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1. Introduction

La problématique de la continuité des apprentissages au regard de la diversité des contextes d’appropriation préoccupe les chercheurs et les praticiens en éducation depuis des décennies, comme l’indique la recension des écrits de Hull et Schultz (2001) sur les littératies hors scolaires. Ces auteures rappellent qu’il y a 50 ans aux États-Unis, à l’époque où était dominante la théorie du déficit, théorie selon laquelle la responsabilité de l’échec scolaire des élèves de milieux défavorisés et de groupes minoritaires reposait sur les enfants et leurs familles, Hymes (1964) avait signalé la nécessité d’étudier la langue en contexte pour mieux comprendre les situations d’apprentissage. Les recherches ethnographiques menées par la suite ont identifié un décalage entre les formes de communication privilégiées en milieu scolaire centrées sur l’écrit et celles adoptées dans les communautés minorisées qui comprennent des modes d’expression orale, gestuelle et musicale (Hymes, 1981; Heath, 1981, 1983; Gilmore et Glatthorn, 1982).

En France, Bourdieu et Passeron (1970) avaient eux aussi attiré l’attention à la même époque sur la façon dont les institutions éducatives reproduisaient les pratiques langagières des classes dominantes et marginalisaient celles des autres groupes. Plus récemment au Canada, Kanouté et Vatz-Laaroussi (2008) ont signalé que les relations entre les écoles et les familles continuent à être une source de préoccupation récurrente et pertinente, surtout en ce qui concerne les enfants provenant de milieux immigrants. Dans un numéro spécial de la Revue des sciences de l’éducation, elles ont réuni des expertises sur ce sujet pour explorer les articulations possibles entre les écoles et les familles dans divers contextes sociaux.

Depuis des décennies, des sommes importantes ont été investies à l’échelle internationale dans des projets cherchant à réduire les écarts entre les écoles et les familles en développant les compétences de littératie chez les enfants et les adultes de communautés minorisées. Cependant, plusieurs chercheurs, dont Auerbach (1989), Hernandez-Zamora (2010), Hull et Schultz (2001), reprochent à de nombreux programmes de littératie, y compris les initiatives subventionnées par des organisations internationales comme l’UNESCO, l’OECD, la Banque mondiale et divers gouvernements, d’avoir tendance à reposer sur une vision déficitaire des personnes visées et à les considérer comme les bénéficiaires passifs d’un curriculum prescrit. Selon les critiques, en imposant des littératies de type scolaire dans les familles et les communautés, les concepteurs de ces programmes supposent que les familles ne savent pas comment favoriser le développement de la littératie. Partant, l’école est montrée comme le seul modèle légitime à suivre dans ce domaine.

Le modèle autonome de la littératie, sur lequel de telles initiatives éducatives sont basées, présume que l’acquisition d’un ensemble d’habiletés individuelles pourrait garantir la mobilité sociale de façon universelle. Rejetée par les chercheurs associés aux New Literacy Studies (Street, 2003) à la lumière des résultats d’études menées dans différents lieux du monde, cette perspective a été remplacée par une vision idéologique de la littératie qui reconnaît que celle-ci est constituée d’un ensemble de pratiques sociales variant d’un contexte à l’autre en fonction des conditions sociales et matérielles en place. Qui plus est, cette orientation théorique suppose que puisque l’accès aux ressources associées à certaines formes de communication n’est pas le même pour tous les groupes, les différences entre les pratiques de littératie peuvent être liées à des forces économiques et sociales à l’oeuvre dans la société.

En s’alignant sur cette perspective, les signataires du manifeste Pedagogies of Multiliteracies (Cope et Kalantzis, 2000), rédigé par des chercheurs provenant de divers domaines d’étude regroupés sous le vocable The New London Group, ont signalé qu’il devenait urgent de transformer l’enseignement scolaire. Selon eux, l’école doit prendre en compte les pratiques de littératie adoptées à l’extérieur de l’institution scolaire afin de mieux préparer les enfants à vivre dans un monde en pleine mutation marqué par la diversité linguistique et culturelle, la globalisation des marchés ainsi que par l’expansion rapide des technologies de la communication et de l’information qui incorporent de multiples médias et modes d’expression textuelle, sonore et visuelle. En soulignant que ces changements ont mené à une modification des moyens de communication, qui nécessitent le développement de différents types de compétences, ils suggèrent que l’enseignement de la langue axé uniquement sur l’oral ou le texte écrit ne correspond plus au large éventail des pratiques communicatives de la vie contemporaine.

Ils ont donc proposé des approches, nommées Pedagogies of Multiliteracies, plus inclusives d’une pluralité de modes de communication et de langues dans les situations d’apprentissage qui reflètent mieux les pratiques adoptées par les jeunes dans leur quotidien. L’ouvrage de Cope et Kalantzis (2000) a été le catalyseur d’un foisonnement de discussions théoriques et il constitue un cadre de référence pour plusieurs publications parues depuis sur les littératies multiples explorées dans les innovations pédagogiques mises en place dans différentes régions du monde (Ajaji, 2009; Brass, 2008; Bruce, 2009; Carrington et Robinson, 2009; Hoechsmann et Poyntz, 2012; Hull et Nelson, 2005; Kalantzis et Cope, 2013; Kendrick, McKay et Moffat, 2005; Kress, 2003; Lebrun, Lacelle, Boutin, 2012; Pahl et Rowsell, 2006; Stein, 2004).

Avec la parution sur le marché, ces dernières années, d’appareils vidéo abordables et faciles à manipuler et l’intérêt accru pour les vidéos comme outils accessibles, qui permettent d’intégrer plusieurs formes de communication (visuelle, sonore, textuelle, etc.), quelques chercheurs et enseignants se sont tournés vers la production vidéo pour voir comment elle pourrait soutenir le développement des littératies multimodales (Ajayi, 2009; Brass, 2008; Bruce, 2009; Li, Gromik et Edwards, 2012). Cependant, la majorité de ces études a été menée auprès d’apprenants adultes et, à l’exception de quelques recherches, peu d’entre elles ont examiné la production vidéo chez les élèves d’âge primaire et secondaire.

Dans cette optique, nous avons examiné, dans deux projets de recherche, comment la production vidéo pouvait être exploitée aux ordres primaire et secondaire. Le premier projet impliquait la production et l’échange de vidéos entre des apprenants de l’anglais au primaire et au secondaire au Canada, au Mexique et en Inde. Le deuxième examinait la production de vidéos documentaires par des élèves d’une école primaire de Vancouver sur des questions de durabilité environnementale et de justice sociale. Nous cherchions à savoir si la production vidéo pouvait servir à mobiliser les ressources familiales et communautaires dans les activités d’apprentissage des langues et à présenter un lieu de socialisation où les enfants auraient l’occasion d’intégrer ce qu’ils ont vécu et acquis dans plusieurs sphères d’activité. Nous nous sommes aussi interrogés sur les obstacles rencontrés par ceux qui cherchent à faire de l’école un milieu plus perméable où le renforcement des liens école-famille-communauté forme le noyau central des activités pédagogiques.

Dans cet article, nous nous concentrons sur l’explication du cadre théorique unissant ces deux projets, en poussant plus loin les réflexions que nous avons abordées dans des publications récentes où nous avons présenté des analyses préliminaires de la production vidéo (Dagenais, 2012; Toohey, Dagenais et Schulze, 2012; Toohey et Dagenais, 2015). Nous souhaitons mettre en évidence, d’une part, comment les enfants tissent des liens entre leur vécu et leurs apprentissages à l’intérieur et à l’extérieur de l’école et d’autre part, signaler comment les conditions matérielles, ainsi que les discours institutionnels, influencent l’ouverture du milieu scolaire aux littératies multimodales et aux contextes d’apprentissage hors scolaires.

2. Cadre théorique

Nous adoptons une perspective socioculturelle (Vygotsky, 1978; Wertsch, 1991), selon laquelle l’apprentissage peut être conceptualisé comme un processus impliquant des acteurs socialement et culturellement situés, qui développent par le biais de leurs interactions dans un environnement particulier, les comportements et les façons de penser nécessaires pour participer à ces échanges. Nous portons notre attention sur les pratiques sociales des apprenants, sur la façon dont ils sont positionnés dans leur milieu, ainsi que sur les outils physiques, sociaux et symboliques à leur disposition. Dans la production vidéo, nous nous attardons plus spécifiquement aux outils physiques et sociaux qui diffèrent de ceux qu’on retrouve typiquement dans les écoles en nous concentrant sur les effets qu’ils ont sur les pratiques de littératie.

Cette vision se démarque nettement de celle qui conçoit l’apprentissage comme l’acquisition d’habiletés individuelles, car elle propose d’appréhender la littératie comme un répertoire de pratiques dynamiques qui servent des buts sociaux (Mills, 2010). Ainsi, ces pratiques impliquent une variété d’acteurs, de relations sociales, de fonctions et de types de messages communiqués à l’aide d’outils divers (Street, 2003). Comme Kalantzis et Cope (2012), nous pensons qu’il est plus pertinent de parler des littératies au pluriel pour prendre en compte les multiples moyens d’attribuer un sens aux messages qui circulent dans la société et la variété des modes et formes d’expression comprenant le linguistique, l’auditif, le visuel, le gestuel et le spatial.

Pour expliquer comment plusieurs sens sont invoqués dans l’interprétation de tout type de message, y compris les textes écrits, Kress (2003) a proposé le concept de multimodalité. Selon lui, ce phénomène est évident dans les messages numériques qui prennent une place prépondérante dans la communication aujourd’hui, où plusieurs modes sémiotiques tels que le texte, le langage oral, la musique et les images fixes ou mobiles sont transmis simultanément. D’où la nécessité d’identifier des pratiques d’enseignement susceptibles d’aider les jeunes à naviguer dans ce nouvel espace communicatif, à interpréter les messages véhiculés dans les médias de façon critique, et à considérer les questions éthiques qui entourent leur production.

Inspiré par cette perspective théorique, un courant de recherche a émergé dernièrement pour examiner comment l’intégration des technologies de la communication et l’information à l’école peut servir à développer les compétences de littératie multimodale chez les élèves. Par exemple, l’ouvrage collectif de Lebrun et al. (2012) présente des innovations pédagogiques menées au Québec et ailleurs visant spécifiquement à développer les littératies multimodales à l’aide de supports médiatiques. Les contributeurs à cet ouvrage présentent les avantages de mettre en place des activités didactiques intégrant plusieurs dispositifs de communication dont les blogues, les réseaux sociaux, les bandes dessinées, les productions vidéo, les romans-photos, les jeux vidéo, pour soutenir la littératie scolaire traditionnelle et développer des compétences complémentaires à celle-ci. De plus, ils avancent des réflexions fort intéressantes sur les compétences qui peuvent être développées par le biais des pratiques de littératies multimodales et ils proposent des outils novateurs pour évaluer les élèves. Les résultats de leurs recherches contribuent à un corpus provenant d’études menées dans diverses régions (Hull et Schultz, 2001; Hull et Nelson, 2005; Pahl et Rowsell, 2006) et montrent clairement comment l’enseignement des littératies à l’école aurait intérêt à inclure les pratiques hors scolaires adoptées par les jeunes.

De façon parallèle, les études menées depuis plusieurs années auprès des apprenants d’une langue seconde révèlent que lorsque ces derniers maintiennent des liens avec les langues et les cultures de leurs familles à l’aide des technologies de la communication et de l’information et des littératies multimodales et plurilingues, ils peuvent bénéficier davantage de leur expérience à l’école (Cummins, 2009). Certaines innovations examinées dans ce numéro spécial (voir Moore et Sabatier) s’insèrent dans cette lignée et elles présentent des exemples d’approches prometteuses.

Par ailleurs, d’autres projets novateurs (Cummins et Early, 2011) sont basés sur les mêmes principes de rapprochement entre les langues et les contextes d’apprentissage, car ils mènent les élèves à mobiliser leurs connaissances des langues acquises à la maison, dans la communauté et à l’école pour produire des textes bilingues. Nommés identity texts, parce qu’ils permettent aux élèves d’investir leur identité bilingue dans le processus créatif, ces productions incluent plusieurs formes d’expression comme l’écrit, l’oral, le visuel, la musique et l’art dramatique ainsi que des combinaisons de celles-ci.

Comme le signale Mills (2010), à l’échelle internationale les chercheurs avancent l’argument que les technologies de la communication et de l’information servent de moteur pour élargir les pratiques de communication à l’école. En observant que les textes multimodaux construits à partir d’outils numériques ont le potentiel non seulement de rapprocher les contextes d’apprentissage, mais de faciliter le maintien des liens entre les langues, Mills suggère qu’ils présentent aussi des moyens multidimensionnels de communiquer des messages de façon bien plus nuancée et poussée que lorsqu’on a recourt uniquement au texte écrit. À ce sujet, Hull et Nelson (2005) avaient constaté quelques années plus tôt que l’intégration simultanée du texte écrit, de la musique et des images dans des récits numériques permettait aux jeunes éprouvant des difficultés à l’écrit de représenter leurs messages de façon plus holistique. En se basant sur ces observations, elles ont proposé que ce processus créatif offre une façon différente de véhiculer et d’interpréter les messages que les situations de communication traditionnelle à l’école où les élèves commencent par produire un texte écrit et y ajoutent des éléments visuels et/ou auditifs.

Si de plus en plus de chercheurs se penchent sur l’enseignement des littératies multimodales auprès des apprenants d’une langue seconde (Ajayi, 2009; Armand, Lory et Rousseau, 2013; Cummins et Early, 2011; Lotherington, 2011), ce n’est que tout récemment que certains se sont tournés vers la production vidéo. Quelques études suggèrent qu’elle exige que les apprenants d’une langue seconde travaillent avec des échantillons authentiques de la langue, ce qui les mène à prendre conscience des erreurs dans leurs productions puis à les corriger par la suite (Li et al., 2012).

Dans une recherche située en milieu multilingue à Toronto, Lotherington et Sinitskaya Ronda (2012) ont examiné la collaboration entre enseignants et élèves du primaire sur des productions multimédia où ils avaient recours à des outils numériques avec écrans comme les téléphones portables, les jeux vidéo, les iPads et les ordinateurs portables. À l’aide de ces technologies, les apprenants d’anglais langue seconde ont capté et créé des échanges contextualisés, ce qui leur a permis de prendre en charge leur apprentissage et de participer de façon plus active dans les communautés discursives anglophones. À la lumière de ces résultats, ces chercheuses suggèrent de revisiter la notion de compétence communicative, en suggérant d’y ajouter la «compétence communicative numérique» (digital communicative competence) et en proposant à la didactique des langues de tenir compte des nouvelles formes d’interaction apparaissant aujourd’hui grâce aux outils numériques.

Dans une autre étude à Toronto, Eamer et Hughes (2012) présentent les résultats d’un projet scolaire où des apprenants de l’anglais, âgés de 10 à 14 ans, ont été invités à créer des récits ou des poèmes à l’aide d’images, de vidéos, de musique, de textes écrits et de productions audio. En se référant au programme d’étude de l’anglais langue seconde produit par le ministère de l’Éducation de l’Ontario, ces auteurs ont montré comment les étudiants ont atteint les objectifs d’apprentissage liés à leur capacité à: 1) faire des comparaisons entre des informations pour organiser leurs idées; 2) identifier des séquences dans les événements dans leurs productions orales et écrites; 3) augmenter leur vocabulaire en ayant recours au langage figuratif et à des techniques littéraires et; 4) interroger de façon critique le contenu et les applications des médias en tant que consommateurs et producteurs de médias.

Plusieurs chercheurs en éducation qui oeuvrent dans le domaine des médias et des littératies, dont De Castell et Jensen (2007), Hoechsmann et Poyntz (2009), et Soep (2006), s’intéressent à des approches pédagogiques nommées Production Pedagogies, qui visent à engager les jeunes dans la production de leurs propres créations médiatiques. Hoechsmann et Poyntz (2012) notent que les jeunes ne sont pas toujours conscients de leur façon d’intégrer dans leurs productions des éléments du travail créatif des autres et reproduisent des représentations stéréotypées. Ils signalent, cependant, que certains projets médiatiques visent justement à mener les enfants et les adolescents à se prendre en charge, à trouver leur voix et à devenir des acteurs informés en explorant, par le biais des activités de production, des questions qui les préoccupent en s’attardant aux relations de pouvoir et à leurs conditions de vie. Pour ces auteurs, ces projets pourraient aider les jeunes à attribuer un sens à leur vécu et à leurs identités:

Media education is essential for ensuring young people a form of critical engagement with mediated cultures that allows them to make sense of their lives and identities and to engage with the technologies, literacies, and everyday cultural practices that can foster economic participation and social inclusion.

Hoechsmann et Poyntz, 2012, p. 201

Dans les projets vidéo que nous avons entrepris, les pédagogies de la production nous ont offert un ancrage pour notre collaboration avec les enseignants et les élèves, car ces approches nous permettent de voir comment la production vidéo peut changer les rôles qu’ils adoptent face aux médias. Elles les amènent à dépasser le rôle de consommateurs passifs des produits médiatiques qu’ils ont tendance à adopter dans les classes où les technologies sont intégrées seulement pour lire du matériel en ligne ou pour visionner des films et des vidéos. À l’inverse, dans les pédagogies de la production, les jeunes sont libres de s’engager dans la création de leurs propres messages visuels.

3. Méthodologie

Dans les deux projets, basés sur des partenariats enseignants-chercheurs, nous avons adopté des approches inspirées de l’ethnographie critique (Madison, 2011) et de la recherche-action critique (Carr et Kremmis, 1986) pour mener le recueil de données sur le terrain. Ainsi, nous visions à modifier les pratiques pédagogiques en cherchant à comprendre comment elles pourraient répondre aux besoins des élèves de façon plus équitable et mieux lier les apprentissages effectués dans les contextes scolaires, familiaux et communautaires.

Dans le projet d’échange international de vidéos, les activités de production ont été prises en charge par des étudiants de l’Université Simon Fraser inscrits en formation initiale, qui ont suivi un stage d’enseignement d’environ six semaines dans une école primaire ou secondaire située à Vancouver au Canada, à Oaxaca au Mexique ou à Dharamsala en Inde. (Les descriptions détaillées sont disponibles dans Dagenais, 2012; Toohey et al., 2012). L’un des objectifs était de voir si l’intégration de la production vidéo dans l’enseignement pouvait présenter un mode de communication pertinent pour les enfants bi-plurilingues. Nous cherchions aussi à offrir aux étudiants-maîtres l’occasion de mettre en place des activités pédagogiques dans lesquelles ils pourraient développer des connaissances sur les littératies multimodales et des compétences d’enseignement dans ce domaine. Les auteures ont recueilli leurs observations dans un journal de bord lors des activités. À leur retour sur le campus de l’université, les étudiants-maîtres ont participé à des entrevues de groupe sur cette expérience. Certains ont produit des réflexions rétrospectives écrites sur le déroulement de la production vidéo et sur leur vision de l’enseignement des littératies multimodales à la suite de ces activités.

Dans les activités de production vidéo, qui ont duré six semaines environ, les jeunes âgés de 8 à 17 ans avaient comme consigne de raconter leur vie aux jeunes vivant dans les autres sites. Par conséquent, plusieurs d’entre eux ont produit des vidéos bilingues, sous-titrées en anglais dans les segments en espagnol, en tibétain, ou en d’autres langues. Comme nous l’avons montré dans une analyse de certains extraits vidéos (Dagenais, 2012; Toohey et al., 2012), ils ont pu communiquer des informations qu’ils auraient difficilement transmises en langue seconde dans des tâches scolaires traditionnelles limitées à l’écrit ou à l’oral. Ils ont eu recours à différents moyens pour exprimer leurs sentiments et leurs idées en s’appuyant sur des ressources linguistiques, matérielles, gestuelles et sociales afin de faire passer leurs messages, selon leurs besoins communicatifs et les exigences de la situation. Ainsi, ils se sont référés à des notes écrites et des affiches pendant qu’ils parlaient devant la caméra, ils ont pu manipuler des objets pour clarifier certaines questions, se servir de gestes pour attirer l’attention des destinataires sur leurs sentiments ou sur un élément dans l’espace visuel, et pour interagir avec les autres pour se situer socialement.

Dans les vidéos, les enfants ont eu l’occasion d’adopter un positionnement social désirable en parlant de leurs intérêts et de leurs talents. Ils se sont présentés comme des locuteurs compétents des langues dans leur répertoire linguistique et comme des membres informés de leur communauté qui possèdent des connaissances intimes sur leur environnement physique, les pratiques culturelles (les fêtes annuelles, les traditions religieuses) et les coutumes adoptées dans les échanges sociaux (les débats formels, les interactions avec les aînés). De plus, les enfants narrateurs dans la vidéo ont pu faire état de leurs compétences en récitation et montrer leur habileté à donner des explications aux destinataires lors des visites guidées qu’ils offraient de leur milieu.

Dans leurs productions, les enfants dans les trois sites ont aussi fait référence à leurs intérêts pour des symboles culturels qui circulent internationalement, tels que des chanteurs de renom comme les Jonas Brothers, des activités sportives comme le basketball, ou des pratiques artistiques comme la danse Bangra. On peut imaginer que ces références communes étaient un moyen de tisser des liens avec leurs pairs ailleurs. Elles leur offraient aussi peut-être l’occasion de se situer comme personnes «branchées», conscientes des intérêts de la jeunesse mondiale et comme participants de cette culture globale.

Donc, comme nous l’avons indiqué, le projet d’échange des vidéos a présenté aux enfants une occasion d’investir leurs pratiques hors scolaires dans ces activités de production qui rendent la frontière entre l’école et la communauté plus perméable. En somme, il a stimulé l’intégration des connaissances locales, la recontextualisation du matériel culturel et l’imbrication des apprentissages accomplis dans des interactions en milieux d’apprentissage officiels et non officiels.

Le projet de production de vidéos documentaires mené plus récemment à Vancouver présente une façon différente d’explorer le rapprochement des contextes d’apprentissage. Concentré dans une classe de quatrième année composée d’élèves âgés de 9 à 10 ans d’origines linguistiques, ethniques et économiques très diverses, le projet s’est déroulé dans une école urbaine à proximité d’un grand parc régional populaire. Les deux éducatrices qui ont participé à ce projet étaient la titulaire de classe et une collègue qui occupait la fonction de personne-ressource en nouvelles technologies pour le conseil scolaire. Elles travaillaient ensemble depuis plusieurs années et elles habitaient à quelques rues de l’école et du parc, comme les élèves de la classe. Lors de notre première rencontre, elles ont exprimé l’intérêt d’explorer des questions de durabilité environnementale et de justice sociale liées au parc, en indiquant que ces thèmes correspondaient bien aux objectifs du programme d’étude provincial des sciences humaines (Gouvernement de la Colombie-Britannique, 2010).

Puisque cet intérêt rejoignait notre préoccupation de tracer des liens entre divers domaines de la vie des élèves, nous avons convenu d’explorer ces thèmes en nous inspirant aussi de certains éléments d’une approche éducationnelle intitulée Challenge-based learning[1], prisée par le ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique et par le conseil scolaire. Cette approche mise sur la transversalité des apprentissages et le recours aux technologies de la communication et de l’information utilisées dans le quotidien. Par ailleurs, elle vise à mettre les élèves dans des situations où ils tentent de trouver des solutions à des problèmes réels de la vie contemporaine.

Ainsi, sur une période de trois mois, les élèves ont travaillé en petits groupes pour produire des vidéos documentaires sur le parc à l’aide de six iPads que nous avons offerts à la classe. Pour s’informer sur le thème convenu, ils ont participé à plusieurs sorties guidées dans le parc sous la direction de bénévoles de la société écologique du parc et lors d’une visite, ils ont suivi un guide autochtone connaisseur des plantes médicinales et de l’histoire des Premières Nations qui avaient vécu sur ce site avant qu’il ne devienne un parc. Les enfants ont aussi accueilli dans leur classe une historienne universitaire qui leur a parlé de l’histoire de la région en montrant des photos d’enfants autochtones qui avaient habité sur le site du parc et avaient été scolarisés environ 70 ans auparavant dans la même école qu’eux. De plus, les enfants ont participé à des leçons sur la durabilité environnementale et la justice sociale. Par ailleurs, ils ont reçu des formations techniques sur la prise de photos et le tournage de vidéos à l’aide du iPad, puis sur l’exploitation des applications Camera, Vizzywig et iMovie dans la production vidéo. Les productions des enfants ont été présentées aux parents et à d’autres invités lors de diverses activités, dont un lancement à l’école, une foire technologique du Conseil scolaire et une célébration centenaire du parc. Enfin, elles ont été présentées sur le site web de la société écologique du parc.

Plusieurs moyens ont été utilisés pour recueillir des données dans ce projet. Pour ce faire, les deux auteures ont reçu l’aide de trois assistants de recherche inscrits au doctorat en éducation ayant tous de l’expérience en enseignement, de la directrice d’un organisme à but non lucratif ayant plusieurs mandats, dont celui d’offrir des formations dans les écoles sur la production de films, et d’une vidéographe professionnelle de l’université ayant plusieurs années d’expérience dans les salles de classe. L’équipe de recherche a filmé et photographié le processus de production à 18 reprises sur trois mois, parfois durant la journée scolaire entière. De plus, les chercheurs ont pris des notes de terrain lors des observations, récolté des artefacts (scénarios, notes des étudiants, plans de cours, etc.) et mené des entrevues formelles (semi-dirigées) et informelles avec les enseignants et les élèves. Dans l’esprit de collaboration avec les enseignants, des membres de l’équipe de recherche ont aussi aidé à enseigner aux élèves certaines techniques de production vidéo aux élèves, comme l’intégration des photos dans les enregistrements vidéo à l’aide de l’application iMovie.

Nous nous sommes engagées dans la phase d’analyse intensive des données à l’aide du programme Studiocode[2], un outil informatique développé à l’origine pour l’analyse des vidéos dans le domaine des sports. Pour guider l’analyse des données et la rédaction des rapports de recherche, nous nous sommes tournées vers les discussions sur la construction des connaissances basée sur les récits narratifs (Barad, 2011; Ingold, 2011), les développements récents de l’épistémologie interprétative ainsi que les nouvelles perspectives sur l’analyse des données (voir par exemple, le numéro spécial de la revue Qualitative Inquiry intitulé Qualitative Data Analysis After Coding, de St. Pierre et Jackson, 2014). En nous alignant sur ces perspectives, nous nous éloignons des discours sur la présentation des preuves dans les rapports de recherche et nous cherchons plutôt à offrir une discussion analytique, sous forme de récit interprétatif, des thèmes qui se dégagent des deux projets.

4. Récit interprétatif

Si les deux projets – celui d’échange des vidéos et celui de production des documentaires – avaient des objectifs pédagogiques différents et se sont déroulés dans des situations complètement distinctes, nous pouvons néanmoins y identifier quelques tendances partagées dans ces activités en ce qui a trait aux interactions entre les enfants et la technologie, aux liens entre les situations d’apprentissage scolaire et hors scolaire et aux conditions matérielles et institutionnelles mises en place dans chaque milieu (pour les premiers résultats, consulter Toohey et Dagenais, 2015).

4.1 Les interactions entre les enfants et les technologies

En entrevue, les stagiaires et les enseignants ont remarqué, comme nous lors de nos observations sur le terrain, que de façon générale les enfants étaient très engagés dans le processus de production vidéo et qu’ils investissaient beaucoup d’efforts dans la création de leur produit visuel. Ils étaient captivés par les outils technologiques à leur disposition dans la production vidéo, que ce soit les caméras vidéo ou les iPads employés pour filmer et faire le montage, ou encore les ordinateurs portables fournis pour accomplir d’autres tâches de montage et mener des recherches complémentaires en ligne.

Les enseignantes ont de plus signalé qu’elles étaient impressionnées par la quantité d’écrits que la production vidéo implique: la rédaction des scénarios, la préparation des entrevues de l’historienne invitée, la sélection des titres et des sous-titres. Elles ont observé que certains enfants en difficulté ont pu s’engager avec plaisir dans ces moments et faire valoir leurs compétences. Elles ont aussi découvert que plusieurs élèves étaient très habiles dans la manipulation d’outils numériques, par exemple qu’ils savaient exploiter des applications iPad, comme Dragon Dictation, pour dicter leur scénario quand la rédaction leur posait problème.

Puisque ces activités s’étendaient sur plusieurs semaines, les enfants avaient le temps de s’impliquer de façon plus soutenue dans leurs propres projets et de développer les idées qu’ils voulaient communiquer. De plus, ils avaient plus d’occasions de s’approprier les techniques de production. Nous avons noté aussi que les activités de production vidéo étaient souvent plus bruyantes que les activités de classes régulières car les interactions entre les élèves étaient intenses, comme l’ont observé d’autres chercheurs (Brass, 2008; Bruce, 2009). Les élèves devaient négocier leurs rôles dans les tâches collaboratives, s’entendre sur leurs intentions de communication, décider ensemble des procédures à suivre, évaluer leurs produits, reprendre le travail au besoin et tenter de résoudre les différences pour réaliser leur vidéo. Les enseignantes ont noté en entrevue que la résolution de ces problèmes dans le travail d’équipe était une activité fort productive à la longue, ce que nous avons pu confirmer dans nos analyses ultérieures des processus de production vidéo (voir une analyse des extraits vidéo dans Toohey et Dagenais, 2015). De leur côté, les enfants ont signalé que la partie la plus pénible de la production vidéo était le travail de groupe, mais la plupart étaient d’accord que cela leur permettait de générer plus d’idées dans la phase de créativité.

Si cette participation soutenue dans un travail pour créer un produit visuel dont ils étaient satisfaits a suscité beaucoup d’intérêt, certains enfants ont aussi rapporté qu’ils étaient fatigués vers la fin et qu’ils avaient trouvé le processus long. Cette réaction signale qu’il faut tenir compte de la capacité des jeunes de cet âge à s’engager dans une tâche de longue durée nécessitant une capacité de projection temporelle sur plusieurs mois. Vers la fin de la production vidéo, les adultes impliqués dans ce projet se sont également sentis épuisés, y compris les enseignantes, les stagiaires et les membres de notre équipe de recherche. Cependant, la directrice de l’institut cinématographique nous a précisé que ces effets étaient typiques des activités de production de films car celles-ci exigent que les participants travaillent ensemble durant de longues périodes de temps.

4.2 Liens école-famille-communauté

Si, d’une part, ces activités de production vidéo engageaient les enfants à travailler ensemble de façon intensive pour atteindre un but commun, elles les ont d’autre part menés à explorer une diversité de moyens de communiquer – au-delà du langage écrit et oral et à sélectionner les ressources dont ils auraient besoin pour véhiculer leur message. Comme nous l’avons évoqué plus haut, ces ressources comprenaient des connaissances développées en famille et dans le contact quotidien des enfants avec les membres de leur communauté, ainsi que les connaissances acquises dans l’exploration de leur environnement. L’anglais appris en classe et d’autres capacités développées à l’école, comme le recueil et l’organisation des informations et leur présentation cohérente de celles-ci à des auditeurs, ont aussi été mis en valeur dans les vidéos.

Dans le premier projet, les apprenants de l’anglais ont puisé dans leurs compétences plurilingues pour communiquer des informations sur leurs milieux dans la ou les langues utilisée localement (voir l’analyse des extraits vidéos dans Dagenais, 2012; Toohey et al., 2012). Ils devaient trouver les moyens de transmettre les connaissances qu’ils avaient acquises souvent exclusivement dans leur(s) langue(s) familiale(s) en choisissant des lieux de tournage (une école, une église, un temple, un magasin, un terrain de jeux, une résidence) ainsi que des personnes de leur communauté à filmer (un enseignant, un élève, un grand-parent, un prêtre catholique, un moine bouddhiste, une vendeuse). Ainsi, ils ont offert à leurs spectateurs des explications sur les pratiques locales, soit dans la langue de leur communauté en insérant des sous-titres dans la vidéo, soit dans la langue scolaire en s’appuyant sur des textes lus ou mémorisés, et ils ont ancré leurs présentations orales dans des démonstrations de l’espace visuel de leur environnement.

Dans le deuxième projet, les enfants ont participé à plusieurs sorties guidées dans le parc destinées à faciliter l’acquisition de connaissances sur ce lieu. Ils y sont retournés pour filmer et prendre des photos à l’aide des iPads. Pour faire ce travail, ils devaient mettre en application les habiletés de manipulation des technologies de la communication et de l’information qu’ils avaient développées à l’école et ailleurs. Les compétences informatiques variaient d’un élève à l’autre selon ses expériences antérieures avec ces outils. Ils devaient aussi y intégrer des informations qu’ils avaient obtenues sur le parc au cours de visites familiales en dehors des heures de l’école, au cours de devoirs effectués à la maison et au cours des recherches qu’ils avaient faites sur internet pendant qu’ils travaillaient en groupes avec les ordinateurs en classe.

Comme ils pouvaient choisir parmi les ressources linguistiques, culturelles, matérielles, visuelles et gestuelles qu’ils jugeaient nécessaires à la production de leur vidéo, les enfants avaient plus de contrôle sur leur apprentissage et ils pouvaient montrer qu’ils avaient des compétences de communication autres que l’expression orale et écrite. Signalons que pour accomplir cette tâche scolaire les enfants étaient encouragés à sortir de l’école pendant les heures de classe, accompagnés d’un adulte, pour filmer ce qu’ils voulaient inclure dans leur vidéo et, en quittant physiquement les lieux de l’école équipés des outils nécessaires au tournage. Ils étaient libres de circuler dans les espaces communautaires pour capter ce qu’ils voulaient communiquer sur ces contextes. Donc, l’imbrication des apprentissages a été rendue possible grâce à la production vidéo, car elle visait explicitement à mener les élèves à partager dans leurs représentations visuelles les connaissances qu’ils avaient acquises dans diverses sphères d’activité.

4.3 Conditions matérielles et discours institutionnels

Les projets vidéo engageaient les enfants dans des explorations soutenues d’un sujet et les menaient à intégrer des apprentissages accomplis dans plusieurs contextes, toutefois les préoccupations techniques et logistiques contraignaient les champs des possibles dans ces activités. Comme nous l’avons indiqué dans nos publications antérieures (Dagenais, 2012; Toohey et al., 2012), les conditions matérielles du site de production, telles que le type d’espace alloué aux élèves qui avaient besoin de lieux tranquilles pour certaines tâches de montage des vidéos, le degré de contrôle qu’ils avaient sur le processus de production et l’accès à de l’aide technique jouaient toutes un rôle dans la création des vidéos. D’autres facteurs intervenaient aussi, tels que le nombre limité d’ordinateurs, de iPads et de microphones externes, la lenteur de la bande passante dans les écoles, le manque de sécurité pour entreposer l’équipement et pour sauvegarder les productions. De plus, les interruptions fréquentes, y compris les annonces publiques, les sons de la cloche ou le début d’un autre cours prévu dans la grille horaire scolaire, empêchaient parfois les élèves de poursuivre des pistes créatives ou de réaliser leurs intentions, ce qui était décourageant pour certains. Néanmoins, les enseignants et les élèves ont tenté de surmonter ces obstacles, avec les moyens à leur disposition, en cherchant des solutions variées pour continuer le travail. Par exemple, dans certains cas, les enfants ont demandé de poursuivre leurs tâches de production durant la récréation et à l’heure du midi, et des enseignants ont négocié avec leurs collègues pour reporter les autres matières et activités scolaires afin d’aider les enfants à faire avancer leur projet.

Enfin, les discours institutionnels qui circulent sur l’importance d’accorder une place primordiale à l’écrit à l’école avaient pour effet de réduire la production vidéo à un projet particulier, placé en marge des «vraies» tâches scolaires. D’autres enseignants qui voyaient l’intérêt d’inclure les littératies multimodales dans leurs classes craignaient qu’elles ne prennent trop de temps et réduisent les heures qui devraient être dédiées aux formes de littératie scripturale, plus valorisées dans le système scolaire. Ne sachant pas comment évaluer les productions visuelles, ils hésitaient à les intégrer en classe, même si des pistes d’évaluation sont fournies dans les programmes d’études officiels de plusieurs provinces. On peut comprendre cette situation quand on considère que les programmes de formation initiale et continue des enseignants accordent une plus grande importance à l’évaluation de l’écrit et explorent moins souvent l’évaluation des productions visuelles.

D’autres enseignants estiment ne pas posséder les compétences nécessaires ou ne pas avoir accès aux ressources humaines pour résoudre les problèmes techniques qui pourraient émerger durant la production vidéo. Cependant, comme nous l’avons observé dans nos projets, les enseignants qui encourageaient le développement des littératies multimodales à l’école acceptaient d’agir comme coapprentis avec leurs élèves pour tenter de résoudre les problèmes techniques; ils finissaient par découvrir que les jeunes avaient bien plus de compétences avec les outils numériques qu’eux. Nous avons noté que ce renversement des rôles enseignants-enseignés est devenu très valorisant pour les élèves et révélateur pour les professeurs.

5. Conclusion

Après un exposé du cadre théorique sur les littératies multimodales, nous avons présenté deux projets de production vidéo qui s’appuient sur les développements théoriques associés aux travaux du New London Group (Cope et Kalantzis, 2000; Kalantzis et Cope, 2012). Nous avons proposé que la production vidéo ouvre des pistes pédagogiques plus inclusives, car elle offre un moyen de tisser des liens entre les apprentissages effectués à la maison, dans la communauté et à l’école. De plus, celle présente une façon d’inclure une pluralité de langues et de formes d’expression pratiquées dans la société contemporaine.

Selon nos observations enregistrées dans les notes de terrain et les vidéos du processus de production, bien que les conditions matérielles et les discours institutionnels en place à l’école présentaient plusieurs obstacles à la mise en oeuvre des projets vidéo, les enfants et les enseignants impliqués dans ces activités ont trouvé les moyens de les surmonter. Les enfants étaient très engagés dans les activités proposées, car ils pouvaient faire appel à des formes d’expression qu’ils trouvaient stimulante, tout en réinvestissant les connaissances qu’ils avaient acquises dans plusieurs sphères de leur vie. En mobilisant les habiletés développées à l’école pour recueillir, organiser et présenter des informations, ils ont aussi pu puiser aussi dans leurs connaissances des outils numériques et de leur environnement acquises en famille et dans la communauté pour produire leur vidéo. N’étant plus contraints à s’exprimer seulement à l’oral ou à l’écrit, les apprenants pouvaient montrer leurs compétences en empruntant d’autres formes d’expression, ce qui était particulièrement important pour les élèves dont la langue scolaire était la langue seconde. Leur répertoire communicatif s’est diversifié dans la production vidéo quand ils ont pu combiner les formes d’expression sonore, visuelle, gestuelle avec la communication linguistique dans plus d’une langue pour faire passer leur message autrement.

S’il est vrai que les littératies multimodales sont associées au plaisir et au jeu, des formes d’expérience humaine longtemps considérées comme étant incompatibles avec les tâches scolaires (Hoechsmann et Poyntz, 2012), il serait dommage qu’elles soient reléguées à des projets exclusivement ludiques. Au contraire, le développement des littératies multimodales devrait être situé au coeur même de l’enseignement des langues, car il s’agit d’un objet d’apprentissage sérieux permettant aux enfants de construire en créant des liens entre leurs expériences scolaires, familiales et communautaires.