Corps de l’article

1. Introduction

L’étude des régularités quantitatives et géométriques constitue un des domaines les plus importants en mathématiques (Kieran, 2014; Cai et Knuth, 2011). Dans plusieurs pays, les programmes de formation en mathématiques incluent des tâches concernant les suites non numériques dès la maternelle, notamment dans une visée de développement de la pensée algébrique (Moss et McNab, 2011). Des chercheurs (Radford, 2012; Carraher et Schliemann, 2007; Kieran, 1992) confirment la nécessité de l’introduction précoce de tâches stimulant une pensée algébrique pour prévenir les difficultés d’apprentissage de l’algèbre au niveau secondaire. À la suite de ces travaux, le ministère de l’Éducation de l’Ontario (2008) a préconisé le développement de la pensée algébrique pour les élèves dès la maternelle (quatre ans) dans son programme.

Les activités liées à la recherche de régularités encouragent les élèves à jongler avec les nombres et favorisent le développement de la pensée divergente et de l’esprit d’analyse, deux composantes importantes de la pensée mathématique. De plus, l’habileté à explorer les régularités est essentielle à l’étude de l’algèbre et de la géométrie.

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Kieran (2004) soutient que l’introduction de l’étude des suites non numériques dans le programme d’éducation préscolaire favorise chez l’élève la construction de fondements utiles à l’étude de la notion de fonction dans les classes supérieures. Au niveau primaire, Squalli (2002) précise que l’intégration des tâches pré-algébriques n’a pas pour but l’enseignement de l’algèbre mais le développement d’éléments intervenant dans la pensée algébrique. À cet égard, l’étude des suites non numériques, selon le ministère de l’Éducation de l’Ontario (2008), est une façon d’amener l’élève à observer des régularités et analyser des relations; celles-ci faisant partie intégrante du raisonnement algébrique.

Bien qu’il existe un certain nombre d’études scientifiques sur les suites non numériques à l’école primaire (p. ex. Markworth, 2012; Lee et Freinam, 2006), les recherches auprès des élèves de quatre et cinq ans sont assez rares. Par conséquent, les enseignants du préscolaire ne sont pas suffisamment outillées 1) pour percevoir les éléments d’une pensée algébrique présents dans les tâches sur les suites non numériques; ainsi que 2) pour interpréter les erreurs des élèves en lien avec leurs origines, celles-ci pouvant entraver la réussite de l’élève dans les tâches sur les suites non numériques. En outre, des connaissances sont nécessaires pour aider l’enseignant à soutenir l’élève dans le développement d’habiletés cognitives fondamentales au développement de la pensée algébrique.

La présente étude a été réalisée dans le cadre d’un projet collaboratif dans une commission scolaire de l’Ontario où les chercheurs ont travaillé de pair avec les enseignantes et les conseillères pédagogiques. Le but étant de partir des questionnements des acteurs sur le terrain et d’explorer leurs avenues en privilégiant l’expérience de l’élève (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2014). L’objectif pour les chercheurs était de soutenir les acteurs du milieu afin qu’ils aient une meilleure compréhension de l’apprentissage et des processus en cause dans l’appropriation de nouvelles connaissances pédagogiques (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2014). Dans notre expérimentation, nous voulions examiner le potentiel de l’élève de quatre à six ans pour réaliser des suites non numériques en regard du développement de sa pensée algébrique.

Une étude précédente (Boily, Lessard, Polotskia et Anwandter Cuellar, 2015) nous a permis d’identifier certaines composantes d’une pensée algébrique en développement chez les jeunes élèves. Il nous importait d’approfondir nos analyses en examinant les habiletés cognitives émergentes ainsi que les erreurs dans les tâches de construction des suites non numériques pouvant entraver la réussite de celles-ci. De plus, nous désirions également examiner les liens possibles entre les connaissances numériques et les éléments de la pensée algébrique. Enfin, il semblait important de mettre en évidence les conditions qui pourraient contribuer positivement au développement de la pensée algebrique. Charnay (1999) précise que les erreurs des élèves nous renseignent sur la complexité du système didactique, ce qui comprend, entre autres, le mode de fonctionnement des élèves et l’interprétation qu’ils se font d’une tâche. Il devenait donc essentiel de se questionner sur la nature et la provenance des erreurs et des réussites des élèves dans des tâches concrètes. En ce sens, bien que notre étude rende visible le potentiel des enfants de quatre à six ans à développer la pensée algébrique dans le contexte de réalisation de tâches portant sur les suites non numériques, elle vise précisément l’identification des éléments (habiletés cognitives, démarches, erreurs des élèves) qui peuvent favoriser ou faire obstacle au développement de la pensée algébrique.

2. Cadre théorique

Dans cette partie un court aperçu des suites non numériques et de leurs propriétés est proposé. Une description est apportée en regard de ce qu’est une pensée algébrique dans le contexte de résolution des suites non numériques en précisant les composantes qui sont associées à son développement. Puis, est exposé notre cadre d’analyse des erreurs vues à travers une perspective développementale.

2.1 Les suites non numériques

Une suite non numérique est une séquence ordonnée de figures ou d’images présentant une régularité généralisable. Dans notre étude, nous avons utilisé des figures composées de morceaux de plastique de formes géométriques telles qu’un carré, un triangle, un losange, un trapèze, etc. Chaque figure de la suite pouvait être composée de plusieurs morceaux.

Dans notre recherche, nous avons exploité deux types de suites: répétitives et croissantes. Toutes les figures d’une suite répétitive sont identiques, composées d’un même nombre de morceaux. Dans une suite croissante, le nombre de morceaux augmente dans chaque prochaine figure selon une règle. Dans le cas des suites répétitives, les morceaux de chaque figure sont souvent placés de manière horizontale, semblable aux séquences d’une frise à motifs répétitifs tandis que les figures des suites croissantes sont en deux dimensions. Du point de vue du raisonnement algébrique, pour réussir la tâche l’élève doit reconnaître l’ensemble des morceaux composant une figure complète, et cela pour toutes sortes de suites. Dans le cas des suites croissantes, chaque figure peut comporter une partie constante, identique pour chacune d’elles, et une partie croissante où l’on retrouve plus de morceaux dans la figure suivante.

Différentes relations quantitatives peuvent être établies entre les figures de la suite et entre une figure et sa position dans la suite. Bezuszka et Kenney (2008) font une distinction entre la relation récursive: relation entre la figure précédente et la figure qui la suit (p. ex.: f(5) = f(4) + 2), et la relation explicite: relation entre la position de la figure dans la suite et la composition (valeur) de cette figure (p. ex.: f(n) = 2n + 1). Les pensées permettant l’appréciation de ces relations sont de nature distincte bien qu’elles soient fortement liées entre elles. Selon les auteurs, il s’agit de pensées de nature algébrique puisqu’elles peuvent donner accès à la généralisation de relations entre des quantités. Dans le même ordre d’idées, selon Radford (2012), la reconnaissance d’une relation quantitative sous une forme généralisée est un exemple d’une pensée de type algébrique.

2.2 Les composantes de la pensée algébrique dans le contexte des suites non numériques

Dans l’étude précédente (Boily et al., 2015) nous nous étions basées sur certains auteurs pour décrire la pensée algébrique (Kieran, 2004; Blanton et Kaput, 2011; Kaput, Carraher et Blanton, 2008). Par exemple, Kieran (2004) précise que raisonner sur les relations, représenter et modéliser sont des modes de pensée, non réservés à l’algèbre, qui servent de fondement pour des pensées mathématiques. Blanton et Kaput (2011) définissent «les expériences dans la construction, l’expression, et la justification des généralisations mathématiques» (p. 7, traduction libre) comme étant au centre de la préparation à l’algèbre. Quant au développement d’une pensée algébrique, celle-ci peut être examinée à travers les relations et les variations au sein de tâches reliées aux suites non numériques (Kaput et al., 2008; Boily et al., 2015).

Dans le cadre de notre étude, nous nous sommes intéressées à la pensée associée aux suites non numériques. Tenant compte de l’âge de nos participants nous nous sommes préoccupées principalement de l’aspect de construction et de l’expression non formelle des relations dans le contexte de suites non numériques.

Notre étude précédente nous a permis de décrire les composantes d’une pensée algébrique associées aux habiletés cognitives relevées chez les élèves (toujours dans le contexte des suites non numériques):

  1. L’appréciation des caractéristiques quantitative et qualitative des figures de la suite;

  2. L’appréciation de variations (croissance) sur le plan qualitatif et quantitatif;

  3. L’appréciation des différents rôles des composantes des figures de la suite: «constante» et «variable»;

  4. La coordination des caractéristiques variées des figures de la suite;

  5. L’expression de la régularité par manipulation telle que la construction du prochain élément de la suite;

  6. L’expression verbale de la règle de la suite (Boily et al., 2015).

Quatre niveaux de performance reliée à la tâche à résoudre ont été cernés:

  1. L’élève ne participe pas, ne parle pas et n’est pas capable de nommer des caractéristiques ou de les utiliser pour construire;

  2. L’élève apprécie (verbal ou non-verbal) au moins une des caractéristiques «visuelles» et l’utilise pour la construction sans tenir compte des aspects quantitatifs;

  3. L’élève apprécie (verbal ou non-verbal) au moins une des caractéristiques «visuelles» et l’utilise pour la construction en tenant compte des aspects quantitatifs;

  4. L’élève nomme une ou des caractéristiques qualitatives (couleur, forme, position, grandeur) et quantitatives (nombre exact d’objets) et les coordonne dans sa construction en verbalisant la règle de la suite.

2.3 Cadre d’interprétations des erreurs

Selon la perspective constructiviste, dans laquelle nous nous inscrivons, l’erreur est une source de connaissance inestimable puisqu’elle nous renseigne sur la compréhension de l’élève: les difficultés qu’il éprouve ainsi que ce qu’il connaît, sa façon d’apprendre et sa manière de fonctionner au regard des tâches qui lui sont présentées (Charnay et Mante, 1991; Charnay, 1999). D’un autre côté, la responsabilité de l’apprentissage est renvoyée à la fois à l’élève et à l’adulte, entre autres, l’enseignant (Charnay et Mante, 1991; Bodrova et Loeong, 2012).

Notre cadre d’analyse des erreurs des élèves est inspiré des travaux de Charnay et Mante (1991) qui proposent d’analyser et d’interpréter les erreurs des élèves en tenant compte des caractéristiques de l’élève (son état de connaissance et de développement) ainsi que des caractéristiques des interactions entre l’élève, l’enseignant et la tâche. Les erreurs peuvent donc être attribuées 1) aux connaissances de l’élève en vertu d’un savoir déterminé; 2) aux relations de l’élève à la tâche préalablement établie grâce à l’enseignement vécu (contrat didactique); 3) à l’intervention de l’enseignant lors de la tâche.

En ce qui concerne le développement d’un savoir particulier chez l’élève, Znamenskaia, Ostroverh, Riabina et Hassan (2009) suggèrent trois niveaux: a) notion explorée; b) notion apprise; c) notion capitalisée. Les chercheurs proposent ces trois niveaux pour analyser le progrès individuel des élèves en mathématiques au niveau primaire et secondaire. Nous avons adapté ce cadre pour satisfaire aux besoins de la recherche auprès des élèves de quatre à six ans dans le contexte de tâches portant sur les suites non numériques. Nous avons visé principalement la connaissance numérique puisque cette connaissance intervient dans l’analyse des quantités d’objets dans les figures composant la suite non numérique.

  1. Connaissance explorée: l’élève peut dénombrer les objets qui composent un élément de la suite par lui-même ou à la demande de la chercheuse;

  2. Connaissance apprise: l’élève utilise explicitement les nombres pour décrire les figures de la suite (p. ex.: «deux-un; deux-un»);

  3. Connaissance capitalisée: l’élève utilise explicitement les caractéristiques numériques des figures pour généraliser une règle de changement (p. ex.: «un-deux-trois-quatre» ou «plus un-plus un…»). Il s’appuie sur ces caractéristiques pour en déduire le changement.

2.4 Objectif de la recherche

Examiner les composantes d’une pensée algébrique en identifiant les niveaux de performance associée à la tâche à résoudre chez les élèves ainsi que les erreurs et les connaissances numériques interférant dans le processus d’analyse des suites non numériques.

3. Méthodologie

Selon le programme (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2008), les élèves de la maternelle quatre ans et du jardin cinq-six ans sont amenés à travailler les suites comportant des figures géométriques à motifs répétitifs alors que celles comportant des motifs croissants sont vues un peu plus tard dans le parcours scolaire de l’élève. L’étude fait partie d’une recherche collaborative (Desgagné, 1997) que nous menons auprès de deux écoles ontariennes.

3.1 La composition de l’échantillon

L’échantillon se compose de 18 élèves provenant de deux écoles et quatre classes de maternelle quatre ans et jardin cinq-six ans. Le jardin et la maternelle sont des niveaux d’éducation préscolaire préparant les élèves à l’entrée au primaire. Chaque enseignant de niveau maternelle et jardin devait choisir deux élèves «forts», deux «moyens», et deux élèves «faibles» par classe comme échantillon pour représenter les élèves de la classe. Un seul élève de niveau «faible» de la maternelle fut représenté. Le niveau des élèves était évalué par l’enseignante (écoute, niveau de participation, apprentissages réalisés, etc.). Ce choix a été fait parce que nous voulions un échantillon représentatif de la variété des élèves qui se retrouvent dans les classes. En ce sens, il n’était aucunement question d’évaluer les élèves.

3.2 Les instruments de collecte de données

L’étude que nous présentons ici porte sur la relation de répétition (croissance nulle) et la relation récursive (croissance +1), potentiellement plus accessibles aux jeunes élèves (Bezuszka et Kenney, 2008).

La tâche consistait à présenter aux élèves trois modèles de suite (présentés dans la figure 1). Les entretiens sur les régularités ont été inspirés de Bruce, Flynn et Moss (2013). Dans un premier temps, les trois modèles de suites ont été présentés successivement à chaque élève individuellement. On demandait alors aux élèves de montrer «Qu’est-ce qui vient après?» et d’expliquer «Pourquoi?» et cela, pour chacun ces cas. Dans un deuxième temps, on demandait aux élèves de construire leur propre suite. Dans un troisième temps, l’intervenante questionnait l’élève pour l’inciter à réaliser la tâche suggérée. Ainsi, elle a pris l’initiative de poser différentes questions dans le but de mieux appréhender le potentiel de l’élève. Pendant le déroulement de l’entretien, les élèves ont été filmés. Comme il s’agit d’une recherche collaborative, l’entrevue pouvait être menée par une chercheuse mais également par une enseignante ou une conseillère pédagogique.

4. Présentation des résultats

Nous avons analysé les résultats des 18 élèves de différents niveaux (faible, moyen, fort) provenant de la maternelle et du jardin de deux écoles différentes de l’Ontario. Nous avons ainsi pu observer des éléments de la pensée algébrique selon la performance établie pour chacun des 18 élèves. Une analyse plus poussée nous permet d’identifier les erreurs et les succès pour proposer leurs origines possibles.

4.1 Les niveaux de performance

Tous les élèves ont bien participé dans les tâches d’expérimentation et chacun a réussi au moins une construction. Nous n’avons donc pas observé de performance de niveau 1. Nous passons directement à la présentation du niveau 2.

4.1.1 Performance de niveau 2: appréciation des caractéristiques quantitatives et qualitatives des figures sans tenir compte du nombre

Cinq élèves parmi 18 ont pu apprécier (de façon verbale ou non verbale) au moins une des caractéristiques «visuelles» et l’utiliser pour la construction sans toutefois tenir compte du nombre d’objets composant chaque figure de la suite. Parmi ceux-ci, certains élèves vont au niveau 3 avec l’aide de l’adulte.

Dans le cas de la suite M1, les analyses vidéo montrent que les élèves n’ont pas porté attention au nombre de losanges bleus qui devaient précéder le trapèze rouge. Ils tenaient compte soit des couleurs, soit des formes pour construire les éléments des figures mais ne mettaient pas le bon nombre d’éléments (p. ex. Thomas, Mathilde, Alice, Mathis).

Trois types de performance sont présents chez ces élèves. Thomas et Mathilde tiennent compte d’une caractéristique visuelle (couleur, forme) pour continuer leur suite mais ne sont pas en mesure de nommer ces caractéristiques. Nous ne pouvons donc pas connaître la caractéristique sur laquelle ils se sont appuyés pour construire le prochain élément de la suite.

Figure 1

Trois modèles de suites non numériques ont été présentés aux élèves

Trois modèles de suites non numériques ont été présentés aux élèves

-> Voir la liste des figures

Deux autres élèves, Alice et Mathis, nomment une caractéristique visuelle des figures pour expliquer leur construction: un rectangle, un rectangle, un rouge ou bleu, bleu, rouge. Toutefois, la règle que ces élèves semblent avoir perçue à un moment donné ne leur permet pas d’accomplir la tâche. Leur attention sur la règle de la suite semble être de courte durée.

Dans le troisième cas, un élève qui s’appuie sur la caractéristique quantitative (grandeur) l’utilise de façon qualitative pour construire les prochaines figures de la suite M3. Il s’agit de Sébastien qui met cinq carrés (au lieu de quatre) pour la base de la quatrième figure et sept carrés (au lieu de cinq) à la base de la cinquième. Il explique en pointant les éléments de la suite: Petit, moyen, grand, plus grand, bien plus grand que ça (voir l’extrait du verbatim 3).

À l’instar de Znamenskaia et al. (2009), nous pouvons proposer que la connaissance numérique des élèves n’est pas rendu au niveau capitalisé, car ils ne l’utilisent pas pour analyser la situation, à aucun moment ils ne portent une attention au nombre exact des éléments. Toutefois, le cas de Sébastien montre que les caractéristiques quantitative (grandeur) et numérique (nombre d’éléments) sont distinctes et peuvent être appréciées par les élèves de façons différentes.

4.1.2 Performance de niveau 3: appréciation des caractéristiques quantitatives et qualitatives des figures en tenant compte du nombre

Dix élèves parmi les 18 perçoivent les caractéristiques quantitatives et qualitatives des figures en respectant le nombre exact d’éléments. Toutefois, ils ne verbalisent pas la règle. Parmi ces élèves, certains y arrivent seuls, d’autres avec l’aide de l’adulte. Voici l’exemple de Sébastien pour la suite M2:

Verbatim 1 (extrait)

Sébastien, cinq ans, maternelle travaillant avec la suite M2

Chercheuse: [Pointe la première figure.] Est-ce que tu peux bien regarder ici? Qu’est-ce que tu vois?

Sébastien: Heu, un bloc.

Chercheuse: [Met son doigt sur l’hexagone jaune.] Et là?

Sébastien: Un autre bloc.

Chercheuse: Ok! [Pointe la deuxième figure.] Ici?

Sébastien: Deux blocs.

Chercheuse: [Pointe l’hexagone jaune.] Ici?

Sébastien: Trois blocs. [Additionne les deux carrés orange et l’hexagone jaune.]

Chercheuse: [Pointe la troisième figure.]

Sébastien: Quatre blocs.

Chercheuse: Est-ce que tu pourrais me dire qu’est-ce qui va venir ici?

Sébastien: [Construit une figure avec quatre carrés orange et un hexagone jaune.] Un, deux, trois, quatre, cinq. Cinq blocs. [Construit la prochaine figure avec quatre carrés et un hexagone.]

Chercheuse: Ah! Intéressant! Pourquoi… Pourquoi t’as fait ça?

Sébastien: [Pointe les figures une après l’autre.] Parce que là y en a un, deux, trois. [Pointe la troisième figure encore une fois et continue de compter.) Quatre, cinq… Non… [Se gratte la tête.]

Chercheuse: Recommence.

Sébastien: [Pointe la première figure.] Un. [Pointe la deuxième figure.] Deux. [Pointe la troisième figure.] Trois. [Pointe la quatrième figure.] Quatre. [Pointe une figure imaginaire qui n’est pas encore construite.]

Chercheuse: Et là si tu continuais? Continue donc!

Sébastien: [Place cinq carrés orange et un hexagone jaune.] Y a un, deux, trois, quatre, cinq. [Pointe chacune des figures appropriées.] Cinq blocs.

Chercheuse: C’est très bien mon beau Sébastien. T’as fait ça ici parce que tu dis là y en a juste un, y en a deux ici, y en a trois, c’est ça?

Sébastien: [Fait signe que oui.]

Chercheuse: Et si on continuait y en aurait combien ici?

Sébastien: Hum, il y en aurait… [Pointe de nouveau chacune des figures et compte à nouveau.] un, deux, trois, quatre, cinq, six.

Chercheuse: Il y en aurait six! Ok! Super!

Cet extrait nous révèle que Sébastien comprend bien la tâche puisqu’il construit la quatrième figure en mettant un élément de plus que dans la troisième figure. De plus, il a bien perçu que l’hexagone jaune est une constante puisqu’il met un seul élément pour chacune des figures qu’il construit. L’activité réalisée par Sébastien nous indique qu’il a une bonne connaissance des nombres. En fait, Sébastien précise le nombre de carrés dans chaque figure dès le début de l’activité et il utilise sa connaissance numérique pour analyser la suite et pour la résoudre (construire). Ainsi, il compte les carrés dans la cinquième figure pour s’assurer qu’il y a cinq carrés en totalité. De plus, lorsque la chercheuse lui demande pourquoi il a construit cette figure, il s’appuie encore une fois sur les nombres pour expliciter sa pensée. On peut conclure que sa connaissance des nombres d’un à six est capitalisée.

Pour expliquer sa prédiction de la sixième figure, Sébastien nomme les nombres de carrés dans les figures précédentes. Fait surprenant, il ne compte pas un à un les carrés mais les aborde d’une figure à l’autre dans son ensemble et donc il regarde la première figure et dit «un», la deuxième figure et dit «deux», la troisième figure et dit «trois», la quatrième figure et dit «quatre», puis la cinquième figure et dit «cinq». On ne peut pas dire s’il généralise la règle ou s’il lit tout simplement ce qui est devant lui. Donc, on ne peut pas dire que sa performance atteint le niveau quatre.

4.1.3 Performance de niveau 4: appréciation des caractéristiques quantitatives et qualitatives des figures, coordination entre elles et verbalisation de la règle de la suite

Un élève parmi 18 a montré des habiletés associées au quatrième niveau de performance. C’est le cas de Matthieu discuté dans 4.2.5. Dès le début de la tâche, Matthieu généralise la suite qui est devant lui en disant: C’est un de plus en montant. Sa généralisation porte à la fois sur le changement du nombre de carrés dans les figures (un de plus) et sur l’organisation spatiale de la figure (en montant). Ainsi, il nomme au moins deux caractéristiques, visuelle et numérique, et les coordonne pour exprimer la règle de la suite croissante sans aucune aide de l’adulte.

Dans la prochaine partie, nous analysons les principales erreurs observées chez les élèves lors de la réalisation des tâches sur les suites répétitives et croissantes en exposant leurs origines possibles et nous faisons le lien avec les niveaux de connaissances numériques des élèves. Nous illustrons chaque type d’erreur avec des exemples de comportements d’élèves pour comprendre en profondeur ce qui a entravé la réussite de ces tâches. Nous amenons aussi un cas de résolution d’une suite croissante afin de mettre en évidence l’utilisation d’une pensée algébrique par un jeune enfant.

4.2 Les principales erreurs et leurs origines possibles

4.2.1 Les erreurs relevant d’une connaissance numérique insuffisante

Nous avons observé une limitation liée aux connaissances numériques insuffisantes pour réussir une, deux ou l’ensemble des suites (sept élèves). Par exemple, l’élève peut nommer le nombre de la prochaine figure mais ne place pas la bonne quantité d’objets pour continuer la suite. Voici l’exemple d’Alice qui, en travaillant avec le modèle 1 (M1), tient compte de l’aspect qualitatif des figures géométriques sans toutefois tenir compte de l’aspect quantitatif, soit du nombre en tant que tel. En ne tenant pas compte du nombre, elle construit sa suite de la façon suivante: un losange, un trapèze au lieu de deux losanges, un trapèze. Elle ne réussit donc pas la tâche portant sur cette suite répétitive. La chercheuse lui propose alors la deuxième tâche associée au modèle 2 (M2), soit une suite à motifs croissants.

Verbatim 2 (extrait)

Alice, six ans, jardin travaillant avec la suite M2

Chercheuse: [Met le M2 sur la table devant l’élève.] Qu’est-ce qui vient après? [Pointe la place après le dernier élément, trois carrés.]

Alice: Quatre.

Chercheuse: Vas-y, fais-le.

Alice: [Construit correctement l’élément quatre.]

Chercheuse: Est-ce que tu peux continuer ? Fais-moi un autre.

Alice: [Construit la figure identique à la précédente: quatre carrés.]

Chercheuse: Est-ce que tu peux me dire pourquoi tu fais ça?

Alice: Parce que je suis contente. 

Chercheuse: [Glisse son doigt le long de la suite.] Qu’est-ce qui se passe ici? [Montre avec son doigt la quatrième figure de la suite.] Combien est-ce qu’on en a mis ici?

Alice: Quatre.

Chercheuse: Ok! Et là? [Pointe le cinquième élément.]

Alice: Quatre. 

Chercheuse: T’as mis quatre là et quatre là? Pourquoi?

Alice: [Pointe le cinquième élément.] C’est cinq.

Chercheuse: C’est cinq? Pourquoi? Est-ce que tu peux compter? Es-tu sûre qu’il y en a cinq? 

Alice: [Compte en pointant les carrés avec son doigt.] Un, deux, trois, quatre.

Chercheuse: Il y en a quatre. Et pourquoi tu me dis cinq?

Alice: Parce que c’est quatre.

Chercheuse: [Pointe sur chaque élément de la suite.] Il y en a combien ici?

Alice: Un, deux, trois, quatre, cinq.

Chercheuse: [Pointe le cinquième élément.] Est-ce qu’il y en a cinq ici? 

Alice: [Fait signe que non avec sa tête.] 

Chercheuse: Il y en a combien?

Alice: Six.

Nous voyons dans les deux cas qu’Alice est capable de déterminer le nombre d’objets et de reproduire la comptine des nombres jusqu’à cinq. Cependant, elle n’utilise pas cette caractéristique des figures pour déduire la règle de la suite, ni pour la suite répétitive ni pour la suite croissante. Dans le cas de la suite répétitive, il est possible que l’élève porte attention à l’aspect «suivi par» (losange suivi par triangle). Cette caractéristique qualitative, toute seule, ne lui permet pas de repérer la figure qui se répète dans son ensemble (deux losanges suivis par un triangle). Sa connaissance numérique se trouve donc au niveau 1 – connaissance explorée.

On observe quelques erreurs en ce sens dans la performance de Sébastien. Sébastien réussit bien le modèle 1 et le modèle 2. Pour le modèle 3, une suite à régularité croissante composée de figures de même couleur et de même forme mais de différentes dispositions, l’enseignante demande à Sébastien de continuer la suite.

Verbatim 3 (extrait)

Modèle 3, Sébastien, cinq ans, maternelle

Chercheuse: Peux-tu continuer la suite?

Sébastien: [Construit la quatrième figure mais il met cinq carrés au lieu de quatre.]

Chercheuse: Peux-tu expliquer ta suite?

Sébastien: Petit, moyen, grand, plus grand.

Chercheuse: Très bien! Et qu’est-ce qu’il y aurait ici? [Pointe sur la place vide du prochain élément.]

Sébastien: Ici, c’est bien plus grand que ça! [Construit la cinquième figure et en met sept au lieu de cinq.]

Chercheuse: Super! Est-ce que tu peux me dire ce que tu vois ici?

Sébastien: Petit, moyen, grand, plus grand, bien plus grand que ça!

Chercheuse: Tu es pas mal bon!

Sébastien est en mesure d’exprimer la règle de la suite en termes qualitatifs: Petit, moyen, grand, plus grand et bien plus grand que ça. Il réussit à continuer la suite avec cette règle en respectant la croissance mais ne met pas la bonne quantité de carrés dans la figure construite. Il met cinq carrés à la base de la quatrième figure (à la place de quatre), et sept dans la cinquième (à la place de cinq). Puisque Sébastien réussit les cas des suites M1 et M2, nous pouvons interpréter sa connaissance numérique comme étant de niveau 2 – connaissance apprise. Cette connaissance est suffisante pour réussir les suites plus simples mais elle est insuffisante pour être transférée dans un contexte portant sur les nombres plus grands. En fait, le changement de contexte a incité Sébastien à changer son outil d’analyse, ce qui a eu pour effet qu’il n’a pas utilisé les caractéristiques numériques (les nombres comme mesure de la grandeur cardinale d’un ensemble) mais plutôt les caractéristiques de comparaison perceptive de la grandeur cardinale (l’ordre de grandeur). Le langage utilisé atteste de cette analyse en termes de grandeur sans recours à sa mesure. Il se peut que l’apparence visuelle des motifs sous la forme de tours ou de personnages ait entraîné Sébastien vers une comparaison visuelle de leur taille, c’est-à-dire de la grandeur-longueur, sans avoir recours à sa mesure exacte. La suite M2 ne présentait pas de différence visuelle de la hauteur et incitait donc davantage au dénombrement comme élément de différenciation.

4.2.2 Les erreurs relevant du contrat didactique

Vraisemblablement, sept élèves ont fait des erreurs que l’on pourrait interpréter comme un «effet de contrat didactique», car ils ont utilisé la règle d’une suite répétitive (la répétition), vue récemment en classe, pour continuer toutes les autres suites. En ce sens, le contrat didactique peut potentiellement être à l’origine des erreurs des élèves. Par exemple, quelques élèves ont construit des suites répétitives pour les modèles M2 et M3 qui sont des suites à motifs croissants, suites qui ne sont pas au programme pour ces élèves. Ils semblaient donc influencés par l’apprentissage vécu précédemment en classe lié aux suites répétitives. Certains autres élèves ont établi leurs propres règles (la répétition) soit en déconstruisant les suites, soit en ajoutant des éléments aux figures.

Lors de la première tentative de réalisation de la tâche associée au modèle 2, une suite à motifs croissants, Cédric copie la figure 1 pour construire la figure 4 et ainsi ne réussit pas la suite. La chercheuse tente de recommencer la tâche avec Cédric en lui montrant le processus de la construction de la suite.

Verbatim 4 (extrait)

Cédric, quatre ans, maternelle travaillant avec la suite M2 (deuxième tentative)

Chercheuse: [Pose un carré orange pour débuter la suite, prend un hexagone.] Je vais mettre l’hexagone. [Place l’hexagone au-dessus du carré orange. Puis, elle continue de construire la suite.] Je vais mettre un carré, puis, un autre petit carré, puis l’hexagone. Qu’est-ce que je peux faire?

Cédric: [Lève son bras comme s’il voulait continuer la suite lui-même.]

Chercheuse: Qu’est-ce qui irait après? [Pose son doigt sur chacune des figures.] Un carré, un hexagone, deux carrés, un hexagone, trois carrés, un hexagone. [Met son doigt sur l’endroit où la prochaine figure devrait être construite.] Qu’est-ce qui irait là?

Cédric: [Regarde les gestes de la chercheuse mais son attention est également attirée vers l’amas de blocs qu’il pourra utiliser pour construire la prochaine figure.]

Chercheuse: [Prend les blocs, les rapproche de Cédric.] Regarde ceux-là sont ici. Dis-moi qu’est-ce qui vient après, ici?

Cédric: [Touche un bloc orange et l’amène dans la suite.]

Chercheuse: [Place le bloc dans la suite.] Ensuite?

Cédric: [Prend un hexagone jaune et le met dans la suite.]

Chercheuse: Puis, ensuite?

Cédric: [Prend un deuxième carré orange et le place à côté du premier carré orange.]

Chercheuse: Puis, ensuite?

Cédric: [Prend un troisième carré orange et le place près des deux autres carrés orange. Le troisième carré ne touche pas les deux autres.]

Chercheuse: Lui, il va où? Tu le mets avec lui ou…?

Cédric: [Colle le troisième carré orange sur les deux autres pour montrer qu’il fait bien partie de la figure.]

Chercheuse: Ensuite?

Cédric: [Prend un carré orange et le place dans la deuxième figure pour construire une figure identique à la troisième et à la quatrième. Ainsi, trois figures de suite sont exactement pareilles. Elles sont toutes composées de trois carrés orange et d’un hexagone.]

Chercheuse: Ah d’accord! Merci!

Dans l’exemple de Cédric, c’est la chercheuse qui introduit l’idée de répétition lors du travail sur le modèle 1. Il est possible que l’élève adopte la stratégie de répétition apprise précédemment en classe avec les suites répétitives et que félicité par la chercheuse son utilisation se trouve renforcée. Malgré le fait que la chercheuse essaie d’attirer l’attention de Cédric sur le changement de croissance en tant que nouvelle stratégie pour construire les motifs du modèle 2, l’élève continue avec la stratégie précédente. Il change même la figure 2 de la suite pour la rendre conforme à sa stratégie. Il semble que la présence des tâches de suites répétitives vues précédemment en classe ainsi que l’absence des suites croissantes abordées en classe (selon le programme) entrave l’adaptation de Cédric à la deuxième tâche (M2), soit une suite à motifs croissants. Le fait que Cédric ne s’exprime pas rend plus difficile l’interprétation de sa production.

Cinq élèves parmi neuf qui n’ont pas réussi les suites croissantes ont toutefois démontré posséder une connaissance numérique assez élevée. Leurs erreurs semblent liées au contrat didactique parce qu’ils ont cherché à répéter les figures comme ils l’ont fait pour la suite répétitive (voir la difficulté du contrat didactique plus haut). Cependant, dans certains cas, le motif répété inclut les trois premières figures de la suite et non une seule. L’exemple d’Océane illustre ce comportement. Ainsi, à la demande de l’enseignante de continuer M2, Océane met un hexagone avec un carré, un hexagone avec deux carrés, un hexagone avec trois carrés, ensuite encore un hexagone avec un carré et un hexagone avec deux carrés. Vraisemblablement, l’élève apprécie la croissance de la suite mais ne la respecte que partiellement pour trois éléments. La règle de répétition remplace la règle de croissance pour la globalité de la suite. Une autre interprétation est qu’en l’absence de l’expérience avec des suites croissantes, ainsi que de consignes précises, l’élève interprète la tâche comme une suite à répétition ayant un motif complexe (123-123-123) et résout parfaitement cette autre tâche.

4.2.3 Les erreurs relevant d’une absence de coordination des caractéristiques quantitatives et qualitatives des figures

Sept élèves ont commis des erreurs probablement liées à la coordination des caractéristiques des figures. Par exemple, ils percevaient une caractéristique à la fois, soit seulement les couleurs ou la forme mais ne combinaient pas cela avec la quantité. Par ailleurs, nos observations montrent que les élèves qui se trompent avec les quantités d’objets dans les figures de la suite n’utilisent pas les nombres pour décrire la suite. Ils nomment plutôt les caractéristiques qualitatives (couleurs ou formes). Nous illustrons ci-dessous un exemple dans lequel il y a absence de coordination des caractéristiques, l’élève privilégiant une analyse numérique (quantitative).

Verbatim 5 (extrait)

Maryanne, cinq ans, jardin travaillant avec la suite M3

Chercheuse: [Montre la suite M3.] Qu’est-ce que tu vois ici?

Maryanne: Orange.

Chercheuse: Combien d’oranges?

Maryanne: Trois

Chercheuse: [Pose plus de questions et s’aperçoit que l’élève ne regarde pas la suite mais d’autres figures sur la table. Attend que l’élève soit concentré sur la suite.] Qu’est-ce que tu vois ici?

Maryanne: Deux.

Chercheuse: Deux! OK! Ensuite?

Maryanne: Trois.

Chercheuse: Ensuite?

Maryanne: Quatre.

Chercheuse: Si tu le construis, combien que tu mettras ici?

Maryanne: Six.

Chercheuse: Six? OK! Montre-moi.

Maryanne: [Place cinq carrés en colonne sans tenir compte de la position (tourné) du carré sur le dessus.]

Plus tard dans la discussion, l’enseignante demande à Maryanne si elle veut arranger de nouveau les carrés de la figure 4 mais l’élève confirme son choix. Dans cet épisode, l’élève démontre une connaissance numérique de niveau 2 – connaissance apprise, car elle sait compter les objets. Initialement, elle nomme la couleur en répondant à la question de l’enseignante. La prochaine question de l’enseignante incite l’élève à utiliser la caractéristique numérique. À la suite de cette intervention, l’élève utilise les nombres pour parler de la suite et ignore l’orientation (tournée) du carré en haut de chaque figure. L’exemple de Maryanne expose une production erronée pouvant être expliquée par un manque de coordination des caractéristiques quantitatives. Il est aussi possible que l’élève n’utilise le numérique qu’à la suite de la demande de l’expérimentatrice (sa question combien), et que ce soit un effet de contrat didactique.

4.2.4 Les erreurs relevant d’un morcèlement sur le plan de l’analyse

Neuf élèves parmi les 18 ont commis des erreurs lors de l’identification de la répétition et/ou la croissance au niveau qualitatif et quantitatif. Certains de ces élèves ont également démontré une connaissance numérique insuffisante, ce qui peut expliquer leur échec avec les suites. Toutefois, une autre explication est possible.

Verbatim 6 (extrait)

Mathis, quatre ans, maternelle travaillant avec la suite M1

Chercheuse: [Glisse son doigt tout le long de la suite (M1) qui se termine par un losange bleu] Regarde, moi j’ai fait une suite. Peux-tu la continuer? Qu’est-ce qui va après?

Mathis: [Met un trapèze orange à la place d’un losange bleu.]

Chercheuse: Regarde la mienne. On continue.

Mathis: [Met un losange bleu, un trapèze orange, un losange bleu, un trapèze orange. Plus tard, on voit sur la table quatre groupes de deux losanges et un trapèze suivi par un losange, un trapèze, deux losanges et un trapèze.]

Chercheuse: Qu’est-ce que tu vois?

Mathis: Bleu, bleu, rouge et bleu, rouge, bleu, bleu, rouge.

Dans la suite construite, le changement de couleurs (et des formes) est bien respecté mais pas les quantités. Pour expliquer la suite, Mathis nomme les couleurs seulement. Notre analyse nous porte à croire que l’élève fait attention aux couleurs des figures mais ne les coordonne pas avec leur quantité ce qui l’empêche de reconnaître la répétition adéquatement. Toutefois, le travail de Mathis avec la suite M2 nous incite à penser que le niveau de connaissances numériques n’est pas le seul responsable de ses erreurs. En fait, Mathis réussit la quatrième figure de la suite M2 en plaçant quatre carrés orange et un hexagone sur le dessus mais ne peut pas construire la cinquième figure. Au lieu de cela, il ajoute neuf autres carrés à la quatrième figure, ce qui fait un total de 13 carrés.

Ce comportement de l’élève, continuer/modifier la quatrième figure au lieu de continuer la suite, ne s’explique pas par la connaissance numérique. Il semble que la consigne «continue» que l’enseignante donne souvent à l’élève n’est pas pour ce dernier toujours associée avec la reconnaissance précise de règles pour élaborer cette suite. Au moment où Mathis construit la quatrième figure (qu’il réussit), c’est bien le cas mais pas pour la cinquième figure. Vraisemblablement, Mathis continue la figure mais pas la suite. L’analyse de la situation sur la table (de la suite) que l’élève produit est morcelée. Selon notre cadre théorique, nous pouvons attribuer ce type d’erreurs à l’intervention de l’enseignante lors de la tâche.

4.2.5 La verbalisation et la justification de la règle témoignant d’une pensée de type algébrique

L’élève qui explique ou justifie sa construction témoigne d’une généralisation potentiellement plus formelle de la règle de la suite. Les élèves du secondaire peuvent créer des formules, récursives ou explicites, pour expliquer une suite. Dans le contexte des élèves de quatre, cinq et six ans, il a été demandé aux élèves de nous expliquer leur construction oralement. En ce qui concerne l’explication de la suite construite, notre analyse révèle trois types de cas. Deux élèves ne sont pas en mesure de verbaliser leurs suites. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils ont décidé de continuer la suite de cette façon, ils soulèvent les épaules pour signifier qu’ils ne le savent pas, qu’ils ne peuvent pas l’expliquer. Treize élèves tentent de justifier la suite en nommant une des caractéristiques des figures. Par exemple dans le cas de la suite M1, un élève dit un rectangle, un rectangle, un rouge, un autre dit losange, losange, trapèze. Dans le cas de la suite M2, l’autre élève ne fait que nommer les couleurs des carrés orange, orange, orange, orange… Dans les cas des constructions correctes, il est difficile à dire si l’élève exprime la règle généralisée ou s’il ne fait que nommer ce qu’il voit devant lui. Par contre, dans les cas des constructions non réussies, il est évident que l’explication de l’élève est une lecture des objets que l’élève voit sur la table.

Dans trois cas, les élèves donnent des explications qui diffèrent d’une lecture simple des figures. La première élève qui réussit bien la construction de la suite M1 explique le motif de la suite en disant deux de même et un pas de même. Un autre élève exprime sa suite croissante M3 en termes qualitatifs: Petit, moyen, grand, plus grand et ben plus grand que ça. Bien que sa construction soit non adéquate d’un point de vue numérique, l’élève réussit la généralisation qualitative en s’appuyant sur la grandeur (quantité). Un troisième élève, Matthieu, explique la suite M3 que la chercheuse lui présente en disant un de plus en montant, il réussit ensuite la construction de la quatrième figure. Cette dernière explication est très proche de la forme récursive de la règle algébrique d’une suite croissante.

Verbatim 7 (extrait)

Matthieu, cinq ans, jardin travaillant avec la suite M3

Chercheuse: Regarde, sur la table tu as une suite. Dis-moi ce que tu vois.

Matthieu: C’est un de plus en montant.

Chercheuse: Donc combien tu en as dans la première figure?

Matthieu: Un.

Chercheuse: Et dans la deuxième?

Matthieu: Deux.

Chercheuse: Et dans la troisième?

Matthieu: Trois.

Chercheuse: Donc peux-tu me dire qu’est-ce qui vient après?

Matthieu: Quatre. [Construit la quatrième figure.]

Chercheuse: Et peux-tu m’expliquer qu’est-ce que tu as fait?

Matthieu: J’ai fait une rangée de quatre, une rangée de trois, une rangée de deux, une rangée de un.

Chercheuse: Excellent!

Selon notre cadre théorique, les erreurs des élèves lors de l’explication/justification d’une suite peuvent être dues à 1) une limitation de leurs connaissances ou de leur capacité d’abstraction; 2) un contrat didactique, notamment relié au manque d’expérience face à la consigne «expliquer» ou 3) l’intervention de l’enseignante, notamment lorsque la consigne est trop vague ou n’est pas située dans un contexte significatif pour l’élève. Dans les cas où les élèves ont réussi la construction, leur explication sous forme de lecture des caractéristiques peut relever d’un effet de contrat didactique (Brousseau, 2004), par exemple: pour expliquer une suite il faut nommer les caractéristiques de chaque figure. À la suite de cette réflexion, nous avons considéré les cas d’explication sous forme de lecture des caractéristiques comme des justifications justes lorsque les constructions ont été réussies.

Nos observations des erreurs commises par les élèves nous amènent à penser qu’en général, dans des contextes où le vocabulaire (tel que les noms des formes, des couleurs, des nombres) est limité, il est difficile de distinguer une difficulté de l’élève à généraliser d’une difficulté provenant de la communication entre l’élève et l’intervenante.

5. Interprétation des résultats pour le développement d’une pensée algébrique

Nous avons examiné les composantes d’une pensée algébrique (habiletés cognitives) en ciblant les niveaux de performance dans la tâche à résoudre chez les élèves ainsi que les erreurs et les connaissances numériques interférant dans le processus d’analyse des suites non numériques. Par ailleurs, qu’en est-il du développement de la pensée algébrique? Notre étude met en évidence que pour mobiliser les éléments de la pensée algébrique, l’élève doit être en mesure de percevoir les caractéristiques à la fois qualitatives et quantitatives des figures composant la suite, puis de les coordonner entre elles. Il doit percevoir le changement et les éléments stables. Il doit généraliser les règles de formation de la suite pour construire les éléments qui suivent et éventuellement l’exprimer verbalement.

Nos données montrent que déjà à l’âge de quatre à six ans un bon nombre d’élèves réussit les tâches de construction des suites répétitives et croissantes. Elles mettent également en évidence qu’il existe un début d’appropriation voire d’ancrage de certains éléments associés à la pensée algébrique chez le jeune élève d’âge préscolaire. Notamment nous avons observé les élèves qui: 1) repèrent un motif (figure) dans la suite répétitive; 2) utilisent les caractéristiques quantitative et numérique pour en déduire des relations; 3) comprenent explicitement ou implicitement la règle d’une suite croissante; 4) verbalisent la règle comme une relation quantitative récursive. Nous n’avons toutefois pas observé de verbalisation d’une règle explicite.

Cependant, plusieurs conditions affectent la réussite des élèves dans ces tâches. Nous avons établi quelques liens importants entre la connaissance numérique des élèves, les conditions d’administration des tâches (consignes), et la performance des élèves. Premièrement, l’expérience vécue par l’élève préalablement peut affecter la performance de façon positive ou négative. D’une part, la limitation de la connaissance numérique (niveau de capitalisation non atteint) empêche plusieurs élèves d’évaluer correctement la quantité d’objets dans des figures, d’identifier la variation de la quantité, ou tout simplement de porter attention à la caractéristique numérique des figures. Toutefois, l’exemple de Sébastien (M3) montre que même une connaissance numérique assez limitée ouvre la porte vers l’analyse quantitative et une généralisation de la règle d’une suite croissante et peut servir de base au développement de la pensée algébrique.

D’autre part, une expérience préalable dans la construction des suites répétitives (que nos élèves ont vécue en classe) provoque chez certains élèves la création de contrats didactiques divers au sein desquels se trouvent différentes suppositions comme «une suite est ce qui se répète», «pour justifier une suite, il faut nommer les objets». Ces suppositions peuvent bloquer l’identification des suites croissantes chez l’élève et l’empêcher de chercher une nouvelle règle. Le contrat relatif à la justification d’une suite limite la verbalisation de la règle de la suite et empêche l’intervenante d’évaluer le niveau de la généralisation de cette règle par l’élève. Un vocabulaire spécialisé est nécessaire tel que par exemple: «une figure de la suite», «un motif qui se répète», «en quoi toutes les figures de la suite se ressemblent», «en quoi elles sont différentes». Dans le même sens, la compréhension de ce vocabulaire par l’élève est essentielle, car c’est à partir de celle-ci que l’élève peut interpréter la réalité et comme le dirait Piaget «construire ses propres schèmes». L’identification des connaissances préalables à la réussite de la tâche sur les suites est essentielle. Par exemple, les concepts «ressemble» et «différent» et leurs synonymes «pareil», «pas pareil» ainsi que «sur le dessus», «figure», «au complet», «se répéter», devraient avoir été approfondis par les élèves avant la réalisation de la tâche. Ce vocabulaire représente les concepts de base et peut être travaillé dans plusieurs autres contextes que les suites.

Dans notre étude, certains élèves n’ont pas réussi à exprimer verbalement leur suite. Toutefois, plusieurs ont réussi à construire la figure suivante. Ces derniers possèdent donc des éléments de la pensée algébrique implicite ou non verbale. En outre, l’enseignement préalable d’attributs (les formes géométriques, les couleurs, les nombres, la taille, etc.) serait peut-être un atout potentiel pour faire avancer la partie communicative de la pensée des élèves. Par ailleurs, sur le plan du développement de la pensée algébrique, l’habileté à catégoriser et à discerner les différentes dimensions de caractéristiques au sein des objets d’une suite est présumée être une capacité cruciale qui engendre l’habileté à généraliser (Björklund, 2016). À cet effet, la tâche sur les suites demande de discerner les caractéristiques des objets. Cela exige chez les élèves d’observer plusieurs caractéristiques de l’objet et de décider lesquelles feront partie de la règle et lesquelles seront laissées en arrière-plan. Il s’agit d’une connaissance de base reliée au discernement des caractéristiques des objets et de leurs valeurs correspondantes (Björklund, 2016). Par conséquent, cela leur permet de discerner les variables (les changements) en cause et de trouver la règle au sein de la suite.

Par ailleurs, la nature des tâches expérimentées, notamment la construction du prochain élément (figure) de la suite, affecte directement la façon de penser des élèves et pourrait nuire à son développement. Le mot «continue» utilisé souvent par les intervenantes incite certains élèves à continuer d’ajouter des blocs, plutôt que d’analyser et de chercher une ressemblance ou encore la différence. Il est possible que la formulation de la tâche dans notre expérimentation ait empêché les élèves de chercher et d’exprimer les liens directs entre la position de la figure dans la suite et le nombre de carrés à la base de la figure (relation explicite). Dans le même sens, les mots utilisés par les intervenantes tendent à indiquer à l’élève la nature de la tâche que l’on attend qu’il réalise et par conséquent sollicite un type de pensée particulier. À cet égard, lors de tâches avec les régularités, Picard (2013) suggère d’interroger les élèves comme suit: «Que vois-tu? Remarques-tu quelque chose de particulier?» (p. 28). D’ailleurs, on pourrait peut-être poser la même question de façon plus ludique: «Ton amie veut construire la figure suivante. Peux-tu lui expliquer comment faire?» Cette formulation peut mieux orienter l’élève dans la tâche sans restreindre sa pensée. On peut aussi essayer de mieux contextualiser la tâche pour susciter l’imaginaire de l’enfant. En somme, il s’agit pour l’enseignant d’offrir à l’élève des outils cognitifs susceptibles d’augmenter ses habiletés cognitives (Bodrova et Loeong, 2012), pour mettre en œuvre une pensée de nature algébrique.

Enfin, l’habileté à coordonner plusieurs données entre elles, qui peut être liée à la limitation d’attention en général, semble être une composante indispensable à la base du développement de la pensée algébrique. Toutefois, contrairement à la suggestion de Charnay et Mante (1991), notre expérimentation suggère que dans le contexte où de très jeunes élèves sont impliqués il est souvent difficile de distinguer si les erreurs commises par l’élève proviennent de caractéristiques personnelles, de son expérience préalable ou d’une limitation de moyens de communication entre l’intervenant et l’élève. Cependant, en citant Bachelard (1938), Astolfi (1997) précise que «les erreurs des élèves sont les indices d’obstacles qui résistent et qu’on tend à sous-estimer» (p. 45). Il est donc important que l’on soit sensible aux sources qui peuvent générer certaines erreurs commises par les élèves et ainsi entraver le développement d’une pensée mathématique, plus particulièrement d’une pensée algébrique.

6. Conclusion

L’intérêt de cette étude relevait d’un questionnement suscité lors d’une étude précédente sur le fait qu’il soit possible que les élèves n’aient pas tous les outils cognitifs nécessaires pour formuler les règles des suites ni le soutien approprié, ce qui entravait la réussite dans les tâches sur les suites non numériques.

Les trois axes d’analyse nous ont permis de distinguer des éléments (habiletés cognitives, démarches, erreurs des élèves) qui peuvent favoriser ou faire obstacle au développement de la pensée algébrique. À cet effet, notre étude propose plusieurs pistes de travail pour l’enseignant. En somme, l’étude met en évidence des réussites et explique les erreurs commises par l’élève du préscolaire lors de la réalisation des tâches sur les suites répétitives et croissantes. L’étude souligne également qu’un vocabulaire spécialisé chez les enseignants est de rigueur pour la réussite optimale des tâches sur les suites non numériques ainsi que certaines connaissances de base qui pourraient aider le jeune élève dans la réalisation des tâches sur les suites non numériques. Enfin, plusieurs éléments de la pensée algébrique sont sollicités et méritent qu’on s’y attarde lorsque l’élève est amené à réaliser des tâches sur les suites. Une sensibilisation à ces composantes est nécessaire pour susciter chez le jeune élève l’appropriation d’outils cognitifs susceptibles d’alimenter le développement d’habiletés cognitives associées à une pensée de nature algébrique; habiletés qui lui serviront tout au long de son parcours scolaire, principalement lors de l’enseignement de l’algèbre au secondaire (Radford, 2012; Carraher et Schliemann, 2007; Kieran 1992).