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De la pertinence d’une approche sociocritique dans l’étude du numérique en éducation

Le numérique en éducation constitue un domaine pluridisciplinaire dans lequel les disciplines s’articulent plus ou moins étroitement les unes aux autres depuis la conception d’environnements numériques d’apprentissage jusqu’à l’étude des usages numériques éducatifs (Baron, 2014). Ce numéro thématique s’inscrit dans cette dernière thématique et souhaite donner un aperçu de la contribution d’une approche sociocritique à cet égard qui revendique une posture critique en abordant les dimensions socioculturelles qui contribuent à façonner le rapport au numérique (Feenberg, 2014).

La pertinence de cette approche est justifiée par les limites liées à l’étude classique des usages numériques éducatifs principalement articulée autour de l’enseignement et de l’apprentissage en contexte institutionnel (Bayne, 2014; Erstad et Arnseth, 2012; Ito et al., 2013), en vue notamment d’en mesurer l’impact (Eynon, 2012). Entre autres, comme limites, on peut noter le peu d’attention accordée au marquage social des usages numériques qui se reflète notamment dans le rapport au numérique hétérogène et inégalitaire chez les apprenants ou dans le peu de questionnement autour des logiques déterministe ou instrumentale qui imprègnent l’actualité du numérique en éducation (Collin, Guichon et Ntebutse, 2015; Feenberg, 2014).

De nos jours, un nombre croissant de chercheurs appelle à une plus grande prise en compte des usages numériques des acteurs scolaires (particulièrement les enseignants et les apprenants) en dehors des institutions de formation − de manière complémentaire à ceux étudiés en cadre institutionnel − en avançant l’idée que: 1) le contexte non institutionnel est le principal contexte − en matière de fréquence d’accès et de diversité d’usages − dans lequel ils développent des usages numériques (Buckingham, 2007; OCDE, 2010); 2) les usages numériques développés en contexte non institutionnel par les enseignants et les apprenants peuvent avoir une influence sur leur disposition à tirer profit du numérique pour enseigner, apprendre et se former, notamment dans un cadre institutionnel d’apprentissage mais aussi dans des situations plus informelles d’apprentissage (Furlong et Davies, 2012). Ainsi, de manière complémentaire aux études centrées sur les usages numériques éducatifs en contexte institutionnel, cette approche permet de couvrir des enjeux périphériques au cadre institutionnel qui participent à une compréhension systémique des usages numériques éducatifs. Elle apporte un niveau d’analyse supplémentaire qui dépasse le point focal habituel des études centrées sur le contexte institutionnel avec des approches didactique et psychopédagogique. Sur le plan pédagogique, une approche sociocritique du numérique en éducation prend acte des mutations profondes que connaît présentement l’apprentissage (Le Douarin, 2014): d’une part, il est de plus en plus mobile à travers les contextes éducatifs et non éducatifs (Erstad, 2012); d’autre part, ses frontières avec les loisirs, la socialisation, la famille ou le travail sont de plus en plus poreuses (Lewin et al., 2018; Sharples et al., 2006). Elle permet ainsi d’alimenter les développements pédagogiques et didactiques du numérique en éducation vers un meilleur arrimage avec les modalités d’apprentissage extrascolaire des apprenants. Ce faisant, elle permet de prendre en considération des enjeux contemporains fondamentaux, tels que l’apprentissage tout au long et au large de la vie qui forme une exigence professionnelle croissante, et les inégalités numériques qui expliquent pourquoi les individus n’en tirent pas profit pareillement (Bukodi, 2016).

Par ailleurs, l’approche sociocritique, bien qu’elle ait de multiples origines (De Munck, 2011) et qu’elle ne soit pas uniforme et homogène (George, 2014), a été largement développée dans les disciplines s’intéressant aux relations entre la technique et la société (Feenberg, 2014; Plante, 2014). Elle apparaît également, de manière parfois implicite et toujours hétérogène, dans les travaux de plusieurs chercheurs oeuvrant dans le domaine du numérique en éducation (voir, p. ex., Albero et Thibault, 2009; Beynon et al., 1989; Bruillard, 2011; Bulfin et al., 2015; Chaptal, 2003; Collin, Guichon et Ntebutse, 2015; Cuban, 1993; Dieuzeide, 1982; Jacquinot, 1981; Moeglin, 1993; Selwyn, 2010), sans pour autant qu’on puisse parler d’une tradition. Sur le plan épistémologique et théorique, ses ancrages avec les théories critiques restent à préciser et son application au numérique en éducation doit encore être spécifiée. Quant au plan méthodologique, force est de constater qu’une réflexion est nécessaire sur la plus ou moins grande capacité de certaines méthodes à documenter les enjeux propres à une approche sociocritique. On peut donc dire que la structuration de cette approche est en émergence (Selwyn, 2016).

En dépit de ces imprécisions, il importe de souligner que cette approche revendique une posture critique, laquelle a pour but: 1) d’établir les usages effectifs du numérique par les enseignants et les apprenants et de les confronter aux discours sur le numérique en éducation véhiculés par les acteurs éducatifs, politiques, économiques, sociaux ou autres; 2) de déterminer dans quelle mesure ces discours, qui sont porteurs de valeurs et d’intérêts dominants, sont compatibles avec les missions de l’éducation. Derrière cette posture critique se trouve le souci de s’assurer que l’intégration du numérique en éducation est motivée par des finalités souhaitables sur le plan éducatif et social, et non pas par imposition de logiques exogènes (de Castell et al., 2002). Par ailleurs, à l’heure de l’industrialisation des technologies éducatives (Moeglin, 2014), une perspective critique semble avoir toute sa place dans le domaine du numérique en éducation. Elle peut être abordée de façon macro, par exemple en s’intéressant aux discours de différents acteurs économiques, politiques, éducatifs, etc., ou de façon micro, en étudiant le rôle du numérique et de ses usages dans les jeux de pouvoir qui sous-tendent toute interaction éducative.

À l’étape actuelle du travail de structuration de cette approche, 4 axes ont été identifiés pour canaliser les travaux dans le monde francophone:

  1. l’étude du numérique dans le quotidien des acteurs éducatifs et paraéducatifs, en tant qu’individus sociaux liés par des relations, des rôles et des normes variables suivant les interlocuteurs, les lieux, les classes sociales et les appartenances ethnoculturelles (Collin et Karsenti, 2013; Furlong et Davies, 2012);

  2. l’étude du numérique dans les logiques économiques, politiques, idéologiques qui privilégient certaines valeurs et certaines finalités plutôt que d’autres, et qui s’avèrent plus ou moins compatibles avec les missions de l’école (Chaptal, 2003; Moeglin, 2014);

  3. l’étude des filiations historiques des objets techniques qui ont pénétré la sphère éducative (Jacquinot, 1981; Cuban, 1993; Albero, Simonian et Eneau, 2019);

  4. l’étude du numérique en lien avec les disciplines s’intéressant aux relations entre la technique et la société, tout en spécifiant les enjeux éducatifs qui sont propres à ce domaine d’étude (Albero et Thibault, 2009; Selwyn, 2016).

Bien que l’appel à contributions concernait ces 4 axes, force est de constater que le présent numéro thématique n’a pu réunir que des textes s’inscrivant dans le premier axe. Ce constat semble corroborer l’idée que le travail de structuration d’une approche sociocritique du numérique en éducation est un chantier qui en est à ses débuts. Le travail le long des autres axes est d’une grande acuité à un moment où le numérique interfère avec toutes les sphères de l’activité humaine.

Des contributions qui abordent différents enjeux du numérique en lien avec une approche sociocritique

Ce numéro thématique rassemble 7 articles qui contribuent à enrichir la structuration d’une approche sociocritique du numérique en éducation, en consolidant notamment les travaux de l’un des axes dédiés à la contextualisation du numérique dans le quotidien des acteurs éducatifs et paraéducatifs, en tant qu’individus sociaux liés par des relations, des rôles et des normes variables suivant les interlocuteurs, les lieux, les classes sociales et les appartenances ethnoculturelles. Ces articles abordent différents enjeux au coeur de cet axe: le numérique et les rapports de pouvoir; le numérique et la forme scolaire; les continuités et les ruptures des usages numériques à travers les contextes scolaire et extrascolaire; le développement de la compétence numérique; les enjeux liés à l’innovation avec le numérique et les inégalités numériques en éducation.

La recherche de Christian Ollivier (Université de l’île de La Réunion) s’intéresse aux questions de pouvoir au sein de l’interaction éducative. À travers une étude située dans le domaine de l’enseignement-apprentissage des langues, il montre qu’en dépit des discours sur le potentiel démocratisant du numérique, son usage est susceptible de contribuer au renforcement des positions de pouvoir existantes. De ce fait, en en étudiant les rapports de pouvoir en présence et leur effet sur le comportement des acteurs du système éducatif, cette recherche contribue à enrichir les travaux de structuration d’une approche sociocritique du numérique en éducation.

Positionnant leur article dans une approche sociocritique par l’analyse des enjeux de pouvoir qui se trament autour des objets numériques au sein d’une institution universitaire, Jean-François Grassin et Nicholas Guichon (Université Lumière Lyon 2) apportent une contribution pertinente sur le plan méthodologique. En effet, les résultats de leur recherche démontrent comment une approche méthodologique basée sur l’analyse critique du discours permet de cerner les enjeux de pouvoir inhérents aux usages du numérique liés, notamment, à la forme académique.

Thierry Soubrié et Catherine Muller (Université Grenoble Alpes) analysent le rapport entre le numérique et la forme scolaire à travers les discours d’enseignants en formation. Leur recherche dégage une certaine influence de la forme scolaire sur l’utilisation du numérique. Entre autres, elle met en évidence des contradictions qui occasionnent des points de tension, notamment, quand le numérique vient, d’une part, consolider le rôle de l’enseignant, mais que d’autre part, il le bouscule et le fragilise.

Brahim Azaoui (Université de Montpellier), Christelle Combe (Aix-Marseille Université) et Marco Cappellini (Aix-Marseille Université) présentent les résultats d’une recherche qui analyse les usages et les représentations des tablettes au foyer et à l’école chez trois groupes d’acteurs d’un collège français, à savoir les enseignants, les parents et les élèves. Ces résultats permettent de saisir les dynamiques qui traversent les sphères privées et pédagogiques et qui reflètent à la fois des continuités et des discontinuités.

Jean Gabin Ntebutse, Amanda Lopez, David Baril et Charles Bourgeois (tous de l’Université de Sherbrooke) présentent les résultats de leur recherche qualitative portant sur les croyances des futurs enseignants du secondaire sur la compétence numérique des élèves. Ces résultats les amènent à conclure à la nécessité de nuancer les discours d’évidence entourant la compétence numérique des natifs du numérique. En effet, ils révèlent que, pour les futurs enseignants, la compétence numérique des élèves du secondaire est faiblement développée dans sa triple dimension technologique, cognitive et éthique.

La recherche de Simon Collin (Université du Québec à Montréal), Demba Seck (Université du Québec à Montréal) et Hamid Saffari (Université du Québec en Outaouais) traite d’un enjeu contemporain du numérique éducatif dans le monde universitaire, en l’occurrence les MOOC, et qui bénéficie d’un traitement médiatique particulier. Cette recherche présente les résultats issus de l’analyse de la mise en scène par le traitement médiatique de trois types d’acteurs gravitant autour des MOOC, à savoir les administrations universitaires, les chercheurs et les directions des plateformes de MOOC. L’analyse des propos de trois types d’intervenants dans le traitement médiatique des MOOC révèle des positionnements complémentaires au sein de l’imaginaire que cette innovation numérique a suscité en éducation: opération stratégique pour les administrations universitaires; caution scientifique pour les chercheurs; survie de l’innovation pour les directions des plateformes de MOOC.

Enfin, l’article de Périne Brotcorne (Université catholique de Louvain), s’inscrivant dans le prolongement des chantiers de de réflexion ouverts par l’approche sociocritique du numérique en éducation, présente les résultats d’un examen critique des travaux empiriques portant sur les inégalités numériques parmi les jeunes en contexte extrascolaire en mobilisant un cadre conceptuel fondé sur une approche systémique des inégalités sociales. Sa recherche démontre un apport indéniable de ces études empiriques au débat relatif à l’importance d’une prise en compte des enjeux socioculturels dans l’étude du numérique en éducation. En même temps, elle met en évidence les limites de ces études, notamment au regard de la solidité des données empiriques relatives aux incidences effectives et durables des inégalités numériques sur le parcours éducatif des apprenants.

Toutes ces contributions viennent enrichir le travail de structuration d’une approche sociocritique du numérique en éducation.