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La question des temps de vie constitue, ces dernières années, un thème récurrent qui a contribué à alimenter un certain nombre de débats, notamment celui concernant l’insertion sociale et professionnelle des nouvelles générations ainsi que celui de l’impact du vieillissement des populations sur les sociétés industrialisées.

D’une part, on assiste à la multiplication des productions littéraires et scientifiques décrivant et analysant la situation de ceux que d’aucuns ont désigné comme la « génération X », la « génération oubliée » ou encore la « génération de la crise ». Or, si les appellations diffèrent, le constat reste le même ; l’intégration sociale et professionnelle des membres de ces générations s’effectue de manière chaotique par rapport au processus d’intégration linéaire qui caractérisait les générations précédentes. Plusieurs vont même jusqu’à parler d’exclusion pour décrire de manière générale la finalité du processus qui caractérise leurs tentatives d’insertion, même si ce terme d’exclusion recouvre une réalité souvent mal définie et qu’il est parfois utilisé de manière abusive pour rendre compte d’une diversité d’expériences de vie (Ellefsen, Hamel et Wilkins, 1999). Mais un élément semble malgré tout faire consensus auprès des observateurs et des experts. À divers degrés, les événements qui marquaient autrefois l’entrée dans la vie adulte (mariage, choix d’une résidence autonome, emploi, etc.) et les institutions qui les régulaient semblent aujourd’hui incapables de rendre compte de la réalité des nouvelles générations et d’assumer pleinement leur rôle intégrateur.

D’autre part, à l’autre extrémité du spectre des temps de vie, les générations atteignant l’âge de la retraite font, elles aussi, face à de nouveaux défis pour lesquels elles n’ont pas toujours été préparées. D’abord parce que les restructurations que connaissent les entreprises et les institutions, à la suite du repositionnement de l’économie mondiale, font en sorte que cette retraite peut survenir plus tôt que prévue dans l’histoire de vie des individus. La mise à la retraite anticipée de certaines catégories de travailleurs (particulièrement ceux dans la cinquantaine) est ainsi devenue un moyen de gérer la décroissance des effectifs dans plusieurs entreprises. De plus, les conditions de vie plus favorables, jouxtées aux avancées de la médecine moderne, entraînent un allongement substantiel de cette période de vie qui débutait, selon les conventions du modèle traditionnel, avec la fin de l’activité régulière de travail vers le milieu de la soixantaine et se terminait avec la fin de la vie. Comment alors mettre à contribution activement ce temps de vie qui s’allonge et que Jean Carette (1999), par homonymie interrogatrice, désigne comme « l’âge dort » ?

Dans ce contexte, que ce soit pour les jeunes générations ou pour celles ayant progressé un peu plus sur le chemin de la vie, une question cruciale se pose : quel est le sens de ces transformations ? Comment se réapproprier des cycles de vie perturbés afin qu’ils redeviennent porteurs d’une symbolique identitaire et créatrice ? Cette nouvelle conjoncture suscite également des interrogations chez les chercheurs et les intervenants sociaux qui tentent de reconstruire un cadre d’interprétation permettant de redonner un horizon d’intelligibilité à tous ces changements. Comment, en effet, rendre compte globalement de ces réalités sociales ? De quelle manière adapter les pratiques sociales afin qu’elles soient en prise directe avec l’expérience vécue des personnes ? Comment, en d’autres termes, aborder la question des temps de vie dans un contexte où leur réalité n’a jamais paru aussi éclatée, ambiguë et éloignée des institutions héritées de l’après-guerre ?

Comment aborder la question des temps de vie ?

Ainsi, les multiples dimensions de la problématique concernant les pratiques adaptées aux temps de vie rendent possible l’adoption d’une multitude d’angles d’approche. Notre dossier aurait pu porter, par exemple, sur les rapports qu’entretiennent entre eux les différents groupes d’âge dans nos sociétés, un thème qui renvoie aux solidarités intergénérationnelles et qui a alimenté de nombreux débats ces derniers temps, que ce soit par l’entremise de la question des clauses orphelins, de l’augmentation de la contribution fiscale des générations futures aux politiques sociales et aux mesures de soutien financier s’adressant aux retraités, ou bien encore de l’entrée difficile et tardive des nouvelles générations de diplômés sur le marché du travail.

Un tel dossier aurait également pu s’attarder sur le continuum de services sociaux et de santé dispensés en fonction de l’âge des personnes requérantes (services à l’enfance, à l’adolescence, aux adultes et aux personnes âgées), des caractéristiques de ces services et de la priorité accordée à chacun de ces temps de vie en fonction des époques et des cultures : charité ou inconditionnalité des services, surveillance et contrôle des enfants ou protection et droit, hébergement des personnes âgées ou services à domicile, etc.

Enfin, ce dossier aurait pu se déployer à partir d’une approche plus relativiste dans laquelle les âges de la vie, loin d’être perçus comme des moments bien définis dont le passage s’effectue comme autrefois à travers des rituels et une symbolique sociale, sont plus délimités par des normes institutionnelles telles que le code civil, la loi d’obligation scolaire, les normes du travail, etc. Dans un contexte où la fin des études et l’insertion sur le marché de l’emploi peuvent s’effectuer tard dans la vingtaine, et où certaines personnes ont également le loisir de prendre leur retraite dès le début de la cinquantaine – ce qui implique l’ajout d’une nouvelle période de vie active après le travail ou la carrière –, les repères traditionnels se perdent et ne s’imposent plus comme marqueurs sociaux du franchissement de certaines étapes de vie (mariage, premier travail, retraite à 65 ans, etc.). Ce faisant, les différents âges de la vie deviennent « un fait social instable » et se caractérisent moins par « une définition juridique ou biologique » que par « la manière dont s’organise la vie sociale » (Gauthier, 2000 : 27).

Finalement, nous avons opté pour une approche large qui, d’une certaine manière, incluait toutes les dimensions d’analyse que nous venons de mentionner, et décidé d’élargir la problématique de ce dossier à des questions qui touchaient de façon plus générale ce que nous appelons, à la suite de Renée Houde, « les temps de vie » ou « les temps de la vie » (Houde, 1999). Ce choix a pour principal avantage de permettre l’introduction au dossier de textes pertinents où l’on dépasse la dichotomie « jeunes-personnes âgées », dans laquelle risquait de nous enfermer la question des rapports intergénérationnels, et de rendre compte d’une vision polysémique qui montre que, dans le contexte actuel de transformations importantes auxquelles font face les sociétés du point de vue social, économique, technologique, culturel et démographique, l’adéquation des pratiques sociales aux divers temps de vie constitue un enjeu majeur pour les praticiens, les militants et les chercheurs oeuvrant dans le domaine des services sociaux et du bien-être.

Une conjoncture marquée par l’obsolescence des anciens repères

Mais on peut se demander quelle est précisément la nature de ces changements ? Comment affectent-ils la vie des personnes ? De quelle manière transforment-ils les institutions ? Car cette vie sociale, à laquelle nous avons fait référence précédemment, s’est profondément transformée depuis une quinzaine d’années. Les modalités institutionnelles du travail salarié, qui représentaient les éléments centraux de l’organisation sociale au sein des modèles de développement fordistes au cours de la période 1945 à 1975, et desquels dépendaient la plupart des protections sociales accordées en vertu du providentialisme, sont remises en question depuis le début des années 1980. Nous ne reprendrons pas ici en détail l’argumentaire de cette analyse que nous avons déjà développé ailleurs à la suite de plusieurs autres auteurs (Jetté et al., 2000). Disons simplement que cette crise du fordisme trouve son origine dans la diminution des gains de productivité inhérente à l’épuisement des modes de production tayloriste ainsi que dans l’éclatement des compromis sociaux qui y étaient associés. Ces compromis, qui avaient constitué les assises d’une des plus longues périodes de croissance et de prospérité économiques qu’aient connues les sociétés industrielles occidentales depuis l’avènement du capitalisme – les « trente glorieuses » (1945-1975) – et qui avaient permis l’élévation du niveau de vie des populations par l’institution, au plan sociétal, d’un ensemble de régulations sociales et économiques de nature keynésienne, reposaient toutefois sur un processus de double exclusion que certains groupes et mouvements sociaux ont contesté au Québec (et ailleurs) dès le début des années 1970 : exclusion des travailleurs de la gestion et de l’organisation de la production des biens et services et exclusion des usagers des décisions concernant l’organisation et la programmation des services collectifs (Bélanger et Lévesque, 1991).

Cette crise, qui a culminé avec la récession de 1981-1982, et surtout les solutions qui ont été mises en place pour en sortir, ont bouleversé plusieurs institutions qui, jusqu’alors, avaient rythmé le passage des diverses périodes de vie des individus. Pour bien mesurer l’impact de ces transformations, il faut comprendre que les investissements temporels et symboliques consentis par les personnes à travers ces étapes de vie trouvaient précisément leur justification dans les gratifications reçues ou attendues au terme de ces périodes. Ainsi, le travailleur qui avait peiné à la tâche toute sa vie pouvait espérer une retraite honorable, sans soucis financiers, puisqu’en retour de son engagement dans un travail souvent monotone et répétitif, les dispositifs de rentes mis en place par l’État lui assuraient, au minimum, des moyens de subsistance. Quant à ceux qui pouvaient aussi compter sur un régime de rente privé, ils disposaient des ressources nécessaires pour envisager la réalisation de projets plus ambitieux souvent caressés de longue date (voyage, résidence secondaire, etc.).

Au Québec, au cours des années 1960 et 1970, ce contrat tacite permettait même aux travailleurs ayant un niveau de scolarité qu’on jugerait aujourd’hui rudimentaire – par exemple de niveau secondaire – de s’insérer rapidement sur le marché du travail et d’avoir accès à la société de consommation. Quant aux jeunes qui prolongeaient leurs études, et qui avaient pu subsister de maigres ressources pendant leur période de fréquentation des institutions scolaires, ils pouvaient espérer recevoir une large compensation pour ces sacrifices grâce à leur diplôme. Celui-ci, en effet, pavait la voie à une carrière pratiquement assurée et à des postes de responsabilité intéressants, à la mesure de la formation reçue. Toute une génération a pu ainsi bénéficier pleinement des dividendes de la démocratisation du système d’éducation qui s’était amorcée, au Québec, dès le début des années 1960, aidé en cela par l’ouverture soudaine de nombreux postes dans la fonction publique québécoise dont les effectifs étaient restés atrophiés sous le règne du régime duplessiste dans les années 1940 et 1950 (Vaillancourt, 1988).

Dès lors, une fois la vie active terminée, la retraite se présentait comme l’aboutissement d’un processus linéaire donnant droit à une période de repos bien mérité dont il était possible de profiter grâce aux revenus de rentes accumulés par les cotisations provenant du salaire et de la part de l’employeur. Ce genre de dispositif venait se superposer à la sécurité d’emploi garantie par les conventions collectives négociées par les syndicats. La synergie de ces mesures et de ces protections assurait une loyauté certaine de la main-d’oeuvre à l’égard de l’employeur, notamment pour la classe de travailleurs salariés oeuvrant au sein d’entreprises ou d’établissements où le salaire représentait la principale source de satisfaction, étant donné leur non-participation aux instances décisionnelles touchant la gestion et l’organisation du travail. Or, le chômage qui a frappé au cours des dernières années une partie de ces ouvriers aux qualifications professionnelles très pointues – et donc difficilement transférables – a été vécu par plusieurs d’entre eux comme une trahison par rapport aux promesses de ces « belles années » et une rupture unilatérale du contrat fordiste (D’Amours et al., 1999).

Ces changements n’ont pas affecté que les travailleurs peu scolarisés disposant d’une capacité de mobilité restreinte. Au cours des années 1990, les catégories de travailleurs occupant les strates plus élevées de l’échelle sociale furent à leur tour victimes du durcissement de la concurrence internationale. Le chômage a ainsi affecté les cadres et les diplômés, même si ce fut dans une moindre mesure que les travailleurs moins privilégiés.

Les garanties offertes par les diplômes, qui constituent toujours une bonne assurance contre le chômage, furent également mises en accusation devant le constat qu’à diplôme égal les jeunes accèdent le plus souvent à des positions inférieures à celles de leurs aînés au même âge, et ce, fréquemment après avoir occupé une série d’emplois précaires qui marquent désormais l’entrée dans la vie active (Boltanski et Chiapello, 1999 : 26).

Le passage des cycles de vie s’en trouve donc irrémédiablement transformé. D’une société traditionnelle où le passage à la vie adulte s’opérait au milieu de la vingtaine et coïncidait avec « le départ de la famille d’origine, l’obtention d’un emploi durable [et] la fondation d’une nouvelle famille », nous sommes passés à un modèle dans lequel « il y a désynchronisation de ces trois éléments, avec des allers et retours entre l’emploi, le chômage et la formation, entre le départ et le retour dans la famille d’origine » (Gaullier, 1998 : 7).

Mais en ce début d’année 2001, au moment où la croissance économique atteint des niveaux inégalés depuis les trente glorieuses, ces propos sombres concernant le marché de l’emploi peuvent paraître alarmistes. En effet, au Québec, par exemple, après avoir atteint un sommet de 13,9 % en 1983 (Langlois, 2000), le taux chômage a depuis régressé pour s’établir à 9,3 % en 1999. Mieux encore, depuis le début de l’année 2000, le taux de chômage réussit même à se maintenir sous la barre des 9 %. Il s’établissait ainsi à 8,3 % en novembre de la même année (Statistique Canada, 2000). Toutefois, au-delà des chiffres rassurants et de l’établissement d’un diagnostic somme toute encourageant au regard des principaux indicateurs économiques, on ne doit pas perdre de vue les conditions qui ont permis une reprise de la croissance. Celle-ci repose en grande partie sur une flexibilité accrue du travail qui s’est imposée à la faveur du désarroi idéologique et de la crise de la critique sociale des années 1980 et 1990 (Boltanski et Chiapello, 1999). L’imposition par des institutions à vocation mondiale de nouvelles régulations sociales et économiques a entraîné une précarisation de l’emploi et, dans certains cas, un recul des avancées sociales réalisées au cours des décennies précédentes (du moins pour les nouvelles générations).

Cette relance économique s’est en effet déployée à partir de l’insertion des travailleurs et des entreprises au sein d’un fonctionnement en réseau tolérant mal les statuts fixes d’emploi, les conventions collectives et l’enracinement géographique des travailleurs et des entreprises. Désormais, les potentialités de croissance des entreprises et le développement de l’employabilité de la main-d’oeuvre sont plus évalués en termes de polyvalence, de flexibilité, d’adaptabilité et de mobilité, soit des qualificatifs qui s’opposent en tout ou en partie aux institutions et aux conventions caractérisant l’ancien compromis fordiste : sécurité d’emploi pour la main-d’oeuvre salariée, définition de tâches stricte, loyauté à l’entreprise, attachement au local, vie professionnelle axée sur un projet de carrière dans une même entreprise, etc. Mais les nouvelles formes structurelles engendrées par ce « nouvel esprit du capitalisme » ont un impact qui va bien au-delà des arrangements institutionnels modelant l’entreprise, l’État ou les travailleurs (Boltanski et Chiapello, 1999) : elles transforment les modes de vie, les projets des individus et les institutions sociales.

C’est ainsi que la famille a subi de profonds changements au cours de cette période. Elle est devenue, à l’image du monde du travail, beaucoup plus fragile, introduisant un élément d’insécurité supplémentaire à celle déjà vécue dans la sphère économique. À la mobilité du travail s’ajoute ainsi la « mobilité affective » qui, même si l’on ne peut lui attribuer des causes semblables à celle de la mobilité du travail, trouve néanmoins une résonance similaire dans la vie des personnes en ce que la famille est de moins en moins un facteur de protection sociale contre l’exclusion sociale et économique (Boltanski et Chiapello, 1999 : 24). Et lorsqu’elle conserve son rôle protecteur, le contexte socioéconomique fait en sorte que « […] le rôle des solidarités familiales débouche sur une transformation des modèles d’entrée dans la vie adulte des jeunes, qui deviennent dépendants de leurs aînés » (Chauvel, 2000 : 56).

En d’autres termes, la situation socioéconomique relativement favorable dans laquelle a grandi la génération de parents qui a profité à plein de la période de développement du modèle fordiste[1] , comparée à la précarité caractérisant la situation de leurs enfants, aurait pour effet de « pacifier » les conflits intergénérationnels et intrafamiliaux puisque plusieurs jeunes se retrouvent en position de dépendance financière permanente ou discontinue. Cette nouvelle forme de « paternalisme » trouverait d’autant plus un terreau fertile à son essor que « le modèle adulte se dissout, devient profondément incertain, multiple et divers, flexible, ne laissant ainsi guère de prise à la critique » (Chauvel, 2000 : 57). Dans ce contexte, la jeune génération investirait davantage son énergie et son dynamisme dans les pratiques de survie et de débrouillardise individuelles que dans une mobilisation collective qui devrait, de toute façon, se mesurer à un flou idéologique et institutionnel se prêtant mal aux luttes sociales et aux contestations, sinon peut-être sous la forme de pratiques anarchiques. En fait, pour ces nouvelles générations, les repères actuels sont si peu stables qu’il devient difficile d’identifier l’adversaire qui deviendrait potentiellement le catalyseur d’une révolte sociale ou identitaire.

Or, l’autonomie des actes et l’indépendance financière concourent à l’individualisation des individus. Si l’autonomie s’acquiert par la capacité dont dispose une personne de fixer ses propres choix concernant sa vie (pratique sexuelle, choix de ses amitiés, etc.), l’indépendance, quant à elle, s’obtient au prix d’une activité professionnelle ou salariée suffisante pour subvenir à ses besoins. Dès lors, la situation des jeunes aujourd’hui se caractérise par plus d’autonomie, mais dans un contexte de dépendance financière accrue envers les parents. D’aucuns vont même jusqu’à comparer cette dépendance financière des jeunes à l’heure actuelle à la situation des femmes au foyer d’avant les années 1960, qui bénéficiaient certes d’une grande autonomie dans la sphère privée, mais qui demeurait circonscrite et assujettie aux limites de leur dépendance financière. En ce sens, le cas des femmes et des jeunes semble démontrer qu’une autonomie sans indépendance demeure toujours relative. Pour remédier à cette dissociation entre autonomie et indépendance, certains vont même jusqu’à proposer la mise en place de nouvelles politiques sociales de soutien qui permettraient aux jeunes adultes de mieux assumer leur indépendance dans une période de précarité et d’accès difficile au marché de l’emploi (Singly, 2000 : 16). Ce type de soutien de l’État pourrait, notamment, favoriser l’indépendance des jeunes afin de neutraliser les effets pervers du contrôle excessif des parents sur leurs choix de vie et leur maintien dans un temps de vie marqué par de nombreuses discontinuités, à mi-chemin entre la jeunesse et la vie adulte.

Des contributions au dossier illustrant l’étendue de la question

Il semble donc important de réduire les contraintes socioéconomiques des jeunes adultes puisque cette pacification forcée des conflits intergénérationnels et intrafamiliaux peut avoir des conséquences plus graves qu’on ne le soupçonne de prime abord. Jean Carette nous met ainsi en garde, dans son article, sur les pratiques adaptées aux temps de vie, contre « les dangers d’un refus des conflits intergénérationnels » qui ne peuvent surgir qu’amplifiés si on les laisse croupir dans une violence trop longtemps contenue. Dans un contexte où les contestataires d’hier sont devenus (en partie) les dirigeants d’aujourd’hui, voici que la solidarité devient justificative de la domination pour certains groupes qui « ne sauraient accepter une contestation active de leurs positions et privilèges ».

Cette occultation des conflits intergénérationnels trouverait sa source dans « un besoin exacerbé de sécurité » pour les uns, mais aussi dans « la disqualification sociale » dont sont victimes les autres, notamment les travailleurs qui doivent composer avec les retraites anticipées et non volontaires. Il en résulte une ignorance réciproque et une perte de contacts entre des groupes d’individus arrivés à des temps de vie différents et dont la confrontation quotidienne aurait permis la formation de nouvelles solidarités. « La confiance des cadets dans la qualité de l’expérience transmise » aurait alors trouvé sa contrepartie dans « la confiance des aînés dans la puissance créative d’avenir des générations suivantes ». Or, en l’absence d’une telle confrontation, on doit plutôt faire le constat d’un appauvrissement pour l’ensemble de la société puisque, selon Carette, les conflits entre les âges sont des rapports sociaux concourant à l’action de la société sur elle-même et, de ce fait, à sa propre transformation.

Pourtant, Gérald Larose n’hésite pas à affirmer, dans un autre article du dossier, que cette contestation, loin d’être impossible, existe déjà pour peu qu’on la cherche là où elle se fait valoir, c’est-à-dire en prise sur les transformations et les nouveaux enjeux propres à l’ère post-fordiste. Ainsi, le militantisme des jeunes est peut-être moins spectaculaire que jadis, mais il n’en demeure pas moins dynamique et vivant, en prise sur la réalité contemporaine, ce que certains pourraient oublier à la lumière des critiques qu’on entend parfois concernant la perte de conscience sociale des jeunes générations. À son avis, cette conscience sociale s’est manifestée pleinement lors du Sommet sur le Québec et la jeunesse qui s’est tenu en février 2000 puisque les groupes de jeunes présents à cet événement ont su se regrouper afin de soumettre leurs revendications. Selon Gérald Larose, « il ne suffit [...] pas de vivre une situation particulière, ni même de représenter un enjeu pour toute la société pour être admis aux affaires de la cité. Il faut également faire preuve d’une certaine cohésion organique comme groupe et bénéficier d’une certaine reconnaissance de la part des autres partenaires de la société ». Et, à cet égard, il souligne que les jeunes présents lors du Sommet de février 2000 ont assurément fait preuve d’une plus grande cohésion dans leurs revendications que lors d’autres manifestations semblables organisées par leurs aînés au début des années 1980. Selon lui, c’est le signe d’une maturité certaine du mouvement des jeunes et de sa capacité d’agir en tant que composante à part entière de la société civile aux côtés des autres acteurs sociaux dominants.

Par ailleurs, Yao Assogba, Lucie Fréchette et Danielle Desmarais nous présentent un article faisant le point sur une recherche concernant le mouvement migratoire des jeunes au Québec et son impact sur la reconfiguration de leurs réseaux sociaux au sein de leur nouvel environnement. Les auteurs constatent que le déplacement vers une nouvelle région ou une nouvelle ville se fait en général autour de 18 ans, âge légal de la majorité et « premier marqueur officiel socialement reconnu d’un changement de statut ». Or, cette migration correspond également, pour ces jeunes, aux premières expérimentations d’autonomie et de responsabilisation, deux critères marquant le passage à la vie adulte. Mais ce passage vers un nouveau temps de vie, ajoutent les auteurs, a besoin de reconnaissance sociale pour se réaliser de manière constructive. De là l’importance accordée au rétablissement des liens sociaux et à la formation de nouveaux réseaux de sociabilité dans leur lieu de migration, une fois assumée le deuil du milieu d’origine. L’intégration devient ainsi au coeur du processus migratoire de ces jeunes.

Mais si certains jeunes sont amenés à vivre un processus de migration géographique, c’est à un autre type de migration que sont conviés certains travailleurs dans la cinquantaine, nous disent Suzie Robichaud, Danielle Maltais et Ghyslaine Larouche dans leur article portant sur les jeunes retraités. En effet, dans un contexte où les entreprises et les institutions publiques recourent de plus en plus fréquemment aux retraites anticipées afin d’abaisser leurs coûts d’opération (les travailleurs plus âgés sont ceux qui ont les rémunérations les plus élevées en général), plusieurs travailleurs se retrouvent projetés soudainement et sans préparation dans un nouveau temps de vie : celui de la pré-retraite. Le succès ou l’échec de cette transition du travail vers le non-travail, pour ces « nouveaux retraités », relève des conditions de réorganisation de leur vie au plan matériel, psychologique, relationnel et occupationnel. Mais l’un des éléments fondamentaux de cette migration existentielle, c’est qu’elle ne s’effectue plus nécessairement sous le signe de la vieillesse. La période de l’après-travail en vient donc désormais à s’allonger, ce qui constitue un fait social nouveau avec tous les enjeux que cela comporte tant pour l’organisation sociale des sociétés que pour les personnes elles-mêmes. Comment occuper ces nouveaux temps libres ? Quel impact sur la vie de couple et la vie familiale ? De quel revenu ces personnes vont-elles disposer ?

À cet égard, la majorité des nouveaux retraités interrogés par l’équipe de Suzie Robichaud semblent jouir de revenus suffisants pour envisager leur nouveau style de vie avec confiance. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux se sont prévalus du programme de retraites anticipées offert par le gouvernement du Québec à certains des travailleurs du secteur public. Or, ces offres généreuses semblent avoir constitué un puissant incitatif puisque la moitié des « nouveaux retraités » interviewés les ont décrits comme un élément déterminant dans leur décision de prendre une retraite. L’un des travailleurs interrogés dira même que « la retraite, c’est une belle période de la vie, c’est une récompense ». Néanmoins, tous ne peuvent jouir d’offres semblables et, pour ceux qui ne disposent pas d’un capital suffisant, l’adaptation à ce nouveau temps de vie ne se fait pas sans heurts. Pour ces derniers, le travail autonome ou « non standard » devient le relais qui permet d’assurer la subsistance, mais à des conditions souvent difficiles et désavantageuses (précarité, stress, mauvaise rémunération, etc.).

Par ailleurs, malgré les difficultés économiques vécues par certains groupes de personnes âgées et le maintien de certaines poches de pauvreté, il demeure que, depuis une vingtaine d’années, les personnes retraitées et les personnes âgées représentent une population ayant des revenus supérieurs à ceux dont disposent d’autres groupes sociaux, notamment les jeunes adultes. Combinés au phénomène du vieillissement de la population, et à la demande supplémentaire de services gérontologiques engendrée par cette situation, la tentation a été grande de la part de certains gestionnaires du secteur public d’appliquer le modèle libéral (ou néolibéral) au domaine des services de proximité. Comme le souligne John Ward dans son texte, la France (comme la plupart des autres pays industrialisés) doit faire face à de nouveaux défis en ce qui concerne « les limites d’une protection sociale traditionnelle face à la montée de la gérontologie ».

Or, l’analyse qu’il fait des transformations survenues dans ce domaine de services rend compte davantage de l’utilisation accrue de la terminologie des principes marchands (courtier, flexibilité, marché interne, etc.) que d’une véritable montée en puissance de la dynamique marchande. L’emprunt de certains éléments de gestion au lexique libéral s’apparente ainsi à une « métaphore féconde, utilisée par des professionnels du social pour introduire du changement face à des résistances tant politiques que corporatives quasi insurmontables ». Il en tient pour preuve le fait que les dépenses sociosanitaires en France n’ont cessé de croître ces dernières années, malgré un discours dominant clamant les vertus des cures d’amaigrissements budgétaires et des rationalisations organisationnelles. À son avis, rien dans les pratiques sociales concrètes liées aux services de proximité en France ne permet de les associer aux principes du libre marché défendus par des chantres du libéralisme comme Hayek ou Friedman.

Ainsi, la conjoncture actuelle se caractérise par une montée des questions gérontologiques associées au vieillissement de la population et par l’arrivée à l’âge de la retraite de toute une génération de baby-boomers. L’une des conséquences de ce phénomène, c’est le fait que les jeunes générations se retrouvent de plus en plus minoritaires au sein du continuum des temps de vie. Cette situation a pour effet de diminuer leur poids démographique et, conséquemment, leur impact politique sur les institutions de la société même si, comme l’a souligné Gérald Larose dans son article, les jeunes adultes de la génération actuelle possèdent un sens inné de l’organisation et de la coordination lorsque vient le temps de défendre leurs revendications. Dans un article relevant les points saillants de cinq exposés présentés lors d’un séminaire tenu à Montréal en février 2000 sur le thème « Jeunesse et insertion », Daniel Labesse montre, quant à lui, comment la problématique des adolescents et des jeunes adultes se trouve avalée, pour ainsi dire, non seulement par les questions relatives à la gérontologie, mais aussi par la thématique de l’enfance dans le domaine de la recherche sociale au Québec. Reprenant des données exposées par Camil Bouchard, président du Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS), lors de ce séminaire, il soutient que les chercheurs obtenant des fonds du CQRS étudient davantage la question de l’enfance que celle des adolescents ou des jeunes adultes et que, dans une situation idéale, on devrait viser un meilleur équilibre dans la répartition des ressources allouées à l’étude des problématiques s’adressant à chacun de ces temps de vie.

Ce réinvestissement dans la recherche auprès des jeunes devient d’ailleurs prioritaire si l’on tient compte des difficultés importantes que doit affronter ce groupe d’âge dans le contexte actuel d’éclatement de l’institution familiale et de surenchère des employeurs par rapport aux qualifications exigées des candidats. Daniel Labesse met ainsi en relief les propos tenus par deux représentantes d’organismes issus de l’économie sociale et une psychologue de CLSC dans lesquels elles décrivent les moyens utilisés pour redonner espoir à des jeunes « souvent désillusionnés face à la vie », que ce soit par le biais du travail de rue, du travail de milieu, de rencontres individuelles ou d’accompagnement socioprofessionnel.

Enfin, dans un entretien qu’elle accordait à Jean Carette, Solange Lefebvre soulève quelques-uns des principaux enjeux liés aux rapports intergénérationnels. Elle met en relief le fait qu’au Québec la Révolution tranquille a été synonyme de rupture du lien social générationnel, ce lien qui avait constitué jusqu’aux années 1960 le ciment de l’organisation sociale de la société québécoise. On a ainsi assisté à un clivage entre les générations, mais simultanément à un rapprochement entre hommes et femmes. « Dans les sociétés traditionnelles, les hommes et les femmes ne cohabitaient pas dans les mêmes espaces alors que les générations se côtoyaient. Avec l’apparition de la société moderne, le contraire s’est produit. » Selon elle, cette rupture a été salutaire à bien des points de vue, mais « catastrophique » à certains égards, notamment au plan de la représentation de la jeunesse qui a été promue par toute une génération au rang de période de vie idéale et d’espace symbolique référentiel et permanent dans lequel doivent désormais avoir lieu les échanges intergénérationnels. Cela a eu pour effet de dévaloriser tout ce qui est hérité des temps de vie subséquents : vieillesse, maturité, mort, etc. Il faut donc faire preuve de créativité afin de susciter des espaces relationnels où les jeunes adultes pourront renouer avec les personnes plus âgées. Car, à son avis, la société sera saine « si elle parvient à réfléchir au vieillissement tout en conservant ce souci de protéger celui qui grandit ».

Les préoccupations exprimées par Solange Lefebvre renvoient ainsi à un renouvellement de la réflexion et des pratiques concernant la notion de génération et de temps de vie. C’est également le signe d’une pensée dont l’ébullition récente n’est pas étrangère à la conjoncture actuelle de crise de l’État-providence :

[Cette pensée] se développe spécialement quand les processus intergénérationnels antérieurs ne fonctionnent plus et quand il y a besoin de réinventer un « new deal intergénérationnel », quand le contrat social en vigueur est déstabilisé par des changements technologiques et socio-économiques. C’est bien le cas actuellement où […] les inégalités, entre générations augmentent et risquent de continuer à augmenter : dans une économie toujours en croissance, même ralentie, à l’évidence les fruits de cette croissance sont mal répartis, les déséquilibres intergénérationnels créent une fracture sociale qui demande réflexions et décisions pour une meilleure allocation des ressources.

Gaullier, 1998 : 33-34

Temps de vie et transformations institutionnelles

Avec les défis que pose cette nouvelle conjoncture, il y a donc lieu de repenser les modes de régulation qui ont organisé nos sociétés. Cette réflexion sur les temps de vie constitue, à cet égard, un argument supplémentaire qui démontre, si besoin est, la nécessité de revoir certaines institutions du modèle de développement fordiste afin qu’elles soient mieux adaptées au contexte actuel et aux besoins de l’ensemble des groupes d’âges constitutifs de la société. La réponse à la flexibilisation sans contraintes imposée par des forces économiques prêchant une libéralisation complète des marchés ne peut être pensée à travers des pratiques empreintes de la nostalgie d’un passé révolu et idéalisé, ni dans une fuite en avant où l’effondrement des institutions actuelles ferait office d’horizon d’espérance et de renouvellement pour un monde meilleur.

À l’instar de Xavier Gaullier, nous pensons qu’il faut plutôt s’atteler à la tâche de remodeler ces institutions afin qu’elles soient en mesure d’assumer pleinement leur rôle de régulation plus solidaire des rapports sociaux et de facilitateur des passages entre les différents temps de vie :

Réinventer des repères temporels devient [donc] une tâche importante et les déstabilisations et désaffiliations actuelles rendent la tâche plus urgente, mais d’une certaine façon plus facile. Il ne s’agit pas en effet de retrouver des âges et des générations stables, mais de les vivre et de les penser dans un contexte de flexibilité négociée, avec ce que cela implique d’intériorisation et aussi d’institutionnalisation des repères. Dans cette perspective, les âges et les générations de demain ne seront pas seulement des limites, comme autrefois, même s’ils sont toujours des signes de la finitude humaine, mais des catalyseurs de potentialités à tous les âges, dans une société longévitale, et des possibilités de dynamisme historique lié à la diversité des générations.

Gaullier, 1998 : 44

Voilà un appel à l’esprit d’innovation sociale des individus et des groupes qui ne pourra être entendu que si l’on parvient à rendre plus explicites les mécanismes par lesquels la société a opéré ses transformations au cours des 20 dernières années. Car mieux comprendre le monde dans lequel on vit, c’est également avoir prise sur lui, et se rendre capable d’agir et de le transformer au mieux de ses capacités. Cette responsabilité, elle incombe d’abord aux chercheurs, aux praticiens et aux militants qui oeuvrent auprès des communautés et qui ont souvent accès à des canaux privilégiés d’analyse et d’information. À eux de développer les concertations et les outils nécessaires pour mettre en place des stratégies de transfert de connaissances aptes à favoriser une meilleure répartition des pouvoirs et des richesses dans tous les groupes d’âges de la société.