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1. Problématique

Des études ont révélé que dans les milieux défavorisés, les jeunes enfants vivent moins d’expériences soutenant le développement des compétences orales et écrites que dans les milieux plus aisés (Coyne, McCoach et Knapp, 2007; Hart et Risley, 2003; Korat, 2005). Apthorp (2006) estime d’ailleurs que des élèves ayant bénéficié de moins de stimulations langagières peuvent, dès la maternelle, connaitre près de 4 000 mots de moins que leurs pairs bénéficiant d’expériences riches et variées à la maison. Des différences significatives existent ainsi entre le vocabulaire des enfants provenant de ces deux milieux et cet écart a tendance à s’accentuer avec le temps (Anderson et Nagy, 1992; Coyne, Simmons, Kame’enui et Stoolmiller, 2004).

Ainsi, en quatrième année du primaire, il n’est pas rare de rencontrer des décodeurs habiles qui manifestent des difficultés en lecture (Sanacore et Palumbo, 2009; Snow, 2008). Pour plusieurs, leur manque de vocabulaire nuit à leur compréhension écrite, ce qui a des répercussions ultérieures sur leur réussite (Biemiller et Boote, 2006; Catts, Hogan et Adolf, 2005; Storch et Whitehurst, 2002). Un lecteur doit d’ailleurs maîtriser plus de 97 % des mots d’un texte pour en saisir adéquatement le sens (Hu et Nation, 2000; Schmitt, Jiang et Grabe, 2011). Développer un vocabulaire riche est donc un enjeu sur le plan de la compréhension écrite pendant toute la scolarité des élèves puisque ces derniers se trouvent constamment devant des textes portant sur de nouveaux sujets.

Cet enjeu n’a toutefois pas toujours été digne d’intérêt pour les chercheurs et les praticiens. Dans les années 1990 et 2000, les recherches sur la prévention des difficultés de lecture (Foorman, Francis, Fletcher et Lynn, 1996; Juel et Minden-Cupp, 2000; Morrow et Asbury, 2003; Vellutino et Scanlon, 2001) se sont peu attardées au vocabulaire. Selon Cassidy et Wenrich (1997, 1998), vers la fin des années 1990, le vocabulaire représentait le sujet le moins apprécié des enseignants en ce qui a trait à la littératie. Or, selon Biemiller et Boote (2006) de même que Neuman (2011), il faut exposer très tôt les jeunes enfants à une variété d’expériences langagières de haute intensité afin de soutenir leurs connaissances du monde et des mots en plus de créer des représentations initiales de mots qui seront consolidées à travers différentes expériences.

2. Cadre de référence

C’est dans cette visée de soutenir l’apprentissage du vocabulaire des enfants de milieux défavorisés à partir d’une variété d’expériences, que la recherche exploratoire présentée dans cet article a été réalisée. Le cadre de cette recherche s’appuie sur les connaissances relatives à l’apprentissage et à l’enseignement du vocabulaire.

2.1 L’apprentissage du vocabulaire

Lorsqu’un enfant ou un adulte apprend un mot nouveau, ce dernier altère et redéfinit les représentations sémantiques déjà présentes et forme de nouvelles relations entre les mots (Landauer et Dumais, 1997; Nagy et Scott, 2000). Ainsi, la représentation qu’un individu se fait d’un mot dépend du contexte d’utilisation de ce mot sur-le-champ, mais aussi des contextes antérieurs dans lesquels il a déjà été rencontré (Perfetti, 2007). Plus un mot est vu et entendu souvent et dans différents contextes, plus sa représentation sera précise, nuancée et accessible rapidement (Nagy et Scott, 2000). D’ailleurs, le vocabulaire ne se développe pas seulement dans des contextes d’expériences directes. Les expériences dites «indirectes», qui simulent la réalité, peuvent également favoriser l’apprentissage de mots nouveaux (Fisher, Ross et Grant, 2010). Par exemple, une excursion en forêt n’est pas toujours possible avec des élèves, mais la lecture d’une histoire qui porte sur une telle randonnée peut avoir un impact positif sur l’apprentissage de mots.

Le vocabulaire d’un individu reflète donc la profondeur et la richesse de ses expériences avec le monde et les autres (Hart et Risley, 1995). Il représente les mots qu’il comprend et exprime à l’oral et à l’écrit, mais la profondeur et l’étendue de cette connaissance des mots sont difficilement évaluables, car très dynamiques (Pearson, Hiebert et Kamil, 2007). À cet égard, la connaissance d’un mot n’est pas statique puisque l’exposition nouvelle et répétée à une grande variété de mots permet un accroissement de vocabulaire, mais aussi le développement d’interrelations nouvelles entre les mots.

L’accroissement (McKeown et Beck, 2011; Paribakht et Wesche, 1997) se traduit par la connaissance de mots nouveaux, un degré de connaissance de ces mots de plus en plus élevé et/ou l’utilisation de ces derniers dans de nouveaux contextes. La formation d’interrelations (Landauer et Dumais, 1997) réfère, quant à elle, à la mise en liens unissant des mots ou encore l’interdépendance des connaissances entre un mot et un autre. Irwin (2006) et Bentolila (2007) indiquent à cet égard que le vocabulaire s’acquiert davantage lorsque des concepts sont associés entre eux et élargissent les champs lexicaux déjà créés. Par exemple, des mots comme froid, neige et glace font partie du champ lexical de l’hiver. En plus de ces champs lexicaux, qui renferment des mots liés à une thématique commune, des mots peuvent être souvent associés, comme «air» et «frais», car lorsque combinés, ils forment une seule unité de sens. L’apprentissage d’un mot peut donc s’insérer dans un champ lexical et l’enrichir, mais peut également générer de nouvelles associations entre les mots puisque certains sont cooccurrents (Dubreuil, 2008; Tutin et Grossmann, 2002), ils ont tendance à apparaitre ensemble (une pluie torrentielle, un froid polaire). D’ailleurs, selon Richards (1976), une personne connaissant très bien les différents sens d’un mot est généralement familière avec les autres mots qui y sont reliés. L’apprentissage du vocabulaire est donc complexe, dynamique, issu d’expériences directes et indirectes ainsi que d’expositions répétées et de possibilités de créer, d’alimenter et de transformer des champs lexicaux.

2.2 Des interventions pour soutenir l’apprentissage du vocabulaire

Selon le National Reading Panel (National Institute of Child Health and Human Development [NICHD], 2000), la lecture partagée et l’enseignement direct de mots ciblés sont très employés en milieu scolaire pour susciter l’apprentissage du vocabulaire et se révèlent efficaces, de façon générale, pour soutenir ultérieurement la compréhension de textes (voir les études de Beck et McKeown, 2007; Bus, Van Ijzendoorn et Pellegrini, 1995; Coyne, McCoach et Knapp, 2007; Hargrave et Sénéchal, 2000; Roskos, Ergul, Bryan, Burstein, Christie et Han, 2008). Or, lorsque les enfants ont un retard dans le développement de leur vocabulaire, ce type d’intervention accélère leur apprentissage, mais ne parvient pas à combler le décalage existant entre eux et leurs pairs ayant déjà beaucoup plus de vocabulaire (Coyne et al., 2004).

Selon Marulis et Neuman (2010), de nouvelles interventions visant à réduire ce décalage restent à développer. Un enseignement davantage vigoureux du vocabulaire se traduirait, selon Coyne et al. (2007), par la transmission explicite de définitions, mais également par la création de situations d’apprentissage variées visant l’interaction avec ces mots. Ceci contribuerait à la création de liens entre les mots et les expériences concrètes des enfants et favoriserait donc leur apprentissage en profondeur plutôt que leur simple mémorisation. Or, peu d’études se penchent sur le potentiel des contextes qui diffèrent de l’enseignement direct des mots ou de lectures partagées. Il est alors difficile de comprendre la complémentarité et la richesse de divers contextes pour favoriser le développement du vocabulaire.

2.3 La danse comme nouvelle avenue pour développer le vocabulaire

Peu importe le contexte socioculturel dans lequel ils évoluent, les enfants apprennent des mots à travers les expériences langagières courantes, mais également lorsque ces expériences favorisent une interaction entre les perceptions motrices et sensorielles (Neuman et Wright, 2013). Selon Gehlen (1988), les expériences tactiles et perceptives interagissent entre elles et s’organisent à travers une action réflexive d’ordre langagier. Les expériences motrices et sensorielles jouent donc un rôle important dans le développement du langage. D’ailleurs,

La gestualité permet le transfert des représentations préverbales du locuteur [en l’occurrence ici l’enfant] vers l’activité musculaire coordonnée de celui-ci. Dans l’ordre des opérations mentales, le geste manifeste les images préverbales car il apparaît généralement en avance de quelques millisecondes sur les mots qu’il accompagne.

Barrier, 2008, p. 104

De plus, les activités motrices d’expression soutiennent la capacité de représentations mentales et de communication (Lacombe, 2007). C’est pour ces raisons que la danse, qui stimule entre autres les sens, la gestualité, la motricité, la perception et la représentation, a été choisie comme activité dans la présente étude. Cette activité raffine la conscience du corps, favorise la découverte du monde, de l’espace, du temps, la relation avec l’autre, l’expression simultanée verbale et non verbale, l’apprentissage du respect des règles, la compréhension des émotions et des concepts à travers le mouvement, etc. (Daniel, 2010; Raymond, 2010). À travers la danse, les contenus d’autres disciplines se référant au temps et à l’espace, par exemple, peuvent être abordés, car ils sont mis en mouvement, donc approchés de façon plus concrète qu’abstraite.

En contexte d’apprentissage scolaire, Raymond et Turcotte (2013) ajoutent que le geste dansé n’est pas une simple forme extérieure à reproduire, une copie du geste de l’autre, mais bien une part de soi qu’on livre dans l’immédiateté et dans la gratuité en tant que geste spontané qui pourra se transformer en un geste intentionnel. C’est en initiant les enfants, dès leur plus jeune âge, au langage de la danse que l’on peut aussi contribuer au développement de leur capacité de symbolisation, donc la capacité de se représenter un objet autrement que par lui-même. D’ailleurs, dans le programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2003), «c’est le jeu infini des rapports à l’espace, au temps et à l’énergie qui transforme la matière première qu’est le mouvement pour constituer les mots d’une écriture gestuelle» (p. 419).

Si la danse permet d’aborder des concepts complexes venant d’autres disciplines en les représentant notamment par le mouvement, il serait intéressant de mieux comprendre si elle peut contribuer à l’apprentissage du vocabulaire. L’objectif de cette étude est donc d’explorer le potentiel d’une activité de danse dirigée sur l’apprentissage du vocabulaire, dans un champ lexical précis, auprès d’enfants du préscolaire de milieux défavorisés.

3. Méthodologie

Cette recherche exploratoire doit être considérée telle un point de départ pour des études subséquentes, qui nécessiteraient davantage de connaissances sur les liens entre différents contextes d’apprentissage et le développement du vocabulaire. En ce sens, cette présente étude sert notamment à produire des connaissances nouvelles sur des phénomènes très peu connus (Trudel, Simard et Vonarx, 2007).

Les participants à cette étude ont été interrogés à trois reprises sur leurs connaissances des quatre saisons. Le champ lexical des saisons intègre notamment des notions de temps et d’espace, deux dimensions importantes de la danse. Il est également pertinent d’aborder avec les enfants un tel thème complexe, qui comprend l’idée d’un cycle, afin d’examiner si les mots se rapportant aux saisons se réorganisent d’un entretien à l’autre et forment ainsi de nouvelles interrelations à l’intérieur de ce champ lexical.

3.1 Participants

Les enfants (n=26) participant à l’activité de danse et aux trois entretiens individuels étaient âgés entre quatre et six ans. Le premier sous-échantillon «garderie» comprenait 12 enfants âgés de quatre à cinq ans; le deuxième sous-échantillon «maternelle» comptait 14 enfants âgés de cinq à six ans. La garderie et la maternelle se situaient dans des régions défavorisées de Montréal. Les enfants qui présentaient un retard développemental ou un handicap, tel qu’évalué par les intervenants du milieu, étaient inclus dans l’activité de danse, mais n’étaient pas ciblés lors des entretiens. Dans cet article, les données de trois enfants de quatre ans ayant des connaissances initiales différentes sur les saisons sont présentées afin de mieux comprendre le potentiel d’une activité dansée sur le développement du vocabulaire auprès de différents enfants.

3.2 Instrument

Selon Pearson et al. (2007), aucun instrument ne peut mesurer la connaissance de mots de façon exhaustive puisqu’il est impossible de saisir l’étendue du vocabulaire d’un individu ou encore la profondeur de cette connaissance. La complexité du développement du vocabulaire ne peut être évaluée à l’aide de mesures isolées ou simplistes (NICHD, 2000; Paris, 2005) telles des questions à choix multiples ou des tâches d’association (Stahl et Bravo, 2010).

À cet égard, l’entretien semi-dirigé, qui permet d’orienter le discours des participants à l’aide de questions, détient un caractère davantage ouvert. Il laisse aux participants la liberté de construire à leur manière leurs réponses et surtout, de répondre dans leurs propres mots (Mucchielli, 1996). Selon Paul (2001), il est possible d’évaluer le vocabulaire d’enfants dans des situations semi-dirigées lorsque l’examinateur les incite à parler sur des thèmes. Ces productions font ensuite l’objet d’analyses, sur les plans de la richesse et de l’étendue du vocabulaire. Ces entretiens donnent accès au vocabulaire spontané des enfants, sans évidemment pouvoir rendre compte de toutes leurs capacités, car ils se déroulent dans des situations précises et filmées dans lesquelles il est pratiquement impossible pour les participants d’évoquer la totalité de leur vocabulaire. Toutefois ce type de limite s’impose, peu importe l’instrument utilisé dans l’étude du vocabulaire (Paul, 2001; Pearson et al., 2007). Ainsi, parce qu’ils donnent accès aux mots exprimés par des enfants et aux liens qu’ils établissent eux-mêmes entre ces mots avant et après l’activité dansée, des entretiens semi-dirigés ont été choisis comme instrument. Ces entretiens permettent également d’observer si les enfants, lors des entretiens qui suivent l’activité dansée, reprennent spontanément les mots qui y ont été exprimés et mis en mouvement.

Lors de trois entretiens semi-dirigés, les enfants répondaient à des questions ouvertes. Une première question d’entrée «Aimes-tu l’hiver? Pourquoi?» visait à mettre à l’aise les enfants en leur permettant de parler d’eux-mêmes puisque le premier entretien se déroulait l’hiver. À cela suivaient deux questions, plus précises, à propos des quatre saisons: «Que connais-tu des saisons?» et «Que se passe-t-il dans chacune des saisons?» Les chercheurs répétaient tout ce que l’enfant disait, le relançaient sur le contenu de ses réponses pour lui demander de les expliquer davantage et lui demandaient également, avant de poser une autre question, s’il avait autre chose à ajouter. Cet entretien a été expérimenté préalablement auprès de neuf enfants de quatre à six ans lors d’une expérience pilote visant à peaufiner l’instrument et l’activité dansée ainsi qu’à entraîner les trois intervieweurs, qui sont deux professeurs et une doctorante ayant déjà mené des entretiens auprès d’enfants dans le cadre d’études précédentes. Voici, à titre d’exemple, un extrait d’un premier entretien avec Jean, quatre ans.

Intervieweur: Aimes-tu l’hiver?
Jean: Oui, j’aime ça l’hiver, puis j’aime ça la neige.
Intervieweur: Tu aimes l’hiver et la neige, pourquoi?
Jean: Bien parce qu’on peut jouer dans la neige, tu sais!
Intervieweur: Tu aimes jouer dans la neige. Est-ce qu’il y a autre chose que tu aimes?
Jean: J’aime ça pelleter la neige avec mon papa.
Intervieweur: Tu aimes pelleter avec papa, et quoi d’autre?
Jean: C’est tout, je pense.
Intervieweur: D’accord. Est-ce que tu peux m’expliquer ce que tu connais d’autre au sujet des saisons?
Jean: Oui, il y a beaucoup de saisons. Il y a l’hiver, puis après il y a l’automne.
Intervieweur: Il y a beaucoup de saisons, l’hiver et l’automne. C’est quoi l’automne?
Jean: Bien il fait plus chaud que l’hiver. Il n’y a pas de soleil parce que les nuages sont gris. Il pleut aussi quand c’est l’automne.
Intervieweur: D’accord, l’automne il fait plus chaud qu’en hiver, il pleut, les nuages sont gris. Est-ce qu’il y a autre chose que tu peux me dire?
Jean: Bien oui. Quand l’hiver est fini, c’est l’automne et après, c’est l’été.

3.3 Procédure

Les 26 enfants ont participé à trois entretiens individuels filmés d’une durée moyenne de quatre minutes, avant et immédiatement après l’activité de danse, et trois semaines plus tard. Le premier entretien (E1) servait à documenter le vocabulaire initial exprimé à propos des quatre saisons. L’entretien qui suivait immédiatement la danse (E2) permettait d’observer si les enfants enrichissaient et/ou réorganisaient leurs connaissances dans ce champ lexical à la suite de cette activité et si les mots évoqués dans l’activité dansée étaient exprimés par les enfants. Le troisième entretien (E3) donnait à voir s’il y a maintien ou développement de ces connaissances trois semaines après l’activité dansée. Les éducatrices et enseignantes avaient accepté de ne pas surexploiter le thème des quatre saisons pendant la durée du projet. Elles poursuivaient leurs activités de routine habituelles, qui comportent des notions sur les jours, les mois et les saisons par exemple lors de l’accueil du matin, mais n’ont pas planifié de séquences d’activités spécifiques sur ce thème pendant la durée du projet puisque.

3.4 L’activité de danse

Une didacticienne de la danse et une psychomotricienne ont élaboré une activité de danse dirigée sur le thème des quatre saisons. L’activité de danse dure 30 minutes et traverse progressivement l’hiver, le printemps, l’été et l’automne, puis l’hiver à nouveau, afin de faire vivre le cycle complet des saisons. Dans les deux groupes, cette activité s’est déroulée lorsque les éducatrices et enseignantes planifiaient habituellement des activités de motricité globale afin de respecter leur horaire.

Le début de l’activité dansée porte sur une transition entre l’hiver et le printemps. C’est à ce moment que les enfants, invités à incarner des arbres gelés, réchauffent chaque partie de leur corps. La didacticienne fait «dégeler» les mains, «réveiller les racines des arbres» avec leurs pieds, «chercher la lumière» avec la tête. Ainsi, pour chacune des saisons, des mots sont exprimés oralement, répétés et incarnés. Les enfants et la didacticienne les mettent en mouvement en même temps afin de relier les mots avec les mouvements qui les évoquent. Par exemple, lorsque la didacticienne parle du printemps, elle fait mimer des bourgeons tout en nommant ce mot et en donnant un synonyme: «Au printemps, des bourgeons poussent, ce sont des bébés feuilles, au bout de vos doigts, montrez-moi vos bourgeons…». Par la suite, le réchauffement physique et le temps «printemps» de la danse terminés, la didacticienne amène les enfants à danser des phénomènes, des actions d’animaux et des activités estivales très rapides (papillon, grenouille, sauter, plonger, arroser, vague, etc.), ce qui crée davantage de chaleur. Les enfants sont ensuite amenés vers l’automne pour danser la chute des feuilles ainsi que des activités automnales (virevolter, tomber, ramasser des feuilles, se réchauffer, etc.) à travers des mouvements de plus en plus lents. Enfin, l’hiver arrive en même temps que le début d’un retour au calme dans l’activité. Les enfants font notamment les gestes de s’habiller chaudement, miment la chute d’un flocon et certaines activités hivernales plus tranquilles (flocon de neige, patiner, ange de neige, etc.). Lors des deux dernières minutes de cette activité, les enfants sont immobiles et calmes, couchés sur le sol. À ce moment, la didacticienne décrit tout ce qui a été vécu pendant cette activité de danse de 30 minutes en reprenant spécifiquement les mots choisis, issus du champ lexical des saisons.

Les mots et les associations de mots qui ont été ciblés évoquent et caractérisent les saisons, suscitent une mise en mouvement et expliquent la transition entre chaque saison. Des mots tels que «maintenant», «terminé» ou «enfin» étaient particulièrement énoncés pour traduire la notion de temps importante en danse, mais surtout pour appuyer la compréhension du cycle des saisons. Les mots et les associations de mots suivants ont donc été exprimés lors de l’activité dansée:

  • Printemps: air frais, dégel, tronc d’arbre, branche, racines dans la terre, réveil, bourgeons, bébés feuilles, lumière.

  • Été: après, forêt, feuilles vertes, changé, herbe fraiche, papillon, voler, fleur, arbre, feuille verte, branche, grenouille, très chaud, eau, rivière, chaleur d’été, se rafraichir, sauter, plonger, boire de l’eau, arroser, vague, brise, mouvement, soleil chaud.

  • Automne: maintenant, terminé, nuages, vent frais, pluie froide, se réchauffer, feuilles d’automne, virevolter, ramasser, par terre, tomber, jaune, rouge, orangées.

  • Hiver: fin, enfin, branches nues, vent, se refroidir, lumière, grelotter, se réchauffer, flocons de neige, avoir froid, vêtements d’hiver, tuque, mitaines, foulard, pantalon de neige, patiner, glace, rivière gelée, glisser, tempête de neige, recouvrir, ange de neige.

3.5 Analyses

Le caractère exploratoire de cette étude implique une démarche d’analyses inductives (Thomas, 2006) qui doivent 1) condenser des données d’entretiens sous une forme schématique et résumée et 2) établir des liens entre les objectifs de la recherche et ces données condensées. Cette étude, qui s’attache à produire de nouvelles connaissances liées à un apprentissage complexe, s’appuie sur des analyses qui documentent ces aspects nouveaux étudiés (Trudel et al., 2007).

Ainsi, afin de documenter le vocabulaire exprimé par les enfants avant et après l’activité de danse et ainsi voir si cette activité permet de favoriser l’apprentissage de mots nouveaux ou encore la formation de nouvelles interrelations, il a donc été décidé de créer des cartes sémantiques à partir des entretiens à l’aide du logiciel «Inspiration» (Helfgott et Westhaver, 2006). Ces cartes sont utiles pour retranscrire et analyser les données présentables sous forme de schèmes visuelles et dynamiques (Wheeldon, 2010), car elles peuvent consigner les mots exprimés tout en illustrant les relations évoquées entre ces derniers (Åhlberg et Ahoranta, 2004). Elles permettent d’analyser des processus complexes et de traduire des données qualitatives autrement difficiles à décrire (Ebener, Khan, Shademani, Compernolle, Beltran,Lansang et Lippman, 2006).

Selon Jackson et Trochim (2002), l’utilisation de cartes sémantiques est particulièrement souhaitable dans les recherches exploratoires lorsque les questions adressées aux participants génèrent des réponses ouvertes. Selon Hunter, Wehry et McLemore (2010), qui ont transposé des données d’entretiens auprès d’enfants d’âge préscolaire sur des cartes sémantiques, il est possible de concevoir ces cartes à partir des explications des enfants. Ces cartes permettent d’identifier les concepts simplement listés, reliés et répétés (Kinchin, Streatfield et Hay, 2010). Cette étape est réalisée en premier lieu par l’intervieweur, la personne la plus impliquée directement auprès des participants. Ensuite, à partir des enregistrements vidéo, un autre intervieweur a rédigé ces cartes. Les points divergents entre les cartes ont été discutés afin d’uniformiser la procédure de codage, l’interprétation et la présentation des données. Cette réflexion sur le processus d’analyse s’est appuyée sur l’élaboration d’un codage spécifique.

3.6 Codage

Chaque carte sémantique comprend les données des trois entretiens et est composée de quatre branches primaires de couleurs différentes. La couleur, la tonalité, l’épaisseur des branches et la casse des lettres indiquent les mots évoqués lors de chaque entretien.

Tel que présenté dans la figure 1, la branche bleue héberge les mots exprimés par l’enfant sur l’hiver et la branche brune porte sur le printemps; la branche de l’été est verte et celle de l’automne est rouge. Certains enfants ont abordé plus de quatre saisons, en évoquant une fête, par exemple (il y a cinq saisons: été, automne, Halloween, hiver, printemps). Dans ce dernier cas, des couleurs pour les branches supplémentaires ont été ajoutées pour respecter les saisons telles que décrites par les enfants.

Figure 1

Les couleurs des branches pour chaque saison

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Puisque les mots qu’un même enfant a exprimés aux trois entretiens individuels (E1, E2 et E3) sont compris dans une même carte sémantique, cette dernière doit rendre visible les différences entre les entretiens (E1, E2 et E3). Cette variation se lit dans la tonalité des branches secondaires associées à chaque saison. La tonalité de la branche indique si le mot est apparu au premier, au deuxième ou au troisième entretien (E1, E2 ou E3). Les mots introduits lors de l’E1 sont d’un ton foncé, ceux à l’E2 de couleur d’un ton plus clair et ceux à l’E3 d’un ton pastel. La figure 2 illustre ce fonctionnement.

Figure 2

Tonalité des branches secondaires se référant aux mots utilisés lors des trois différents entretiens

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Certains mots ou idées sont répétés à chaque entretien, tandis que d’autres apparaissent aux deux derniers. Sur les cartes sémantiques, les branches fines indiquent qu’une idée n’a été exprimée qu’une seule fois et les branches épaisses indiquent que l’idée a été répétée une deuxième fois. Les branches épaisses qui portent des mots écrits en lettres majuscules signalent que l’enfant a répété cette même idée à chacun des trois entretiens individuels. La figure 3 indique ce système de codage.

Figure 3

Illustration de la répétition de mots entre les entretiens par l’épaisseur des branches et la casse des lettres

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Ces trois logiques de codage (couleur, tonalité, épaisseur des branches et casse des lettres) mènent à voir deux aspects du développement du vocabulaire: l’accroissement et l’interrelation. En ce qui concerne l’accroissement, il est possible de remarquer entre un entretien et un autre, à l’aide de ce codage, les mots ajoutés ou répétés. En ce qui concerne l’interrelation, ce codage permet de voir les liens unissant les mots ou encore l’interdépendance des connaissances entre un mot et un autre entre les trois entretiens.

4. Résultats

Les résultats présentent les cartes sémantiques de trois enfants de quatre ans de la garderie. Il s’agit d’une carte sémantique qui est dès le premier entretien (E1), richement développée (Jean), d’une carte sémantique qui se développe entre chaque entretien (Nadja) et une carte sémantique «peu développée» (Martine), qui illustre les propos d’une enfant énonçant relativement peu de connaissances aux trois entretiens. À la garderie, trois enfants ont un profil semblable à Jean, cinq enfants ont un profil semblable à Nadja et quatre enfants ont un profil semblable à Martine. Ces trois cartes sont ainsi présentées ainsi que certains extraits afin de mettre les données en contexte. Dans ces extraits sont indiqués les moments où un accroissement de mots ou des nouvelles interrelations apparaissent.

4.1 Entretiens et carte sémantique de Jean

Lors du premier entretien (E1) et en réponse à la «Que connais-tu des saisons?», Jean nommait spontanément l’hiver, l’automne et l’été. À la question «Qu’est-ce qui se passe dans chaque saison?», il citait des activités hivernales (ex., pelleter la neige et jouer dans la neige) et des activités estivales (ex., jouer à la maison, faire des jeux de société). Cet enfant précisait souvent la personne avec laquelle il partageait l’expérience, comme ses parents ou son petit frère. Lors de ce premier entretien, Jean plaçait la cueillette des pommes en été ainsi que les batailles de feuilles au printemps, deux activités typiques de l’automne.

Lors du deuxième entretien (E2), il redisait et complétait certaines des idées qu’il avait auparavant évoquées lors du premier entretien. Il répétait par exemple des activités hivernales en y ajoutant les batailles de boules de neige et la construction de bonhommes de neige. Il évoquait également de nouvelles activités sur glace comme le hockey et le patinage sur glace (accroissement), qui faisaient d’ailleurs partie de l’activité dansée. Lors du deuxième entretien, il continuait à relier erronément certaines activités typiquement automnales (ex., les batailles dans les feuilles, la cueillette des pommes) à l’été et au printemps. Il introduisait un certain cycle des saisons en faisant suivre l’automne après l’hiver en disant «l’automne, je ne peux plus patiner parce que l’hiver est terminé» (interrelation). Ceci peut exprimer une confusion entre l’automne et le printemps, mais l’idée du cycle apparait. L’activité de danse accentuait cette idée du cycle en utilisant des marqueurs temporels à chaque changement de saisons, tels que maintenant, ensuite, enfin, etc.

Jean ajoutait également des descriptions plus fines de l’été telles qu’aller à la plage et l’apparition des fleurs dans cette saison (accroissement). Il est à noter que les jeux dans l’eau et le mouvement des fleurs qui éclosent des bourgeons étaient également dansés dans l’activité. Jean associait également les fêtes de Noël et Pâques au thème des saisons (accroissement). Il ne reliait pas ces fêtes à leur saison respective, mais il les décrivait comme étant des saisons à part.

Au troisième et dernier entretien (E3), Jean montrait une importante réorganisation des activités et descriptions qu’il avait précédemment décrites à propos des trois dernières saisons de l’année (interrelation). Le printemps était nommé et décrit comme étant la saison où les feuilles poussent dans les arbres; l’été se distinguait comme étant relative aux jeux en plein air et au jardinage (accroissement); il associait l’automne avec la cueillette les pommes où l’accompagnait sa maman. Enfin, il présentait Noël en relation avec la saison d’hiver et Pâques en lien avec le printemps (interrelation).

Figure 4

Carte sémantique de Jean

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L’analyse de sa carte sémantique présentée à la figure 4 montre, qu’au fil des entretiens, il a réorganisé le cycle des quatre saisons en l’enrichissant de nouveaux mots et en formulant de nouvelles interrelations, adéquates davantage à l’E3. Lors des deux derniers entretiens, Jean évoque d’ailleurs plusieurs mots et activités abordés dans l’activité dansée, tels le patinage, les fleurs, les bourgeons, etc.

4.2 Entretiens et carte sémantique de Nadja

Lors de l’E1, Nadja exprimait relativement peu de mots à propos des quatre saisons. Elle reliait l’hiver à des éléments froids comme la neige, la glace et le vent et associait l’été au chaud. Ses connaissances se rattachaient davantage à des sensations sensorielles (ex., le froid et la chaleur). Nadja exprimait, de manière implicite, l’existence de plus d’une saison ou plus d’un climat dans l’année en affirmant que «des fois il pleut et des fois il neige». Durant ce premier entretien, les fêtes occupaient une grande place dans le discours de cette enfant et elle semblait associer au hasard les fêtes de Noël et de la Saint-Valentin aux saisons de l’été et de l’automne, tout en reliant correctement Pâques au printemps.

Lors de l’E2, Nadja ajoutait des mots à ceux introduits à l’E1. Par exemple, à l’E1, elle nommait simplement la neige et le soleil au sujet de l’hiver et de l’été, alors qu’à l’E2, elle précisait que «la neige tombe quand il fait froid» et qu’il «faut mettre des mitaines de neige» (accroissement et interrelation). Ce lien entre le froid et les vêtements chauds était mis en mouvement dans l’activité dansée. Toujours à l’E2, le printemps restait intimement lié à Pâques et elle y rajoutait l’idée des oeufs au chocolat que les enfants reçoivent lors de cette fête (accroissement). Nadja différenciait une fois de plus la saison de «neige» et les saisons de «pluie». Au sujet de l’été, elle évoquait également la poussée des fleurs lorsqu’on les arrose (accroissement et interrelation). Ces actions étaient mises en mouvement lors de l’activité dansée. Nadja ajoutait également que le soleil «brille» et se trouve «dans le ciel» (accroissement). Ainsi, lors de l’E2 cette enfant associait chacun des mots introduits à l’E1 à un ou deux autres nouveaux mots ou phénomènes.

Lors de l’E3, Nadja abordait pour la première fois des mots précis à propos de l’automne (accroissement). Lors de ce dernier entretien, elle continuait à associer le printemps aux fêtes de Pâques et de la St-Valentin et elle mettait pour la première fois l’hiver et la neige en relation avec Noël (accroissement, interrelation). Nadja évoquait la dynamique du soleil en précisant qu’il se couche et qu’il précédait la pluie (interrelation). Dans l’activité de danse, les enfants visualisaient également la chaleur du soleil avant que les premières gouttes de pluie ne les surprennent pour marquer l’arrivée de l’automne. Bien que similaire, cette nouvelle séquence «d’abord le soleil, ensuite la pluie» est plus développée que le contraste dichotomique «neige ou pluie» dont elle avait parlé à l’E1. À l’E3, elle introduisait une deuxième séquence au sujet du printemps auquel elle reliait le dégel de la neige qu’elle associait à l’hiver (interrelation). Cette idée de dégel est celle qui débutait l’activité dansée avec les enfants.

Lors de l’E3, Nadja semble avoir réussi à évoquer de nouveaux mots et de nouvelles connaissances à propos des quatre saisons, dont certains avaient été expérimentés pendant la danse. Chez cette enfant, l’E3 est celui qui comprend le plus de mots et le plus d’interrelations. La figure 5 présente la carte sémantique de Nadja.

Figure 5

Carte sémantique de Nadja

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4.3 Entretiens et carte sémantique de Martine

Lors de l’E1, Martine associait la neige à l’hiver et elle y évoquait brièvement quelques caractéristiques de la neige, par exemple lorsqu’elle exprime qu’elle est «faite de glace et tombe du ciel». Au sujet des trois autres saisons, elle exprimait qu’elles correspondaient plutôt à la nuit et au soleil. On ne sait pas si cette enfant confondait les quatre saisons avec les périodes de la journée (le jour et la nuit). La fête de l’Halloween fut nommée dans cet échange comme étant reliée à l’hiver.

Lors de l’E2, Martine reliait toujours la neige à l’hiver en précisant que celle-ci se trouvait dehors, par terre et qu’il fallait mettre ses pantalons de neige en hiver (accroissement), ce qui était mis en mouvement dans l’activité dansée. Elle y introduisait également l’idée qu’il y a du soleil au printemps (interrelation), faisant peut-être appel à la transition entre l’hiver te le printemps, vécue lors de la danse. Lors de ce deuxième entretien, elle semblait distinguer davantage les quatre saisons de ce qui caractérise le jour et la nuit.

Trois semaines plus tard, lors de l’E3, Martine disait ne pas connaitre les saisons. Elle exprimait toutefois que les saisons correspondaient à des fleurs, qui avaient également occupé une importante place dans la danse de l’été à laquelle l’enfant avait participé. Martine s’exprimait en effet avec un vocabulaire très restreint lors de chacun des trois entretiens individuels. À aucun moment, elle ne décrivait une activité saisonnière ou reliait la caractéristique d’une saison à des expériences personnelles qu’elle aurait vécues, sauf peut-être lorsqu’elle évoque le port de ses pantalons d’extérieur. Entre les trois entretiens, Martine n’a pas exprimé un accroissement de mots relatifs au champ lexical des quatre saisons comme l’ont fait les deux premiers enfants. La figure 6 présente la carte sémantique de Martine.

Figure 6

Carte sémantique de Martine

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5. Discussion

Les trois enfants présentés détenaient des connaissances initiales différentes au sujet des quatre saisons. Ces enfants ont également montré des différences sur le plan de l’accroissement et des interrelations évoqués entre les mots lors de chaque entretien. À cet égard, le potentiel de la danse pour l’apprentissage du vocabulaire peut être considéré comme étant différent auprès de chacun de ces enfants. Les deux premiers enfants ont exprimé davantage de mots et de nouvelles interrelations après l’activité dansée que la troisième enfant, qui détenait d’emblée moins de vocabulaire. Ceci n’est pas sans rappeler les résultats d’études antérieures sur l’enseignement du vocabulaire (voir la méta-analyse de Marulis et Neuman, 2010).

Jean, l’enfant qui avait le plus de connaissances initiales sur les saisons et qui reliait ses connaissances à des expériences vécues et directes, a montré un accroissement de vocabulaire sur les saisons à la suite de l’activité dansée, en plus de préciser et de relier plus adroitement les mots entre eux. Nadja, qui au départ avait dévoilé des connaissances moins nombreuses et moins précises sur les saisons que Jean, a introduit de nouveaux mots, a établi des nouvelles relations entre les mots, puis a précisé la relation cyclique qu’entretiennent les saisons lors du deuxième entretien, puis davantage lors du troisième. Ceci est intéressant puisque les éducatrices n’ont pas planifié de séquences d’activités sur les saisons durant les trois semaines d’expérimentation. On peut alors penser que l’accroissement de ses connaissances relatives aux quatre saisons lors du second entretien s’est non seulement maintenu, mais s’est également poursuivi entre le deuxième et le troisième entretien. Ceci peut être notamment dû à des expériences vécues avec sa famille (Sénéchal et LeFevre, 2001), ses observations personnelles, les liens entre les mots mis en mouvement dans la danse et ceux faisant partie de la routine quotidienne à la garderie, etc. Puisque toute expérience directe ou indirecte peut avoir une incidence sur l’apprentissage du vocabulaire (Fisher et al., 2010), il est difficile d’expliquer précisément pourquoi, mais nous savons que cinq autres enfants ont montré des profils semblables à celui de Nadja, ce qui peut représenter des pistes intéressantes de recherche.

Quant à Martine, l’enfant qui avait le moins de connaissances concernant les saisons au départ et qui semblait confondre le cycle des saisons avec celui du jour et de la nuit, elle a dévoilé quelques mots nouveaux ainsi que des nouvelles interrelations entre les mots lors du deuxième entretien, c’est-à-dire immédiatement après l’activité de danse. Or, le troisième entretien ne comprend pratiquement pas ces mots et interrelations, ce qui la distingue grandement des deux autres élèves. À cet égard, sachant que les interventions décrites dans les études précédentes sur l’enseignement du vocabulaire n’arrivent pas non plus à combler le fossé existant entre les enfants qui connaissaient déjà beaucoup de mots et ceux qui en connaissant peu (Coyne et al., 2004; Marulis et Neuman, 2010), il est donc essentiel de réfléchir aux besoins de cette enfant qui évoquait quelques nouveaux mots et quelques nouvelles interrelations au second entretien, immédiatement après la danse, faisant peut-être d’ailleurs référence à des éléments de cette activité. Cette enfant aurait-elle bénéficié d’un réinvestissement plus immédiat de ses nouvelles connaissances? Quelle activité ou quelle expérience directe ou indirecte lui aurait permis de maintenir ses connaissances, de les accroitre et de consolider ou susciter de nouvelles interrelations entre les mots de façon durable?

Puisque la communauté scientifique et les praticiens sont à la recherche de nouveaux contextes pour diversifier et enrichir les expériences d’apprentissage du vocabulaire (Coyne et al., 2007; Neuman, 2011), la danse peut présenter un contexte qu’il faudrait continuer à explorer pour en saisir davantage le potentiel auprès de différents enfants, sachant que la danse permet de mettre en mouvement des concepts complexes liés notamment au temps et à l’espace, comme dans cette étude. De plus, afin de maintenir les connaissances, les consolider et les accroitre, d’autres contextes devraient être pensés. Jean montre d’ailleurs que ses expériences directes et concrètes vécues dans chaque saison sont souvent évoquées lors des entretiens.

À cet égard, les fêtes qui surviennent tout au long de l’année (Noël, Pâques, Halloween) semblent faire l’objet d’un grand intérêt dans ce groupe d’enfants. L’éducatrice semble exploiter chaque fête pendant plusieurs jours à travers des activités diverses: bricolage, chansons, activités motrices, musique, excursions, etc. Cette variété d’activités n’est pas sans rappeler celle recherchée pour enrichir l’apprentissage du vocabulaire. Chaque fête semble marquer le passage du temps pour ces enfants qui parfois les confondent avec les saisons, parfois les utilisent pour mieux préciser et distinguer les saisons entre elles. La variété et la densité des activités consacrées à ces fêtes auraient peut-être un effet sur l’apprentissage du vocabulaire durable auprès de chaque enfant. Ces contextes valent la peine d’être davantage explorés et mis en interaction avec d’autres interventions.

6. Implications et limites

Puisque les deux premiers enfants évoquent de nouveaux mots et expriment de nouvelles associations et interrelations entre les mots immédiatement après la danse, en plus d’exprimer des mots insérés dans cette activité, ceci pourrait suggérer qu’il existe un effet direct de l’activité dansée sur l’apprentissage de mots nouveaux. Or, les connaissances des enfants exprimées lors du deuxième entretien étaient peut-être présentes déjà lors du premier entretien, sans toutefois être exprimées spontanément. Le fait de mettre les mots en mouvement lors de la danse a peut-être rappelé ou explicité des connaissances. La complexité de l’apprentissage du vocabulaire et de l’évaluation des capacités des apprenants à cet égard invitent les chercheurs à tirer des conclusions avec prudence et à poursuivre les travaux afin de mieux comprendre le potentiel de contextes d’apprentissages diversifiés. Le caractère exploratoire de cette étude représente un premier pas vers ce nouveau champ d’intérêt.

Dans cette étude, la danse dirigée a été choisie comme contexte, car cette discipline comporte des dimensions de temps et d’espace qui se retrouvaient dans le champ lexical étudié, celui des quatre saisons. Il est impossible toutefois de savoir si la danse détient un apport singulier relatif à l’apprentissage du vocabulaire. D’autres activités d’expression corporelle ou musicale, par exemple, qui permettent également d’aborder des concepts complexes liés à d’autres disciplines, pourraient représenter des contextes d’apprentissage aussi intéressants à explorer. De plus, afin de poursuivre la réflexion sur l’enseignement et l’apprentissage du vocabulaire à travers des contextes interdisciplinaires, il serait intéressant d’examiner le potentiel de l’activité dansée dirigée à l’aide d’un cadre de référence davantage utilisé en danse. Les enfants qui développent leurs compétences en danse améliorent-ils également leurs connaissances sur le plan du vocabulaire? Le vocabulaire utilisé en danse pour exprimer et qualifier les mouvements est-il transféré dans d’autres disciplines? Existe-t-il un lien entre diverses mises en mouvement des mots pendant l’activité de danse et l’apprentissage de leur sens?

En décidant de centrer les analyses sur le vocabulaire exprimé par les enfants lors d’entretiens, on donne une voix aux enfants, qui nous expliquent et décrivent leurs connaissances dans leurs propres mots, ce qui correspond notamment à l’intérêt d’observer les interrelations qu’ils forment entre les mots et les idées. Les enfants ne peuvent jamais dévoiler toutes leurs connaissances lors d’un entretien, ni d’ailleurs dans un contexte d’évaluation utilisant des instruments normalisés. Or, les réponses spontanées donnent déjà une première idée de leurs connaissances et de la façon de les organiser. À cet égard, cette étude ne prétend absolument pas faire une évaluation complète des connaissances des enfants. Dans l’étude de l’apprentissage du vocabulaire, les instruments présentent d’ailleurs plusieurs limites importantes et de plus en plus, les chercheurs doivent créer leur propre instrument (Pearson et al., 2007). De nouvelles méthodes plus ouvertes pour documenter, évaluer, et présenter des données sur le vocabulaire et son développement à travers le temps devraient être développées puisque les tests utilisés actuellement limitent la compréhension de l’accroissement de mots et la formation d’interrelations entre les mots chez les apprenants (Stahl et Bravo, 2010).

Parce que les cartes sémantiques permettent d’illustrer l’accroissement et les interrelations entre les mots (Åhlberg et Ahoranta, 2004), elles ont été utilisées afin de présenter les mots évoqués par les enfants lors des trois entretiens. À notre connaissance, une telle méthode n’avait jamais été utilisée auprès des jeunes enfants dans des études sur le vocabulaire. En schématisant l’accroissement et l’interrelation de mots, ces cartes permettent d’observer comment les mots s’articulent d’un entretien à l’autre. En présentant les mots dans une carte sémantique, il est également possible d’observer si les mots évoqués lors de l’activité dansée sont par la suite exprimés par les enfants lors d’un entretien. Cette façon d’analyser les données qualitatives pourrait être réutilisée pour comprendre le caractère dynamique de l’apprentissage du vocabulaire.

L’intérêt d’étudier un petit nombre de cas réside notamment dans le fait que le vocabulaire se développe de façon complexe et différente pour chaque individu. Dans un autre groupe, une autre ville, un autre pays, les cartes sémantiques auraient pu être différentes, notamment parce que les enfants vivent une réalité socioculturelle différente. Dans la même veine, une expérience de danse répétée ou prenant une toute autre forme pourrait générer des résultats distincts et des pistes de réflexion différentes. À cet égard, des recherches futures devraient examiner l’apprentissage du vocabulaire à partir d’activités de danse dirigées ou libres, réalisées auprès de plusieurs groupes d’enfants provenant de contextes différents et en utilisant plusieurs instruments, standardisés et plus ouverts, afin de trianguler des données à la fois qualitatives et quantitatives, ce qui traduirait davantage la complexité et le dynamisme caractérisant l’apprentissage du vocabulaire.