jeune apprenant en écriture.

2.3 Enquêtes sur les connaissances et les pratiques pédagogiques des enseignants

Très peu de recherches ont précisément été menées pour décrire les connaissances et les pratiques pédagogiques à l’égard du développement de la composante graphomotrice de l’écriture, tant au Québec qu’ailleurs dans le monde. Nous avons retracé trois enquêtes menées par questionnaire: deux aux États-Unis (Asher, 2006; Graham et al., 2008) et une autre, plus ancienne, au Québec (Paoletti, 1994). Ce type de pratiques a également été examiné par une étude comparative entre des enseignants français et québécois (Bara, Morin, Montésinos-Gelet et Lavoie, 2011). Ces études sont ici présentées brièvement.

Tout d’abord, Graham et al. (2008) ont mené une enquête auprès d’enseignants étatsuniens pour décrire les pratiques d’enseignement de la composante graphomotrice au début du primaire. Un questionnaire écrit a été rempli par 169 enseignants de la 1re à la 3e année. Les résultats qui ont été obtenus montrent globalement que, si la très grande majorité des répondants dit enseigner cette composante de l’écriture, une très faible minorité se sent préparée à le faire. De plus, il en ressort que le temps d’enseignement dédié à cette composante de même que les pratiques d’enseignement adoptées seraient très variables d’une école à l’autre. Les résultats obtenus par cette étude relèvent enfin que des enseignants adoptent certaines pratiques d’enseignement de la graphomotricité en classe qui ne sont pas en cohérence avec les connaissances issues des recherches actuelles, par exemple le fait de demander aux élèves de verbaliser les étapes de formation de la lettre pendant le traçage.

Asher (2006) s’est également intéressée aux pratiques d’enseignement de cette composante de l’écriture chez 47 enseignants étatsuniens qui oeuvrent dans des classes de la maternelle à la 6e année du primaire. Cette recherche, aussi menée par questionnaires, s’intéressait précisément à la démarche d’enseignement de la composante graphomotrice, aux supports privilégiés ainsi qu’au temps accordé à ce type de pratique en classe. Les principaux résultats font ressortir, à l’instar de Graham et al. (2008), que les pratiques –tant à ce qui a trait à la démarche d’enseignement, aux outils qu’au temps de pratique – diffèrent d’un enseignant à l’autre et qu’il n’y a pas de continuité, ni de consensus entre les différents niveaux scolaires.

Au Québec, les chercheurs qui ont documenté les pratiques des enseignants à l’égard de cet aspect de l’écriture demeurent en nombre restreint. Paoletti (1994) a mené une enquête par questionnaire sur les pratiques pédagogiques de 135 enseignants québécois de maternelle et de 1re année au regard des composantes motrices de l’écriture manuscrite. Le questionnaire s’intéressait principalement aux aspects ergonomiques de cette composante en abordant l’ajustement du mobilier, la posture, le positionnement de la feuille et de l’avant-bras, la tenue du crayon, l’enseignement du tracé des lettres et l’évaluation des progrès graphomoteurs. Les résultats de cette étude, qui a été menée au début des années 90, montrent que 1) la majorité des enseignantes prenaient peu en compte ces différents aspects de l’écriture, en particulier les aspects moteurs; 2) la formation reçue et leurs connaissances sur le sujet présentaient plusieurs faiblesses et 3) la continuité entre les enseignantes de maternelle et celles de 1re année posait certains défis de concertation.

Plus récemment, Bara et al. (2011) se sont intéressées aux conceptions et aux pratiques des enseignants de primaire en France et au Québec. Pour ce faire, 27  enseignantes québécoises de 1re et de 2e année et 18 enseignantes françaises de CP[5] ont été interrogées selon deux grands axes, soit les conceptions de l’enseignante et les pratiques déclarées en écriture. Au regard des conceptions, les résultats montrent que si les enseignantes françaises ne sont pas préoccupées par le style d’écriture à enseigner, leurs vis-à-vis québécoises le sont, tout en témoignant de positions différentes quant à la pertinence d’enseigner deux styles d’écriture aux élèves en début de scolarité. Concernant les pratiques adoptées en classe – pratiques ici déclarées –, les enseignantes françaises et québécoises disent travailler la composante graphomotrice en classe régulièrement (respectivement,  95 % et 80 % le font trois fois et plus par semaine); elles proposent également des activités variées à leurs élèves pour soutenir l’apprentissage du tracé des lettres. Par contre, alors que les enseignantes françaises proposent des supports variés à leurs élèves lors des différentes situations d’écriture (ardoises, feuilles blanches, lignées et à interlignes), les enseignantes québécoises s’en tiennent aux feuilles à interlignes. Ces différences entre la France et le Québec pourraient en partie s’expliquer par la nature des instructions officielles auxquelles chacune de ces populations enseignantes a accès.

En somme, ces quatre études, bien qu’elles s’intéressent aux connaissances et aux pratiques déclarées des enseignants à propos de l’enseignement de la composante graphomotrice, présentent des limites qui restreignent la généralisation de leurs résultats à l’ensemble du Québec. Elles sont soit plutôt anciennes (Paoletti, 1994), soit menées ailleurs qu’au Québec (Asher, 2006; Graham et al., 2008) ou encore, leur échantillon est très restreint (Bara et al., 2011). Il nous semble donc pertinent de mieux documenter la question des connaissances et des pratiques pédagogiques liées au développement de la composante graphomotrice en écriture au primaire, de manière à dresser un portrait de cette situation pédagogique au Québec.

2.4 But de la recherche

Ainsi, la présente étude a établi deux objectifs spécifiques:

  1. Décrire les connaissances déclarées d’enseignants québécois qui oeuvrent au 1er cycle de l’école primaire au regard de la complexité du geste graphomoteur pour le jeune scripteur, du rôle de ce geste dans l’apprentissage de la langue écrite ainsi que de l’enseignement de la composante graphomotrice de l’écriture.

  2. Décrire les pratiques déclarées de ces mêmes enseignants à propos des modalités d’enseignement de la composante graphomotrice en classe, soit l’enseignement du style d’écriture, la fréquence de cet enseignement ainsi que l’environnement physique (posture, ajustement du mobilier et positionnement de la feuille).

La poursuite de ces objectifs s’inscrit dans un contexte éducatif précis, celui du système scolaire québécois, qui n’a pas toujours accordé la même place à l’enseignement de la calligraphie à travers le temps; c’est du moins ce que semblent indiquer les différents documents ministériels officiels émis par le ministère de l’Éducation, maintenant sous l’appellation du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport.

3. Méthodologie[6]

3.1 Sujets

L’échantillon est composé de 182 enseignants du 1er cycle du primaire (élèves entre 6 et 8 ans), dont 96 % de femmes. Les répondants sont répartis dans cinq commissions scolaires québécoises dans trois régions différentes du Québec (Estrie, Montérégie et Québec). Au total, 46 % des répondants enseignent en 1re année du primaire (6-7 ans) tandis que 31 % sont en 2e année (7-8 ans). Les autres enseignent dans des classes double niveau, soit en  1re et 2e  année (14 %) ou en 2e et 3e année (3 %). Si près de la moitié des répondants situent leur école dans un milieu socio-économique favorisé (44 %), 32 % disent enseigner dans un milieu défavorisé. Les enseignants ont en majorité 15 ans et plus d’expérience en enseignement tous degrés confondus, mais la plupart d’entre eux sont au 1er cycle depuis moins de cinq ans. Ils ont été, pour plus de la moitié (56 %), formés entre 1979 et 1993, donc avec le Programme d’études, Primaire, Français, (MEQ, 1981a).

3.2 Instrumentation et déroulement

Un questionnaire a été distribué à tous les enseignants du 1er cycle des écoles des cinq commissions scolaires ciblées, par l’entremise des services éducatifs en mai 2008. Les enseignants ont disposé de deux semaines pour remplir le questionnaire, qui demandait environ 30 à 45 minutes de leur temps, et le retourner, dans une enveloppe cachetée, au service éducatif de leur commission scolaire respective.

Pour élaborer le questionnaire – forme et contenu – nous nous sommes inspirées de questionnaires déjà élaborés par d’autres chercheurs, soit celui de Paoletti (1994)[7] et d’un autre questionnaire élaboré sur les pratiques d’éveil à l’écrit (Montésinos-Gelet, 2000). Le contenu plus spécifique du questionnaire est formé de trois sections. La première traite des connaissances en lien avec la composante graphomotrice (complexité et rôle du geste graphomoteur dans l’apprentissage de la langue écrite, style d’écriture à privilégier) et est formée de  14 questions fermées, dont quatre avec demande de précisions. La deuxième section aborde la question des pratiques pédagogiques (style d’écriture enseigné, fréquence, environnement physique) et comporte 16 questions fermées[8]. Enfin, une troisième section, comportant 11 questions fermées, a permis de recueillir des données de manière à rendre compte plus précisément des caractéristiques de l’échantillon: par exemple, sexe, indice socio-économique du milieu de l’école, expérience d’enseignement, formation universitaire initiale (nature, durée, et années; dans le but d’identifier le programme de référence lors de la formation). Notre questionnaire comporte donc 41items.

Il a été soumis à un processus de validation. Dans un premier temps, le contenu a fait l’objet de validation auprès de trois experts universitaires, tous spécialistes de questions relatives à l’enseignement et à l’apprentissage de l’écriture au primaire. Ensuite, une validation a également été effectuée auprès de deux conseillères pédagogiques et de deux enseignantes de 1er cycle du primaire (une enseignante de 1re année et une autre de 2e  année). À la suite de ces validations, des modifications ont été apportées, notamment pour améliorer la formulation et la clarté de quelques énoncés. Aussi, plus spécifiquement à la suite de la validation auprès d’experts, certains items ont été ajoutés afin d’alimenter de façon plus précise les objectifs visés par l’étude.

3.3 Méthode d’analyse des données

Étant donné la nature des questions, l’analyse des résultats a été faite selon un devis essentiellement quantitatif. Des statistiques descriptives seront présentées pour rendre compte de l’état général des connaissances et pratiques déclarées des enseignants en lien avec l’enseignement et l’apprentissage de la composante graphomotrice de l’écriture au 1er cycle du primaire. Pour l’analyse, les réponses des enseignants à chaque question ont été compilées et présentées sous forme de pourcentages. De plus, pour enrichir les résultats et ultimement la discussion, quelques exemples d’explications d’enseignants illustreront de façon qualitative ces résultats.

Une analyse de fidélité interne (Alpha de Cronbach) nous a permis de constater que les deux échelles de notre questionnaire étaient fiables. Nous avons obtenu un Alpha de 0,72 pour l’échelle relative aux connaissances et un Alpha de 0,71 pour l’échelle relative aux pratiques.

4. Résultats

4.1 Connaissances déclarées

En lien avec les connaissances que les enseignants disent posséder à propos de la composante graphomotrice de l’écriture (voir tableau 1), 77 % affirment que le développement de cette composante représente un processus complexe pour l’élève. Parmi les enseignants ayant fourni l’explication de leur point de vue, nous remarquons que certaines d’entre elles viennent nuancer ce premier résultat. Par exemple, des enseignants disent que ce processus n’est complexe que pour certains élèves («oui, ça peut être complexe, mais seulement pour certains élèves»), notamment pour ceux qui présentent des problèmes particuliers («c’est sûr que c’est complexe pour les élèves qui ont des problèmes de motricité fine»). Les autres arguments les plus souvent exprimés pour expliquer la complexité du geste graphomoteur sont associés à l’apprentissage d’allographes différents au début de l’école primaire («surtout quand on demande aux élèves d’apprendre le script en 1re année et la cursive en 2e année»), à l’appropriation de certains supports scolaires («plusieurs élèves ont de la difficulté à écrire très petit dans les trottoirs») ou encore à certains facteurs environnementaux ou affectifs («c’est complexe surtout pour les enfants qui ont manqué de soutien dans la petite enfance, ils n’ont pas de motivation»).

À propos du rôle du geste graphomoteur dans le développement de la compétence à écrire, 88 % des enseignants affirment que la plus ou moins grande maitrise de la composante graphomotrice de l’écriture peut avoir un impact sur la longueur de la production, surtout parce que la plus ou moins grande aisance à écrire peut influencer la motivation des élèves («les élèves n’ont pas le goût d’écrire»), ou encore engendrer une fatigue musculaire («ceux qui ont des difficultés graphomotrices ont souvent mal à la main et écrivent peu»). Ensuite,  71 % croit que la maitrise du geste graphomoteur peut affecter la qualité du contenu des productions écrites, mais près de la moitié des enseignants n’ont pas expliqué leur point de vue. Parmi ceux qui l’ont fait, les raisons les plus souvent évoquées sont associées au découragement ou au manque de motivation («l’élève n’a pas le goût d’écrire, alors il écrit peu, et son texte est de moindre qualité»), à la surcharge cognitive – sans pour autant que les enseignants le nomment ainsi («toute l’énergie de l’élève est orientée vers le contrôle du geste graphomoteur, il en oublie ses idées») – et la difficulté de procéder à une révision des écrits produits (ici les enseignants semblent faire référence à la qualité de la présentation plutôt qu’à la qualité du contenu).

Finalement, toujours au regard des connaissances déclarées des enseignants,  61 % croient que la maitrise du geste graphomoteur peut avoir un impact sur les performances en orthographe, par contre, 45 % de ces enseignants n’ont fourni aucune explication, alors qu’une sous-question pour que l’enseignant justifie sa position était introduite. Pour ceux qui ont justifié leur position, ils ont pour la plupart évoqué des raisons associées au traitement cognitif pris en charge par les élèves («l’élève est tellement concentré sur la formation de ses lettres qu’il oublie l’orthographe du mot»), ou bien l’influence sur le critère de lisibilité («on peut avoir de la difficulté à lire le mot que l’élève a voulu écrire, donc lui mettre une faute d’orthographe»).

Tableau 1

Réponses des enseignants en lien avec l’impact de la maitrise du geste graphomoteur sur différentes facettes de la langue écrite

Réponses des enseignants en lien avec l’impact de la maitrise du geste graphomoteur sur différentes facettes de la langue écrite

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En ce qui concerne les connaissances déclarées des enseignants au regard d’aspects ergonomiques ou techniques du soutien à l’activité graphique des jeunes élèves (voir tableau 2), 87 % des enseignants affirment posséder les connaissances nécessaires pour choisir le type de cahier le plus approprié pour les enfants, 78 % des enseignants se sentent à l’aise d’enseigner une posture appropriée, 82 % disent avoir les connaissances nécessaires pour enseigner le positionnement de la feuille chez le droitier, contre 62 % pour le positionnement de la feuille chez le gaucher. Ils sont moins nombreux (60 %) à affirmer être en mesure d’ajuster le mobilier des élèves.

Tableau 2

Réponses des enseignants en lien avec le soutien à l’éléve qui écrit

Réponses des enseignants en lien avec le soutien à l’éléve qui écrit

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4.2 Pratiques déclarées

4.2.1 Enseignement et pratique d’un style d’écriture

En lien avec l’enseignement d’un style d’écriture, tous les répondants affirment enseigner un style d’écriture à leurs élèves, soit le script en 1re année pour la grande majorité et le cursif en 2e année. Lorsqu’on leur demande d’indiquer l’origine de ce choix du style d’écriture à enseigner, ils sont 38 % à dire qu’ils ont la liberté professionnelle de ce choix. Pour les autres, cette décision relève soit de l’école  (30  %), de la commission scolaire (3 %), ou encore des prescriptions officielles qui sont présentées dans le programme publié par le ministère de l’Éducation du Québec (24 %). Quelques-uns (5 %) n’ont pas répondu à cette question. À propos du passage de l’enseignement de l’écriture scripte vers l’enseignement de l’écriture cursive, 55 % disent ignorer les raisons qui sous-tendent ce passage dès le 1er cycle du primaire (soit au cours de la 2e année de scolarité formelle).

Au regard des supports pour soutenir l’enseignement du tracé des lettres,  90 % des répondants disent utiliser un matériel particulier. Parmi ceux-ci, la moitié utilise un matériel provenant d’une maison d’édition (par exemple, La Roue, Calli, Pirouette, Astuce, etc.), alors que les autres utilisent un matériel conçu par eux-mêmes ou par des collègues. À propos des supports, une grande majorité des enseignants (88 %) utiliserait presque exclusivement des cahiers avec trottoirs et pointillés pour faire écrire leurs élèves en début d’année, choix qui semble se maintenir plus tard en cours d’année (78 %).

Pour ce qui est de la pratique du tracé des lettres en début d’année scolaire (voir figure 2), la quasi totalité des enseignants de 1re année (98 %) accorde tous les jours un moment à cette pratique en classe, alors qu’en début de 2e année, ils ne sont que 39 % des enseignants à y consacrer du temps tous les jours. Les données recueillies à propos de cette même pratique en milieu d’année diffèrent considérablement: seulement 22 % des enseignants de 1re année y accordent un moment tous les jours, comparativement à 39 % des enseignants de 2e année. Enfin, en ce qui concerne la fin d’année, seulement 5 % des enseignants de 1re année et 16 % des enseignants de 2e année y consacrent un moment tous les jours.

Figure 2

Enseignants (%) qui affirment consacrer un moment tous les jours à la pratique de la calligraphie en classe

Enseignants (%) qui affirment consacrer un moment tous les jours à la pratique de la calligraphie en classe

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4.2.2 Environnement physique

En ce qui a trait à l’environnement physique (voir figure 3), si les enseignants sont nombreux à se préoccuper de l’enseignement et de la correction de la posture chez leurs élèves (respectivement 83 % et 79 %), ils ne sont pas unanimes sur certains éléments spécifiques à prendre en compte. En effet, si 73 % des enseignants affirment se préoccuper de la position du tronc et 68 % s’attarder à la position du bras qui écrit, ils ne sont que 48 % à déclarer porter une attention à la position de la tête et 43 % à la position du bras qui n’écrit pas. Lorsqu’il s’agit de l’ajustement du mobilier, ils semblent moins nombreux à y porter attention  (52  %), mais une certaine cohérence semble se dégager au regard des éléments qui sont pris en compte par ceux-ci. En particulier, 83 % des enseignants qui affirment prendre en compte l’ajustement du mobilier disent vérifier la hauteur du pupitre, 72 % se préoccupe de la hauteur de la chaise et 68 % de la distance de la chaise par rapport au pupitre. Le positionnement de la feuille est, selon les dires des enseignants, enseigné et corrigé par 62 % et 56 % des répondants respectivement. À propos du positionnement de la feuille lorsque les élèves écrivent, l’élément qui semble le plus faire l’objet d’une attention par les enseignants est la latéralité (66 %) et l’inclinaison de la feuille (64 %); la moitié des enseignants (49 %) disent aussi être attentifs à la position de la feuille par rapport au tronc.

Figure 3

Éléments de l’environnement physique du scripteur enseignés et/ou corrigés par les enseignants

Éléments de l’environnement physique du scripteur enseignés et/ou corrigés par les enseignants

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5. Discussion

À partir des principaux résultats obtenus lors de notre enquête auprès de 182 enseignants québécois qui interviennent au 1er cycle de l’école primaire et qui ont fait l’objet d’une présentation dans la partie précédente, une discussion permet maintenant de faire ressortir les points saillants de ces résultats, tant à ce qui a trait aux connaissances déclarées qu’aux pratiques déclarées.

Premièrement, à propos des connaissances déclarées, il en ressort qu’une majorité d’enseignants considère l’apprentissage de la graphomotricité comme étant un processus complexe pour l’enfant en début de scolarité (77 %). Par contre, une exploration qualitative des explications fournies par certains enseignants permet de nuancer ce résultat. Contrairement aux travaux actuels qui montrent que l’activité de production est cognitivement complexe pour tous les scripteurs en apprentissage (Abbott, Berninger et Fayol, 2010; Alamargot et Fayol, 2009; McCutchen, 2011; Christensen, 2009; Bourdin, Cogis et Foulin, 2010), cette complexité semble découler pour certains enseignants de caractéristiques particulières chez certains élèves, notamment chez ceux qui manifestent des problèmes de motricité fine. Les explications fournies par d’autres enseignants semblent restreindre cette complexité à l’apprentissage de deux styles d’écriture, à la gestion des supports scolaires pour écrire (lesdits «trottoirs»), à la tenue et au contrôle du crayon, ou encore au manque d’expériences à l’âge préscolaire. Si ces explications relèvent pour la plupart de la dimension motrice de l’écriture (Rigal,  2009), très peu se rapportent à la dimension perceptive de l’écriture (Zesiger, 1995). En d’autres termes, les explications fournies par les enseignants ne font que très rarement appel à la complexité relevée par certaines études à propos du développement concernant la formation des lettres (Berninger et al.,  1991; Chartrel et Vinter, 2006; Christensen, 2009).

Cette interprétation permet, avec prudence, de suggérer que les connaissances professionnelles des enseignants sur la composante graphomotrice de l’écriture pourraient être parcellaires et parfois même se distancier des savoirs issus des plus récentes recherches dans ce domaine. Cette interprétation coïncide avec celle d’autres chercheurs (Jones et Christensen, 2012; Medwell et Wray, 2008) qui soulignent que, tant dans les milieux scolaires qu’universitaires, la composante graphomotrice de l’écriture a longtemps été sous-estimée. Des recherches éventuelles, qui auraient pour objectif d’approfondir les connaissances des enseignants à propos des différentes dimensions de l’acte d’écrire chez les élèves en processus d’apprentissage, doivent être menées pour accéder à une compréhension plus fine de l’état et de l’enrichissement des connaissances professionnelles des enseignants à ce sujet.

Par la suite, en ce qui concerne le rôle de la graphomotricité dans le développement de la compétence à écrire, l’analyse des connaissances déclarées des enseignants suggère que celles-ci ne sont pas uniformes dans notre population. En effet, si un bon nombre de répondants dit concevoir que le niveau de développement de la composante graphomotrice chez les élèves peut jouer un rôle sur différents aspects de la production écrite (la longueur d’un texte produit, l’orthographe ou la qualité des idées produites dans un texte), certains affirment le contraire. Pourtant, dans ce domaine, de nombreux résultats de recherche en psychologie cognitive soutiennent ce lien entre la composante graphomotrice en écriture et la performance des élèves en orthographe et en production de textes (Fayol et Miret,  2005; Graham et al., 1997; Jones et Christensen, 1999; Medwell et al., 2007, 2009; Morin et al., 2012; Pontart, Bidet-Ildei, Lambert, Morisset, Flouret et Alamargot, 2013). Seulement quelques enseignants fournissent des explications qui peuvent être associées à la question de la surcharge cognitive pour expliquer le lien entre la maitrise du geste graphomoteur et la qualité du texte («toute l’énergie de l’élève est orientée vers le contrôle du geste graphomoteur, il en oublie ses idées»), ou encore l’orthographe («l’élève est tellement concentré sur la formation de ses lettres qu’il oublie l’orthographe du mot»). L’exploration qualitative de ces explications fournies par certains enseignants suggère que ces derniers prennent en compte davantage des facteurs motivationnels ou physiques (fatigue musculaire), plutôt que cognitifs pour expliquer la relation entre le geste graphomoteur et la longueur des productions. Pourtant, déjà en 1988, des auteurs affirmaient que la gestion du geste graphomoteur pouvait occuper jusqu’aux deux tiers de l’attention des élèves en situation de production (Foulin et Fayol, 1988). Depuis, plusieurs chercheurs sont d’avis que le geste graphomoteur doit être automatisé le plus rapidement possible dans l’apprentissage pour libérer la mémoire de travail et permettre à l’élève de se centrer sur des tâches plus complexes de production (Berninger et Amtmann, 2003; Christensen, 2009; Graham et Weintraub, 1996; Graham et al., 1997; Lurçat, 2004; Medwell et Wray, 2007; Paoletti, 1999).

Les résultats de cette étude semblent montrer que les connaissances des enseignants pourraient être plus intuitives que soutenues par des savoirs issus du milieu scientifique. Ceci va d’ailleurs dans le sens des conclusions de Paoletti, qui affirmait déjà en 1994 que la formation reçue et les connaissances sur la graphomotricité d’enseignants québécois intervenant en maternelle et en 1re année présentaient plusieurs faiblesses, ainsi qu’avec celles de Graham et al. (2008), qui affirmaient, à la suite d’une enquête menée auprès d’enseignants étatsuniens, que certains d’entre eux entretenaient des conceptions erronées à propos du développement de la composante graphomotrice chez le jeune scripteur.

En ce qui a trait aux pratiques que disent adopter les enseignants de notre population, tous ont affirmé enseigner un style d’écriture à leurs élèves, soit l’écriture cursive ou scripte. Même si la culture scolaire qui prévaut dans les écoles du Québec fait en sorte qu’une majorité de jeunes élèves apprennent d’abord l’écriture scripte pour ensuite apprendre l’écriture cursive (Morin, Lavoie et Montésinos-Gelet, 2011), les réponses des enseignants étaient très diversifiées lorsque ces derniers étaient invités à préciser l’origine de ce choix (libre choix, école, commission scolaire, programme ministériel). Cette diversité, jumelée au fait que plus de la moitié des enseignants disent ignorer les arguments qui fondent le passage d’un style d’écriture à un autre au tout début du primaire, pourrait être une autre manifestation de l’état intuitif des connaissances professionnelles à l’égard de la composante graphomotrice de l’écriture.

Cette diversité pourrait aussi s’expliquer par les orientations ministérielles qui prévalent actuellement au Québec (MEQ, 2001; MELS, 2009), lesquelles sont peu explicites, même si elles mentionnent l’importance de la lisibilité de la production et l’espacement adéquat entre les lettres et entre les mots (LeBlanc, 2010). À propos des styles d’écriture, les deux sont recommandés par le programme de formation, mais aucune précision n’apparait concernant le moment de la transition entre les deux styles. Il semble pertinent de faire appel à différents chercheurs qui ont relevé l’importance d’automatiser le geste graphomoteur le plus rapidement possible dans l’apprentissage (Berninger et Amtmann, 2003; Christensen, 2009; Graham et Weintraub, 1996; Lurçat, 2004; Medwell et Wray, 2007; Paoletti, 1999) pour que le jeune élève puisse se centrer sur des tâches plus complexes de production (Graham et al., 1997), telles que la planification ou l’organisation des idées. À ce sujet, il est justifié de questionner les pratiques massivement adoptées par les enseignants qui introduisent deux styles d’écriture dans les premiers moments de l’apprentissage de l’écriture.

Toujours en lien avec les pratiques déclarées, rappelons que presque tous les enseignants interrogés – intervenant au cours de l’une ou l’autre des deux premières années de scolarisation – disent faire écrire leurs élèves dans des cahiers avec trottoirs et pointillés. Relevons ici que les jeunes élèves en sont au tout début de l’apprentissage de l’écriture et que leur aisance graphique, leur niveau de motricité fine et leur pratique en écriture peuvent rendre difficile cette restriction de l’espace graphique (Graham et Weintraub, 1996; Montésinos-Gelet et Morin, 2006). Sur ce point, la variété des supports en écriture pourrait mieux convenir à l’apprenti scripteur. De plus, nous constatons que, plus l’année avance, moins les enseignants de 1re année travaillent explicitement au développement de la composante graphomotrice en classe avec leurs élèves. Pourtant, selon Christensen (2009) et Rigal (2009), il est primordial de travailler le geste graphique fréquemment, sur de courtes périodes tout au long de l’année, justement pour augmenter l’aisance motrice des élèves et ainsi contribuer à l’automatisation progressive du geste graphomoteur. En outre, d’autres études montrent bien que l’évolution du tracé des lettres est complexe, en s’inscrivant sur une longue période de développement, et que vers 8 ans certains enjeux se posent particulièrement (Chartrel et Vinter, 2006).

Autre résultat que nous relevons ici, les enseignants de 2e année sont ceux qui, le plus longtemps au cours de l’année scolaire, soit jusqu’à la mi-année, accordent quotidiennement des moments à l’enseignement du tracé des lettres en classe. Apriori contradictoire, ce résultat peut s’interpréter par le fait que les enseignants de 2e année ne commencent pas tous l’enseignement de l’écriture cursive au même moment de l’année scolaire; si certains commencent dès le début de l’année, d’autres commencent soit vers le milieu de l’année ou plus tard. Nous pouvons croire que la principale conséquence, comme le soulèvent d’ailleurs Bara et al. (2011) dans leur étude, est que cette habileté de bas niveau reste une préoccupation pour les enseignants – par le fait même pour les élèves – durant les premières années de l’école primaire.

Pour terminer, à l’instar d’autres études (Asher, 2006; Graham et al., 2008; Paoletti, 1994), mentionnons que les résultats obtenus révèlent que les pratiques déclarées à l’égard de l’environnement physique semblent très diversifiées, quelques-unes s’écartant des savoirs issus de la recherche. En effet, bien que plusieurs enseignants portent attention à la posture de l’élève et au positionnement de la feuille, les éléments pris en compte ne sont pas les mêmes pour tous. D’un autre côté, à peine la moitié des enseignants disent porter attention à l’ajustement du mobilier, alors que plusieurs disent posséder les connaissances nécessaires pour soutenir les élèves pour l’adoption d’une bonne posture, pour le positionnement de la feuille chez le gaucher et pour l’ajustement du mobilier. Cet écart soulève évidemment les limites d’une enquête qui étudie les connaissances et les pratiques déclarées, notamment en introduisant un biais de désirabilité sociale, même si des précautions méthodologiques ont été prises pour soutenir une démarche rigoureuse.

6. Conclusion

Les recherches actuelles sont en mesure de montrer que le geste graphomoteur présente non seulement un processus complexe à développer et à automatiser pour le jeune scripteur, mais qu’il joue un rôle important dans le développement de la compétence à écrire et peut-être même dans le développement de la compétence à lire.

Dans le but d’éclairer l’état des connaissances et les pratiques des enseignants québécois de 1er cycle primaire (élèves de 6-8 ans), une enquête par questionnaire a été réalisée auprès de 182 enseignants qui avait pour objectifs spécifiques de  1) décrire les connaissances déclarées d’enseignants québécois qui oeuvrent au 1er cycle de l’école primaire au regard de la complexité du geste graphomoteur pour le jeune scripteur, du rôle de ce geste dans l’apprentissage de la langue écrite ainsi que de l’enseignement de la composante graphomotrice de l’écriture, et 2) décrire les pratiques déclarées de ces mêmes enseignants à propos des modalités d’enseignement de la composante graphomotrice en classe, soit l’enseignement du style d’écriture, la fréquence de cet enseignement ainsi que l’environnement physique (posture, ajustement du mobilier et positionnement de la feuille). L’analyse des données recueillies a souvent relevé une diversité de fondements conceptuels et de pratiques pédagogiques chez les enseignants qui ont répondu au questionnaire.

Bien que ces résultats doivent être considérés avec prudence, ils vont dans le même sens que ceux obtenus par d’autres études auprès d’autres populations enseignantes (Asher, 2006; Bara et al., 2011; Graham etal., 2008; Paoletti, 1994). D’autres recherches, notamment des recherches qui procèdent à des observations en classe, doivent par ailleurs être menées dans le futur pour approfondir la compréhension des pratiques enseignantes, de manière à rendre optimal le développement en écriture chez tous les élèves dès les premières années de l’école primaire.