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La pratique comme lieu de production de savoirs

En définissant la pratique comme un lieu de création de savoirs, plusieurs auteurs (Kondrat, 1992 ; Tyson, 1992 ; Goldstein, 1990 ; Gould, 1989 ; Scott, 1989 ; Imre, 1985) ont montré que la réhabilitation de l'apprentissage expérientiel comme mode de connaissance est une condition essentielle pour récupérer ce qui constitue l'un des fondements de l'intervention psychosociale. À partir d'une réflexion sur les limites que présente la science appliquée comme fondement de l'intervention psychosociale, ces auteurs ont tenté de développer une nouvelle épistémologie de la pratique et de redonner aux intervenantes un statut d'actrices dans la production des savoirs qui fondent leurs pratiques. Ces auteurs suggèrent que les praticiennes compétentes utilisent les situations rencontrées dans leur pratique comme des occasions d'apprentissage. Les praticiennes tirent alors de ces apprentissages de nouveaux savoirs et de nouvelles conceptions pour guider leur intervention (Deslauriers et Hurtubise, 1997 ; Schön, 1994 ; St-Arnaud, 1992 ; Harrison, 1987).

À cet égard, les travaux de Schön sur la réflexion en cours d'action représentent une contribution essentielle pour saisir comment les praticiennes construisent leurs savoirs pratiques. Dans ses travaux, Schön a démontré que dans les « actions spontanées et intuitives » un bon praticien « est continuellement engagé dans un processus d'appréciation, de sondage, de modélisation, d'essai, de diagnostic ou d'évaluation qu'il peut à peine décrire (et le plus souvent pas du tout) » (1986 : 89). Si ce processus reste la plupart du temps tacite, il existe toutefois dans toute action intelligente. Le rôle de l'action, au sens d'expérimentation que lui donne Schön, est donc crucial pour la construction d'un répertoire d'expériences, de stratégies et d'explications. C'est en agissant et en réfléchissant sur les résultats de l'action que la praticienne teste et valide les solutions à un problème. Ce qui résiste à l'épreuve de l'expérience est intégré dans le répertoire dont dispose la praticienne et enrichit son bagage de connaissances disponibles. Ce bagage lui est alors accessible pour apprécier d'autres situations. Schön propose ainsi un modèle où la construction du corpus de connaissances des praticiennes s'élabore progressivement à travers la réflexion en cours d'action et sur l'action.

Les travaux de Schön ont pour mérite de rappeler que l'expérience pratique est un point d'ancrage pour connaître. Toutefois, la réhabilitation de ce mode de connaissance exige d'éviter le piège de réduire ce mode à l'expérience subjective des intervenantes. D'emblée, le terme « expérience » renvoie, dans son utilisation courante, à une dynamique individuelle qui réfère à une connaissance personnelle et directe d'une situation, d'un événement ou d'un phénomène. Une telle conception donne trop facilement prise aux critiques sur la validité et l'objectivité des connaissances dérivées de l'apprentissage expérientiel. Pour éviter ce piège, il est nécessaire de s'attarder à la médiation de l'expérience qu'apporte la présence de l'autre pour saisir pleinement le processus à l'oeuvre dans « la constitution du penser et de l'agir à travers l'expérience » (Roelens, 1989 : 67). Ainsi, dans le champ de l'intervention psychosociale, l'expérience et l'interprétation qui en est faite s'inscrivent dans un ensemble de relations avec d'autres acteurs, eux aussi engagés dans une action commune. Si l'on accepte que la connaissance résulte de l'activité humaine – qu'elle n'est pas simple cogitation d'un esprit désincarné (Dewey dans Boisvert, 1995 : 328) – on doit alors reconnaître l'apport central de la communauté à toute initiative de connaissance. En ce sens, si le premier postulat de ce texte est que les praticiennes produisent des savoirs, le deuxième est que l'apprentissage est un acte social où l'être humain construit, incorpore et structure son expérience à travers ses interactions avec d'autres.

Pour illustrer mes propos, je me référerai à une étude récente dont le but était de documenter comment se construisent les savoirs d'expérience d'intervenantes oeuvrant dans des organismes pour femmes en difficulté et sans-abri. Dans ces organismes, les intervenantes accordent une grande place à la pratique comme moyen pour se former et pour acquérir les compétences et les savoirs dont elles ont besoin. Elles réfèrent constamment aux notions d'expérience et d'apprentissage « sur le tas » pour parler de ce qui fonde leurs interventions. Ces intervenantes ne sont évidemment pas les seules à invoquer des savoirs d'expérience pour légitimer leur pratique. Mais dans les milieux de pratique de ces intervenantes, ces savoirs sont en fait une source de justification centrale pour l'intervention. Ainsi, examiner comment se construisent les savoirs pratiques ou d'expérience dans ces milieux prend un sens particulier : il peut contribuer à réhabiliter des savoirs trop souvent disqualifiés. En décrivant comment les intervenantes de ces organismes acquièrent les compétences nécessaires à leur travail, cet article se veut une contribution aux débats sur les fondements de leur pratique.

Stratégie de recherche

La stratégie de recherche utilisée dans cette étude est de type qualitatif. Les données proviennent principalement d'entretiens semi-structurés réalisés auprès de 23 intervenantes travaillant dans sept centres d'hébergement et un centre de jour pour femmes en difficulté et sans-abri[2]. Ces 23 entretiens ont été réalisés sur une période de cinq mois, entre octobre 1994 et février 1995. Le schéma d'entretien comprenait un petit nombre de questions ouvertes, visant plus particulièrement à faire parler les intervenantes sur ce qu'elles font lorsqu'elles se sentent interpellées, embêtées par une situation. Les principales questions de recherche visaient à identifier les interlocuteurs significatifs et les sources de connaissances auxquels ces intervenantes font appel dans ces situations, ainsi qu'à comprendre les fonctions de ces recours à d'autres.

Dans la première partie de cet article, je décrirai ce qui apparaît comme les principales caractéristiques de l'apprentissage expérientiel dans les milieux de pratique des intervenantes étudiées. En effet, l'analyse des récits des intervenantes révèle que, dans leurs milieux de travail, l'apprentissage par l'expérience est un processus participatif, collectif et non planifié. Dans la deuxième partie, je discuterai de la place centrale qu'occupe le collectif d'intervenantes dans la construction de l'expérience des intervenantes. En conclusion, j'examinerai la pertinence d'envisager la production des savoirs d'expérience sous l'angle d'une co-construction de ces savoirs, plutôt que de les comprendre uniquement comme une construction personnelle.

La construction de savoirs d'expérience : un processus participatif, collectif et non planifié

« Apprendre sur le tas » et « apprendre en étant dedans » sont des formules qui reviennent continuellement dans le discours des répondantes. Décrit comme un mode d'apprentissage intensif, l'apprentissage « sur le tas » mobilise tous les registres de l'intervenante, tant affectifs que cognitifs. Même s'il n'est pas considéré comme la seule façon d'apprendre, la majorité des répondantes affirment que c'est ainsi qu'elles ont développé les compétences nécessaires à leur travail. Lors de l'analyse des entretiens, j'ai cherché à mieux saisir ce que signifiait « apprendre sur le tas ». Trois thèmes m'ont plus particulièrement frappée, en raison tant de leur fréquence que de leur pouvoir d'évocation. Ainsi, entretien après entretien, émergent des expressions du style : « c'est quand tu es dedans que tu apprends » et « c'est à travers l'événement que tu apprends ». En outre, un grand nombre de répondantes ont parlé d'un « quotidien partagé » pour décrire leur rapport avec leurs collègues. Relevant à première vue du cliché, chacune de ces expressions renvoie cependant à l'une des caractéristiques du processus conduisant à la production des savoirs dans les organismes où les répondantes travaillent. Il s'agit ainsi d'un processus participatif, collectif et non planifié, au sens où il s'inscrit dans un « contexte non intentionnellement structuré pour être éducatif » (Theil, 1989 : 32).

Apprendre « en étant dedans »

Apprendre « en étant dedans » est une expression polysémique. Dans un premier temps, elle est une façon d'exprimer ce qui a un statut d'évidence : faire de l'intervention est un moyen privilégié d'apprendre à... faire de l'intervention. Mais « être dedans » signifie aussi être mobilisée par un projet, projet qui se traduit chez les répondantes par l'intention d'influencer ou de transformer des situations problèmes vécues par les résidantes. En ce sens, l'apprentissage est le fruit d'une action qui mobilise l'intervenante. Mais pouvoir agir signifie être capable d'aller chercher ce dont elles ont besoin pour « faire » une intervention. Et cette recherche commence souvent par une réflexion personnelle : faire une intervention est aussi réfléchir à ce qu'il faut faire et à comment le faire. Dans tous les entretiens, les répondantes ont soulevé le rôle de cette réflexion lorsqu'elles font face à une situation problématique. L'impression générale qui se dégage des entretiens se trouve bien résumée dans le commentaire de Gabrielle : « Une intervenante ne s'adresse pas aux autres “ la tête vide ”, elle s'est déjà engagée dans un dialogue avec elle-même. » Et ce dialogue intérieur est, selon la majorité des répondantes, une occasion d'apprentissage.

Ces propos permettent d'introduire un point central qui ressort des entretiens : si l'on apprend « en étant dedans », c'est parce que l'on «se regarde être dedans». Pour les intervenantes interviewées, observer et critiquer ses conceptions d'un problème et ses interventions sont les conditions nécessaires à une pratique qui ne stagne pas. Elles ne nient pas mettre à contribution le bagage d'expériences qu'elles ont accumulé avec les années. Mais elles insistent aussi sur l'équilibre délicat entre « ne pas apprendre de ses expériences » et « croire qu'on n'a plus rien à apprendre ». Il y a chez la majorité des répondantes un sentiment, une conscience que leurs savoirs sont toujours dépassés. Ce qu'elles ont appris devient périmé, au sens où l'intervention dans une nouvelle situation ne peut pas être une simple répétition de l'ancienne. On reconnaît ici l'une des notions centrales des travaux de Schön (1994) exprimée chez les répondantes par la nécessité de s'interroger continuellement. Ce questionnement protège des automatismes :

Je trouve qu'il faut faire autant attention au fait de trop avoir d'expérience qu'à celui de ne pas en avoir du tout. Parce qu'à un moment donné, tu peux te lasser ou donner moins d'importance à quelque chose auquel, à l'époque, tu aurais donné peut-être plus d'importance. À mon avis, trop d'assurance dans un suivi ça peut parfois jouer des tours. Alors je me remets souvent en question.

Au fur et à mesure qu'elles prennent de l'expérience, les répondantes continuent d'apprendre à travers un processus d'analyse réflexive. La capacité d'utiliser l'analyse de ses difficultés et de ses erreurs est décrite par plusieurs comme une forme de développement continu. Ce regard sur leur pratique amène la majorité des répondantes à revenir sur les apprentissages tirés des expériences passées pour les relire à la lumière de ce qu'il y a de nouveau dans une situation. Les propos des répondantes rappellent ainsi certaines caractéristiques du modèle de construction des savoirs de Schön (1994) : c'est par un aller-retour entre le connu et le nouveau que les répondantes élaborent un répertoire de stratégies d'intervention et le transforment continuellement.

Apprendre dans un « quotidien partagé »

« Être dedans » prend aussi un sens qui dépasse l'engagement individuel dans une action. Il signifie prendre part, participer à une action avec d'autres, être mobilisée par un projet commun. Dans les milieux de travail des répondantes, formation et travail ne sont pas des moments séparés. À ce sujet, les propos des répondantes convergent : dès leur intégration, elles ont la possibilité de participer à l'intervention, de se faire expliquer le pourquoi des choses et les façons de faire des autres intervenantes. Les réunions d'équipe et les activités de supervision et d'encadrement sont des moments formels de mise en commun des expériences. Mais ce sont des moments d'échanges beaucoup moins formalisés qu'évoquent les répondantes pour décrire les occasions où elles ont le plus appris. Les échanges informels dans un moment de répit, les consultations dans le vif de l'action et l'observation des collègues constituent autant de moments où un apprentissage peut se produire.

Dans la majorité des entretiens, les mots utilisés pour décrire les rapports avec les pairs renvoient à des images de partage, d'échange, d'écoute de l'autre et du respect de son expérience. Comme l'exprime une des répondantes : « Avec les autres intervenantes, c'est un travail d'équipe. Je réfléchis avec elles. On travaille ensemble, comment dirais-je cela [...] c'est un quotidien, un quotidien partagé. » C'est d'ailleurs à travers les interactions de ce quotidien que les répondantes disent être incitées à apprendre et à changer : « Les collègues de travail, quand elles ne sont pas d'accord et te posent des questions, elles te font te poser des questions. Donc, en quelque part, c'est un monde de questionnement mais de réponses aussi. » Ces propos de Suzanne révèlent la double fonction des interactions avec les pairs : elles provoquent le questionnement mais représentent aussi une source d'apprentissage. Plusieurs répondantes ont donné des exemples de situations où leurs actions n'étaient pas adéquates et où une autre intervenante est venue les aider, reprenant la situation en main. Ces répondantes disent alors avoir appris en regardant l'autre intervenante « corriger leurs erreurs ». Dans de telles situations, l'action, la réflexion, la correction de l'action et l'apprentissage se produisent de façon simultanée.

Dans les milieux de pratique des répondantes, « être dedans » est donc une expression qui signifie à la fois intervenir soi-même, regarder les autres agir, leur raconter ses interventions et les écouter raconter les leurs. L'image qui se dégage ici pour décrire le travail quotidien est celle « d'un laboratoire », d'un groupe en recherche, expérimentant, au sens que Schön (1994) donne à ce terme. Une répondante dira, quant à elle, « avoir baigné dans l'expérience des autres », rappelant le rôle du réservoir d'exemples et d'expériences que possède la communauté des pairs et auquel est initiée la nouvelle arrivée. Plusieurs insistent sur l'importance qu'a pour les intervenantes le fait d'avoir accès au bagage de connaissances représenté par la diversité des compétences de l'équipe : « Quand je parle des expériences passées, je parle de mes expériences et de celles des autres [...] au niveau des expériences de tout ce qui s'est vu ici, pas strictement en passant par moi. »

C'est dans cette « réserve d'expériences » que puisent les intervenantes lorsqu'elles cherchent des solutions à un problème. La narration « d'exemples d'intervention » constitue ainsi une source importante de référence et d'apprentissage. L'exemple rapporté par l'autre amène à prendre une distance par rapport à une situation vécue : « Quand tu es dans quelque chose, ce n'est pas évident que tu vois bien [...] Ça prend quelqu'un d'extérieur à la situation pour te dire : “ [...] moi j'ai déjà vécu une expérience semblable et [...] ” Et c'est comme ça qu'elle peut t'aider à faire la part des choses. »

Dans ces milieux, être l'artisane de son apprentissage ne signifie pas être coupée des autres. L'expérience du collectif est incontournable et sa contribution est reconnue : elle offre des points de repère, des principes généraux et permet ainsi d'anticiper l'inconnu. Mais cette expérience est aussi comprise par plusieurs comme un « condensé d'expériences » qui demande à être exploité, dépassé. Comme l'exprime Angèle, d'autres intervenantes lui ont servi de modèle, « mais sans que je rentre entièrement dans leur moule, dans leurs façons d'intervenir ».

Apprendre de l'événement

Les intervenantes n'arrivent pas dans leur milieu de pratique avec des objectifs prédéterminés de formation. Bien sûr, elles reconnaissent que leur pratique pourra produire des apprentissages : elles sentent et disent apprendre en travaillant. Mais cet apprentissage n'est pas le produit d'un plan a priori de formation « sur le tas ». Et leurs milieux de travail ne se définissent et ne se structurent pas par un objectif de formation : l'objectif est l'intervention auprès d'une clientèle. Dans ces milieux, apprendre n'est donc pas une fin en soi mais représente plutôt « un moyen, jugé indispensable, pour exercer une activité [...] » (Aumont et Mesnier, 1992 : 159). Ce sont ainsi les situations vécues par les résidantes et les événements du quotidien qui motivent les répondantes à vouloir maîtriser de nouvelles compétences, de nouveaux savoirs. Le projet d'apprentissage débute quand « connaître » devient nécessaire pour agir : « quand on ne sait pas, on est obligée de chercher ». Ce commentaire d'une intervenante rappelle la « place originaire de l'ignorance dans le processus d'apprendre » (Aumont et Mesnier, 1992 : 148). La complexité des problèmes vécus par les résidantes peut évidemment donner lieu à un sentiment d'impuissance. Mais, de manière générale, cette complexité est perçue comme un incitatif à trouver des réponses, à chercher de nouvelles approches. Les répondantes vont d'ailleurs souvent parler du besoin qu'elles ressentent « d'inventer leur pratique ». Dans cette optique, le désir de savoir, de connaître est intimement lié au désir d'agir. Comme le remarquent Aumont et Mesnier, devant une énigme à résoudre, « apprendre est le moyen qui se présente [au sujet] et qu'il utilise dans la mesure où son besoin d'action se trouve ainsi finalisé et le conduit à chercher la solution du problème » (1992 : 148).

La construction progressive de l'expérience et des apprentissages, à partir des événements qui surgissent dans le quotidien, est un point commun à toutes les répondantes. Comme l'exprime Jacinthe : « [...] l'expérience, ça se bâtit à travers les événements. Quel que soit l'événement [...] ça t'apporte du nouveau, de la vie [...] Dès qu'il y a du nouveau, il y a quelque chose à apprendre. » Quel sens donner à ce commentaire ? On peut douter de l'efficacité d'un processus d'apprentissage qui serait à la merci des événements. Cependant, l'absence de planification des apprentissages ne signifie pas qu'ils sont le fruit du hasard. Premièrement, on l'a vu plus haut, « apprendre de l'événement » est la façon par laquelle les répondantes tentent d'exprimer que la pratique et l'apprentissage sont des activités qu'elles ne séparent pas. De plus, c'est lorsqu'elles peuvent établir une relation entre un apprentissage et leur intérêt porté à une situation que cet apprentissage se charge de sens. Leurs propos trouvent un appui dans les travaux d'Aumont et Mesnier (1992 : 232) :

C'est la continuité entre la pratique professionnelle et l'interrogation « théorique » directement enclenchée par cette pratique qui permet la « fixation » des apprentissages. L'agir appelle la recherche ; le temps de l'exploration est complètement intégré à la situation-problème rencontrée dans le travail. La distinction entre le temps de production et le temps de formation – formellement nécessaire pour éviter de retomber dans les errances d'une formation utilitaire – n'a plus aucune valeur aux yeux de l'individu engagé dans un processus unique.

Ma deuxième remarque vise à nuancer ce qui, de prime abord, laisse croire que les répondantes n'apprennent qu'en réagissant aux événements. Pour ce faire, une brève référence aux observations de Theil (1989) à propos du « caractère non systématique de la planification autodidactique » m'apparaît utile. Theil cite les travaux de Varela (1988) sur l'auto-éco-organisation des systèmes vivants pour montrer que l'absence de planification dans des processus autodidactes de formation n'est pas nécessairement un signe d'anarchie ou d'incompétence. Theil (1989) rappelle que les systèmes vivants sont toujours ouverts sur un environnement qui est « le plus souvent le lieu de surgissement aléatoire d'événements imprévisibles, ambigus et complexes » (p. 36). Ils ont cependant « besoin de connaître [cet environnement] et de le reconnaître constamment pour continuer à pouvoir fonctionner d'une manière viable, donc prévisible » (p. 36). Les événements aléatoires sont ainsi toujours évalués et transformés à partir des finalités d'action du système. Dans cette optique, le concept d'autodidaxie se définit comme « l'espace d'interaction d'un système apprenant qui s'efforce d'informer en événements d'apprentissage des événements aléatoires qui sont présents dans son contexte d'apprentissage » (Theil, 1989 : 36).

Transposées à l'étude actuelle, les observations précédentes permettent de contextualiser autrement ce que signifie apprendre de l'événement. Premièrement, parler de transformation de l'événement aléatoire en occasion d'apprentissage signifie qu'une dynamique s'installe entre l'environnement et le système apprenant. L'événement n'est pas perçu comme étant « donné » : il est « lu » par le système. Deuxièmement, « apprendre de l'événement » apparaît comme une façon de faire appropriée dès que l'on accepte la notion d'un environnement qui ne peut pas être totalement contrôlé. Dans cette perspective, reconnaître que ses apprentissages ne sont pas planifiés n'est pas un signe d'absence de projet. Cela prend un tout autre sens quand on accepte :

[...] le fait qu'une planification détaillée, présupposant un contexte prévisible pour être efficace, ne peut se révéler que contre-productive dans un contexte autodidactique qui se caractérise par son aspect non structuré. (Theil, 1989 : 36)

Un rapport privilégié à l'expérience de la communauté proche[3]  

Partager une communauté d'espace c'est, comme l'a montré Schutz (1987), être en relation avec d'autres dans un moment présent où l'expérience de l'autre nous est accessible. Pour les répondantes, cet « autre » est d'abord et avant tout le collectif d'intervenantes dont elles font partie. La majorité d'entre elles voient dans les relations qui se tissent avec leurs pairs une source vitale à leur développement comme intervenante. Nous verrons maintenant comment les pairs participent, à des degrés divers, à la réflexion qui va transformer une expérience en un apprentissage.

Tout d'abord, pour les intervenantes qui débutent, les rapports au collectif prennent la forme d'un soutien et d'une relation éducative : on se transmet les trucs du métier, les connaissances liées à certaines problématiques, les meilleures façons d'agir dans une situation donnée. Cependant, à mesure que les intervenantes prennent de l'expérience, le contenu des recours au collectif se transforme. Les questions reliées au fonctionnement de l'organisme et celles visant à s'assurer que l'on possède bien les qualités et les compétences attendues se font plus rares. Les références au collectif se situent alors à d'autres niveaux et dépassent la recherche de savoirs ou de savoir-faire. De fait, il est possible de dégager quatre apports du collectif qui semblent être les plus significatifs.

Un premier apport est le sentiment de sécurité que le collectif apporte aux intervenantes. On l'a vu, la grande majorité des répondantes trouvent sécurisant d'apprendre en participant à l'action d'un groupe. Cette possibilité « d'apprendre en participant » implique le soutien d'un collectif et signifie que les décisions d'intervention s'insèrent dans une intervention collective, dans une démarche consultative continue. Une telle démarche permet de justifier une intervention non pas comme le produit d'une réflexion individuelle mais comme le résultat d'une analyse collective. Les répondantes voient l'interdépendance entre les membres de l'équipe comme un élément qui renforce l'intervention. Plusieurs, comme Michelle, disent d'ailleurs avoir trouvé plus facile de « s'aventurer sur le terrain de l'intervention » en sachant que l'équipe était là « comme gardienne, comme garde-fou » qui assure que « les intervenantes ne feront pas d'erreurs graves » et qui « protège les résidantes d'interventions dommageables ».

Mais la référence aux pairs ne vise pas qu'à faire cautionner une intervention individuelle. Plusieurs répondantes y voient une autre fonction extrêmement importante que l'une d'elles a bien exprimée : celle de « régulatrice de la subjectivité ». Il s'agit là d'un deuxième apport jugé essentiel par la plupart des répondantes. La confrontation aux idées des autres est ainsi perçue par plusieurs comme une source d'objectivation de l'expérience individuelle. Comme l'exprime Catherine, le recours au collectif s'exerce alors dans une visée de mise à distance du vécu et de l'expérience personnelle :

Si je vis quelque chose qui me remet en question moi-même, j'en parle avec quelqu'un qui peut me donner un autre point de vue et m'aider à prendre de la distance ou à analyser. Quelqu'un qui peut m'apporter des éléments qui vont faire que je vais voir plus clair. Quelqu'un de l'extérieur en tout cas, surtout quand je suis dans la bouillie pour les chats, quand je suis dans de grosses émotions difficiles. C'est bien important d'avoir quelqu'un... c'est quasiment indispensable. Je pense vraiment que l'on a besoin des autres pour arriver à dire certaines choses.

De façon très liée, un troisième apport apparaît central : le recours au collectif vise à faire émerger différents points de vue. La recherche du point de vue des collègues est un exercice qui vise essentiellement trois choses. Premièrement, il s'agit de faire ressortir les nuances que présente une situation afin de remettre en question les conceptions individuelles d'un problème. En ce sens, l'intervenante individuelle et le collectif s'engagent ensemble, non seulement dans la résolution du problème, mais aussi dans la construction du sens à donner à une situation problématique. Dans ce contexte, la déstabilisation provoquée par la confrontation à d'autres points de vue est perçue comme une occasion d'apprendre. Ces observations trouvent un écho chez des auteurs qui situent l'acquisition et la production des savoirs dans des processus de co-participation à un groupe de pratique commune (Hétu, 1993 ; Lave, 1991). D'autres auteurs, comme Giordan et de Vecchi (1987) et Perret-Clermont (1979), voient dans le dialogue avec des pairs « centrés sur un même objet » une source de confrontation qui oblige le Sujet à se décentrer par rapport à sa réponse initiale. De cette décentration émergent de nouvelles façons de comprendre une expérience, de nouveaux savoirs.

Deuxièmement, étudier différents points de vue sert à mettre en évidence un ensemble de possibilités d'actions auxquelles l'intervenante n'avait pas pensé. Le recours aux pairs donne alors accès à de nouvelles options et permet d'élargir le répertoire d'interventions d'une intervenante. Troisièmement, la confrontation aux autres permet de mieux structurer sa pensée. À certains moments, cette confrontation permet en fait à l'intervenante de réaliser elle-même ce qu'elle pense d'une situation. Plusieurs intervenantes disent que c'est « en s'écoutant parler de la situation », en nommant à haute voix leurs interrogations qu'elles comprennent mieux ce qu'elles veulent faire.

Un quatrième apport du collectif réside dans sa contribution au développement personnel de l'intervenante. En fait, un grand nombre affirment que les retours sur soi, l'auto-analyse sont des activités qui prennent plus de force quand elles s'inscrivent dans une démarche qui inclut les autres. Selon elles, l'analyse qui en découle est ainsi raffinée, complétée. Plusieurs, comme Sandrine, sont fermement convaincues que c'est la présence du travail collectif qui favorise la critique et le développement de sa propre pratique :

Moi, je suis mon outil de travail et j'ai besoin de me connaître. Toute seule dans [mon coin] je l'ai l'affaire, c'est parfait. Mais, avec les autres, je suis bien plus en mesure de voir où je suis, où sont mes faiblesses, quelles sont les choses que j'ai à apprendre, les remises en question que j'ai à faire. Et toute seule, c'est plus difficile à faire [...] Parce que moi, toute seule, je ne vais pas me débarrasser de mes vieilles pantoufles, parce que c'est tout ce que je connais. À partir du moment où tu es avec d'autres tu connais d'autres choses. Je dirais même que tu vas te connaître sous d'autres angles.

De ces échanges avec d'autres semble s'enclencher un processus de connaissance de soi où, non seulement l'intervenante reconnaît qui elle est, mais le « découvre » également. Le rapport aux autres prend, pour ainsi dire, la forme d'un « projecteur » : il permet à divers aspects de l'identité de prendre « le devant de la scène ». Les propos de Sandrine traduisent bien ce point :

[Dans la relation] avec les autres intervenantes, ce sont des angles de toi qui vont être comme mis en lumière. Moi je vois [ces angles] comme les nombreuses facettes d'un diamant : si la lumière tombe à un moment donné sur une facette, elle ne va pas revenir sur une autre mais ce n'est pas parce qu'il y a certaines facettes qui ne sont pas mises en lumière qu'elles n'existent pas. Mais avec les autres ça te permet d'observer, de contacter des facettes de toi [...] qui sont là mais qui n'étaient pas mises à jour.

De manière générale, l'importance et la valorisation du travail d'équipe sont des constantes dans les propos des répondantes. Les qualificatifs utilisés pour décrire les relations aux pairs évoquent des rapports non hiérarchiques, une réciprocité des échanges : « Des fois, je consulte mais des fois, c'est moi qui apprend quelque chose aux autres. » Devant les pairs, il est permis d'apparaître vulnérable, imprécise ou indécise quant à la route à suivre : l'incertitude n'est pas un signe d'incompétence. Au contraire, l'incertitude est en fait ce qui déclenche un processus de recherche où « l'on brasse, lance, sort ce qu'on a le goût de sortir, comme ça vient et là... boum! les idées viennent  ». Chez un grand nombre de répondantes, on sent ainsi le plaisir de travailler à plusieurs mais aussi la reconnaissance d'avoir besoin des autres ; l'interdépendance est non seulement reconnue mais aussi recherchée.

Trois conditions pour que se réalisent les apports du collectif

La forte récurrence des thèmes exposés précédemment suggère que le portrait esquissé ici correspond à l'expérience du plus grand nombre. Par ailleurs, des commentaires apportés par deux ou trois répondantes indiquent la présence de variations à ce portrait d'ensemble. Soulignons tout d'abord que ces répondantes reconnaissent trouver dans le travail collectif de nombreux apports. Mais elles soulèvent aussi des points qui, sans invalider ce qui a été dit jusqu'à maintenant, permettent d'isoler certaines conditions nécessaires pour que les apports du collectif soient évalués positivement. Une première condition pourrait être exprimée ainsi : le collectif encadre, sécurise et nourrit la réflexion individuelle, mais il ne doit pas la récuser. Dès que le collectif étouffe plutôt que d'encadrer, les pairs deviennent les « gardiennes rigides des normes », le collectif devient un « juge menaçant ».

Une deuxième condition, prolongement à la première, concerne les caractéristiques des rapports qui doivent s'établir entre les intervenantes pour que les échanges soient profitables. On a vu que la diversité des points de vue entre les intervenantes est perçue comme une richesse. Pour que cet échange de vues préserve son potentiel d'enrichissement, il doit s'inscrire dans un rapport le plus égalitaire possible. En général, la référence aux pairs n'est pas entreprise pour obtenir une « réponse toute faite » mais plutôt dans une visée d'échange. L'intervenante qui s'adresse aux autres a déjà réfléchi à la situation et s'attend à trouver un espace pour exprimer ses idées. Quand l'autre n'écoute pas ou tient des positions doctrinaires, son apport risque d'être dévalué ou tout simplement ignoré.

Enfin, une troisième condition pour que le collectif continue d'apporter une contribution intéressante est de s'assurer, comme le dit une intervenante, d'un afflux perpétuel de « sang neuf ». Sinon, le risque est grand de voir « l'expérience du collectif tourner sur elle-même » et, à la limite, s'enliser dans le connu, le déjà vu. La richesse de l'expérience du collectif s'affaiblit lorsque cette expérience reste en vase clos et n'est pas constamment stimulée par une ouverture vers l'extérieur :

Je pense qu'ici on fait de notre mieux [pour intervenir], on s'en parle, on cherche tout le temps les meilleures solutions en tenant compte d'où est rendue la résidante dans sa situation. Il reste que ça ne veut pas dire que l'on ne pourrait pas s'enrichir d'autres points de vue en échangeant avec d'autres personnes qui voient des situations semblables et qui ont essayé d'autres affaires [...] Même si on continuait de parler entre nous de toutes nos expériences dans toutes nos interventions, je pense qu'on resterait dans la même marmite: on ne va jamais chercher d'autres éléments pour changer notre recette. À ce niveau-là, c'est sûr que tant qu'on n'a pas d'ouverture vers l'extérieur, on est saturé à l'intérieur.

Conclusion

Construction collective de savoirs d'expérience et légitimation des pratiques

La légitimité des pratiques des organismes communautaires continue de soulever des débats passionnés. Les organismes pour femmes en difficulté et sans-abri n'échappent pas à ces débats dont les enjeux sont considérables. La reconnaissance de la valeur de leur contribution, et du financement adéquat qui va avec, passe par la reconnaissance de la valeur de leurs modes d'intervention. Pour les intervenantes oeuvrant dans ces organismes, une compréhension claire de la façon dont elles construisent leurs savoirs et développent leurs compétences est une contribution importante à la défense de leur autonomie. Face aux modèles de compréhension des rapports connaissance / action qu'on leur propose habituellement, les réflexions présentées dans cet article offrent un point d'appui à toute démarche visant à réhabiliter leur savoir pratique.

Une voie possible de légitimation des pratiques de ces organismes pourrait être la mise en commun des savoirs et des compétences de chacun. Ceci pourrait constituer une occasion de formation continue pour les intervenantes. Mais surtout, de tels échanges pourraient déboucher sur la production d'un discours collectif portant sur le rôle des savoirs d'action dans les fondements de leurs pratiques. Une telle stratégie contribuerait à consolider la position de ces organismes dans le contexte plus large des rapports de production des savoirs sur l'intervention auprès des femmes sans-abri.

Recadrer le concept d'apprentissage expérientiel

Une façon courante de comprendre l'apprentissage expérientiel est de le décrire comme un processus où l'individu apprend en agissant directement dans une situation. Dans ses travaux, Schön (1994) a raffiné cette conception en réintroduisant la notion de réflexion sur l'action comme processus de production de savoirs. Sans invalider le modèle de Schön, l'étude actuelle permet de remettre en question la notion de réflexion en cours d'action développée par Schön. La manière dont les intervenantes décrivent leur façon d'apprendre par une référence continue à l'auto-analyse est proche du modèle du « praticien réflexif » développé par Schön. Mais leurs propos laissent croire aussi que le collectif d'intervenantes occupe une place centrale dans le processus de réflexion en cours d'action. Ainsi, même si une situation problématique est vécue dans un premier temps par une seule intervenante, son questionnement sera presque toujours partagé avec d'autres membres du collectif d'intervenantes.

Dans un autre contexte, Pineau (1989 : 26) a avancé que la « rupture dans l'expérience ouvre une brèche. Et des éléments nouveaux, venus soit de l'intérieur, soit de l'extérieur, soit des deux, entrent en contact direct. Ce qui crée une situation nouvelle, bruissante de bruits nouveaux, à mettre en sens, à mettre en forme [...] ». Dans les milieux de pratique des répondantes, ces « bruits nouveaux » se traduisent par le « bruit » que fait le collectif d'intervenantes lorsqu'il se mobilise autour d'une situation problématique. À partir de leurs réflexions sur la situation, les intervenantes s'interpellent, des dialogues s'installent et des confrontations d'expériences se réalisent. C'est dans la multiplicité des réponses, parfois contradictoires, à la situation qu'un travail de co-élaboration de sens peut se produire. Ainsi, dans les situations problématiques, les intervenantes s'engagent non seulement dans une « conversation avec la situation », comme l'a décrit Schön (1994), mais également dans une « conversation à plusieurs voix ».

Les observations précédentes m'amènent à proposer un recadrage du concept d'apprentissage expérientiel. Des travaux révisés sur ce concept, je retiens le rôle indéniable de l'expérience dans l'apprentissage. Par ailleurs, les résultats de l'étude présentés dans cet article révèlent une constante, soit le rapport entre « faire ses expériences » et « les faire avec d'autres ». La pratique des intervenantes est un lieu d'interactions multiples à travers lesquelles elles vont à la fois structurer, interroger et valider leur expérience. On constate donc, qu'indépendamment du sens donné au concept d'expérience, la réflexion individuelle sur l'expérience s'associe à celle des autres. Dans cette perspective, le retour réflexif sur l'expérience appartient au monde de l'interaction humaine (Hervik, 1994 : 91). À une conception de la réflexion en cours d'action dont l'auteur serait un praticien individuel, je voudrais ainsi substituer une conception où donner un sens à l'expérience s'inscrit dans un « raisonnement partagé », produit par la participation à une pratique d'intervention commune.