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1. Introduction

L’enseignement de l’écriture est grandement marqué par la tradition: les enseignants ont ainsi tendance à reproduire le type d’enseignement de l’écrit qu’ils ont eux-mêmes reçu (Nadon, 2007; Schneuwly, 2002). Ce modèle traditionnel de l’enseignement de l’écriture se caractérise par un enchainement[1] de situations d’écriture peu diversifiées, par une importance prépondérante accordée au respect des conventions linguistiques et par un contrôle dominant exercé par l’enseignant. Ce dernier devient alors le maitre du temps, du sujet, de la longueur du texte, de sa structure, du style ou de tout autre élément de la situation d’écriture (Nadon, 2007; Reuter, 1996). Or, de telles façons de faire laissent peu de place à la créativité de l’élève et à des pratiques d’enseignement qui reflètent ce que Dabène (1991) et Penloup (2000) appellent le «pôle littéraire» de l’écriture.

Ces chercheurs décrivent l’écriture comme une activité hautement complexe qui se déploie sur un continuum: du «pôle ordinaire», caractérisé par une fonction d’expression et de communication et auquel réfère l’écriture non littéraire, le scripteur peut se déplacer vers le «pôle littéraire», auquel correspond l’écriture littéraire, qui se distingue par ses visées d’ordre esthétique (Penloup, 2000). En plaçant la littérature et l’acte d’écrire au coeur de l’enseignement de l’écriture, et en mettant l’accent sur les effets esthétiques créés par le scripteur et consciemment insérés dans son texte dans le but d’aviver l’activité interprétative du lecteur, l’écriture littéraire pourrait permettre de sortir du paradigme de la faute, paralysant pour tant d’élèves (Lebrun 2007; Sorin, 2005), et contribuer à stimuler le gout d’écrire. Afin de mettre en oeuvre des pratiques d’enseignement de l’écriture littéraire, les enseignants doivent cependant avoir développé eux-mêmes un intérêt pour celle-ci. En effet, le type de rapport qu’entretient un enseignant vis-à-vis d’une discipline est susceptible d’influencer ses choix et ses pratiques didactiques, comme l'ont par exemple montré plusieurs recherches s'étant intéressées à l'influence du rapport à l’écriture et des pratiques personnelles d’écriture des enseignants autant sur leurs pratiques didactiques elles-mêmes que sur la réussite de leurs élèves en écriture (Fearn et Farnan, 2007; Graves, 1993; Grossman et al., 2000; McDonald, Buchanan et Sterling, 2004; Murray 2011; Whyte et al., 2007).

Dans cet article, nous nous intéressons à la question du rapport à l'écriture littéraire chez des enseignants du primaire, en nous appuyant sur une caractérisation de cette notion fondée sur les travaux concernant le rapport à l'écriture (Barré-De Miniac, 2002), le rapport à l'écrit (Chartrand et Prince, 2009) et l'écriture littéraire (Penloup, 2000; Sorin, 2005). Considérant, d’une part, le peu de place accordée à l’écriture littéraire dans le programme de formation du primaire au Québec (voir MELS, 2006 et MELS, 2009) qui, malgré la présence indéniable du texte littéraire, met davantage l’accent sur le développement d’une langue de qualité et sur la maitrise du code, et, d’autre part, la persistance de pratiques d’enseignement traditionnelles en écriture, il y a lieu de se questionner sur la place que les enseignants accordent à l’écriture littéraire dans leur vie personnelle et dans leurs pratiques d'enseignement de l’écriture. Ainsi, la présente étude a examiné le rapport à l’écriture littéraire d’enseignants du primaire ainsi que leurs pratiques déclarées d’enseignement de la lecture et de l’écriture.

2. Définition et opérationnalisation de la notion de rapport à l’écriture littéraire

Barré-De Miniac (1992, 2002, 2008, 2015) est l’une des premières à s’être penchée sur la notion de rapport à l’écriture. Elle la définit comme «l’ensemble des significations construites par le scripteur à propos de l’écriture, de son apprentissage et de ses usages» (2002, p. 29). Ces significations peuvent être propres à un individu ou partagées par un groupe social ou culturel et se construisent au fil des rencontres, concluantes ou non, positives ou négatives, scolaires ou extrascolaires, de l’individu avec l’écriture (Barré-De Miniac, 2015; Lebrun, 2007). La notion de rapport à l’écriture permet de s’intéresser à l’activité du sujet, en considérant le sens que ce dernier accorde aux activités d’écriture, en plus d’évaluer de quelles façons et à quels degrés il s’implique dans l’activité d’écriture (Penloup, 2000).

L’écriture littéraire, quant à elle, découle du concept de la littérarité. Ce dernier, à l’instar de l’écriture littéraire, demeure «un concept flou, subjectif et complexe» (Beaudry, 2009, p. 268). En outre, la littérarité d’une oeuvre peut être évaluée par de nombreux critères, certains étant intrinsèques et relevant du texte lui-même, tels que les critères fondés sur les qualités esthétiques du style et de la langue (Lacelle, 2009), et d’autres étant extrinsèques et provenant d’instances qu’il convient de qualifier de «lieu[x] de pouvoir» (Dubois, 1983 dans Beaudry, 2009). Ces diverses instances, dont font partie, entre autres, les milieux littéraires et artistiques, les enseignants et les intervenants de la sphère médiatique (Saint-Jacques, 2000 dans Beaudry, 2009), n’octroient pas toujours la même valeur littéraire à une oeuvre donnée, ce qui témoigne de la complexité et de la subjectivité du concept de littérarité. La valeur littéraire d’une oeuvre «résulte donc de la conjugaison de valeurs esthétiques, éthiques, marchandes, cognitives [...] qui varient selon les milieux» (Beaudry, 2009, p. 30).

L’écriture littéraire, de son côté, ne jouit pas d’une définition précise faisant l’unanimité auprès des chercheurs. Elle est décrite par Sorin (2005) comme un «mode particulier de production textuelle» (p. 69) qui met l’accent sur les aspects esthétique et créatif du texte. Elle implique ainsi le développement d'une posture d'auteur chez l'élève. Cette posture, constitutive de l'écriture littéraire, peut être construite par l'élève si l'enseignant lui-même l'encourage et la valorise. En contexte scolaire, la question de l'écriture littéraire passe donc par celles de l'enseignement de l'écriture et du rôle de l'enseignant comme modèle (en ce sens qu'il adopte aussi une posture d'auteur lorsqu'il écrit) et comme destinataire des écrits de ses élèves. Il reçoit ainsi ces écrits du point de vue d'un lecteur authentique, qui interagit avec les textes et qui en apprécie les effets plutôt que de chercher à les évaluer (Sorin, 2005; Tauveron et Sève, 2005).

En dépit de travaux théoriques à propos, d'une part, du rapport à l'écrit et du rapport à l’écriture et, d'autre part, de l’écriture dite littéraire, l’opérationnalisation de la notion de rapport à l'écriture littéraire, visant à en capter les manifestations observables chez les enseignants, est demeurée peu documentée jusqu’à maintenant. Pour pallier ce manque, il nous est apparu important de proposer une caractérisation de cette notion à partir d'une synthèse de la littérature. Nous avons d'abord effectué des recoupements entre les différentes définitions du rapport à l'écrit et du rapport à l'écriture, en synthétisant la notion de rapport à l'écriture littéraire autour de trois dimensions: conceptuelle, affective et sociale. De plus, en nous appuyant sur la définition de l'écriture littéraire proposée par Sorin (2005), nous avons ajouté une quatrième dimension à notre définition: la dimension esthétique. Ces quatre dimensions permettent de caractériser le rapport à l'écriture littéraire et d'identifier des indicateurs observables. Afin de mettre en lumière la relation entre le rapport à l'écriture littéraire et les pratiques pédagogiques liées à ces dimensions, nous avons également caractérisé les types de pratiques didactiques relatives à l'enseignement de l'écriture littéraire. Le schéma ci-dessous illustre la conception retenue en vue d’opérationnaliser la notion de rapport à l’écriture littéraire et les pratiques didactiques des enseignants. Le signe «+» indique un lien positif alors que le signe «-» indique un lien négatif. Tel qu’exposé dans cette figure, le rapport à l’écriture littéraire comprend quatre dimensions, desquelles découlent des indicateurs personnels du rapport à l’écriture littéraire. En retour, ces indicateurs personnels sont présumés affecter les pratiques didactiques des enseignants, qui peuvent être subdivisés selon un pôle littéraire et non littéraire. Dans les prochaines sections, les dimensions du rapport à l’écriture littéraire, les différents indicateurs qui en émanent et les pratiques didactiques retenues, seront explicités.

Figure 1

Indicateurs personnels liés à un rapport positif et négatif à l’égard de l’écriture littéraire et pratiques didactiques de type littéraire et non littéraire

Indicateurs personnels liés à un rapport positif et négatif à l’égard de l’écriture littéraire et pratiques didactiques de type littéraire et non littéraire

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2.1 Les dimensions du rapport à l’écriture littéraire

2.1.1 Dimension conceptuelle

La dimension conceptuelle concerne les représentations que toute personne développe au sujet de l’écriture littéraire et non littéraire. Un individu qui considère l’écriture comme étant évolutive sera d’avis qu’elle peut faire l’objet d’un apprentissage et, par conséquent, d’un enseignement, conception qui s'applique de façon générale à l'écriture et à l'écriture littéraire en particulier. D’un autre côté, il est possible de considérer l’écriture comme étant figée, ce qui correspond à la conception répandue voulant que l’écriture soit un don réservé aux écrivains, qui ne puisse donc pas faire l’objet d’un réel apprentissage. Il s’agit, en outre, d’une représentation particulièrement courante (Barré-De Miniac, 2015; Reuter, 1996), tout comme le fait de percevoir l’écriture comme un outil servant à coder ou à transmettre une information préalablement construite dans l'esprit du locuteur (Barré-De Miniac, 2015, 2002; Lebrun, 2007; Penloup, 2000, Reuter, 1996). Cette représentation laisse peu de place aux aspects créatifs de l’écriture littéraire. En effet, si l’écriture permet au sujet de produire du sens et de structurer sa pensée (Barré-De Miniac, 2015; Odell, 1980; Reuter, 1996), elle stimule également l’imaginaire et la créativité du scripteur (Penloup, 2000), ce qui est le propre d'une conception positive de l'écriture littéraire. Cette mise en oeuvre de la créativité dans le processus d'écriture est d'ailleurs un des éléments centraux de l'écriture littéraire.

2.1.2 Dimension affective

La dimension affective, quant à elle, concerne les sentiments éprouvés à l’égard de l’écriture littéraire et l’intérêt affectif de l’individu par rapport à l’activité d’écriture ou de lecture littéraires. Ainsi, les sentiments du sujet à l’égard de l’écriture ou de la lecture, de textes littéraires plus particulièrement, peuvent refléter l’attraction ou la répulsion, ou une confusion entre ces deux pôles (Barré-De Miniac, 2015). Par exemple, le sujet peut être partagé entre le désir de s’exprimer et la crainte de s’exposer à autrui. Il pourra alors se voir empêché d’écrire ou n’être tenté d’écrire que sur certains sujets et d’une certaine manière dans le but d’échapper au jugement social ou scolaire (Dabène, 2008; Reuter, 1996). En outre, des sentiments agréables relatifs à l’écriture sont présumés affecter positivement le degré de motivation du scripteur et l’inciter à s’investir plus à fond dans cette activité (Chartrand et Prince, 2009), ce qui caractérise également les sentiments relatifs à l'écriture littéraire. Il va de soi que des expériences négatives liées à l’écriture ou la lecture devraient entrainer l’effet contraire. Ainsi, des sentiments positifs, tels que l’amusement ou la passion, devraient favoriser le recours à l’écriture littéraire comme pratique personnelle et en classe, à travers des pratiques plus littéraires que non littéraires. À l’opposé, des sentiments négatifs tels que l’ennui ou l’angoisse sont susceptibles de détourner le sujet de l’écriture littéraire tant dans sa vie personnelle que dans sa pratique professionnelle.

Tout comme l’ont montré Chartrand et Prince (2009) au sujet du rapport à l’écrit, la dimension affective du rapport à l’écriture littéraire peut également être observée dans l’investissement des enseignants dans des activités d’écriture ou de lecture littéraires. En outre, on peut penser qu’un investissement accru dans des activités d’écriture et de lecture de textes littéraires favorisera des pratiques d’enseignement de l’écriture littéraire plus fréquentes. En contrepartie, il est également à prévoir qu’un investissement plus prononcé dans des activités d’écriture et de lecture non littéraires entrainera la mise en oeuvre de pratiques d’enseignement de l’écrit non littéraires, davantage axées sur les conventions de la langue. Comme le souligne André (1996), parlant de l'enseignement de l'écriture à l'école, cette attention portée à la norme s'oppose à une valorisation du processus d’écriture lui-même, propre à l’enseignement de l’écriture littéraire: «Ce qui compte, ce n'est pas l'auteur, c'est la conformité du résultat. Primat de l'inculcation d'une norme sur l'expression, primat du commentaire sur l'écriture créative, primat du résultat sur le processus» (p. 6). Nous revenons sur cette distinction entre attention portée au produit (et au respect de la norme) et valorisation du processus d'écriture dans la section qui suit.

2.1.3 Dimension esthétique

La dimension esthétique ne figure pas dans les caractérisations du rapport à l'écrit ou du rapport à l'écriture. Elle nous parait pourtant constitutive du rapport à l'écriture littéraire, puisque cette dernière comporte une dimension esthétique incontournable. La dimension esthétique fait partie intégrante de la construction d’une réelle posture auctoriale chez le scripteur. L'étude des procédés utilisés par les auteurs de littérature jeunesse, qui est une pratique de plus en plus répandue en enseignement de l'écriture au Québec actuellement[2] – suivant les travaux menés en ce sens depuis les vingt dernières années aux États-Unis (Calkins, 1986; Atwell, 1998; Olness, 2005; Olson, 2007) – met précisément en lumière l'importance de la question esthétique dans le rapport à l'écriture littéraire.

La dimension esthétique peut se définir par l’opposition entre deux pôles, entre lesquels existe cependant un continuum. Le premier pôle correspond au fait d’accorder une grande importance au produit (le texte au propre) et au respect des conventions linguistiques (orthographe, grammaire), ce qui correspond à des pratiques scolaires traditionnelles, comme l'ont relevé plusieurs auteurs (Nadon, 2007; Reuter, 1996). Le second pôle correspond plutôt au fait de mettre l’accent sur le processus créatif lui-même, comme nous l'avons souligné plus tôt à travers la citation d'André (1996). Sorin (2005) décrit d’ailleurs l’écriture littéraire comme un «mode particulier de production textuelle» (p. 69) qui met l’accent sur les aspects esthétiques et créatifs du texte. L’enseignant qui tient compte de la dimension esthétique de l’écriture littéraire est donc davantage susceptible de considérer ses élèves comme des auteurs. Dans l’actualisation de cette dimension, l’enseignant fait en sorte de réduire l’écart entre l’écriture scolaire traditionnelle (qui vise le produit et le respect des conventions) et l’écriture littéraire véritable (qui se concentre sur le processus de création, le temps long de la planification, celui de la mise en texte puis de la réécriture), tel qu’elle est pratiquée par les écrivains. Cela ne signifie pas qu'il ne porte pas attention au respect des conventions, mais qu'il valorise en premier lieu le processus d'écriture. À l'inverse, un enseignant préoccupé principalement par la production d'un texte «sans fautes» (indicateur d'une conception de l'écriture davantage «non littéraire») accordera sans doute moins ou peu d'importance au processus de création du texte, à l'utilisation de procédés littéraires et à la valorisation d'une posture d'auteur chez ses élèves (éléments constitutifs de l'écriture littéraire).

2.1.4 Dimension sociale

L’écriture littéraire, tout comme l’écriture en général, est un acte socialisé et socialisant (Reuter, 1996). En ce sens, deux facettes de la dimension sociale peuvent être considérées. La première consiste à embrasser le caractère social de l’apprentissage de l’écriture littéraire par la création d’une communauté d’auteurs en classe (Vopat, 2009), ou encore par le fait d’encourager les élèves à écrire en s’adressant à différents types de destinataires, et non pas uniquement à l’enseignant. Ce type de pratique place alors l’enseignant dans une posture de lecteur plutôt qu’une posture d’évaluateur. Il encourage les échanges entre les élèves à toutes les étapes du processus d’écriture et il leur rappelle de prendre leur destinataire en compte. La seconde position consisterait à négliger la dimension sociale de l’écriture littéraire en faisant en sorte que les apprenants réalisent seuls chacune des étapes, avec peu ou pas de rétroactions de la part des élèves ou de l’enseignant, qui considèrerait chacune des situations d’écriture comme l’occasion d’évaluer et de sanctionner la compétence à écrire de ses élèves. Ces derniers n’écriraient donc pas pour être lus, mais bien pour être évalués.

2.2 Les pratiques didactiques littéraires et non littéraires

Nous avons dégagé sept catégories de pratiques d'enseignement en nous appuyant, entre autres, sur les travaux et les instruments de mesure développés respectivement par Blaser (2007) et Le Goff (2006). Ces deux recherches nous ont semblé particulièrement intéressantes, puisqu’elles se penchent sur le rapport à l’écrit des enseignants (Blaser, 2007) et sur les pratiques enseignantes déclarées en matière d’écriture et de lecture (Blaser, 2007; Le Goff, 2006), ce qui nous a permis d’identifier les pratiques que nous devions cibler dans notre propre recherche afin d’examiner les manifestations observables du rapport à l’écriture littéraire des enseignants du primaire et les pratiques déclarées de l’enseignement de l’écriture littéraire. Ainsi, les sept catégories de pratiques didactiques que nous avons élaborées ont été subdivisées selon leur objet d'enseignement, soit l'écriture littéraire ou non littéraire. Les pratiques didactiques dites littéraires correspondent aux pratiques visant le développement de la créativité des élèves dans le cadre de l’enseignement de l’écriture et de la lecture. Les pratiques didactiques dites non littéraires, quant à elles, correspondent à un enseignement centré sur les conventions linguistiques et sur l’évaluation des compétences des élèves, selon les deux pôles identifiés plus haut (section 2.1.3). Il est présumé que chaque indicateur personnel littéraire et non littéraire est associé à des pratiques du même type. Ainsi, en ce qui concerne la dimension affective, il est possible que des sentiments positifs, tels que l’amusement ou la passion, favorisent la mise en oeuvre, en classe, de pratiques d’écriture plus littéraires que non littéraires. En outre, il est attendu qu’un investissement personnel accru dans des activités d’écriture et de lecture de textes littéraires sera associé à des pratiques d’enseignement de l’écriture littéraire plus fréquentes. Pour ce qui est de la dimension esthétique, l’enseignant qui en tient compte serait plus susceptible de considérer ses élèves comme des auteurs (liberté de choisir le thème d'écriture, le genre, la longueur du texte, etc.). Les deux premières catégories de pratiques didactiques présentées dans la Figure 1 concernent les pratiques d’écriture et de lecture des élèves et permettent de mesurer, selon les déclarations des enseignants interrogés, la fréquence avec laquelle les élèves écrivent et lisent des textes littéraires et non littéraires. Les troisième et quatrième catégories concernent les intentions pédagogiques des enseignants lorsqu’ils proposent des activités de lecture et d’écriture de textes de type créatif à leurs élèves. Le fait de mesurer ces intentions permet, selon Le Goff (2006), d’examiner les finalités attribuées par les enseignants à l’écriture et à la lecture littéraires. La cinquième catégorie de pratiques didactiques ciblées concerne les interventions des enseignants au moment où les élèves rédigent un texte littéraire, nous permettant ainsi de considérer l’attention que l’enseignant accorde ou non à l’aspect créatif lors de telles activités (Le Goff, 2006).

La question de la réécriture occupe également une place importante dans notre conceptualisation. En effet, de nombreux chercheurs la placent au coeur même du processus d’écriture, tant chez les experts que chez les apprenants (Oriol-Boyer, 1990; Séguy, 1994; Bucheton, 1995, 2000; Garcia-Debanc et Trouillet, 2000 dans Falardeau et Grégoire, 2006). Ce processus itératif que constitue la réécriture implique la production, pour un même projet d’écriture, d’écrits multiples (Le Goff, 2006): il permet à l’auteur de structurer sa pensée et de modifier sa perception du processus d’écriture (Falardeau et Grégoire, 2006). La réécriture va donc bien au-delà de la révision et de la correction d’un texte. Il s’agit d’une métaprocédure qui concerne les «opérations de reprises et de modifications textuelles qu’un auteur effectue sur son propre texte» (Le Goff, 2006, p. 134). Bien qu’elle fasse partie intégrante de l’acte d’écrire et qu’elle ne soit pas réservée à l’écriture littéraire en particulier, la réécriture est constitutive d’un processus d’écriture et d’un enseignement qui valorisent la mise en oeuvre de l’écriture comme processus et comme acte créatif. En outre, elle est le lieu privilégié pour la mise en oeuvre de procédés esthétiques. Les procédés de réécriture, qui sont au coeur même du travail de révision d’un texte, contribuent ainsi au développement d’une posture d’auteur (Le Goff, 2006). Ils permettent, entre autres, de remettre en question des conceptions courantes au sujet de l’écriture, qu’il s’agisse de la propension à percevoir l’écriture comme la transcription d’une pensée déjà construite, de la tendance à réduire l’écriture à l’application de normes et de conventions bien établies ou du fait de la concevoir comme le fruit d’un don ou d’une inspiration soudaine. La réécriture permet également d’expérimenter tout le travail que sous-tend l’acte d’écrire et de l’envisager en termes de processus, plutôt que de mettre l’accent uniquement sur le résultat final (Le Goff, 2006). L’avant-dernière catégorie de notre conceptualisation présentée dans la Figure 1 touche donc le processus de révision d’un écrit littéraire en classe et cherche à mesurer si l’attention est mise sur un procédé de réécriture, partie intégrante de l’acte d’écrire et particulièrement de l’écriture littéraire (Le Goff, 2006), ou sur des aspects jugés non littéraires, tels que l'imposition d'un nombre de mots pour un texte à produire. La dernière catégorie concerne les types de commentaires formulés par l’enseignant, visant ou bien la réécriture et l’amélioration du texte, ou bien les conventions linguistiques.

3. Objectifs

La présente étude entendait: 1) décrire le rapport à l’écriture littéraire et 2) décrire la mise en oeuvre de certaines pratiques d’enseignement de l’écriture et de la lecture déclarées par un échantillon d’enseignants du primaire québécois ayant pris part à l’étude. Compte tenu du format de cette contribution, seules les données relatives à ces deux objectifs seront exposées dans le présent article, bien que la recherche ait également prévu examiner les liens entre le rapport à l’écriture littéraire et les pratiques d’enseignement déclarées.

4. Méthodologie

4.1 Participants et procédure

Afin de répondre aux objectifs fixés, des enseignants titulaires principaux d’une classe du primaire au Québec (de la première à la sixième année) et détenant au moins une année d’expérience ont été ciblés pour l’étude. Ces enseignants ont été invités à répondre à un questionnaire électronique visant explicitement à connaitre leur rapport à l'écriture, à travers des invitations courriel relayées par les commissions scolaires ayant donné leur accord pour participer au projet, ou encore à travers des invitations partagées sur différents groupes Facebook dont sont membres les enseignants du primaire: «Le grand monde du 3e cycle»; «Le monde du 2e cycle»; «Le petit monde du premier cycle»; «Première année primaire: des enseignant(e)s qui aident des enseignant(e)s». En accord avec les normes d’éthique en vigueur à l’UQAM, seuls les enseignants qui ont donné leur accord pour participer à l’étude y ont pris part. Ainsi, 92 participants (hommes = 2; femmes = 90), du premier (n = 38), du deuxième (n = 22) ou du troisième (n = 31) cycle, ont pris part à l’étude[3]. Les participants provenaient de 13 des 17 régions administratives du Québec et seules les régions de la Côte-Nord, de la Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine, de la Mauricie et du Nord-du-Québec ne sont pas représentées. Les participants avaient entre 2 et 32 ans d’expérience en enseignement (moyenne = 12,88; écart-type = 6,90) et étaient âgés de 25 à 56 ans (moyenne = 37,76; écart-type = 8,21).

4.2 Élaboration du questionnaire et mesures

Un questionnaire autorapporté a permis de répondre aux objectifs de la recherche. Le questionnaire utilisé dans le cadre de notre étude a été inspiré, avec la permission des chercheuses concernées, d’un outil de collecte de données utilisé dans le cadre de la recherche Scriptura dirigée par Suzanne G. Chartrand entre 2004 et 2007. L’outil retenu pour cette étude s’appuie également sur le questionnaire de Le Goff (2006), qui portait sur l’écriture d’invention au lycée. En conformité avec les objectifs de l’étude, et prenant appui sur la conceptualisation du rapport à l’écriture littéraire présentée plus tôt, le questionnaire[4] comprend deux principales sections destinées à évaluer, à partir des déclarations des répondants, 1) le rapport à l’écrit sur le plan personnel et 2) la mise en oeuvre de pratiques didactiques de lecture et d’écriture de type littéraire et non littéraire.

4.2.1 Mesure du rapport à l’écriture sur le plan personnel

Le rapport à l’écriture littéraire des enseignants a été mesuré à l’aide de sept indicateurs, chacun étant subdivisé en deux sous-types correspondant à l’aspect littéraire, d’une part, et à l’aspect non littéraire, d’autre part. Chacun des indicateurs a été évalué à l’aide d’échelles de mesure comprenant entre trois et cinq items. Cependant, dans certains cas, le degré de consistance interne issu des regroupements d’items proposés s’est avéré inférieur au seuil minimal fixé à 0,65 (Field, 2013). Par conséquent, un seul item a été retenu pour la mesure de ces construits. Le tableau 1 présente les indicateurs retenus et expose, pour chacun d’eux, un exemple d’item ou l’item retenu, ainsi que le coefficient alpha de Cronbach, témoignant de la consistance interne des échelles de mesure utilisées. Pour chacun des items évaluant les différents indicateurs ciblés, les participants devaient indiquer leur degré d’accord à l’aide d’une échelle de Likert. Ainsi, une échelle de réponse en six points, allant de «fortement en désaccord» (0) à «fortement en accord» (5), était proposée pour les items mesurant les conceptions de l’écriture, les perceptions de l’écriture, les sentiments associés à l’écriture et à la lecture, ainsi que l’importance accordée à l’écriture. De plus, une échelle de réponse à sept entrées, allant de «jamais» (0) à «plusieurs fois par jour» (6), était proposée pour les items mesurant l’investissement personnel en écriture et en lecture.

Tableau 1

Détails relatifs à la mesure des indicateurs ciblés pour mesurer le rapport à l’écriture littéraire des enseignants

Détails relatifs à la mesure des indicateurs ciblés pour mesurer le rapport à l’écriture littéraire des enseignants

Tableau 1 (suite)

Détails relatifs à la mesure des indicateurs ciblés pour mesurer le rapport à l’écriture littéraire des enseignants

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4.2.2 Mesure des pratiques didactiques relatives à la lecture et l’écriture de type littéraire et non littéraire des enseignants

Sept catégories de pratiques didactiques ont été examinées chez les enseignants, chacune étant subdivisée en deux pratiques didactiques représentatives d’un type littéraire ou axé sur la créativité, d’une part, ou d’un type non littéraire ou axé sur les conventions de la langue, d’autre part. Chacune des 14 pratiques littéraires et non littéraires retenues a été mesurée à l’aide d’un item. Pour les items relatifs aux pratiques d’écriture et de lecture des élèves, les participants devaient indiquer la fréquence d’utilisation de la pratique ciblée, à l’aide d’une échelle de Likert en sept points allant de «jamais» (0) à «plusieurs fois par jour» (6). Pour les items examinant les intentions pédagogiques des enseignants en écriture et en lecture, les interventions pédagogiques durant les périodes d’écriture des élèves, le processus de révision des élèves et les commentaires émis pour donner suite aux écrits des élèves, les participants devaient indiquer leur degré d’accord en se référant à une échelle de Likert en six points allant de «fortement en désaccord» (0) à «fortement en accord» (5). L’item retenu pour mesurer chacune des pratiques didactiques littéraires et non littéraires ciblées est présenté dans le tableau 2.

Tableau 2

Items retenus pour la mesure des pratiques didactiques littéraires et non littéraires ciblées

Items retenus pour la mesure des pratiques didactiques littéraires et non littéraires ciblées

Tableau 2 (suite)

Items retenus pour la mesure des pratiques didactiques littéraires et non littéraires ciblées

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5. Résultats

En conformité avec les objectifs de l’étude, les résultats sont divisés en deux sections. La première permet de décrire le rapport à l’écriture littéraire des enseignants. Les pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture déclarées par les enseignants sont examinées et comparées dans la deuxième section.

5.1 Le rapport à l’écriture littéraire des enseignants du primaire

En réponse au premier objectif de l’étude, qui consistait à décrire le rapport à l’écriture littéraire des enseignants du primaire au Québec, des statistiques descriptives ont été produites pour les différents indicateurs personnels du rapport à l’écriture. Puis, une analyse de variance (ANOVA[5]) a été effectuée pour vérifier si les indicateurs d’un rapport à l’écriture littéraire étaient plus saillants que les indicateurs d’un rapport à l’écriture non littéraire. Afin de vérifier si les résultats différaient selon le cycle d’enseignement des enseignants, cette variable a été incluse dans les analyses comme facteur intersujets. Le résultat de cette analyse a révélé que l’interaction entre le type de rapport à l’écriture (littéraire ou non littéraire) et le cycle d’enseignement n’était pas significative (F (14, 164) = 1,05; p = 0,411, η2 = 0,08). Par contre, un effet significatif du rapport à l’écrit selon le type (littéraire ou non littéraire), tous cycles d’enseignement confondus et pour l’ensemble des indicateurs, a été obtenu (F (7,81) = 163,26; p < 0,001, η2 = 0,93). Par conséquent, les résultats univariés découlant de l’ANOVA, qui permettent de préciser quelles moyennes différent entre elles (Field, 2013), ont été examinés pour déterminer à quel(s) indicateur(s) les effets s’appliquent. Le tableau 3, présenté ci-dessous, expose la moyenne et l’écart-type pour chacun des indicateurs personnels mesurés, ainsi que les résultats univariés de l’ANOVA qui indiquent si les différences observées entre l’aspect littéraire et non littéraire de chacun des indicateurs sont statistiquement significatives ou non.

Tableau 3

Statistiques descriptives et résultats univariés de l’ANOVA évaluant les différences entre le type de rapport à l’écrit (littéraire ou non littéraire) pour chacun des indicateurs ciblés

Statistiques descriptives et résultats univariés de l’ANOVA évaluant les différences entre le type de rapport à l’écrit (littéraire ou non littéraire) pour chacun des indicateurs ciblés

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À la lumière des données et des résultats présentés dans le tableau 3, on remarque d’abord que les conceptions littéraires ou évolutives de l’écriture des enseignants sont significativement plus saillantes que leurs conceptions non littéraires ou figées. Dans le même ordre d’idées, les enseignants perçoivent que l’écriture sert davantage à créer qu’à transmettre de l’information. Il est également intéressant de constater que les sentiments positifs que les enseignants manifestent à l’égard de l’écriture et de la lecture sont beaucoup plus prononcés que les sentiments négatifs. En dépit de ces résultats, qui suggèrent un rapport à l’écriture littéraire positif, les enseignants sont significativement plus enclins à s’investir dans l’écriture de textes non littéraires que littéraires. De plus, les enseignants ne rapportent pas lire significativement plus de textes de type littéraire que non littéraire dans leur vie personnelle. Enfin, même si les enseignants disent s’investir peu dans l’écriture littéraire, ils déclarent accorder davantage d’importance aux aspects littéraires de leurs textes qu’aux conventions de la langue.

5.2 Les pratiques didactiques d’écriture et de lecture littéraires et non littéraires déclarées par les enseignants

En réponse au deuxième objectif de l’étude, soit comparer la prégnance des pratiques littéraires et non littéraires déclarées par les enseignants interrogés, des analyses descriptives et une ANOVA ont été menées. À nouveau, afin de vérifier si les résultats étaient similaires selon le cycle d’enseignement, cette variable a été incluse dans l’ANOVA comme facteur intersujets. Le résultat de cette ANOVA a montré que le type de pratiques des enseignants (littéraire ou non littéraire) ne variait pas significativement selon le cycle d’enseignement (F (14,148) = 1,03; p = 0,429, η2 = 0,09). Par ailleurs, l’ANOVA a révélé un effet significatif du type de pratique (littéraire ou non littéraire) pour l’ensemble des pratiques, tous cycles d’enseignement confondus (F (7,73) = 113,63; p < 0,001, η2 = 0,92). Par conséquent, les résultats univariés ont été examinés pour déterminer à quelle(s) pratique(s) les effets s’appliquent. La moyenne et l’écart-type, pour l’ensemble des pratiques didactiques de la lecture et de l’écriture mesurées, ainsi que les résultats de l’ANOVA, qui révèlent si les pratiques littéraires ou non littéraires sont significativement plus représentées que les autres, sont exposés dans le tableau 4.

Tableau 4

Statistiques descriptives et résultats univariés de l’ANOVA évaluant les différences entre les pratiques didactiques déclarées ciblées selon le type (littéraire ou non-littéraire)

Statistiques descriptives et résultats univariés de l’ANOVA évaluant les différences entre les pratiques didactiques déclarées ciblées selon le type (littéraire ou non-littéraire)

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Le tableau 4 révèle d’abord que les pratiques d’écriture des élèves, tant littéraires que non littéraires, sont peu fréquentes, avec des moyennes qui sont inférieures à 2, indiquant qu’ils écrivent moins d’une fois par mois ces types de texte. Les pratiques de lecture littéraires sont également très peu fréquentes, avec un score qui signifie que les élèves lisent des poèmes moins de quelques fois par année. En contrepartie, la lecture de textes non littéraires, un construit mesuré ici par la lecture de manuels scolaires, est beaucoup plus répandue. Cela dit, tant en ce qui a trait aux pratiques d’écriture que de lecture, le type non littéraire, axé sur les conventions de la langue, est significativement plus répandu que le type littéraire, axé sur la créativité. Par ailleurs, malgré des pratiques d’écriture et de lecture littéraires peu répandues, les enseignants rapportent que lorsqu’ils font écrire ou lire aux élèves des textes littéraires, ils ont davantage l’intention de travailler avec eux la créativité que d’évaluer leur compétence en écriture. Au moment de la mise en texte, le type d’intervention des enseignants, axée sur la créativité ou sur les conventions, ne diffère pas significativement. En ce qui concerne le processus de révision des écrits en classe, toutefois, les résultats de la présente recherche diffèrent de façon significative. Ainsi, les enseignants de notre échantillon encouragent davantage un processus créatif, tel que la relecture du texte dans le but de l’améliorer (travail sur le style, le choix des mots, l'enchainement des idées, etc.), qu’un processus axé sur les conventions (utilisation de grilles de correction portant essentiellement sur l'orthographe lexicale et grammaticale, imposition d’un nombre de mots donné dans le texte à produire). Enfin, lorsque les enseignants demandent aux élèves d’écrire un texte de type créatif, ils disent émettre davantage de commentaires à propos de l’originalité et de la créativité des textes qu’à propos d’éléments liés aux aspects non littéraires de l’écriture, comme la longueur du texte.

6. Discussion

La présente recherche visait à décrire le rapport à l’écriture littéraire des enseignants du primaire au Québec ainsi qu’à décrire la mise en oeuvre de certaines pratiques d’enseignement de l’écriture et de la lecture littéraires et non littéraires ayant cours dans les classes du primaire au Québec. L’originalité de cette étude réside, entre autres, dans le fait qu’elle a été fondée sur un échantillon suffisamment grand pour permettre la réalisation d’analyses statistiques, procurant ainsi des résultats généralisables à des enseignants comparables à ceux de l’étude. Il en ressort, brièvement, que les enseignants du primaire au Québec sondés dans le cadre de notre étude présentent un rapport à l’écriture littéraire généralement positif, malgré le fait qu’ils s’investissent somme toute assez peu en écriture et en lecture littéraires dans leur vie personnelle. De plus, les enseignants déclarent généralement adopter des pratiques didactiques plutôt littéraires en lecture et en écriture, bien que certaines pratiques non littéraires, qui mettent presque exclusivement l’accent sur l’enseignement et le respect des conventions linguistiques – délaissant ainsi tout un pan du processus d’écriture – semblent toutefois être encore bien présentes dans les classes du primaire du Québec. En outre, les résultats obtenus démontrent que les élèves ont peu souvent l’occasion d’écrire en classe, et ce, qu’il s’agisse de textes littéraires ou non littéraires. Ces résultats seront discutés plus en détail, en lien avec les objectifs ciblés, dans les lignes qui suivent.

6.1 Un rapport à l’écriture littéraire plutôt positif

En réponse au premier objectif de notre recherche, il ressort de l’analyse des résultats que les enseignants présentent un rapport à l’écriture littéraire généralement positif. En effet, les enseignants semblent être sensibles à l’aspect créatif de l’écriture en déclarant percevoir davantage l’écriture comme un acte créatif plutôt que comme un moyen de transmission de l’information. Ils déclarent aussi accorder plus d’importance aux aspects littéraires de leurs textes qu’aux conventions de la langue, ce qui témoigne d’un souci pour la dimension esthétique de l’écriture. De plus, les enseignants accordent une plus grande importance aux conceptions de l’écriture littéraires plutôt qu’aux conceptions non littéraires. Ils sont donc plus enclins à affirmer que l’écriture littéraire peut s’apprendre par l’enseignement plutôt qu’à considérer cette activité comme étant réservée à certains individus privilégiés.

Dans le cadre de la recherche Scriptura menée auprès d’enseignants d’histoire et de sciences du secondaire, Blaser (2007) a montré qu’une majorité des enseignants interrogés considéraient que l’écriture pouvait s’apprendre par la lecture et la pratique, d’une part, et par l’enseignement, d’autre part. Par ailleurs, moins de la moitié des enseignants interrogés affirmaient que l’écriture est un don (Blaser, 2007). Nos résultats concordent avec ceux de Blaser. En effet, il semble que bien que les conceptions figées de l’écriture soient bel et bien présentes, les conceptions littéraires de l’écriture le sont davantage chez les enseignants du primaire. Ces résultats pourraient refléter le fait que les enseignants du primaire sont à même, dans leur pratique professionnelle, de confronter leurs conceptions et leurs perceptions au sujet de l’enseignement et de l’apprentissage de l’écriture littéraire, les amenant ainsi à entretenir l’idée que l’écriture littéraire est un processus évolutif, qui s’apprend par l’enseignement.

Un autre aspect qui témoigne du rapport positif que les enseignants entretiennent avec l’écriture littéraire concerne leurs sentiments à l’égard de la lecture et de l’écriture de textes créatifs. Ces résultats sont particulièrement intéressants, puisqu’ils sont, à notre connaissance, les premiers à évaluer de façon empirique, à l’aide d’échelles de mesure qui procurent des indicateurs psychométriques satisfaisants, les sentiments des enseignants à l’égard de l’écriture et de la lecture, une composante pourtant reconnue du rapport à l’écriture (Chartrand et Prince, 2009). Qui plus est, les sentiments négatifs semblent particulièrement peu prononcés, un résultat encourageant considérant la place de la lecture et de l’écriture littéraires au primaire.

Le rapport positif face à l’écriture littéraire se traduit également par l’importance que les enseignants accordent à la créativité dans leurs textes de type littéraire. Les concepts d’imaginaire et de créativité font partie intégrante du processus de création littéraire, en ce qu’ils permettent de construire et de résoudre des problèmes, d’enrichir les jeux intertextuels et de mettre en action des mécanismes cognitifs permettant, entre autres, la transposition en mots d’images mentales suscitées par l’imaginaire (Rodari, 2010; Sorin, 2005). Dans l’ensemble, ces résultats sont encourageants puisqu’ils sont susceptibles de contribuer au développement d’une posture auctoriale tant chez l’enseignant que chez ses élèves.

Malgré ces résultats, qui indiquent un rapport positif à l’écriture littéraire, les enseignants ne déclarent pas lire davantage de textes littéraires que non littéraires. De plus, il semble qu’ils s’investissent particulièrement peu dans l’écriture de textes littéraires. Notre recherche ne nous permet pas d’identifier les raisons qui expliqueraient ce faible investissement en écriture littéraire dans la vie personnelle des enseignants, mais quelques hypothèses sont envisageables. L’une d’elles consiste en la lourdeur de la tâche enseignante. Considérant que cette réalité peut conduire à l’abandon de la profession enseignante (Karsenti, Collin et Dumouchel, 2013), il est légitime de croire que les enseignants disposent de peu de temps à consacrer à l’écriture littéraire dans leur vie personnelle.

Une autre hypothèse qui pourrait expliquer ce faible investissement en écriture littéraire concerne le caractère anxiogène de l’écriture, une caractéristique qui s’étendrait donc à l’écriture de type littéraire. En effet, cette activité est particulièrement complexe et implique la mise en oeuvre de nombreuses connaissances et compétences, en plus de représentations, d’attitudes et de prises de décision constantes (Barré-De Miniac, 2015). Cette grande complexité fait de l’écriture un véritable «terrain anxiogène» (Reuter, 1996). Dans un contexte où les enseignants n’auraient que peu de temps libre à accorder à des loisirs ou à des intérêts personnels, il serait concevable qu’ils choisissent de s’investir dans des activités potentiellement moins anxiogènes. En contrepartie, l’écriture non littéraire pratiquée sur les médias sociaux ou toute autre plateforme électronique leur parait sans doute moins anxiogène, ce qui pourrait expliquer que les enseignants déclarent la pratiquer davantage. Les résultats démontrent en effet que les enseignants sont plus enclins à s’investir dans l’écriture de textes non littéraires dans le cadre de clavardages, de forums de discussion et de publications sur les médias sociaux.

En plus de présumer que l’écriture liée aux médias sociaux, aux courriels ou à tout autre type de plateforme électronique est moins anxiogène que l’écriture de textes littéraires, la tendance plus prononcée à écrire ce type de texte pourrait également s’expliquer par l’omniprésence des nouvelles technologies dans la vie personnelle des individus et dans la société en général (CEFRIO[6], 2014). Ainsi, s’il est réaliste de croire qu’un individu n’écrive jamais de textes littéraires dans ses temps libres, il est beaucoup moins concevable, de nos jours, qu’une personne ne recoure à aucune des nombreuses plateformes numériques disponibles pour écrire des courriels ou des messages en utilisant un style d’écriture non littéraire.

6.2 Des pratiques didactiques partagées…

En réponse au deuxième objectif de notre recherche, l’analyse des résultats démontre d’abord que, selon les déclarations des enseignants, la poésie est presque inexistante dans les classes du primaire, tant sur le plan de la lecture que de l’écriture. Selon ces résultats, l’aspect créatif de l’écrit occupe une place timide dans les classes du primaire. Qui plus est, les données recueillies révèlent que les élèves écrivent très peu, qu’il s’agisse de textes de type littéraire ou non littéraire. Cela peut s’expliquer par la lourdeur que peut représenter la tâche de correction, notre expérience du milieu nous démontrant que les enseignants ont tendance à vouloir corriger tous les écrits des élèves. Quoi qu’il en soit, il est pour le moins préoccupant de constater que les pratiques d’écriture, littéraires ou non, soient si peu fréquentes.

Une autre hypothèse pouvant expliquer ces résultats concerne le fait que les enseignants pratiquent très peu l’écriture littéraire dans leur vie personnelle. Il est possible que ce faible investissement explique que la poésie et l’écriture littéraire en général fassent peu partie de leurs pratiques professionnelles. De nombreux travaux récents démontrent, d’ailleurs, que les pratiques personnelles d’écriture des enseignants ainsi que leur rapport à l’écriture influencent leur pratique professionnelle, leurs choix didactiques et la réussite de leurs élèves (Graves, 1993; Grossman et al., 2000; Murray 1990 dans Tremblay, 2015; McDonald, Buchanan et Sterling, 2004; Fearn et Farnan, 2007; Whyte et al., 2007), allant même jusqu’à constater que dans les classes d’enseignants qui écrivent eux-mêmes dans leur vie personnelle et qui ont un rapport positif à l’écriture, les élèves réussissent mieux (Fearn et Farnan, 2007; Whyte et al., 2007).

De plus, les cahiers et les manuels comme outil d’enseignement de la lecture occupent toujours une place prédominante dans les classes, ce qui semble indiquer que les pratiques traditionnelles sont encore bien ancrées au primaire. Ce constat correspond en tout point avec celui que formulaient, il y a déjà quelques années, plusieurs autres chercheurs (Lenoir, 2002; Lenoir et al., 2001; Spallanzani et al., 2001 dans Lebrun, Lenoir et Desjardins, 2004), qui concluaient à l’influence, voire même à l’emprise des manuels scolaires sur les pratiques enseignantes; ces outils allant souvent jusqu’à se substituer aux programmes d’études et au travail de planification des enseignants. Tel qu’évoqué dans la problématique du présent article, ce constat tend à suggérer que l’enseignement de l’écrit est grandement marqué par la tradition: les enseignants ont ainsi fortement tendance à reproduire le type d’enseignement de l’écrit qu’ils ont eux-mêmes connu étant élèves (Nadon, 2007; Schneuwly, 2002). En outre, les pratiques enseignantes, sans être immuables, évoluent lentement (Holt-Reynolds, 1992; Nishino, 2012).

Malgré des pratiques d’écriture et de lecture littéraires peu répandues dans les classes, les enseignants disent formuler davantage de commentaires à propos de l’originalité et de la créativité des textes de leurs élèves qu’à propos d’éléments liés aux conventions de la langue ou à des consignes d’écriture, comme la longueur du texte. Ils déclarent aussi avoir des intentions pédagogiques davantage liées à la créativité qu’à l’évaluation de la compétence en écriture, en plus d’encourager davantage un processus de révision axé sur la créativité et la réécriture, plutôt que sur les conventions ou le respect des consignes. Toutefois, les types d’intervention rapportés par les enseignants, axés soit sur la créativité, soit sur les conventions lors des activités d’écriture de textes créatifs, ne diffèrent pas de façon significative. Il est possible de présumer que les enseignants, bien qu’éprouvant une préoccupation pour la créativité, ont de la difficulté à l’actualiser dans des pratiques plus concrètes, par manque de formation à cet égard ou par manque de ressources. Par exemple, le fait que l’écriture littéraire soit pratiquement absente du Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ, MELS, 2001) et de la Progression des apprentissages (MELS, 2006), soit les deux principaux outils sur lesquels les enseignants peuvent se fonder pour élaborer leurs pratiques, pourrait être en cause.

7. Conclusion

Bien que de nombreux chercheurs se soient intéressés au rapport à l’écriture des enseignants sur le plan théorique, relativement peu d’études quantitatives ont permis de le documenter. En examinant le rapport à l’écriture littéraire de façon quantitative auprès d’un échantillon d’enseignants québécois présentant des caractéristiques variées, la présente étude a permis de combler un manque important dans le champ de la didactique du français et de la didactique de l’écriture littéraire plus spécifiquement. En effet, à notre connaissance, aucune étude n’avait jusqu’à maintenant mesuré le rapport à l’écriture littéraire de façon quantitative, de façon à obtenir un portrait représentatif du rapport à l’écriture littéraire des enseignants du Québec. Pour y parvenir, la présente étude a nécessité une synthèse des études portant sur le rapport à l’écriture de manière générale afin de proposer une définition opérationnalisable de la notion d’écriture littéraire spécifiquement. Le schéma (voir Figure 1) qui a découlé de cette synthèse représente en soi une certaine contribution théorique. Notre étude a également examiné des pratiques didactiques déclarées de l’écriture et de la lecture littéraires et non littéraires, un autre élément relativement peu documenté dans la littérature scientifique.

Les données obtenues dans le cadre de notre recherche sont susceptibles d’avoir des retombées importantes pour les milieux pratiques ainsi que pour guider la formation initiale et continue des enseignants en formation ou en exercice. Ainsi, les résultats ont révélé qu’en dépit d’un rapport à l’écriture plutôt positif, qui se manifeste notamment à travers les conceptions et les sentiments à l’égard de l’écriture ainsi qu’à travers l’importance accordée aux aspects littéraires de l’écriture, les enseignants s’investissement relativement peu dans la lecture de textes littéraires et non littéraires et ils écrivent peu de textes créatifs. Ces données suggèrent que le fait d’inciter les enseignants à lire et à écrire davantage de textes littéraires pourrait favoriser un rapport à l’écriture littéraire encore plus positif et un renouvèlement des pratiques didactiques.

Par ailleurs, les résultats relatifs au type de pratiques didactiques mises en oeuvre suggèrent que les enseignants ont le souci d’adopter des pratiques de type littéraire, ce qui se reflète à travers leurs intentions pédagogiques lorsqu’ils déclarent proposer des activités de lecture ou d’écriture à leurs élèves, le processus de révision qu’ils encouragent chez leurs élèves et les commentaires qu’ils émettent. Cependant, il semble que cette préoccupation pour l’aspect littéraire de la lecture et de l’écriture ne se transpose pas dans la fréquence des activités de lecture et d’écriture de textes littéraires en classe avec les élèves. Sur la base de ces résultats, il parait important de faire la promotion de la lecture et de l’écriture de textes littéraires, particulièrement intéressants pour les élèves et susceptibles de favoriser le développement de compétences en lecture et en écriture (Harwayne, 1992; Olness, 2005; Paquette, 2007).

Malgré les contributions identifiées, la présente étude comporte certaines limites qu’il importe de prendre en considération pour l’interprétation des résultats et pour la réalisation d’études ultérieures dans le domaine. Premièrement, les enseignants ont été recrutés sur une base volontaire, si bien que les données se généralisent exclusivement à des enseignants qui partagent les mêmes caractéristiques que ceux de l’échantillon. De plus, il convient ici de souligner que les données obtenues sont autorapportées. En particulier pour le cas des pratiques didactiques, certains biais reconnus sont susceptibles d’altérer les perceptions des individus à propos des comportements qu’ils adoptent. Ainsi, en plus des biais de désirabilité sociale (Vallerand, 2006) qui pourraient inciter les enseignants à rapporter des pratiques plus positives que celles qui sont réellement adoptées, il est possible que les enseignants aient l’impression de mettre en oeuvre certaines pratiques, mais que leurs pratiques effectives ne reflètent pas ces impressions (Nisbett et Wilson, 1977). À cet effet, des observations en classe permettraient d’obtenir un portrait plus juste des pratiques didactiques de lecture et d’écriture de textes littéraires réellement mises en oeuvre dans les classes du Québec. Enfin, une autre limite de la présente étude concerne la mesure des pratiques didactiques évaluées, qui ciblaient des pratiques aux deux extrémités d’un continuum, telles le recours à la poésie pour l’écriture littéraire et l’usage des cahiers et manuels pour les pratiques non littéraires. Ainsi, le fait de s’intéresser au continuum des pratiques allant du très littéraire au non littéraire permettrait de dresser un portrait plus nuancé du type de pratiques didactiques déployées. L’examen du rapport à l’écriture littéraire et des pratiques didactiques de lecture et d’écriture adoptées par les enseignants oeuvrant au secondaire constituerait également une avenue intéressante pour des études ultérieures dans le domaine.