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Introduction

En novembre 1984, près de 1500 jeunes étaient réunis en sommet au Pavillon d’éducation physique et sportive (PEPS) de l’Université Laval à Québec. Il n’y avait pas un groupe, une sensibilité politique ou une dimension sociale qui n’étaient absents de cet événement. Le résultat final a pris la forme d’une liste impressionnante d’objectifs à atteindre, de revendications formulées et de propositions à mettre en oeuvre. C’est d’ailleurs dans la mouvance de ce sommet que le Conseil permanent de la jeunesse a été créé.

Seize ans plus tard, en février 2000, 70 personnes participent au Sommet du Québec et de la jeunesse. De ce nombre, près de 30 participants représentaient les groupes de jeunes, alors qu’une quinzaine d’autres agissaient comme porte-parole d’organisations de la société civile. Les résultats se sont traduits par des engagements pris entre toutes les personnes associées au Sommet. Soulignons, à cet égard, le projet de « politique jeunesse » formulé à cette occasion, qui est soumis au débat public actuellement, ainsi que les propositions du dernier budget qui donne suite à d’autres accords survenus lors de l’événement. Dans tous les cas, ces engagements font l’objet d’un suivi par un comité composé de délégués provenant de la table du Sommet.

Avec le recul, on constate que ces deux exercices (celui de 1984 et celui de 2000) ont produit des résultats différents. Qu’est-ce qui différencie ces deux sommets ? Quel bilan peut-on faire des résultats de la dernière rencontre ? Les réflexions qui suivent tentent de trouver des éléments de réponse à ces questions. Pour y parvenir, je puiserai à même l’expérience vécue dans la préparation, le déroulement et le suivi du Sommet du Québec et de la jeunesse. Ayant eu la responsabilité de coprésider le chantier « Promouvoir une société équitable » – avec Marie-Claude Sarrazin – et, à ce titre, ayant été intimement lié, avec les autres coprésidences, aux débats qui ont balisé la tenue de cet événement, mon propos sera fondé sur ma perception des événements en tant que témoin et participant de cette rencontre. Perception bien subjective, j’en conviens, mais qui apporte malgré tout un éclairage original, je crois, sur le déroulement et les finalités de cet événement par rapport à ce qu’en ont rapporté plusieurs médias au cours de l’exercice.

Ce présent article aborde ainsi la question de la reconnaissance des jeunes parmi l’ensemble des composantes de la société civile, c’est-à-dire les jeunes en tant que groupe reconnu pleinement comme acteur social au sein de la société québécoise. Il sera aussi question de l’élargissement et de la diversification des formes d’apprentissage de la citoyenneté chez les jeunes comme élément déterminant de cette nouvelle reconnaissance. Enfin, je formulerai quelques remarques concernant la critique, par certains producteurs idéologiques, de la formule des Sommets et des prétendus « nouveaux corporatismes » qui s’y manifestent.

Rappel des principaux événements

Pour mieux situer le lecteur, rappelons succinctement les principaux éléments qui ont conduit à la tenue du Sommet du Québec et de la jeunesse. Insatisfaits du Programme d’action jeunesse de juin 1998, produit par le ministre André Boisclair, responsable des relations avec les citoyens, un ensemble de groupes de jeunes réclame la tenue d’un véritable débat de société portant sur la situation de la jeunesse au Québec. À l’occasion de la campagne électorale qui a eu lieu au cours de la même année et en réponse aux revendications de ces groupes de jeunes, le premier ministre Bouchard prend l’engagement de tenir un sommet sur la jeunesse. Il renouvelle cette promesse lors du discours inaugural qui suit l’élection et en confie la responsabilité à son nouveau ministre de l’Éducation, François Legault.

Le ministre a mené des discussions préliminaires avec les porte-parole de divers groupes de jeunes et des leaders de la société civile. Deux voies s’ouvraient pour l’orientation de l’événement : ce serait soit un sommet de la jeunesse, soit un sommet sur la jeunesse. Le premier interpellerait principalement les jeunes et le second, principalement la société civile. Le gouvernement décida finalement de tenir un sommet sur la question des jeunes en mobilisant à la fois les groupes de jeunes et certaines composantes de la société civile, d’où le fait que cet l’événement fut appelé le « Sommet du Québec et de la jeunesse ».

Cette perspective va orienter tous les travaux préparatoires. Quatre chantiers ont alors été mis sur pied : « Relever les défis de l’emploi », « Parfaire le savoir et la formation », « Promouvoir une société équitable » et « Élargir notre ouverture sur le monde ». Ces quatre chantiers ont été coprésidés par des jeunes et des moins jeunes et avec autant de femmes que d’hommes. La composition des différents chantiers reflétait ainsi cette volonté d’équilibre entre la participation des jeunes et celle de la société civile dans son ensemble. Malgré cette représentation étendue, les chantiers ont fait une large place à la consultation des groupes de jeunes dans leurs travaux préparatoires.

Il faut également souligner, dans la préparation de l’événement, la constitution par le ministre Legault d’un comité consultatif composé de plus d’une trentaine d’organisations de jeunes ; ce comité s’est réuni à quatre ou cinq reprises. Parallèlement à ce comité, un groupe de jeunes provenant des milieux communautaires a créé une coalition nommée Concertation–Jeunesse, afin d’afficher leur volonté très ferme de fonctionner en totale autonomie par rapport à la démarche gouvernementale. Les coprésidences des chantiers ont tenu deux séances de travail avec Concertation–Jeunesse. Cette coalition joua donc un rôle important dans l’harmonisation des positions des différents groupes réunis sous son instance, ainsi que dans les stratégies de revendications mises de l’avant par ces groupes dans le cadre des délibérations du Sommet lui-même. Concertation–Jeunesse a même réussi à rallier les jeunes issus des nouveaux Forums-jeunesse des régions qui ont, par ailleurs, été très actifs dans le déroulement des travaux du Sommet.

Un dernier élément mérite d’être mis en relief afin de compléter le tableau. Il s’agit de l’organisation d’un contre-sommet par un certain nombre de groupes de jeunes issus du mouvement étudiant, du mouvement communautaire et de certaines mouvances politiques. Pour plusieurs raisons, ces jeunes s’opposaient à la tenue du Sommet officiel, qu’ils jugeaient entre autres non représentatif de l’ensemble des jeunes, surtout des plus défavorisés. Leur présence dans le débat public se fit sentir et eu une influence considérable sur l’issue du Sommet officiel. Bon nombre de discours au cours du Sommet firent référence aux discussions qui se tenaient au contre-sommet et contribuèrent ainsi à bâtir des compromis plus marqués par les préoccupations sociales de ces jeunes.

La jeunesse comme enjeu de société

Un petit exercice d’ordre sociodémographique nous permet d’illustrer les enjeux qui se profilent à l’horizon concernant les jeunes. Ainsi, en 2026, la population des 0-14 ans aura diminué de 21,7 % alors que celle des 65 ans et plus aura augmenté de 121,6 % (Fédération des commissions scolaires du Québec, 2000). Comme le faisait remarquer Madeleine Gauthier dans un texte présenté aux membres du chantier, « bientôt, les jeunes ne feront plus le poid ». En effet, l’évolution démographique laisse entrevoir un déplacement important du rapport des forces sociales au détriment des jeunes. « Les débats autour de la question de la santé montrent assez bien que ce sont les générations qui avancent en âge, avec le cortège de problèmes que le vieillissement entraîne, qui occupent les devants de la scène » (Gauthier, 1999). En ajoutant à cette réalité démographique la paupérisation de ces mêmes jeunes, on décuple l’effet de marginalisation. Pour la première fois de notre histoire, les générations qui suivent seront moins bien nanties que les générations qui précèdent (Gouvernement du Québec, 1999a). Si l’on tient compte, en outre, des situations de détresse psychologique importantes constatées chez les jeunes de 15 à 25 ans, qui se traduisent notamment par un niveau élevé de tentatives de suicide dans cette tranche d’âge (Gouvernement du Québec, 1999b), il faut se rendre à l’évidence que les jeunes vivent aujourd’hui des rapports sociaux qui se caractérisent davantage par des situations d’iniquité si on les compare à ceux vécus par les générations précédentes.

Lors des travaux, chacun des chantiers déclina, sur son registre, les conséquences concrètes de ces nouvelles réalités. L’un des premiers enjeux, relatifs à l’amélioration du sort des jeunes, fut identifié comme la nécessité objective de la société québécoise, si elle souhaite maintenir son développement, d’attirer en son sein un nombre sans cesse plus grand d’immigrants. Ainsi, le chantier « Élargir notre ouverture sur le monde » en est-il rapidement venu à la conclusion que la première ouverture devait se faire sur notre monde, c’est-à-dire sur la richesse culturelle des gens qui l’habitent, de ces personnes venues d’ailleurs et déjà présentes dans notre communauté (Legagneur et Legendre, 1999). Élargir notre ouverture sur le monde suppose donc que nous prenions des dispositions pour que ces personnes soit équitablement traitées et pleinement intégrées à notre société.

L’emploi fut également identifié comme un enjeu d’importance si l’on voulait améliorer la situation des jeunes. Lors des travaux préparatoires du Sommet, plusieurs ont signalé un décalage important entre les aspirations des jeunes et les attentes du marché du travail :

Les jeunes nous demandent de cesser de les percevoir comme une matière première qui fait marcher la société pour le plus grand confort de nos différents corporatismes... Cela passe nécessairement par des services de qualité, adaptés aux besoins et aux réalités diverses de ce groupe non homogène, notamment dans le monde scolaire et sur le marché du travail. Les approches doivent être davantage personnalisées si nous voulons qu’une « chimie » se crée entre les jeunes et les institutions ou les entreprises qui les accueillent.

Bachand et Boutet, 1999

Le chantier « Relever les défis de l’emploi » s’est ainsi ingénié à bâtir des passerelles entre le secteur des entreprises et les jeunes, afin de diminuer le plus possible l’intervalle entre la fin de leurs études (qui peuvent avoir été interrompues) ou leur formation professionnelle et leur intégration au marché du travail.

D’ailleurs, dans le contexte actuel de développement des sociétés du savoir, la formation a été identifiée comme un instrument privilégié favorisant le mieux-être et l’amélioration des conditions de vie des générations futures. Mais cette formation doit être perçue de manière large, afin d’être en mesure d’intégrer et de reconnaître le caractère formateur des activités culturelles, sportives, bénévoles, de loisirs ou d’action communautaire auxquelles participent les jeunes. Un savoir et une formation qualifiante qui, dans les faits, doivent pouvoir préparer tous les jeunes, indépendamment de leur diplôme, à devenir des sujets, des citoyens et des acteurs autonomes et solidaires dans la cité. Comme il a été dit lors des discussions en préparation du Sommet, l’école est interpellée et doit s’ouvrir sur son milieu pour mettre à contribution les jeunes eux-mêmes, mais aussi leurs familles, les enseignants, les organismes du milieu, les municipalités, les entreprises privées et les organismes publics. La société de demain repose, pour une bonne part, sur la capacité relationnelle des jeunes d’assumer des responsabilités à la fois professionnelles, sociales et même citoyennes (Gagnon et Leduc, 1999). Voilà le sens, à mon avis, des travaux du chantier « Parfaire le savoir et la formation » tels qu’il m’a été donné de les considérer au cours du Sommet et des travaux qui l’ont précédé.

« Faites-nous une place » fut le leitmotiv du chantier « Promouvoir une société équitable » au cours de ses travaux. Conscients du poids décroissant qu’ils ont dans une société où la génération des babyboomers occupe massivement les leviers du pouvoir, les jeunes militent pour leur pleine reconnaissance citoyenne avec les droits et responsabilités que cela entraîne. Cette revendication de participation et de responsabilisation montre que les jeunes mettent au centre de leurs préoccupations le principe de l’équité civique (participation aux lieux décisionnels) qui conditionne à la fois l’équité économique (la répartition des richesses et de l’emploi) et l’équité sociale à laquelle se rattache le principe d’équité intergénérationnelle. Une bonne partie des travaux de ce chantier a donc consisté à établir les conditions à mettre en place pour que les jeunes d’aujourd’hui et de demain puissent participer pleinement à la société. Mais il en est également ressorti que la mise en place de ces conditions dépend du courage avec lequel la société québécoise pourra prendre les difficiles décisions menant, tant aujourd’hui que demain, à une plus grande équité civique et intergénérationnelle (Sarrazin et Larose, 1999).

En définitive, à partir de quatre angles différents, les chantiers ont pu photographier les enjeux qui préoccupent les jeunes et la société. Ces enjeux sont rien de moins que colossaux et ils concernent tous les acteurs sociaux de la société québécoise. C’est pourquoi les coprésidences des chantiers ont tenu à souligner ces faits dans leur déclaration commune à la fin de leurs travaux.

Les jeunes comme acteurs sociaux

Même si l’ensemble des conditions vécues par les jeunes représentent des enjeux cruciaux pour la société, cela suffit-il pour faire de la jeunesse un acteur social et un interlocuteur entendu dans le dialogue social ? On peut penser que, si tel était le cas, le regroupement de 1 500 jeunes réunis en sommet au PEPS de l’Université Laval en 1984 aurait eu un impact majeur sur le Québec d’alors ! Or, de toute évidence, ce ne fut pas le cas. Il ne suffit donc pas de vivre des conditions particulières, ni même de représenter un enjeu pour toute la société pour être admis aux affaires de la cité. Il faut également faire preuve d’une certaine cohésion organique comme groupe et bénéficier d’une certaine reconnaissance de la part des autres partenaires de la société.

Au Sommet de février 2000, après une longue préparation, les jeunes se sont amenés à la table avec le poids de leurs organisations ; on peut dire que les organisations les plus représentatives étaient présentes. En s’impliquant dans le comité consultatif du ministre responsable du Sommet, les jeunes se sont présentés forts d’une pratique concrète de concertation entre eux aussi bien qu’entre les diverses organisations qui les représentent. Ils ont donc pu développer à cette occasion une conscience de groupe et renforcer leur cohésion. En outre, au cours de la phase préparatoire au Sommet, les groupes de jeunes ont rodé leurs pratiques de convergence dans la coalition Concertation–Jeunesse qui a ainsi regroupé une majorité d’organisations.

C’est en effet au cours des délibérations du Sommet que les jeunes, représentant les Forums-jeunesse des 17 régions administratives du Québec, se sont joints à Concertation–Jeunesse qui regroupait jusque-là essentiellement des organisations sectorielles au plan national. Grâce à l’action de cette coalition, ils ont réussi à établir une véritable force d’intervention et à orienter la fameuse journée précédant le Sommet, la préparation de cette journée n’ayant fait l’objet d’aucune consultation préalable ni auprès des coprésidences des chantiers, ni auprès des jeunes. La volonté politique qu’ils ont alors affichée peut être considérée comme une manifestation tangible de la nouvelle reconnaissance acquise par ces groupes. Les conclusions du Sommet allaient confirmer leur nouveau statut, celui d’intervenant au dialogue social dans les affaires de la cité.

Par ailleurs, on ne peut ici aborder la question des jeunes en tant que nouveaux acteurs sociaux sans mentionner l’impact de l’organisation du contre-sommet tenu en marge du Sommet officiel. Les groupes organisateurs étaient issus de factions dissidentes des organisations étudiantes représentés au Sommet, d’un certain nombre d’organisations communautaires de défense de droit et de divers autres groupes. Les revendications portées par le contre-sommet avaient beaucoup de similitude avec celles portées par les organisations de jeunes participant au Sommet officiel. Tous revendiquaient le réinvestissement dans l’éducation, la lutte contre la pauvreté, le relèvement de l’aide sociale, la mise en place d’un filet de protection sociale inconditionnel, etc. Toutefois, c’est au plan des stratégies que les deux groupes se démarquaient. Les organisateurs du contre-sommet se positionnaient, en effet, contre ce « moment privilégié où les différentes élites du Québec tenteront de s’entendre sur l’agenda politique et économique de la société québécoise pour les prochaines années » (Houle, 2000). Surtout, ces jeunes estimaient que la tenue du Sommet serait l’occasion pour le gouvernement de faire avaliser ses propositions quant à la répartition des surplus, au remboursement de la dette, au partage des dépenses sociales relativement à l’éducation et au nouveau mode de financement des soins de santé et des services sociaux (Houle, 2000).

Certains y verront peut-être un paradoxe, mais il n’en demeure pas moins que la tenue du contre-sommet a finalement été un puissant levier pour les groupes participants au Sommet officiel. En effet, hormis les incartades du premier soir qui ont bien failli refroidir pour de bon un certain nombre de participants et d’organisateurs, la pression venue de la rue a permis aux interlocuteurs de la société civile, plus particulièrement aux jeunes et aux représentants des secteurs communautaire et syndical, de contrer les offensives concernant le remboursement de la dette et d’obtenir des engagements découlant des rapports de chantiers, notamment ceux relatifs à l’aide sociale, incluant le retrait de la pénalité pour le partage de logement, un gain particulièrement profitable aux jeunes.

Les participants au Sommet ont finalement exigé la mise en place d’un comité de suivi des engagements auquel participent un nombre important de porte-parole des groupes de jeunes. Ce comité devra « maintenir la mobilisation, permettre la participation active des jeunes issus de divers horizons [pour] faire respecter les engagements pris, suivre les progrès accomplis, favoriser une lecture jeunesse des réalités contemporaines et rendre compte des résultats » (Gouvernement du Québec, 2000a).

Les jeunes, les syndicats et les groupes de femmes

D’aucuns pourraient arguer que cette reconnaissance n’est que cosmétique, factice et d’aucune efficacité. Ils pourraient soutenir cette position avec d’autant plus de force que la condition des jeunes est, par définition, inscrite dans le temps : transitoire et mouvante. Ce serait faire peu de cas du caractère sociétal permanent du passage obligé de l’adolescence à l’âge adulte des individus dans toutes les sociétés. Les modalités de ce passage varient d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre. Les rapports au temps, à la responsabilité parentale, aux relations sociales, aux pouvoirs publics ou à l’autonomie matérielle ne sont pas les mêmes. Cependant, les jeunes de toutes les sociétés et de toutes les époques ont toujours affirmé leur réalité et marquer leur environnement. Et ils le font un peu à la manière des autres groupes dans la société, même si la condition forcément temporaire de « jeunes » donne parfois un caractère parfois plus aléatoire et plus précaire à leurs actions.

Si nous avions le temps de revenir sur l’histoire du mouvement étudiant, nous ferions le constat que ce mouvement, tout en évoluant en dents de scie, s’est peu à peu institutionnalisé ; il s’est donné des ressources et il a développé des capacités d’intervention enviables. C’est particulièrement vrai au Québec, où les étudiants organisés ont réussi à limiter les frais de scolarité et les taux d’endettement à moins de 50 % de la moyenne canadienne. Le caractère transitoire des individus « jeunes » n’annihile pas la situation sociale pérenne du groupe des jeunes des sociétés qui aspirent avoir voix au chapitre et prendre part aux décisions collectives, particulièrement à celles qui les affectent.

D’une certaine manière, il en est du mouvement étudiant comme du mouvement syndical. Ce dernier que l’on dit, aujourd’hui, représentatif, important et imposant dans l’affrontement et le dialogue social, particulièrement au Québec, a d’abord dû livrer des batailles de reconnaissance. Il lui a d’abord fallu s’imposer et arracher de haute lutte la reconnaissance du caractère inacceptable de la condition ouvrière pour ensuite obtenir des droits et être en mesure de la transformer. Il en a été de même pour les femmes. Au Québec, après avoir perdu leur droit de vote, les femmes, à travers le mouvement des suffragettes, ont reconquis leur statut formel de votantes. Mais, surtout, ce mouvement a permis aux femmes d’ouvrir un formidable chemin de reconquête de leur citoyenneté. Pour preuve de ce dynamisme, nous avons, notamment, la Marche mondiale des femmes ; par cette initiative, elles nous ont donné une leçon de courage et de détermination pour la construction d’une société sans violence et sans pauvreté.

Les jeunes et la citoyenneté renouvelée

Au Québec, les jeunes ont parcouru un chemin exceptionnellement riche de revendications, d’actions et de gains. Nous évoquions plus haut les luttes fructueuses relatives aux frais de scolarité et aux taux d’endettement ; elles témoignent d’une capacité importante de la communauté étudiante d’agir sur ses conditions. Mais la réalité des jeunes a sensiblement évolué et de nouveaux défis se présentent à eux ; la période d’entrée dans la vie adulte s’allonge et les jeunes prennent plus de temps à devenir autonomes. Le marché du travail et la condition du salariat se transforment et les jeunes vivent plus longtemps des conditions précaires en ce qui a trait au marché de l’emploi. (Ellefsen et Hamel, 1999 ; ils quitteront alors plus tard le domicile familial. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des jeunes travailler et étudier en même temps afin de « joindre les deux bouts ». Ces nouvelles conditions ont évidemment leurs lots de désenchantements et de difficultés, mais favorisent la remise en question des valeurs et des repères de la société salariale (Gauthier, 1999). Éclaté, le monde dans lequel évoluent les jeunes d’aujourd’hui foisonne de centres d’intérêts nouveaux et ils cherchent à se donner les moyens pour les exploiter. Plus encore, leur situation problématique pousse souvent les jeunes à mieux s’organiser.

Ainsi, depuis les années 1980, un nombre exceptionnellement important de groupes de jeunes a vu le jour (Gauthier, 1999). Dans toutes les grandes institutions de la société civile (organisations syndicales, patronales et professionnelles, fédération des femmes, communautés culturelles, etc.), les jeunes ont réclamé et obtenu la mise sur pied de comités de jeunes pour les représenter ; les partis politiques ont fait de même. Dans d’autres domaines, comme le loisir, leur engagement est plus ancien et connu, tout comme dans le secteur culturel où il s’est même accru.

Or, les jeunes investissent maintenant de nouveaux créneaux. C’est le cas, par exemple, du développement local et régional. En quelques années, 35 coopératives jeunesse de services ont été mises sur pied par des jeunes, afin de s’initier à la vie socioéconomique et se trouver un emploi. Dans certains lieux, des groupes d’échange sont très actifs pour ramener en région des jeunes partis étudier à la ville. Plus récemment, des Forums-jeunesse ont été créés dans les 17 comités régionaux de développement pour pérenniser les préoccupations relatives aux jeunes.

Le développement social est ainsi devenu un nouveau champ d’apprentissage de la citoyenneté pour les jeunes. On ne compte plus le nombre de groupes de « pairs aidants » dans les écoles et dans les communautés qui viennent en aide à leurs camarades en détresse. En outre, il existe plusieurs Maisons de jeunes dans lesquelles les jeunes assument de nouvelles responsabilités. Les jeunes craignent encore moins aujourd’hui qu’hier les voyages ; nombreux sont-ils à s’engager dans des projets de coopération internationale les conduisant dans de nombreux pays, ceux d’Amérique latine en particulier. Voilà autant d’exemples de la nouvelle citoyenneté des jeunes ; différente, certes, des générations précédentes, elle est tout aussi dynamique et créative.

Un défi pour les jeunes : demeurer une composante à part entière de la société civile au cours des prochaines années

Depuis longtemps, les jeunes du Québec occupent un espace civile impressionnant. Dans les années 1950, on dénombrait déjà plusieurs organisations de jeunes dans toutes les sphères d’activités : travail, éducation, agriculture, presse, théâtre, etc. Plus tard, à l’époque de la Révolution tranquille, les jeunes se sont donné un puissant mouvement étudiant. C’est ainsi qu’on a vu naître, en quelques mois, la Fédération des Associations générales des étudiants des Collèges classiques et l’Union générale des étudiants du Québec. À une certaine époque, le mouvement des jeunes a connu certaines difficultés organisationnelles, mais il a par la suite continué sur sa lancée.

Aujourd’hui encore, comme nous l’avons vu précédemment, sa présence est réelle sur plusieurs plans et dans presque tous les secteurs. Cependant, les crises économiques du début des années 1980 et 1990 et la restructuration des finances publiques qui s’en est suivie, combinées au déclin du poids démographique des jeunes, menacent les acquis de cette citoyenneté renouvelée. Plus précisément, deux menaces pèsent sur la citoyenneté des jeunes : le manque d’emploi et la marginalisation sociale.

Selon plusieurs observateurs, la citoyenneté se joue principalement par l’insertion dans la société ; c’est ce que l’on nomme l’entrée dans la vie adulte. Pour Galland (cité dans Ellefsen, Hamel et Wilkins, 1999), l’entrée dans la vie adulte s’effectue en quatre phases auxquelles sont rattachés divers droits, devoirs et statuts : 1) la fin des études ; 2) le départ du domicile familial ; 3) l’insertion dans le marché du travail et 4) la formation du couple. De toutes ces phases, l’insertion dans le marché du travail demeure la plus importante. Qu’en est-il alors de la citoyenneté lorsque les taux de chômage sont aussi élevés que ceux que nous avons connus depuis les années 1980 et qu’ils affectent en premier lieu les jeunes ? Devant ces difficultés, nombre d’entre eux – et les organisations qui les représentent – ont posé la question de l’accès et de l’équité en emploi ; ils ont également mis à l’avant-scène des sujets tels que les clauses discriminatoires à leur égard (par exemple, les clauses « orphelins »), la formation au marché du travail, les stages en entreprises, l’« entreprenariat » collectif et l’ouverture de postes pour les jeunes dans la fonction publique. D’autres jeunes ont ajouté à ces questions leurs préoccupations quant à l’accès à la sécurité du revenu, la répartition de la richesse et la lutte contre la pauvreté. Mais tous ont posé la question de l’autonomie des jeunes et de leur capacité de s’autodéterminer. À leurs yeux, le maintien du sous-emploi et la croissance importante des écarts économiques entre les individus et les classes dans notre société demeurent un frein au déploiement d’une plus grande citoyenneté ; et ils savent bien qu’ils en font les frais.

Par ailleurs, d’autres observateurs ont aussi soulevé la question de la marginalisation sociale croissante des jeunes. À cet égard, non seulement le rapport numérique leur sera de plus en plus défavorable, mais les leviers du pouvoir leur échapperont également. La génération des babyboomers, avec son pouvoir d’achat (fonds de retraite) et ses disponibilités (retraite dans la cinquantaine), continuera politiquement à imposer ses choix pour plusieurs années encore. Pis encore, en ne prenant aucune mesure pour éponger la dette accumulée, elle refilera une partie de ses dépenses à ses propres petits-enfants posant ainsi un problème d’équité intergénérationnelle.

Un organisme comme Force Jeunesse, qui a été créé dans les années 1990, s’est fait le porte-parole de ces questions et elles ont effectivement eu un certain écho dans l’opinion publique québécoise. Mais pourquoi, alors, ces préoccupations n’ont-elles pas trouvé preneur lors du Sommet ? Vraisemblablement parce que la majorité des groupes participants ont craint que les débats autour de ces questions ne pavent la voie à de nouveaux choix budgétaires néolibéraux de la part du gouvernement. On peut penser également que la majorité des participants avaient la conviction que la lutte contre la marginalisation sociale des jeunes passait d’abord et avant tout par un train de mesures favorables à leur insertion à l’école, au travail, dans leur communauté et dans la cité, et que ces mesures devaient recevoir un soutien politique et financier de tous les acteurs de la société civile, de l’État et du secteur privé.

Acteurs sociaux et modèle de développement

La prise de conscience de la condition particulière d’un groupe dans la société par le groupe lui-même et par la société, le degré de cohésion et d’organisation de ce groupe et la reconnaissance de ces réalités par les autres composantes de la société sont trois éléments constitutifs du statut d’intervenant au dialogue social. Mais la configuration de cette capacité au dialogue social peut varier selon l’histoire et la culture des sociétés ainsi qu’en fonction des conditions économiques, géographiques et démographiques qui y prévalent. Ainsi, au sein du modèle fordiste, la dynamique des échanges entre les acteurs sociaux relève principalement soit d’un paritarisme patronal-syndical, soit, comme au Québec, d’un tripartisme incluant, outre les acteurs traditionnels, l’État et ses principales institutions.

Cette configuration de la dynamique sociale est actuellement en profonde révision au Québec alors qu’un nouveau modèle émerge qui fait apparaître de nouveaux acteurs sociaux issus de la société civile ; ces derniers proviennent des mouvements associatif, communautaire et coopératif. Ils font partie d’une mouvance distincte du secteur privé commercial et sont autonomes par rapport à l’État. Représentatifs de secteurs précis d’activités dans la société, la plupart sont porteurs d’intérêts globaux et de transformations sociales. Ces acteurs sociaux peuvent êtres définis comme des définisseurs et des défenseurs de l’intérêt général. Groupes communautaires et de défense de droits, ressources intermédiaires et alternatives, organisations démocratisées de services publics : voilà autant de lieux de renouvellement de l’exercice de la citoyenneté.

Au Sommet de février 2000, les jeunes ont été formellement reconnus en tant qu’intervenant au dialogue social. Certes, leur intervention procédait d’une interaction à dominante conflictuelle, mais leurs revendications étaient branchées sur un projet concret et progressiste de société. Ils ont combattu avec leurs alliés syndicaux les approches néolibérales défendues par le camp patronal. Ils ont exigé et obtenu, avec les porte-parole des réseaux de l’éducation, un réinvestissement substantiel dans le secteur de l’éducation. Ils ont prêté main-forte au secteur communautaire pour obtenir le relèvement de l’aide sociale et l’abolition de la pénalité pour le partage du logement. Avec tous leurs alliés, ils ont dit non à un remboursement prioritaire de la dette. Les jeunes ont représenté un acteur social majeur dans la prise d’engagement de l’ensemble des partenaires autour de la table. Ils sont désormais des intervenants à part entière dans les processus de délibération publique et démocratique au Québec.

Corporatisme et modèle émergent

Des auteurs et des commentateurs se risquent à affirmer que l’exercice de ce sommet découle directement du modèle corporatiste. Certains, plus malveillants, vont jusqu’à faire des comparaisons avec l’âge d’or de ce modèle « au temps béni » de Franco et de Salazar (Gagnon, 2000). C’est méconnaître la réalité et prendre des libertés par rapport à la nature des rapports sociaux existants sous ces régimes que d’avancer une thèse semblable. Peut-on, sérieusement, comparer et assimiler les organisations syndicales et patronales du Québec aux organisations syndicales et patronales franquistes ou salazaristes ? La nature interprofessionnelle des organisations syndicales québécoises, leur fonctionnement démocratique, leur autonomie financière, leur indépendance politique, leurs rôles de chien de garde à l’égard des institutions étatiques et des politiques gouvernementales, leur capacité de mobilisation et de lutte maintes fois éprouvée lors de désaccords avec certains projets gouvernementaux, rien dans les faits ne peut laisser croire que le mouvement syndical québécois est la créature des pouvoirs publics et qu’il est soumis à leur autorité comme l’était le mouvement syndical franquiste et salazariste à leur époque.

À moins d’être de mauvaise foi, il faut reconnaître que tous les groupes sociaux québécois, quel que soit leur horizon, reconnus comme composantes de la société civile ont âprement combattu pour acquérir la reconnaissance dont ils jouissent actuellement. Aucune disposition dans leur statut ne ressemble de près ou de loin à la pratique d’imposition d’un pouvoir dictatorial comme cela a existé au temps du franquisme ou du salarazisme. Qui, dans ces régimes, était convoqué à la même table sinon des organisations créées par le pouvoir en place ? A-t-on souvenance que des organisations de jeunes aient pu faire preuve d’une charge critique de l’ampleur de celle dont disposaient les organisations de jeunes qui ont formulé des revendications lors du Sommet et du contre-sommet ?

Ce que les critiques du Sommet ont révélé, c’est plutôt la conception archaïque des dynamiques sociales véhiculée par certains commentateurs de la politique québécoise. Ces derniers s’en tiennent encore, dans leur analyse des rapports sociaux, au paritarisme ou au tripartisme en vigueur dans le modèle fordiste. Jamais ils ne considèrent que de nouvelles forces se sont constituées au Québec, qu’elles sont reconnues par la société et que la configuration des discussions n’est plus binaire mais multipolaire. Jamais ils n’ont abandonné l’idée que les rapports sociaux dans la société ne pouvaient se résumer aux rapports employeurs-employés ou au couple État-marché. Jamais, ils n’ont envisagé que ces rapports puissent désormais s’établir selon une configuration qui inclut la société civile en tant qu’acteur social à part entière aux côtés du marché et de l’État au sein d’une nouvelle économie plurielle. Plusieurs experts considèrent ces transformations comme des changements de paradigmes. Les trente glorieuses révolues (1945-1975), la société se déploie à partir de points de repère différents. Parmi ceux-là se retrouvent les sensibilités au développement local, à l’environnement, à l’inclusion sociale et à la citoyenneté. C’est dans ce nouveau contexte que les jeunes ont vu leur statut de partenaire être reconnu.

Conclusion

En 1984, ils étaient 1500 jeunes à débattre entre eux et c’est à la suite de leurs discussions que le Conseil permanent de la jeunesse a été créé. En comparaison, lors du Sommet de février 2000, au-delà de 30 porte-parole de jeunes autour d’une table de 70 participants se sont présentés. Pour faire de cet événement un moment marquant de cristallisation de leurs revendications et de leur reconnaissance sociale, ils ont dû accepter de prendre part à un long processus de préparation. En cours de route, ils ont formé de nouvelles coalitions et mis à l’oeuvre une organisation efficace d’intervention. Ces jeunes étaient au nombre de 30, mais ils en représentaient des centaines de milliers d’autres. Profitant en outre de l’effet de levier de la pression du contre-sommet, les jeunes présents au Sommet sont devenus des acteurs sociaux incontournables. Dès lors, tous ont pris des engagements concrets afin d’améliorer le sort de la jeunesse québécoise. Et ces jeunes responsables seront là pour en assurer le suivi. Évidemment, le tout demeure modeste même si chaque engagement pris constitue un pas de plus vers l’amélioration des conditions de vie des jeunes. Néanmoins, c’est le potentiel qui est plus impressionnant puisque même s’ils ont été numériquement moins importants qu’au rendez-vous de 1984, leurs représentants se sont révélés politiquement plus imposants ! Telle semble être, à mon avis, la situation des jeunes en l’an 2000.