Corps de l’article

La forte prévalence des problèmes de santé mentale parmi les populations pauvres est un phénomène bien documenté par les diverses enquêtes épidémiologiques menées au Canada et au Québec depuis le début des années 1980. L'avis du Comité de la santé mentale du Québec qui portait sur ce sujet affirmait d'ailleurs que la pauvreté était l'un des plus puissants prédicteurs de la genèse et de la chronocisation des problèmes de santé mentale[1]. Ces enquêtes confirment aussi que cette corrélation est particulièrement forte chez les femmes. Celles-ci, plus pauvres que les hommes, sont généralement en moins bonne santé physique et mentale. L'intérêt de l'ouvrage de Louise Blais est de décaper cette évidence statistique pour en révéler les substrats existentiels. Il s'agit en effet de donner la parole à ces femmes dont on parle beaucoup mais qu'on entend peu. Camouflée sous les agrégats statistiques, leur réalité quotidienne nous apparaît être celle d'objets passifs victimes d'un double déterminisme économique et psychopathologique. Sans se laisser prendre au piège d'une romantisation de la culture du (de la) pauvre, l'auteure s'est attardée à écouter et à transcrire les stratégies de résistance de ces femmes qui, par-delà les contraintes sociales, culturelles et économiques qu'elles subissent, en arrivent néanmoins à survivre en tant que sujet.

Pour une part importante, les témoignages recueillis par Louise Blais sont autant d'illustrations apportées en appui à sa critique virulente de la « nouvelle santé publique » et de l'épidémiologie. La « nouvelle santé publique », c'est cette approche des politiques sociosanitaires qui fait florès en Occident depuis le début des années 1980 et qui consiste à rapprocher physiquement et conceptuellement les services publics des populations locales. La Politique de santé mentale (1989) ainsi que la réforme des services sociaux et de santé du Québec s'inscrivent dans le droit fil de cette approche. Son adoption enthousiaste, ici comme ailleurs, est, selon Louise Blais, le produit de trois facteurs : d'abord, le constat de l'échec des politiques sociosanitaires de l'époque « État-providence » à endiguer les problèmes d'aujourd'hui, ensuite, les contrecoups de la crise budgétaire à laquelle les États occidentaux font face et, enfin, la contestation de plus en plus étendue des populations à l'égard de la technocratisation extensive des services sociaux et de santé. Ces trois éléments se conjuguent plus en tension qu'ils ne forment un consensus social. Les dangers de dérapages sont réels : désengagement de l'État, destruction de la société civile par ses visées technocratiques et privatisation des fonctions de solidarité. En s'éloignant d'une analyse manichéenne de la situation, la recherche de Blais constitue une contribution importante au débat. Plutôt que de se cantonner dans une opposition du « tout à l'État » contre le « tout au communautaire », elle donne à (re)penser les interventions professionnelles du réseau institutionnel ainsi que leurs rapports à l'aide informelle ou semi-formelle dispensée par les communautés.

La critique de l'épidémiologie contribue directement à un recadrage du débat sur la reconfiguration des services sociaux et de santé. Cette perspective, en effet, réduit des phénomènes complexes où s'entremêlent les contraintes économiques, socioculturelles, psychologiques et, éventuellement, biologiques à l'identification de déficiences, de handicaps, de maladies et de comportements malsains dans une population donnée. Toutes ces anomalies sont d'ailleurs évaluées à l'aune d'une « normalité » qui est plus l'obédience à un code culturel qu'une mesure objective et universabilisable du bien-être. Ajoutant au malheur individuel, l'épidémiologie cible et stigmatise ses victimes. Elle contribue au déficit de sens de la société contemporaine en aliénant les citoyens de leur capacité à évaluer eux-mêmes leur situation et à en déterminer les stratégies d'amélioration. En santé mentale, on dispose de 400 diagnostics pour marquer et découper « scientifiquement » la détresse des gens. Et on ne compte même plus les médicaments, tant il en apparaît de nouveaux à chaque année pour en tranquiliser les manifestations. Le mot d'ordre de la promotion de la santé est à l'avenant. Il s'agit encore là de déterminer par en haut ce que sont les besoins d'en bas et de les appliquer à des « populations cibles ».

Par-delà les débats sur l'étiologie endogène ou exogène des maladies mentales, les sciences humaines ont démontré que l'identification de la folie / maladie mentale et de ses symptômes varient d'une société à l'autre, voire à l'intérieur même des strates d'une société donnée. Cette perspective, reprise par Louise Blais, permet de réexaminer les données épidémiologiques du point de vue des acteurs, c'est-à-dire en ne les considérant plus seulement en tant que soumis à des conditions objectives, mais aussi en tant que sujets participant et résistant à leurs constructions subjectives. Dès lors, le discours de la « nouvelle santé publique » est pris au pied de la lettre et la femme « pauvre » recouvre un statut de citoyenne dont les valeurs, attitudes et revendications participent au débat public.

Les entrevues menées par Louise Blais comportent donc deux axes d'interrogations : Comment les femmes aux prises avec une pauvreté extrême définissent-elles leur propre situation et quelles sont les stratégies qu'elles utilisent pour en réduire les effets délétères ? Par une analyse transversale des différents récits et témoignages intimes qu'elle a recueillis auprès de ces femmes aux prises avec l'extrême pauvreté, Louise Blais identifie les effets conjugués de deux principaux champs problématiques, celui de la structure familiale et celui de l'économie, où s'entrelacent les histoires individuelles avec des situtations collectives. Du côté économique, on voit apparaître de façon récurrente, d'un récit à l'autre, l'identification de problèmes liés à la difficulté de satisfaire aux nouvelles exigences du marché de l'emploi, de se loger convenablement et de combler les besoins primaires des enfants. La faible scolarisation ou la non-reconnaissance des compétences acquises à l'étranger, la trop faible maîtrise de la langue, l'âge, la charge des enfants ou le statut de réfugiée sont autant d'obstacles objectifs à l'obtention d'un emploi décent et rémunérateur. Pour ce qui est de la famille, où plus précisément du couple, ces femmes déplorent l'absence du père. Cette absence en est une de fait pour la majorité de ces femmes qui vivent sans conjoint. Pour la plupart des autres, le conjoint ne joue pas pour autant un rôle de partenaire aidant et aimant. Aigri par sa propre condition, le conjoint se réfugie dans un rôle de pourvoyeur autoritaire, voire violent, ou encore abandonne toutes ses responsabilités parentales en fuyant dans la toxicomanie, les aventures extra-conjugales ou le jeu. Ainsi, ces femmes assument de front toutes les charges, celles de mère, de père, de pourvoyeuse et d'éducatrice.

À partir de ces représentations dramatiques de leur situation, les femmes interrogées réussissent tout de même à trouver des solutions ou des « stratégies de résistance » qui contrastent avec l'image de passivité qui ressort des enquêtes épidémiologiques. Elles font preuve d'une débrouillardise qui s'appuie sur des assises liées aux valeurs. La responsabilité de l'éducation des enfants devient source d'ancrage dans le réel et motivation à la survie. Le rattachement à une communauté religieuse, bien que plus diffus chez les québécoises d'origine, favorise la liaison à un réseau de soutien et d'entraide. Les activités du culte ponctuent la semaine et permettent d'entretenir un rapport au social. Plusieurs ont aussi des activités bénévoles qui les valorisent en les inscrivant dans un réseau formel de partage. Le recours à l'entraide immédiate entre amies est aussi une stratégie de survie à la fois concrète, par l'échange de services, et symbolique, par le partage de significations souvent niées par le discours social ambiant. Dans ces réseaux informels ou semi-formels (communautaire) d'aide, les femmes cherchent la convivialité, l'entraide et l'interdépendance. Ces dernières sont la source d'une reconnaissance mutuelle favorable à la construction et au maintien de l'identité.

Des demandes d'aide sont aussi adressées aux services publics. La différence des rapports entretenus avec l'un et l'autre des réseaux n'est pas liée à la lourdeur des problèmes éprouvés. Les femmes interrogées apprécient les ressources officielles lorsqu'elles y sont reçues avec respect et neutralité, sans jugement et en toute confidentialité. Bien entendu et à l'inverse, elles critiquent ces services lorsqu'ils sont dispensés avec trop de distance, lorsque les formulaires remplacent l'accueil et lorsque les techniques de soins semblent être appliquées sans écoute.

Une première donnée intéressante qui ressort de l'analyse de ces stratégies de demandes d'aide est que ces femmes font souvent l'éducation des intervenants du réseau public en les informant des pratiques alternatives qui ont cours dans les ressources communautaires. De cette façon, peut-on penser, elles contribuent à l'évolution des services publics que ce soit par des emprunts ou des échanges avec les services semi-formels. Une seconde piste ouverte par l'ouvrage est certainement de ne plus considérer l'apport des ressources communautaires autonomes sous le seul angle de leur complémentarité de services par rapport au réseau institutionnel mais en tant que renfort à la sociabilité, c'est-à-dire à la (re)liaison du social. Enfin, mais sans se détacher des deux conclusions précédentes, l'auteure nous propose une réflexion éthique sur la reconfiguration des services sociaux et de santé. Au coeur de ce questionnement, on retrouve l'enjeu du maintien ou du développement de la réciprocité entre le social et l'individu.