Corps de l’article

Il y a quelques années, Smit (1996) estimait que la popularité croissante de l'agriculture urbaine comme moyen de lutte contre la pauvreté et l'insécurité alimentaire dans le tiers monde risquait de la transformer en une mesure généralisée d'assistance sociale, à moins que ne s'y investissent les populations locales pour en faire un outil de développement local durable. Le Mexique n'échappe pas à ces tendances[1]. Les quatre initiatives mexicaines présentées dans cet article confirment son hypothèse.

Les données proviennent d'observations in situ et d'entrevues réalisées lors d'un séjour effectué au Mexique à l'été 1998 grâce à une bourse de recherche postdoctorale du Centre de recherche pour le développement international (CRDI). Ce séjour s'inscrivait dans le cadre d'un projet portant sur les jardins communautaires, les formes de sociabilité et la citoyenneté au Québec et au Mexique (voir Boulianne, 1998). Le stage postdoctoral s'est déroulé au sein du Centre de recherche sur les innovations sociales dans l'économie sociale, les entreprises et les syndicats (CRISES)[2].

Dans les pages qui suivent, nous décrirons d'abord deux initiatives relevant d'une approche du développement que nous qualifions d'« assistancielle ». Ce genre d'intervention, qui contribue à la promotion sociale des individus, participe en revanche au maintien des inégalités sociales. Cette description permettra de mettre à jour certaines de leurs caractéristiques au regard, notamment, des visées des promoteurs, du degré d'autonomie des organisations porteuses ainsi que des rapports sociaux liant participants et intervenants[3]. Les deux autres initiatives que nous présenterons par la suite s'inscrivent, quoique à des degrés différents, dans une dynamique de développement local et de changement social. Leur description fera ressortir qu'elles sont étroitement liées au mouvement urbain populaire et s'inscrivent dans un projet social partagé par leurs protagonistes, ce qui en fait une voie distincte de l'assistance sociale.

Jardinage et promotion sociale : les projets des ONG de développement

Les jardinets de Tepoztlán

La ville de Tepoztlán, qui compte environ 25 000 habitants, se situe à 80 kilomètres au sud-ouest de Mexico. Nichée au coeur d'un massif montagneux aux formes excentriques, le Tepozteco, qui donne son nom aux habitants de la localité, elle jouit d'un climat agréable toute l'année. En 1997, Luna Nueva, un ONG local de développement, met de l'avant un projet d'alimentation alternative visant à favoriser l'autoproduction familiale de légumes chez les populations marginalisées. Fondée à la fin des années 1980 et dirigée par trois Mexicaines issues de la classe moyenne, cet organisme oeuvre surtout auprès des femmes. Le projet, financé en majeure partie par la fondation Kellogg's, s'inscrit dans une intervention plus large qui comporte trois volets : nutrition, microentreprise et production horticole. Le volet horticole est introduit après une première année de sensibilisation des femmes et des enfants à la problématique nutritionnelle.

La culture de plantes médicinales et comestibles sur l'espace domestique était une pratique répandue dans le Mexique préhispanique (San Vicente, Cebada et Rojas, 1998 : 189). Dans certaines villes, elle a survécu jusqu'à nos jours (Burns, 1998). Les deux agronomes et le technicien en horticulture embauchés par Luna Nueva dans le cadre de ce projet ont misé sur l'aménagement de potagers à proximité de l'habitat familial, incitant ainsi les Tepoztecos à renouer avec cette pratique. De taille réduite (1 m x 1,5 m) et cultivés selon une méthode organique intensive, ces jardinets doivent permettre d'obtenir rapidement des résultats qui stimuleront l'intérêt des familles participantes.

Trois ateliers de formation, répartis sur la saison de jardinage, sont offerts. Les responsables effectuent en outre des visites de suivi à domicile. Afin d'encourager les efforts des jardiniers et jardinières, ils leur fournissent une certaine quantité de plantules en plus des semences, et ce, dès le début de l'aménagement du potager. Mais, pour y avoir droit, il faut d'abord avoir préparé et amendé le terrain (à l'aide des 40 kilos de compost fournis). Au besoin, Luna Nueva offre également du grillage pour protéger le jardinet des rôdeurs et chapardeurs.

En raison de la relative facilité de leur culture, de leur valeur nutritive, de la place déjà occupée dans la culture alimentaire locale et de leur compagnonnage favorable, 10 espèces sont privilégiées : brocoli, betterave, radis, coriandre, laitue, oignon, bette à cardes, carotte, courgette et haricots. Les responsables impriment et distribuent un dépliant conçu spécialement pour le projet. Il contient des renseignements techniques essentiels à la culture des espèces retenues.

Le projet s'échelonne sur deux ans. L'objectif fixé pour la première année : l'établissement de 180 jardinets dans la municipalité. Dans la ville de Tepoztlán, le recrutement d'éventuels participants et participantes a lieu au moyen d'invitations lancées à l'aide des haut-parleurs dont est dotée chaque chapelle de quartier. Les personnes intéressées peuvent s'inscrire après une assemblée d'information tenue sur le parvis de la chapelle. Les ateliers de formation ont lieu chez un ou une volontaire. Cette personne « reçoit » le premier jardinet, qui sert de démonstrateur. On y procède aux semences et à la transplantation des plantules.

Bien que ce programme soit ouvert à tous, les femmes s'y sont jointes en plus grand nombre que les hommes (70 %). Au plan quantitatif, les résultats obtenus dépassent les objectifs fixés. Mais bien des personnes qui ont aménagé un jardinet l'ont abandonné faute de connaissances suffisantes pour faire face aux imprévus ; laissés à eux-mêmes, les jardiniers et jardinières en herbe n'y arrivent pas. Avec seulement trois personnes qui fournissent des conseils de façon individualisée, la tâche est colossale, voire irréalisable. Et ce, d'autant plus que la priorité est d'établir de nouveaux jardinets pour respecter les échéanciers présentés au bailleur de fonds.

Même si l'ONG derrière ce projet est local, ce programme représente néanmoins une intervention de développement « du haut vers le bas ». Les « bénéficiaires » ne participent ni à la planification, ni à la formation des autres, ni au suivi. Tout cela demeure sous l'entière responsabilité des administratrices et du personnel employé par l'ONG. Les groupes, constitués de façon ad hoc pour faciliter le travail de formation, n'ont pas d'existence en dehors des ateliers. Il n'y a pratiquement pas de contacts entre les participants et participantes. Enfin, les contraintes de temps liées aux conditions de financement du projet laissent peu de place à l'émergence de dynamiques sociales plus soutenues.

Ainsi, malgré l'intention de Luna Nueva de donner aux personnes participantes les outils nécessaires pour poursuivre leurs activités de production de façon autonome, cet objectif n'a été que très partiellement atteint. Un phénomène semblable s'est produit dans le cadre d'un projet visant à implanter des jardins en contenants à Mexico.

Les jardins en contenants de Mexico

Recréer le cycle naturel en miniature et en accéléré, telle est l'idée derrière le projet de jardins en contenants du Centre de recherche et de formation rurale (CEDICAR[4] ) établi à Xochimilco, dans le sud de la ville de Mexico. Cet ONG compte deux membres actifs qui en sont aussi les fondateurs. Tous deux agronomes, ils enseignent à l'université et militent dans différentes organisations mexicaines regroupant des producteurs, des intellectuels et des intervenants sociaux. Un financement venant de la coopération internationale et de fondations privées nationales et étrangères permettent au CEDICAR de poursuivre différentes activités de recherche et de diffusion de méthodes de récupération et de production alimentaire respectueuses de l'environnement.

À l'instar de Luna Nueva, le CEDICAR vise à créer une habitude d'autoproduction de légumes biologiques chez les familles à faibles revenus. Depuis 1994, il intervient dans les quartiers populaires du sud de la capitale pour faire la promotion d'un système de production adapté aux milieux urbains où l'habitat construit prend pratiquement toute la place. La formule mise sur une pratique féminine déjà répandue qui consiste à cultiver des plantes médicinales et d'ornements (l'aloès, par exemple) dans des contenants récupérés en plastique, en verre ou en métal. Les employés du CEDICAR utilisent des seaux de plastique de 20 litres donnés par un supermarché local et des pneus usés qu'ils transforment en jardinières. Selon le coordonnateur du programme, un jardin de sept contenants peut fournir 15 % des besoins en légumes d'une maisonnée comptant cinq personnes, si on sait bien l'exploiter. En multipliant les contenants, on pourrait atteindre une autosuffisance alimentaire en légumes.

Le CEDICAR offre une formation technique d'une douzaine d'heures. Les ateliers ont lieu au domicile d'une ou d'un volontaire. Les jardinets en contenants ne sont pas offerts gratuitement. Une somme équivalente à huit dollars canadiens est exigée lors de la livraison d'un jardin type à domicile. Cette somme ne couvre toutefois qu'une partie des coûts réels, l'autre partie étant assurée par le financement extérieur.

Le recrutement est fait par l'intermédiaire de regroupements préexistants. Il peut s'agir de comités de citoyens, de groupes de femmes dont les enfants fréquentent la même garderie, de membres d'une bibliothèque populaire, etc. On mise ainsi sur des réseaux existants pour organiser un circuit d'approvisionnement et de distribution de semences afin d'assurer la pérennité des activités de jardinage indépendamment de la présence du CEDICAR. De concert avec un autre ONG, des cours de nutrition sont également offerts aux participantes du programme d'horticulture. Nutrition et production organique sont donc, comme dans le projet de Luna Nueva, intimement liées.

Plus de 800 personnes ont jusqu'à présent acquis un jardin en contenants du CEDICAR, mais la proportion de celles qui le conservent est minime. L'hypothèse du coordonnateur du CEDICAR voulant que s'instaurent des relations plus solidaires autour du jardinage ne semble pas se confirmer. Comme à Tepoztlán, les personnes participantes attendent la visite de l'agronome pour s'approvisionner en plantules et en semences. En ce sens, l'autonomie visée, qui permettrait d'achever un cycle et d'en commencer un nouveau, n'est pas atteinte.

Ces deux initiatives ont surtout des retombées pour les individus qui y participent et, dans une moindre mesure, pour leur famille. Ainsi, on a remarqué que certains membres des maisonnées impliquées, qui prennent la responsabilité des jardinets, en tirent une grande fierté et une satisfaction évidente, notamment les enfants, les personnes souffrant d'un handicap physique ou intellectuel ou, encore, les femmes âgées, originaires d'un milieu rural. Pour certaines d'entre elles, le jardinage a permis de se revaloriser en jouant à nouveau un rôle actif dans la maisonnée et même, dans certains cas, de reprendre le contrôle de la cuisine qui était passé aux mains d'une fille ou d'une belle-fille. Pour les personnes handicapées, le jardinage représente une activité accessible et créative.

Les produits du jardinage sont consommés principalement par les membres de la maisonnée ou de la famille élargie qui habitent un autre lot urbain. Dans ce dernier cas, les dons contribuent au renforcement des liens de parenté. Ces deux projets n'ont toutefois pas provoqué de dynamique particulière au sein de la communauté et « l'autoprise en charge » souhaitée chez les participants et participantes est loin d'être chose acquise. Tout compte fait, les « bénéficiaires » de ces deux projets deviennent dépendants des ONG qui les portent et ceux-ci, du financement international. Avec des activités d'agriculture urbaine mises de l'avant par des organisations populaires, les résultats sont différents, comme nous le verrons maintenant.

Des entreprises collectives d'agriculture urbaine

Une entreprise écologique de femmes à Cuernavaca

Le parc industriel de Cuernavaca est adjacent à un ensemble résidentiel dit « populaire » abritant des familles à moyens et faibles revenus. L'accès au sol, au logement, aux infrastructures urbaines et aux services publics a toujours été au coeur des revendications et des luttes collectives menées par la population locale pour améliorer ses conditions de vie. Comme c'est le cas partout au Mexique, les femmes ont constitué les principales protagonistes de ces luttes (Massolo, 1998). Depuis la fin des années 1980, la qualité de l'environnement urbain s'est ajoutée à ces préoccupations. Les quartiers de la zone industrielle de la ville se sont d'ailleurs dotés, en 1987, d'une organisation de défense de l'environnement.

En 1996, un groupe de femmes de ce secteur urbain, actives pour la plupart dans des communautés ecclésiales de base[5], s'adresse à un ONG local afin qu'il les aide à mettre sur pied une entreprise collective de fabrication de compost organique. L'ONG « Communication, échange et développement humain en Amérique latine » (CIDHAL), une organisation féministe fondée en 1969, a pour mission de promouvoir la participation politique et sociale des femmes et l'équité entre les genres. Pionnière à ce titre au Mexique et en Amérique latine (Suarez et Van Remmen, 1996), elle a également acquis, depuis quelques années, une expertise environnementale.

L'aide demandée donne lieu à l'élaboration d'un projet comportant trois volets :

  1. une formation environnementale ;

  2. une réflexion sur la situation de genre des femmes mexicaines ;

  3. l'apprentissage de techniques de production d'engrais organique. L'objectif recherché : démarrer une entreprise productive et « écologique » tout en contribuant à transformer les relations sociales dans lesquelles sont engagées les femmes, le tout dans une perspective d'empowerment individuel et collectif. Le CIDHAL joue un rôle de soutien dans cette démarche et obtient une subvention du ministère du développement social du Mexique pour équiper l'entreprise de l'infrastructure nécessaire à son fonctionnement.

Le centre de compostage est situé sur un lot privé d'une superficie d'environ 40 mètres carrés prêté par le conjoint de l'une des participantes. On y réalise la plupart des activités de formation et de production. Pendant la première phase du projet, d'une durée d'un an, les femmes suivaient en groupe les activités de formation et procédaient individuellement, à la maison, à la séparation et au compostage des déchets domestiques. Au départ, chaque participante recevait un paquet de vers composteurs. Lors de la phase 2, qui a débuté en 1998, les participantes investirent dans l'entreprise collective une quantité de vers égale à celle qu'on leur avait prêtée au départ, ce qui a permis de mettre en marche le centre de compostage. Elles ont conservé chez elles le surplus issu de la reproduction. Ce centre comptait une quinzaine de femmes à l'été 1998. Le collectif s'est doté d'une structure démocratique, plutôt informelle et consensuelle, et d'une organisation flexible de travail où prime le principe d'égalité.

Sans que cela ait été prévu au départ, plusieurs femmes ont utilisé leur compost domestique pour cultiver des légumes. Elles auraient même souhaité aménager un jardin collectif mais la superficie du terrain ne le permettait pas. Elles cultivent plutôt en contenants, chacune chez elle. Pour le moment, le compost n'est commercialisé qu'à une petite échelle. Les revenus sont réinvestis dans l'entreprise. Si tout va bien, on prévoit verser des « dividendes » aux membres travailleuses dans un futur rapproché. Comme le nombre d'heures de travail fournies par chacune est comptabilisé, mais pas de façon systématique, on se demande toutefois sur quelle base un partage équitable serait possible. Sur ce point, la nature informelle de l'organisation du travail pose problème.

La politique de soutien aux organisations populaires de CIDHAL prévoit qu'après trois ans les groupes partenaires doivent voler de leurs propres ailes. À l'été 1998, après 18 mois de travail, il est devenu nécessaire de développer davantage les habiletés de gestion des membres du centre de compostage. On a conçu un atelier de formation en administration de microentreprise, ce qui ne rejoint pas les visées de l'ensemble des participantes. En effet, certaines d'entre elles conçoivent d'abord le centre comme un lieu d'échange, de formation et de réflexion ; elles n'ont pas nécessairement envie d'en faire une entreprise active sur le marché. Par contre, plusieurs organisations populaires, particulièrement celles formées par des femmes (Zapata et Mercado, 1996), choisissent d'ajouter à leurs activités un volet de production marchande. Cette dynamique se met souvent en place sous l'impulsion de programmes publics de développement axés sur la promotion de l'économie sociale.

Malgré sa courte existence, le centre de compostage de Cuernavaca a déjà suscité des changements notables chez les participantes. Leurs efforts collectifs pour améliorer l'environnement du quartier, la production de légumes et l'apport (éventuel) de revenus rendent leur travail domestique plus visible pour leur conjoint. En effet, elles ont franchi les frontières de l'économie domestique (en se réunissant dans un espace ouvert) et dépassé les rôles de genre qui leur étaient socialement assignés, même si les activités entreprises (soin de l'environnement, alimentation) sont traditionnellement liées aux femmes. À la maison, des changements de rôles se sont manifestés. Par ailleurs, leur participation aux activités de formation a contribué au développement d'une conscience politique plus aiguë. Elle s'est traduite par un renforcement de leur militantisme au sein du mouvement populaire urbain (manifestations, instances de concertation, revendications environnementales, etc.).

L'écologie sociale à Mexico

Le Centre communautaire d'éducation et d'action environnementale Miravalle (CECEAMI) est formé de sept personnes (quatre femmes et trois hommes) qui font la promotion de l'écologie sociale. Il s'agit, dans leurs termes, d'un ensemble d'actions qui visent à améliorer la qualité de l'environnement en impliquant la population locale, qui en bénéficiera directement.

Miravalle est un quartier populaire qui compte une dizaine de milliers d'habitants. Il est juché sur les pentes du volcan Guadalupe, au sud-est de la ville de Mexico. On y trouve quatre groupes de résidants et résidantes actifs au plan du développement communautaire. Ils reçoivent l'appui de jeunes professionnels venus s'installer à Miravalle. Ensemble, ces groupes se sont incorporés en 1994 pour former la Coordination communautaire Miravalle (COCOMI). Ses principaux objectifs sont la prise en charge du développement par la collectivité, l'amélioration de la qualité de vie dans le quartier et la transformation des rapports de genre. Le groupe d'écologie sociale constitue l'une des quatre composantes de la COCOMI. Un magasin communautaire géré par des femmes, un centre de santé communautaire et un groupe d'éducation aux adultes représentent les autres composantes de la COCOMI.

Les membres du groupe d'écologie sociale cultivent un jardin communautaire sur un terrain municipal de 2 500 mètres carrés situé aux limites du quartier. Ils y font pousser des haricots, des radis, des carottes, des laitues, de la coriandre et des nopales[6]. Ce terrain devait initialement servir à l'établissement de l'école secondaire des frères maristes. En 1993, à la suite de son expropriation par la ville de Mexico pour y créer une réserve écologique, toute construction a été bannie sur ce périmètre. Sous l'égide des frères maristes, un groupe de parents de l'école demanda et obtint l'usage de ce terrain pour des fins de production agricole organique. Ils le défrichèrent et le cultivèrent collectivement. En 1994, le groupe d'écologie sociale le prit en charge et la majeure partie du terrain fut subdivisée en parcelles individuelles d'environ 500 mètres carrés.

Depuis, les activités du groupe promoteur de l'écologie sociale se sont diversifiées. Outre l'exploitation des parcelles individuelles, les membres du groupe ont entrepris, en collectif, la fabrication de vermicompost. Le conseiller technique du groupe – un jeune agronome qui s'est établi dans le quartier – espère que cette activité puisse devenir une source de revenus pour les membres du groupe. La vente de compost ne permet pas encore de verser des rétributions fixes. Pour le moment, on a choisi de créer un fonds mutuel d'assurance où les membres pourront emprunter en cas de besoin (maladie, décès dans la famille, etc.). De 1994 à 1998, le groupe a obtenu des subventions d'une fondation privée mexicaine et de l'ambassade du Canada pour développer ses activités.

En outre, les membres du groupe d'écologie sociale récupèrent les déchets verts des éventaires de légumes du quartier. Ils sensibilisent la population à leurs activités lors de journées organisées autour de la problématique environnementale. Ils donnent aussi des cours d'horticulture biologique aux enseignants, aux parents et aux élèves des écoles maternelles et primaires avoisinantes. On y trouve maintenant des jardinets.

Le groupe travaille aussi en coordination avec les autres composantes de la COCOMI. Par exemple, conjointement avec le groupe « éducation », qui s'investit surtout dans l'alphabétisation des adultes, il a organisé des sessions de formation en horticulture pour jeunes décrocheurs. De plus, les membres du groupe enseignent à ceux de la clinique communautaire de santé à reconnaître les plantes ayant des propriétés curatives, tandis que ces derniers leur montrent comment les transformer en produits médicinaux. Enfin, ils partagent avec les femmes qui gèrent le magasin communautaire les connaissances acquises sur les bienfaits de certaines denrées peu valorisées sur le marché (comme le soya et l'amarante) et celles-ci apparaissent ensuite sur le comptoir du magasin.

Le groupe d'écologie sociale s'est doté d'une structure démocratique. Les décisions qui concernent l'ensemble des membres sont prises par consensus lors de réunions bihebdomadaires. Tous les membres sont éligibles à des postes de direction. Un représentant du groupe siège à l'assemblée de la COCOMI. Son fonctionnement dépend de la solidarité interne du groupe. En effet, selon la division du travail établie, chacun a des tâches communautaires à remplir (brassage, tamisage du compost, mise en sac, surveillance du terrain[7] ). On fait souvent des corvées la fin de semaine pour aménager le terrain (par exemple, lors de la construction d'une serre ou de réservoirs servant à conserver l'eau de pluie). Les résidants du quartier sont invités à y prendre part. Ce genre de corvée, issu de la tradition du tequio originaire de la province d'Oaxaca, existait dans les communautés indiennes du Mexique à l'époque préhispanique.

Les initiatives menées par le groupe d'écologie sociale contribuent à la promotion sociale des individus, à la mise en place d'une économie populaire solidaire et à la transformation de la culture politique dans le quartier.

D'abord, au plan de la reconnaissance sociale, nous avons noté une transformation importante chez certains membres du groupe. Une des participantes, autrefois timide et effacée (elle ne savait ni lire, ni écrire), prend maintenant plaisir à montrer aux jeunes enfants et à leurs parents comment jardiner sur un espace réduit, quels feuillages et quelles fleurs sont comestibles, quelles sont les propriété curatives des plantes, etc. En plus d'oeuvrer comme « promotora » de l'écologie sociale, elle est aussi membre active du magasin communautaire. Cela ne va pas sans causer de conflits avec son conjoint et ses parents par alliance. Au Mexique, il est encore mal vu qu'une femme s'implique dans des activités publiques qui la font sortir régulièrement de la maison (Massolo, 1998 : 195). Mais pour rien au monde, elle n'abandonnerait ses activités communautaires, car elles lui ont permis de se transformer.

Un autre membre du groupe, âgé de 50 ans et sans emploi depuis plusieurs années, s'y est joint dans l'espoir d'augmenter ses revenus. Il avoue qu'il ne s'intéressait pas aux problèmes de la communauté. Maintenant, il partage ses préoccupations avec d'autres, s'investit dans un projet commun et dit croire davantage en la capacité de l'agir collectif.

Le groupe d'écologie sociale représente aussi une source importante d'apprentissage et d'expression de la solidarité. À titre d'exemple, une des membres a décidé de s'incorporer au groupe d'écologie sociale après avoir été gravement malade. Une fois guérie, elle a éprouvé le besoin de poser un geste qui serait utile à sa communauté. Elle avait songé à la possibilité d'ouvrir un petit commerce mais, considérant que cela ne lui procurerait que des bénéfices personnels, elle a préféré se joindre au groupe pour donner suite à ses nouvelles ambitions humanistes. Après seulement quelques mois de participation, elle est devenue promotrice et représentante du groupe à la COCOMI. Elle est fière de ses nouvelles fonctions et estime qu'elle apporte quelque chose aux autres.

À travers les luttes menées, au fil des ans, au sein du mouvement populaire urbain, les habitants de Miravalle ont acquis une expérience politique considérable. Des solidarités additionnelles se sont créées au sein des groupes de la COCOMI. Si la municipalité voulait reprendre le terrain du CECEAMI, on tenterait par tous les moyens de l'en empêcher, car les membres considèrent que leurs efforts collectifs seraient anéantis.

Ce projet, tout comme celui des femmes de Cuernavaca, se situe sans le prolongement des mouvements urbains qui visaient, dans un premier temps, à assurer l'accès des habitants du quartier à des terrains à bâtir, aux infrastructures urbaines et aux services collectifs. Parallèlement aux revendications adressées à l'État, des activités d'autoproduction ont été menées pour assurer l'aménagement de l'espace urbain et du logement. Avec l'agriculture urbaine, les groupes impliqués ont élargi leur champ d'action. Ils se sont alors investis dans une activité productive, source possible de revenus, pouvant en outre améliorer l'environnement dans le quartier. Ces initiatives d'économie sociale s'insèrent dans un projet de développement local axé sur les besoins et les ressources du milieu et stimulent la participation des femmes à la vie publique.

Promotion sociale, économie solidaire et transformation des rapports sociaux

Chacune des quatre expériences décrites est unique. Au-delà de leurs différences, on peut relever certains traits communs qui permettent de les caractériser. Les deux premières, de type assistanciel, ont plusieurs éléments en commun : 1) la recherche de sécurité alimentaire, 2) la promotion de l'horticulture de subsistance sur l'espace domestique, 3) des familles comme bénéficiaires, 4) une dimension collective peu importante, 5) une intervention plutôt ponctuelle et 6) une frontière étanche entre l'organisme promoteur et les personnes participantes.

Si ces expériences contribuent à la reconnaissance de certains individus, elles réifient en même temps les relations asymétriques existantes. Par exemple, les légumes produits à Tepoztlán[8] entrent dans une chaîne informelle de distribution entre maisonnées apparentées. Si l'on considère que le potager est associé à une tâche domestique féminine et que « tout donner à ses enfants » fait partie du rôle socialement assigné aux mères, on voit bien que loin de les remettre en cause, ce don de légumes s'insère tout « naturellement » dans les rapports sociaux de genre.

En outre, le travail d'implantation de ces jardinets s'est fait de manière à éviter les querelles politiques. Ainsi, les projets ont été ciblés en fonction de la problématique alimentaire et dirigés principalement vers les femmes et les jeunes enfants, qui représentent des populations « à risque » pour ce qui est de l'insécurité alimentaire. Ces derniers sont ainsi devenus l'objet d'une intervention de type épidémiologique qui contribue à piéger les femmes dans leur position sociale subordonnée, ce qui est, paradoxalement, éminemment politique. En effet, les femmes sont encouragées à produire des aliments pour les membres de leur maisonnée tout en demeurant dans l'espace qui leur est socialement assigné.

De plus, comme nous l'avons souligné, les personnes participantes sont dépendantes de l'intervention d'experts qui possèdent le savoir technique et les intrants nécessaires à la pratique d'une prétendue « autoproduction ». Dans ce cas, les jardins deviennent plus des mesures d'assistance qu'une source de changement réel dans la situation des intéressées. Cela rejoint les conclusions de Labrecque (1997) au sujet des projets de développement destinés aux femmes qui contribuent à maintenir le statu quo dans les rapports sociaux.

Les deux autres expériences sont de nature différente. Aucune n'est articulée autour de la problématique de la sécurité alimentaire et la transformation des relations sociales de genre fait partie des objectifs visés par leurs promoteurs. Elles sont fortement ancrées dans le milieu, l'organisation collective y précédant en fait l'introduction d'activités de production. On n'y trouve pas d'intervenants spécialisés travaillant auprès d'une clientèle « vulnérable ». Elles comportent un volet d'entreprise collective. L'éducation populaire, ouverte sur la communauté, y joue un rôle fondamental. Les participants sont des membres à part entière de l'organisation, qui repose sur une structure démocratique, participative et solidaire où tous ont les mêmes droits et les mêmes obligations.

Les projets de jardinets domestiques rejoignent un grand nombre de « bénéficiaires ». Mais on peut douter de leur contribution à l'amélioration réelle des conditions de vie ou à l'instauration de rapports sociaux plus équitables. Quant aux initiatives d'agriculture urbaine s'insérant dans une économie sociale, parce qu'elles émergent au sein de petits groupes déjà actifs sur la scène locale, elles contribuent à la transformation du paysage urbain et des rapports sociaux de genre, et ce, tout en favorisant le développement d'activités économiques, marchandes et non marchandes, organisées autour de réseaux locaux et régionaux. Ces pratiques ouvrent alors des perspectives nouvelles pour le développement.