Corps de l’article

1. Introduction

Les plus récents programmes d’enseignement du français au secondaire québécois[1] (2005/2009) prescrivent une liste de notions et concepts de littérature à enseigner, liste inexistante dans les programmes précédents. Sur deux pages, dans le programme du 1er cycle (Ministère de l’Éducation du Québec/MÉQ, 2005, p. 130-131), et sur 13 pages, dans le programme du 2e cycle (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport - MELS, 2009, p. 146-159), on énumère ces notions[2], sans toutefois les organiser ou les rattacher à des genres de texte à enseigner. Malgré ces changements dans les prescriptions officielles, on ignore encore quels sont les objets (notions et concepts) réellement enseignés sous l’appellation «littérature» au secondaire. Comment ces objets sont-ils articulés aux textes littéraires travaillés en classe? Comment, dans leur séquence d’enseignement, les enseignants amènent-ils leurs élèves à coconstruire leurs interprétations des textes littéraires? Quels corpus choisissent-ils pour y arriver? Quels dispositifs didactiques mettent-ils en oeuvre? Pour étudier ces questions, nous avons mené une recherche descriptive qui a pour but de décrire les pratiques d’enseignement de la littérature au secondaire québécois et les objets enseignés pour travailler les textes littéraires en classe.

Notre étude montre en quoi le contexte de travail des enseignants, les tâches qu’ils proposent aux élèves, les dispositifs didactiques qu’ils choisissent et leurs connaissances littéraires ont des effets sur la façon dont ils articulent les objets au travail sur les textes littéraires. Nous illustrons notre analyse par deux exemples d’enseignement de la poésie: une séquence où les objets sont enseignés de façon magistrale et linéaire, soit selon une approche dite «traditionnelle»— et qui semble organisée de façon à satisfaire aux critères d’évaluation — et une séquence où les objets reviennent de façon spiralaire et dans laquelle les élèves coconstruisent leurs interprétations des textes littéraires avec le groupe-classe.

2. Cadre théorique: littérature et compétence littéraire

Nous inscrivant dans une perspective didactique, nous définissons la «littérature» comme un système composé de productions verbales visant à travailler le langage en tant qu’objet esthétique et de pratiques langagières qui les rendent possibles. Car la pratique de la littérature «n’est pas seulement un support de lecture et de connaissances, mais [c’est] aussi l’objet d’une diversité d’activités d’écriture et d’oralité, les unes à dimension créative ou «hypertextuelle», les autres à dimension critique ou «métatextuelle» (Simard, Dufays, Dolz et Garcia-Debanc, 2010, p. 334). La littérature enseignée, en plus d’être un objet à lire, à écrire, à dire et à entendre, est aussi un objet à connaitre[3], à penser, à sentir, voire à ressentir (ce qui renvoie aux dimensions esthétique et sociohistorique de ces productions verbales). Dans notre recherche, nous nous intéressons à l’enseignement des textes littéraires, ce qui désigne toute production verbale, écrite ou orale, visant à travailler le langage, car la littérature «en tant qu’art du verbe [...] explore les possibilités de dire le monde, de le représenter et même de le reconstruire par le langage» (Simard, 1997, p. 56). À l’instar de Dufays, Lisse et Meurée (2009), on peut dès lors qualifier un texte de «littéraire» à l’aide de critères «internes» relevant de la forme (stylistique, structure), des contenus (thématiques, valeurs exprimant une vision du monde, etc.) et des liens entre les textes (intertextualité, transtextualité, etc.) et de critères «externes» relevant de l’auteur (contexte sociohistorique de production), du milieu social (champs de production et institution littéraire) et du lecteur (compréhension/interprétation, expérience esthétique, subjectivité, etc.). La littérature pourrait être définie comme un système complexe composé de l’ensemble de ces critères complémentaires. Dans cette perspective, s’intéresser à la littérature comme objet d’enseignement à l’école secondaire oblige à prendre en compte des productions littéraires (écrites ou orales), des pratiques de la littérature (de lecture, d’écriture et d’oralité) et des concepts et notions littéraires enseignés en classe de français.

En tenant compte des principaux travaux des dix dernières années en didactique de la littérature (Rouxel et Langlade, 2004; Dufays, Lisse et Meurée, 2009; Louichon et Rouxel, 2010; Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011), nous pouvons considérer que la «compétence esthétique» du sujet lecteur (Rouxel, 2014) déterminerait avant tout la valeur esthétique du texte, voire son degré de «littérarité». Il s’agit de la lecture littéraire (Dufays, Gemenne et Ledur, 1996/2005), comprise en tant qu’«expérience» de lecture par laquelle le lecteur est affecté par les effets du texte et se trouve par conséquent plongé dans un va-et-vient entre sa réception singulière, c’est-à-dire sa participation affective aux contenus référentiels du texte, et sa lecture plus intellectualisée, c’est-à-dire la mise à distance de ses affects. Lorsqu’elle s’actualise, en salle de classe notamment, «l’expérience littéraire» devient une activité de production d’un discours, mais aussi de réception des discours produits. De fait, on parle davantage d’une «compétence littéraire» (en termes de retour sur le texte, de volonté de l’interroger et de capacité à le commenter) qui exige du lecteur qu’il sache aussi, selon les différents contextes, élaborer et légitimer ses interprétations, et celles d’autrui, par une démonstration rigoureuse à l’écrit ou à l’oral (Daunay 1999; Jouve, 2001). Pour faire émerger la compréhension, les interprétations ou les réactions aux productions littéraires, l’enseignant présente des objets d’enseignement (par exemple, les règles de versification, l’analyse de la voix poétique, les figures de style) pour travailler la «compétence littéraire» de ses élèves.

3. Méthodologie: le synopsis pour comprendre l’action didactique et les objets enseignés

Cette recherche[4] nous a amenée à observer des pratiques d’enseignement dans la classe de français du secondaire québécois. Nous avons privilégié l’étude des objets littéraires puisqu’aucune recherche québécoise ne s’y était encore consacrée, alors que des études ont pu décrire comment l’écriture et la grammaire (Chartrand et Lord, 2010, 2013; Lord, 2014), la communication orale (Sénéchal et Chartrand, 2012) et la culture (Falardeau et Simard, 2011) sont enseignées au secondaire québécois.

Dix enseignants (n=10) du secondaire ont accepté de participer à cette recherche. La première phase de la recherche nous avait amenée à réaliser des entretiens semi-dirigés pour comprendre leurs conceptions de la littérature et de son enseignement, et à analyser leurs pratiques déclarées de l’enseignement de la littérature (Émery-Bruneau, 2014). Pendant la deuxième phase, dont le présent article dévoile une partie des résultats, nous avons observé leurs pratiques effectives pour décrire les objets enseignés sous l’appellation «littérature». Pour six des dix enseignants (n=6), nous avons filmé une séquence d’enseignement de ce qui était représentatif pour eux de leur façon d’enseigner la littérature. Le terme de «séquence» indique ici l’ensemble des cours filmés constituant, selon les enseignants, une unité d’enseignement (Chartrand, 2011). Le nombre de cours (chacun d’une durée de 60 ou 75 minutes, selon l’école) de chaque séquence d’enseignement filmée (dans le même groupe-classe) varie entre 3 et 16 cours. Nous avons donc observé des pratiques d’enseignement touchant différents genres de textes littéraires: «poésie» en 1re; «chanson et poésie» en 3e; «théâtre» en 3e; «nouvelle» en 5e; «slam» en 5e; «roman» en 5e). Pour cet article, nous avons retenu deux séquences d’enseignement qui portaient plus spécifiquement sur la poésie et qui, par conséquent, présentent le travail sur un genre textuel commun: celle de Julie[5] dans une classe de 1re secondaire, élèves de 12-13 ans (4 cours de 75 minutes) et celle de Sonia dans une classe de 3e secondaire, élèves de 14-15 ans (13 cours de 60 minutes).

Afin de décrire les objets enseignés et de comprendre l’action didactique dans les séquences d’enseignement évoluant par les choix et les interventions des enseignants ainsi que par la manière dont les élèves réagissent aux objets enseignés, voici comment nous avons analysé nos données. Nous avons produit des «synopsis», un outil utilisé dans le cadre de travaux récents sur les pratiques d’enseignement et les objets enseignés (Blaser, 2009; Falardeau et Simard, 2011; Lord, 2014; Schneuwly et Dolz, 2009). Cet outil permet la réduction d’environ 80 % des données du compte rendu intégral d’une séquence tout en mettant en évidence la sélection et la hiérarchisation des objets ainsi que les actions menées en classe et la comparaison des séquences filmées sans recourir à des transcriptions. Le synopsis permet donc «d’extraire des informations essentielles [...] en fonction de critères liés à nos objectifs et questions et de mettre à plat les données, c’est-à-dire de les présenter de manière à en faciliter l’analyse [...] pour mieux comprendre l’activité enseignante» (Lord, 2014, p. 137). Le synopsis avec lequel nous avons travaillé a été adapté de travaux antérieurs qui y ont eu recours pour décrire l’enseignement de la subordonnée relative et de la rédaction du texte argumentatif en Suisse romande (Schneuwly et Dolz, 2009), l’enseignement de la lecture et de l’écriture dans les classes de sciences et d’histoire au Québec (Blaser, 2009) et l’enseignement grammatical (Lord, 2014). En plus de mettre en évidence les objets enseignés en littérature, nous avons fait ressortir dans les synopsis l’«action didactique» à travers les tâches et consignes données, le matériel utilisé, les dispositifs didactiques, les gestes de régulation et d’institutionnalisation de l’enseignant, les interactions sur l’objet enseigné entre les élèves ainsi qu’entre les élèves et l’enseignant, et enfin l’utilisation du métalangage pour parler des dimensions de l’objet lors de ces interactions. Étudier l’«action didactique» nous a permis d’analyser des contenus de l’enseignement à partir de l’action de l’enseignant en interaction avec ses élèves (Sensevy et Mercier, 2007) pour comprendre les savoirs enseignés que produit l’enseignant à travers son action en classe.

Les différents synopsis, tous produits par la chercheuse principale et deux étudiantes auxiliaires de recherche[6], ont fait l’objet d’une analyse intercodeurs. D’abord, chaque codeur, individuellement, découpait en unités séquentielles les niveaux de l’objet enseigné et décrivait, sous forme de résumé, l’action didactique de l’unité. Après la production d’un premier synopsis de chaque cours, les découpages et les descriptions étaient discutés et débattus afin de valider les interprétations et de produire une nouvelle version du synopsis. Puis, une deuxième analyse intercodeurs avait lieu avec la version longue du synopsis (soit celle qui présente l’ensemble de la séquence et intègre par conséquent tous les cours la composant), laquelle présentait non seulement les unités séquentielles, mais aussi leur hiérarchisation. Ces synopsis étaient validés après une mise en commun où nous devions trouver un accord dans au minimum 85 % de nos interprétations. Enfin, pour analyser les mouvements de la séquence et suivre l’action didactique à travers l’objet enseigné, nous produisions une dernière version, épurée, laquelle faisant uniquement ressortir les niveaux, les repères temporels et les objets enseignés, ce qui facilitait une analyse plus macroscopique de la séquence.

Sous la légende (annexe 1), qui figure sur la première page des synopsis d’une séquence d’enseignement et qui présente les principales informations pour comprendre les unités hiérarchiques et séquentielles (niveaux), se déplient les différents éléments composant le tableau du synopsis (tableau 1).

Tableau 1

Composantes du synopsis

Composantes du synopsis

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Le synopsis est composé de sept colonnes. La première indique le niveau séquentiel faisant ressortir non seulement le découpage, mais aussi la hiérarchisation de l’objet enseigné. La deuxième présente le segment temporel observé (ex.: 6:30-9:40), dont le cumul total du segment est indiqué entre crochets dans les niveaux 1 et 1-1 (ex.: [2:50]). La troisième présente la description de l’action didactique, en consignant notamment les tâches et les consignes données, les interactions sur l’objet enseigné entre les élèves ainsi qu’entre les élèves et l’enseignant, les gestes de régulation et d’institutionnalisation (surligné avec une couleur pour chacun) et l’utilisation du métalangage (marqué en caractère gras), par l’enseignant ou les élèves, pour parler des dimensions de l’objet lors de ces interactions. La quatrième présente le matériel utilisé (diaporama, questionnaire, documents préparés par l’enseignant, manuel, etc.). Dans la cinquième, on identifie spécifiquement l’objet enseigné (voix poétique, rythme, figures de style, etc.). La sixième colonne permet de circonscrire, avec des codes spécifiques («Éq» pour travail en équipe; «Cl» pour travail avec tout le groupe-classe, etc.), les dispositifs didactiques mis en oeuvre (Cercle de lecture [Éq]; Discussion avec le groupe-classe [Cl], etc.). La dernière colonne permet aux codeurs d’écrire, au besoin, des justifications de leurs interprétations ou des préanalyses sommaires, ou de faire ressortir des liens entre la séquence et les propos tenus par l’enseignant lors de l’entretien semi-dirigé.

Dans cet article, nous avons choisi de sélectionner quatre principaux éléments qui caractérisent l’action didactique dans les séquences analysées, soit le temps de travail pour chaque objet enseigné, les consignes données aux élèves lors d’une activité d’enseignement ou d’apprentissage, les devoirs et les évaluations qui ont suivi les séquences.

4. Description et interprétation de la séquence de Julie: 1re secondaire (12-13 ans)

Julie enseigne le français au secondaire depuis 10 ans, dont les huit dernières années en 1re secondaire, dans une école privée en milieu urbain. Elle nous a invitée à filmer une séquence sur la poésie qui, pour elle, est la plus représentative de sa façon d’enseigner la littérature. La séquence, filmée en avril 2013, est répartie sur quatre cours de 75 minutes.

4.1 Description de la séquence de Julie

Après un premier découpage, nous avons observé que le temps de travail de la séquence est réparti comme suit:

Tableau 2

Temps de travail réparti dans la séquence d’enseignement de Julie

Temps de travail réparti dans la séquence d’enseignement de Julie
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Le «niveau 0» de l’action didactique renvoie par exemple aux intermèdes (ex.: accueil des élèves, gestion de la classe) ou aux périodes de transition (ex.: installation de matériel audiovidéo); dans le synopsis (voir exemple de base en annexe), nous avons donc classé dans le «niveau 0» tous les éléments non liés aux objets enseignés et au temps de travail sur ces objets.

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La séquence présente trois mouvements qui font progresser l’action didactique de façon plutôt linéaire, les objets n’étant enseignés qu’une fois: 1) travail sur des notions littéraires spécifiques à la poésie (règles de versification classique, formes fixes, types de rimes et habileté des élèves à scander les pieds d’un vers); 2) travail de lecture – accompagnée de l’écoute – d’une chanson québécoise pour introduire les élèves à la séquence sur la poésie, genre enseigné pour la première fois depuis septembre, suivi de la lecture à voix haute par l’enseignante d’un poème illustré, après quoi elle fait un résumé du poème aux élèves, et d’autres poèmes choisis pour identifier les caractéristiques de la poésie qui sont enseignées; 3) travail d’écriture créative (production de cinq poèmes), en mettant l’accent sur les images et les évocations. Précisons que nous n’avons pas identifié d’objets enseignés pour travailler spécifiquement l’écriture créative; les élèves ont directement été plongés dans la tâche d’écriture après les deux premiers mouvements de la séquence.

Pour travailler les notions littéraires, Julie a présenté de façon magistrale aux élèves des notes de cours (cours 1 et 2) décrivant les objets suivants, en donnant des exemples pour chacun: la rime (définition et exemples: type, qualité, disposition), les strophes (définitions pour les strophes composées d’un à douze vers), les vers (définitions pour les vers composés d’un à douze pieds), les figures de style (définition et exemples de 24 figures[7]), les formes fixes (définition longue de deux exemples: sonnet et rondeau) et une section du document distribué, intitulée «Quelques poèmes à lire pour le plaisir!» composée de quatre textes (deux calligrammes d’un auteur non mentionné, la chanson Maudite Jalousie de Kevin Parent et le poème Deux mères pour une vie d’un auteur non mentionné).

Dans l’ensemble de la séquence, Julie a présenté dix textes aux élèves pour travailler la lecture, soit une chanson québécoise et neuf poèmes (huit français; un québécois). Les textes ont été lus pendant la présentation des notes de cours en poésie et utilisés pour illustrer ces objets. Par ailleurs, au début du cours 2, Julie a invité une élève de 5e secondaire dans sa classe afin qu’elle performe un slam qu’elle avait écrit et qu’elle raconte brièvement comment elle avait trouvé ses idées pour l’écrire: le but était de faire découvrir une autre forme de poésie aux élèves et de discuter brièvement avec eux d’écriture créative.

En ce qui concerne le travail en lecture, deux consignes ont été données pendant la séquence. La première a été donnée lors de l’activité qui a introduit la séquence, soit la lecture et l’écoute de la chanson Maudite Jalousie de Kevin Parent. Avant de faire jouer la chanson (et, en même temps, de lire le texte que les élèves avaient sous les yeux), Julie a donné deux consignes: «Après l’écoute de la chanson, je vous poserai la question suivante: selon vous, Kevin Parent a-t-il déjà été jaloux?» et «Prenez un surligneur et identifiez les rimes dans le texte». Après l’écoute de la chanson, une discussion de trois minutes a eu lieu entre l’enseignante et les élèves pour identifier les rimes dans les premières lignes, puis tenter d’interpréter si l’auteur de la chanson a déjà été jaloux pour avoir écrit une telle chanson.

La deuxième activité du premier cours était la lecture à haute voix par l’enseignante du poème Deux mères pour la vie. Avant de lire le texte, Julie a donné la consigne suivante aux élèves: «Surlignez ce qui concerne la disposition des rimes». Une fois la lecture du texte terminée et après en avoir elle-même expliqué le sens, elle a présenté aux élèves les types de rimes: plates, embrassées et croisées.

L’activité d’écriture créative a commencé à la 22e minute du troisième cours (et s’est poursuivie jusqu’à la fin du cours) puis a repris à la 18e minute du quatrième cours (pour se poursuivre aussi jusqu’à la fin). La consigne écrite était la suivante: «Écrire 5 poèmes de ton choix que tu inscriras sur un objet en particulier». Puis, Julie a précisé oralement: «Utilisez votre imagination pour créer des poèmes de votre choix qui doivent avoir un minimum de 25 mots». Sur le document qui a été distribué aux élèves pour préciser la tâche, on trouve également: «Sujet libre. Nombre de strophe à ta guise. Objets à titre d’exemples: un livre usagé, une vieille nappe, un vieux vêtement, un album de collimage (scrapbooking). Présentation: Tu dois remettre à ton enseignante de français une copie de tes cinq poèmes. Ceci compte pour la troisième étape. Travail fait à l’ordinateur. Date de remise: 25 avril 2013.» Les élèves ont également reçu la consigne de terminer ce travail à la maison. Pendant l’activité d’écriture créative, en même temps que les élèves écrivaient individuellement et en silence leur poème, Julie écrivait aussi au tableau de petits poèmes spontanés. Cette tâche d’écriture est une production évaluée sommativement par l’enseignante à la suite de la séquence et la grille d’évaluation est composée de cinq critères: présentation (5/50), créativité (10/50), contenu (10/50), vocabulaire (5/50), orthographe (10/50), accords (10/50). En outre, Julie a annoncé au 2e cours qu’à la suite de la séquence, les élèves seront soumis à un examen en deux parties: la compréhension en lecture d’un poème et les notions de poésie (mémorisées) qui font partie de leurs notes de cours.

Enfin, mentionnons qu’à la fin de chaque cours, les élèves devaient faire un devoir. Après le 1er cours, ils devaient remplir des pages d’un cahier d’exercices dont les questions portaient sur les rimes et les comparaisons, après le 3e cours les élèves devaient lire un poème et répondre à neuf questions de compréhension (même cahier d’exercices) et après le 4e cours, ils devaient répondre aux dix questions subséquentes, provenant de l’exercice du devoir précédent.

4.2 Interprétation de la séquence de Julie: entre initiation à la poésie   et évaluation de savoirs déclaratifs et d’aspects formels de la   langue

Au moins trois aspects retiennent notre attention dans cette séquence: 1) près des deux tiers du temps (65 %) a été classé dans le «niveau 0»; 2) l’approche traditionnelle domine et la coopération entre pairs est absente; 3) un décalage s’observe entre la visée d’initiation à la poésie et celle d’évaluation.

En ce qui concerne les 65 % du temps de la séquence classés dans le «niveau 0», ils ont généralement été utilisés de trois façons: 1) à chaque début de cours, Julie offre 15 minutes de lecture libre aux élèves afin qu’ils puissent par la même occasion se calmer, se concentrer ou développer un intérêt pour la lecture; 2) corriger les devoirs faits la veille, ou expliquer les devoirs à venir; 3) organiser la classe (accueil des élèves, installation du matériel, temps de transition entre les activités par les changements de cahiers ou crayons, etc.). Bien que la gestion de la classe soit souvent définie comme la capacité de l’enseignant de mettre en place des conditions favorisant les activités d’enseignement et d’apprentissage (Caron, 1996), nous constatons avec l’exemple de la séquence de Julie un conflit instrumental (Marquet, 2005), conséquence d’une interférence de dispositifs qui résulterait d’une contradiction entre la mise en oeuvre des dispositifs didactiques et celle des stratégies en gestion de la classe, car le réel temps de travail sur les objets d’enseignement est plutôt mince (35 % du temps en classe). Par exemple, les 15 minutes de lecture libre en début de cours, fortement répandues au Québec depuis près de 20 ans, relève d’une stratégie de gestion de la classe permettant de calmer les élèves (et de prendre les présences ou de vérifier les devoirs) qui requiert quotidiennement au moins 20 % du temps en classe pouvant être plutôt consacré au travail sur un objet d’enseignement[8]. Imposé aux enseignants de français de 1re secondaire de cette école, ce contexte de travail influence donc la planification des séquences de Julie, pour lesquelles elle doit prévoir enseigner les objets prescrits pour l’année, mais en ayant 20 % moins de temps pour les travailler en classe, contrairement à ses collègues des autres disciplines qui n’ont pas à mettre en place de «15 minutes de lecture».

À chaque début de cours, il y a la correction du devoir: Julie lit la question, des élèves lèvent la main pour y répondre, Julie cible un élève qui donne la bonne réponse, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la correction en groupe-classe. Ces moments ne sont pas forcément utilisés comme temps de travail sur un objet puisqu’il s’agit plutôt d’un temps de vérification du «devoir fait» et de validation de la «bonne réponse», caractéristique d’un modèle traditionnel de l’enseignement. De surcroit, la séquence est marquée d’une valorisation de savoirs littéraires peu pertinents, car ils ne sont pas réinvestis et peu arrimés au développement de la compétence à apprécier et interpréter des textes littéraires (pensons aux 24 figures de style et à leur définition, pourtant non prescrites dans le programme officiel), lesquels sont évalués dans un examen de connaissances déclaratives; le travail sur ces notions littéraires apparait plus ou moins articulé à celui sur la compréhension et l’interprétation des poèmes. En privilégiant cette approche transmissive, en misant sur les savoirs déclaratifs et sur le travail individuel, on constate que les démarches d’observation, le partage des appréciations et la coopération pour y arriver sont peu présents dans cette séquence où l’enseignement semble plutôt traditionnel, où les objets enseignés sont cloisonnés selon le temps de travail dans lequel ils s’inscrivent. Malgré tous les travaux produits en ingénierie didactique depuis 30 ans pour transformer les paradigmes d’enseignement, force est de constater que nos observations croisent en partie celles de Chartrand et Lord (2013a; 2013b): les pratiques des enseignants du secondaire auraient peu changé depuis 30 ans, si nous prenons l’exemple de la séquence de Julie, bien que certains enseignants comme Sonia tentent en revanche d’innover comme nous le montrons plus loin. Nous pouvons aussi penser que le poids de la forme scolaire crée un horizon d’attente chez les acteurs concernés, soit des attendus spécifiquement scolaires, et scolarisant, par exemple, le contrôle des devoirs (encouragés par la direction d’école et attendus des parents/clients, particulièrement d’une école du secteur privé [qui rejoint 20 % de la population québécoise de l’enseignement secondaire] où travaille Julie, exercice souvent vécu de façon plus aliénante que pour construire véritablement des compétences langagières). Car «trop souvent, les décisions concernant les devoirs sont dictées par des considérations économiques et politiques plutôt que pédagogiques et s’appuient sur le sens commun. Ainsi, donner davantage de devoirs est une façon peu couteuse d’augmenter le temps d’enseignement» (Chouinard, Archambault et Rheault, 2006, p. 320).

Enfin, un décalage s’observe entre la visée d’initiation à la poésie et celle d’évaluation. Julie lit, fait lire ou commente différents textes dans la séquence (chanson, sonnet, rondeau, calligrammes, etc.) et invite une élève de dernière année à présenter son slam afin d’offrir une variété d’exemples aux élèves à partir desquels ils peuvent s’inspirer pour produire leurs poèmes. Toutefois, elle mise peu sur la coconstruction de sens des textes, mais plutôt sur l’évaluation des connaissances. La séquence présente trois buts liés à l’évaluation: écrire des poèmes en respectant les normes langagières (rappelons que la pondération est de 30/50 pour évaluer les aspects formels de la langue); lire et comprendre un poème; acquérir des connaissances déclaratives sur les notions en poésie. Les systèmes scolaires étant de plus en plus portés par l’évaluation, passage obligatoire pour accéder aux différents niveaux de diplômes et augmenter sa réussite sociale (Felouzis, 2014), ce sont donc davantage les critères d’évaluation des examens ou des productions qui orientent le choix des objets enseignés et la manière de les convoquer en classe, plutôt que l’expérience esthétique (Rouxel, 2014) ou le développement de compétences littéraires ou langagières pouvant être accompagnées d’une «évaluation formative». Or, «aller vers l’évaluation formative, ce serait renoncer à faire de la «sélection» l’enjeu permanent du rapport pédagogique [...] [et forcer] un changement considérable du «contrat didactique» [...] [en substituant] une relation coopérative à une relation qui, sans être agressive, est aujourd’hui dans les systèmes traditionnels, de nature fondamentalement conflictuelle» (Perrenoud, 1998, p. 177). Miser davantage sur l’évaluation plutôt que sur la maitrise des savoirs montre à quel point l’école vise moins à développer les compétences des élèves, citoyens pouvant participer à la construction d’une véritable démocratie, qu’à (re)produire des inégalités scolaires et sociales.

5. Description et interprétation de la séquence de Sonia:  3e secondaire (14-15 ans)

Sonia enseigne au secondaire depuis 15 ans dans une école publique en milieu rural. Elle a toujours enseigné au 2e cycle du secondaire, et en 5e secondaire (élèves de 16-17 ans) depuis les sept dernières années. L’année où nous l’avons rencontrée, elle enseignait à deux groupes de 5e secondaire (16-17 ans) et à un groupe de 3e secondaire (14-15 ans), dans lequel nous avons filmé la séquence d’enseignement décrite ici.

5.1 Description de la séquence de Sonia

Nous avons observé et filmé cette séquence de 13 cours de 60 minutes à la fin du mois de mars et au début du mois d’avril 2013. Au premier cours de la séquence, Sonia a remis aux élèves un document d’une vingtaine de pages qu’elle a produit et qui constitue un recueil de textes (poèmes et chansons). Le temps de travail de la séquence a été réparti comme suit:

Tableau 3

Temps de travail observé dans la séquence d’enseignement de Sonia

Temps de travail observé dans la séquence d’enseignement de Sonia

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La séquence présente cinq mouvements qui font progresser l’action didactique de façon plutôt spiralaire (Chartrand, 2008), car au fur et à mesure que des notions littéraires sont introduites, les élèves sont appelés à les (ré)utiliser pour analyser les chansons et les poèmes qu’ils lisent et pour justifier leurs interprétations. Plus la séquence avance, plus ils approfondissent les objets enseignés précédemment, en plus d’en travailler de nouveaux. 1) Un premier mouvement animé par l’enseignante qui, pendant les cours 1 et 2, fait lire et analyser quatre chansons[9] aux élèves, l’une à la suite de l’autre, dans le but, d’abord, de générer des interprétations singulières que les élèves partagent spontanément lors de discussions avec le groupe-classe, pour ensuite présenter des notions littéraires caractérisant la «valeur poétique[10]» d’un texte, notamment par la vision du monde exprimée, le rythme, la sonorité, la versification, les éléments de l’univers poétique et les images ou connotations évoquées. 2) Un deuxième mouvement (cours 3 et 4) pendant lequel des élèves présentent, à tour de rôle, une chanson de leur choix (texte projeté à l’écran), expliquent brièvement en quoi elle a une «valeur poétique», la fait lire au groupe (dont une première fois avec la musique). L’enseignante anime ensuite les discussions avec le groupe-classe au cours desquelles les élèves partagent leur compréhension, leurs interprétations et leurs réactions singulières sur le texte. Ce sont 13 chansons québécoises qui ont été présentées par les élèves qui avaient reçu la consigne suivante: «Trouvez une chanson francophone que vous jugez particulièrement poétique et apportez-la jeudi pour évaluer sa valeur poétique». 3) Un troisième mouvement (cours 5 et 6) davantage concentré sur l’étude de notions littéraires en poésie plus classique (règles de versification, rythme et sonorité, formes fixes) accompagnée de la lecture de deux chansons pour illustrer ces notions et analyser leurs effets dans le texte, et de deux calligrammes d’Apollinaire pour observer spécifiquement ce genre. 4) Un quatrième mouvement (cours 7 à 10) pour analyser quatre chansons à l’aide des notions de thème, champ lexical, image et connotations, et pour coconstruire des interprétations par le groupe-classe. 5) Un cinquième mouvement (cours 11 à 13) portant d’abord spécifiquement sur l’étude des procédés et de 15 figures de style[11] (présentation des noms, définitions et utilité pour l’analyse littéraire), puis sur la lecture et l’analyse en groupe-classe de trois chansons, en observant non seulement l’effet des figures de style, mais en reprenant les objets enseignés pour amener les élèves à justifier leurs interprétations et valider la compréhension du groupe. Précisons que pour tous les textes lus (n = 30 [12]) pendant la séquence, même si l’enseignante en faisait une analyse plus formelle avec les élèves (liée aux notions littéraires étudiées), elle demandait néanmoins systématiquement aux élèves d’échanger sur leurs réactions et leurs interprétations des textes puis de coopérer lors des discussions dans le but d’arriver à une compréhension commune du texte par le groupe-classe.

Pour ce qui concerne le travail sur les notions littéraires, Sonia procède généralement de façon magistrale, en présentant des notes de cours sur un diaporama. En plus de poser plusieurs questions pour s’assurer de leur compréhension, les élèves notent ces informations dans leur cahier. Quant au travail en lecture, les liens entre les notions littéraires et la réception des textes se sont tissés de plus en plus étroitement au fil de la séquence. Par exemple, parmi les consignes données par Sonia, après la lecture de chaque texte (même ceux apportés par les élèves), elle demande systématiquement aux élèves «Qu’avez-vous pensé de ce texte? Qu’est-ce que vous avez compris?». Puis elle régule leurs réactions en ajoutant «Justifiez toujours vos interprétations afin qu’on ne puisse pas contredire vos hypothèses». Plus la séquence avance, plus Sonia leur donne comme consigne de faire des liens entre les notions littéraires enseignées et les éléments relevés dans le texte par les élèves, par exemple: «Faites un lien entre le titre, l’univers et le thème» (cours 9).

La séquence se termine par un examen sommatif de lecture d’un texte poétique qui prend forme dans une analyse littéraire. Sonia a donné aux élèves la tâche suivante:

5.2 Interprétation de la séquence de Sonia: un entrainement pour développer des compétences littéraires par l’«expérience littéraire»

Nous relevons au moins deux aspects marquants dans cette séquence: 1) le tiers du temps de la séquence (33 %) est classé dans le «niveau 0»; 2) Sonia vise l’entrainement de lecteurs à la production d’un discours appréciatif et interprétatif sur leur réception des textes.

Le temps classé dans le «niveau 0» a été généralement utilisé de trois façons: 1) la gestion de la classe (accueil des élèves, prise des présences, annonces, etc.); 2) la gestion du matériel audiovisuel (problèmes techniques, recherches de fichiers dans le disque dur ou de chansons dans YouTube, etc.); 3) la discipline (intervention auprès d’un élève en particulier ou d’un petit groupe d’élèves dérangeants). Sonia a mis en place un environnement structuré, ce qui permet aux élèves de se concentrer sur leurs apprentissages (Archambault et Chouinard, 2003); malgré tout, la réalité l’oblige forcément à s’adapter et à intervenir à l’occasion pour installer, maintenir ou ajuster son organisation matérielle et la gestion de sa classe.

Près de la moitié de la séquence (45 %) est consacrée à un travail sur la lecture de chansons et de poèmes. La séquence repose sur un entrainement à la lecture littéraire dont le but, pour Sonia, est d’amener les élèves à produire un discours appréciatif et interprétatif sur leur réception des textes, et à le présenter oralement pendant l’apprentissage – ou à l’écrit, à l’évaluation. Les notions littéraires enseignées sont présentées comme des outils d’analyse de poèmes et de chansons. Lors des discussions en grand groupe après la lecture des textes, Sonia demande systématiquement aux élèves de présenter leur réception singulière: on assiste alors à un travail de lecture littéraire (Dufays et al., 1996/2005) où les élèves oscillent entre une lecture participative, marquée par leurs réactions spontanées et leurs appréciations personnelles, et une lecture de distanciation, marquée par leurs interprétations justifiées et par des analyses produites à l’aide de notions littéraires travaillées dans les cours précédents. Plus la séquence progresse, plus l’équilibre entre la participation et la distanciation s’installe (dans le premier mouvement de la séquence, c’est surtout une lecture de participation qui domine, ce qui s’explique par le peu de notions littéraires disponibles pour analyser les poèmes), et plus les élèves intègrent les objets enseignés à leur discours. Dans cette séquence sur la poésie et la chanson, nous pouvons dire que les élèves vivent d’abord une «expérience littéraire» (Brillant-Rannou, 2004) puisqu’ils développent une compétence littéraire pour lire de la poésie. Les élèves présentent leurs expériences singulières de lecture au groupe, ce qui a pour effet que cette communauté de lecteurs se construit une compréhension commune des textes à l’aide des interprétations plurielles partagées et des justifications formulées, appuyées des notions littéraires enseignées et du métalangage qui s’y rattache. Or, pour mettre en place un tel dispositif didactique, l’enseignant doit avoir une compréhension approfondie des textes du corpus afin d’anticiper les réactions ou les interprétations des élèves, et de les réguler (nous avons relevé au moins 54 régulations dans la séquence de Sonia, comparativement à aucune dans la séquence Julie). De surcroit, l’enseignant doit avoir une certaine expertise des objets enseignés afin de réagir rapidement et avec justesse aux commentaires ou aux questions des élèves. Or, Sonia est une lectrice qui a multiplié les expériences de lecture littéraire, comme elle l’a mentionné lors de l’entretien: pendant sa formation initiale, elle a lu plus d’une soixantaine de classiques de la littérature française puis, depuis qu’elle enseigne, elle lit encore beaucoup de romans, mais surtout l’été, faute de temps pendant l’année scolaire à cause de sa tâche trop lourde (alors que Julie a affirmé lire peu: seulement quelques magazines et les romans jeunesse qu’elle compte enseigner).

De fait, par ses expériences littéraires répétées, Sonia a développé une compétence littéraire lui permettant d’élaborer et de légitimer ses interprétations par une démonstration rigoureuse à l’écrit ou à l’oral; cette façon de vivre personnellement ses pratiques littéraires est aussi celle qu’elle a décidé de mettre en place dans sa classe. C’est d’ailleurs ce qui avait été observé dans les résultats obtenus dans la première phase de notre recherche qui portait sur les conceptions et pratiques déclarées des enseignants:

Les enseignants ayant reçu une formation plus élaborée en études littéraires (Fabrice, Sonia[13], Gilles, Sophie) ont donné beaucoup plus d’exemples de leurs pratiques de littérature, ont convoqué plus de critères pour définir la littérature et semblent en avoir une vision plus complexe.

Émery-Bruneau, 2014, p. 80

Nous sommes donc portée à croire, comme nous l’avions montré ailleurs (Émery-Bruneau, 2012), que la manière dont Sonia pratique personnellement la littérature trouve manifestement des échos sur le plan didactique, c’est-à-dire dans les finalités de l’enseignement de la littérature qu’elle privilégie et dans sa manière de l’enseigner. Elle-même sujet-lecteur passionnée, réfléchie et habituée à parler de ses lectures, elle vise à entrainer ses élèves dans la même voie afin qu’ils développent, par la multiplication d’expériences littéraires, des compétences littéraires.

6. Conclusion 

Que peut-on retirer de l’analyse de ces deux séquences d’enseignement de la poésie? Et que peut-on comprendre de l’action didactique? Au moins trois constats méritent d’être soulignés.

  1. Ce sont les mêmes objets enseignés qui reviennent systématiquement (règles de versification, liste de figures de style, poème à forme fixe, etc.) quel que soit le texte travaillé (poème classique, contemporain ou chanson), que ces objets soient prescrits ou non pour l’année scolaire où ils étaient enseignés. Même si l’enseignement de la poésie est prescrit pendant les cinq années de scolarisation obligatoire au secondaire québécois, nous observons néanmoins qu’un problème semble apparent quant à la progression des objets enseignés en poésie, soit le «découpage et l’ordonnancement des contenus en fonction du développement des élèves qui dépend à son tour de l’enseignement» (Thévenaz-Christen, 2014, p. 40). Or, même si Nonnon (2010) a montré que l’étude de la progression est une question clé de la didactique, influencée notamment par les transformations des conditions de scolarisation, le statut des savoirs et des pratiques des enseignants, il n’en demeure pas moins que, pour la poésie, un travail reste à faire quant à la didactisation des savoirs sous l’angle de la progression et de leur articulation aux caractéristiques des genres textuels à enseigner. Une recherche action-formation pourrait notamment être développée pour avancer dans cette réflexion.

  2. Ce qui varie entre les enseignants, ce sont les dispositifs didactiques mis en place et les tâches proposées aux élèves pour travailler ces objets. D’un côté, Julie, plus traditionnelle, mise sur l’exercisation, le travail individuel et l’évaluation de savoirs littéraires déclaratifs et d’aspects formels de la langue. De l’autre, Sonia, qui a vécu des expériences littéraires nombreuses et diversifiées en plus d’avoir une expertise approfondie des notions littéraires à enseigner et des textes travaillés, accompagne progressivement ses élèves dans le développement de leur compétence littéraire, les poussant systématiquement à produire un discours justifié ou argumenté sur leur réception des textes et les interprétations qu’ils en font. Face à un tel contraste, cette recherche descriptive nous a permis de mieux comprendre l’action didactique sous l’angle des objets enseignés, mais elle présente aussi des limites. Par exemple, nous n’avons pas questionné les élèves ni analysé leurs productions ou évaluations. Qu’ont-ils vraiment appris dans ces séquences d’enseignement? Quelle(s) compétence(s) langagière(s) et littéraire(s) ont-ils développée(s)? Que comprennent-ils de la poésie? Ces questions mériteraient d’être étudiées dans une recherche ultérieure.

  3. Nous avons aussi constaté que le temps classé dans le «niveau 0» est particulièrement élevé. La réalité de l’enseignement oblige forcément les enseignants à réduire le temps de travail sur les objets à cause des périodes de transition, de l’indiscipline des élèves ou de la gestion de la classe. Dans toute séquence d’enseignement, les impondérables font partie du déroulement des activités et notre recherche montre clairement l’espace non négligeable qu’ils occupent, réalité commune à tous les enseignants, contrairement aux objets d’enseignement qu’ils sélectionnent et au temps de travail qu’ils y allouent en classe. Quant aux pratiques institutionnelles imposées dans ces écoles, dont les 15 minutes de lecture imputées au début du cours de français, peut-être pourraient-elles être articulées à une activité de la séquence (par exemple, lire un roman qui sera ensuite discuté en cercle de lecture; lire les poèmes de ses camarades puis les commenter dans une activité de bonification de productions écrites, etc.), ce qui éviterait de réduire de 20 % le temps d’enseignement en classe de français, et de rendre ces 15 minutes plus significatives en terme d’apprentissage.

Travailler sur un échantillon restreint permet de faire une analyse fine et approfondie (Miles et Huberman, 2003) des objets enseignés et des pratiques d’enseignement pour comprendre l’action didactique. Toutefois, ces deux cas, provenant d’un échantillon plus large de différentes séquences d’enseignement de la littérature (et non seulement de la poésie), ne nous permettent pas de connaitre les objets enseignés en poésie au cours des cinq années du secondaire (sont-ce toujours les mêmes?), de savoir comment ils sont articulés aux activités de lecture, d’écriture et d’oral, de connaitre les poèmes enseignés (les genres enseignés sont-ils vraiment ceux sélectionnés par la «Progression des apprentissages» de 2011?) ou de comprendre la (ou les) logique(s) de progression des objets enseignés à l’intérieur d’une même année, et d’une année à l’autre. Voilà autant de pistes vers lesquelles nous nous tournons afin de poursuivre notre réflexion et nos recherches en ce qui concerne l’enseignement de la littérature au secondaire québécois.