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Origine d’un questionnement et d’une position

Depuis maintenant quatre ans, nous nous questionnons et montrons des inquiétudes par rapport aux différentes recherches qui ont conduit au Programme soutien aux jeunes parents (PSJP). Pour le Bureau de consultation jeunesse, l’histoire a débuté lors d’une rencontre avec un chercheur de l’Institut pour le développement social des jeunes de Montréal (IRDS) qui sollicitait la participation des jeunes mères de nos différents points de services dans le cadre d’un projet de recherche intitulé La Mère veille. Nous avons donc assisté à une première présentation du projet qui abordait autantl’angle de la recherche que ses outils. On nous a d’abord expliqué que la recherche reposait sur la théorie de l’attachement et que la jeune mère serait invitée à participer à des entrevues et même à y subir des tests de salive pour y vérifier le taux de cortisol afin d’établir le taux de stress de la jeune mère. Selon le chercheur, le taux de stress déterminait en partie si on avait affaire à une personne de type sécure ou insécure. À la fin de ce programme, une vidéocassette des meilleurs moments entre l’enfant et la jeune mère était remise à celle-ci. C’est donc avec le témoignage des jeunes femmes ayant participé à cette recherche et par le visionnement des vidéocassettes que nous avons été amenées à examiner ce programme.

En tant que groupe communautaire dont les membres décident de la programmation, nous avons présenté le projet de recherche de l’IRDS et la théorie de l’attachement aux filles. Pour plusieurs d’entre elles, la réaction en fut une d’étonnement, à l’exception de celles qui y avaient participé. Nous avons appris des jeunes mères qu’elles n’avaient jamais été informées des objets de la recherche ni de l’utilisation des données. Nous nous sommes donc questionnées sur la notion de consentement libre et éclairé que le chercheur se devait d’expliquer aux filles. Nous avons alors entrepris des démarches dans une perspective de respect des droits des personnes. Des rencontres avec la direction de l’IRDS et le chercheur principal ont eu lieu et, selon nous, cela devait corriger les choses. Cependant, nous avons reçu deux lettres types d’une autre institution universitaire, lettres qui devaient être remises aux participantes. Il était précisé que nous avions la liberté de choisir entre : donner la lettre la plus explicative ou la lettre la plus courte. Nous avons donc décidé d’inviter la chercheure en question à une réunion de groupe de jeunes mères afin qu’elle réponde elle-même aux questions des participantes. C’est à partir de ce moment que les filles ont commencé à y voir un jugement arrêté sur leurs conditions et, pis encore, à comprendre qu’on les percevait comme un risque pour leur enfant.

Cela n’était que le début de l’aventure pour le groupe critique de jeunes mères du Bureau de Consultation jeunesse, cela a aussi été l’occasion pour les jeunes mères de constater l’immense intérêt qu’on leur portait. Elles étaient sollicitées de tous côtés pour participer à des études ou encore à des programmes, on voulait les étudier….

Naître égaux et grandir en santé ou programme soutien aux jeunes parents ? du pareil au même ?

Certains ont dit que le PSJP était maintenant très loin de ce qu’il avait la prétention d’être, soit une vaste étude longitudinale avec suivi intensif d’une cohorte de 5 000 jeunes mères. Par sa transformation, il deviendrait un programme strictement de soutien que l’on pourrait adapter à notre gré. Mais attention ! Il est vrai que l’adaptation de programmes peut faire en sorte que la pratique et les activités du projet n’interfèrent pas sur la relation que nous avons avec la jeune mère. Cependant, l’exercice ne contestant pas les fondements du programme risque au contraire de les confirmer à notre insu. De plus, comment s’assurer que de telles adaptations, qui souvent constituent une stratégie de survie pour les organisations, puissent être transmises et faire partie d’une mémoire collective nous permettant de prétendre à une autre approche ?

Les programmes de prévention parlent de clientèle à risque, de clientèle ciblée, etc. Lorsqu’on parle de prévention précoce, on parle de pauvreté, de milieu défavorisé. En ce qui a trait au Programme soutien aux jeunes parents, on ajoute à ces caractéristiques l’âge de la mère, soit moins de 20 ans. Pour nous, un tel exercice intervient à plusieurs niveaux dont celui de l’imaginaire qui, selon Lacan, représente ce qui reflète le désir dans l’image que le sujet a de lui-même. Or, un tel programme renvoie aux jeunes mères l’image de leur incapacité d’être une bonne mère en renforçant leur propre sentiment d’insécurité. Sous prétexte de vérifier leurs capacités, ces programmes contribuent plutôt à les insécuriser et à démontrer leur incapacité individuelle sans qu’aucune critique sociale ne soit apportée et sans aucune responsabilité systémique. Rappelons que nous l’avions déjà observé avec les jeunes mères qui ont participé aux recherches. Bien que les chercheurs admettent que la pauvreté joue un rôle primordial dans les déterminants de la santé, l’ensemble des solutions apportées demeurent individuelles et centrées sur l’adaptation au contexte de pauvreté. Elles ne changent en rien les rapports et les politiques qui ne cessent de désavouer le « Naître égaux » si cher à la prévention précoce.

Pour avoir expérimenté ces programmes, nous aimerions vous livrer quelques observations et réflexions à propos de ce type de pratiques. De concert avec le centre local d’emplois (CLE) et un organisme d’orientation destiné aux femmes chefs de familles, nous avons expérimenté un projet dont l’objectif principal était de permettre aux jeunes mères âgées de 16 à 25 ans de faire une démarche visant la formulation d’un projet de vie. La démarche se faisait principalement en groupe et reposait également sur les attentes des femmes. Le rythme des activités et des rencontres était défini par elles. Cette intervention se situait dans le cadre d’un programme de soutien aux jeunes mères tout comme Mères avec pouvoir, Ma Place au soleil, tous des projets antérieurs au Programme soutien aux jeunes parents. Cependant, cela ne tenait pas compte, comme la majorité des autres programmes, de plusieurs aspects de la réalité : une nouvelle famille, la possibilité d’une séparation, la possibilité d’une seconde grossesse. En effet, arrêtons-nous un instant sur les programmes de retour aux études offerts aux jeunes mères. Dans un tel cas, ou encore dans un programme d’employabilité, une nouvelle grossesse est perçue comme un obstacle à l’atteinte de l’objectif du programme, voire carrément un facteur d’échec. De tels programmes amènent leurs propres objectifs, indépendamment des autres intervenants ou des milieux d’intervention qui suivent les jeunes mères et peu importe si ces dernières se retrouvent dans le programme intégral de soutien aux jeunes parents ou dans celui de Naître égaux et grandir en santé.

Un autre élément fort important que soulèvent ces programmes constitue la cible elle-même. L’ensemble de ce programme s’adressant aux jeunes mères de moins de 20 ans embrouille la vision que l’intervenant a de la mère. En effet, intervient-il auprès d’une jeune fille ou d’une adolescente dans certains cas, s’agit-il d’une mère, d’une jeune famille ? Intégrons-nous véritablement la notion de chef de famille monoparentale lorsque nous parlons de jeunes mères ? Notre expérience nous laisse croire que la plupart des services actuels accueillent la jeune mère comme une adolescente avec un enfant, et ce, même si cette dernière a entre 18 et 20 ans. La violence subie par les jeunes femmes illustre bien nos propos. Nous avons encore aujourd’hui beaucoup de difficultés à référer des jeunes femmes de 16-17 ans victimes de violence conjugale à des centres puisqu’on les considère d’abord comme des jeunes filles mineures, même si elles sont des mineures émancipées et chefs de famille. Elles sont rarement accueillies comme femmes et encore moins comme famille ; elles n’ont en effet que très rarement droit à l’appellation plus globalisante de famille.

Une autre critique de l’ensemble des programmes de soutien au développement de la jeune mère en vue d’un retour aux études ou d’une intégration au marché de l’emploi vise le fait que les jeunes sont surtout interpellées par le biais de leurs carences (revenu, éducation). Pensons au programme de Santé publique de Montréal où l’on retrouve cette phrase : « La faible scolarité des mères (moins de 11 années) constitue un facteur de risque pour la santé du nourrisson » (La prévention en actions, plan d’action montréalais en santé publique 2003-2006 : 25). Cette affirmation fait suite à un paragraphe qui pourtant ne fait aucunement référence à une statistique validée du faible taux de scolarité. On apprend seulement que : « 21 500 bébés naissants à Montréal dont 6,3 % naissent prématurément et 8 % avec un retard de croissance intra-utérine. Cette situation est plus fréquente chez les mères adolescentes ou celles vivant en milieu défavorisé ; plus de 900 bébés par an ont une mère âgée de moins de 20 ans dont environ 270 moins de 18 ans ». Nous assistons ici à un glissement fort dangereux qui laisse croire que l’ensemble des jeunes mères sont sous-scolarisées. De plus, jamais on ne questionne le milieu scolaire sur sa responsabilité à l’égard du décrochage ou de l’abandon scolaire en cours de grossesse. Notre pratique nous permet d’affirmer que, pour une grande partie des écoles, il ne saurait être question que la jeune femme poursuive ses études durant la grossesse. Si la porte ne lui est pas montrée, on ne lui facilite pas la tâche, ce qui, au bout du compte, donne le même résultat. L’importance de la scolarité exclut, bien entendu, le père, mais repose exclusivement sur la mère ; on cible davantage dans ces programmes la responsabilité de la mère et ses carences que celles du père. À cet égard, il serait justifié de nous demander comment le jeune enfant percevra sa mère plus tard. Comme une incapable ? Une carencée à qui l’on a dû fournir un soutien intensif ? Là aussi, ce type de pratiques interfère dans l’imaginaire de l’enfant face à sa famille et à son identité. Cette perception crée un conflit social qui, lorsqu’il fait écho à des conflits plus personnels, entraîne ce que Gaulejac appelle une « névrose de classe ». C’est à partir de cette névrose que s’inscrira la honte de son identité et de ses racines. L’auteur explique qu’une telle honte se situe à deux niveaux, le premier, la honte de ses parents et le deuxième, la honte d’avoir honte de ses parents. Ce sentiment se retrouvant dans sa trajectoire de vie risque de compromettre tout développement en y prenant racine plus profondément.

Des tentatives auprès des pères

À certains endroits, des intervenants tentent d’implanter des programmes d’employabilité auprès des pères à travers des plateaux d’insertion sociale. Une telle intervention démontre bien le peu de lien que l’on fait entre les actions et les incidences sociales, puisque le père se retrouve comme soutien de famille avec une maigre pitance de 7 $-8 $ / heure excluant ainsi le recours aux prestations de la sécurité du revenu. De telles initiatives font l’objet de recherche et de support de la part des institutions. S’est-on demandé si la famille était véritablement aidée ? En tant que société, ne mettons-nous pas une pression énorme sur le jeune père qui risque encore une fois de démissionner faute de moyens ? N’y aurait-il pas lieu ici de faire pression sur les politiques plutôt que de jouer la carte de l’intervention individuelle ?

Quelques questions autour du contrôle social

Cela étant dit, il nous apparaît important de soulever quelques questions. Les programmes issus de la prévention précoce et axés sur l’emploi contribuent-ils à mettre une trop grande pression sur les familles en induisant de façon prescriptive que la vie des mères ne prend son sens que par l’emploi ? L’ensemble de ces programmes comporte une série de mesures pour venir en aide tantôt à la jeune mère (programme de retour aux études, MAP, etc.), tantôt aux jeunes pères (employabilité), mais le suivi intensif est surtout concentré sur l’enfant, partant du principe que tout se joue avant cinq ans. Nous voyons ici mobilisés les centres de la petite enfance face à la pression mise sur la jeune mère pour qu’elle retourne aux études ou se trouve un emploi et non pas pour qu’elle prenne du temps avec son enfant. La pression est également mise sur elle lorsqu’on parle de carence ou de manque. Les jeunes mères s’interrogent alors quant au but visé par les activités mises en place, à savoir s’ils ne visaient pas finalement à éloigner l’enfant de l’influence de la famille et, plus particulièrement, d’elle-même ?

Des affirmations dangereuses

L’intervention auprès du père est à peu près inexistante et ne semble pas en soi constituer un problème pour une multitude d’intervenants. En effet, la majorité des programmes prennent davantage en compte la mère et l’enfant, car la difficulté de rejoindre les pères est bien réelle, surtout pour les jeunes mères adolescentes. Citons ici les acteurs de la Santé publique : « On sait aussi que les mères adolescentes ont tendance à ne pas impliquer les pères dans la décision de garder l’enfant et de participer à l’éducation » (La prévention en actions, plan d’actions montréalais en santé publique 2003-2004). De quel savoir s’agit-il lorsqu’on dit : « On sait » ? Bien que rejoignant entre 100 et 130 jeunes mères de moins de 20 ans par nos cinq groupes, un tel constat n’a pu être confirmé. Au contraire, notre pratique nous montre combien les filles tiennent à ce que le père soit présent, et ce malgré une séparation ou même des problèmes de violence. En fait, cette prémisse n’est certes pas sans effet dans l’application des programmes même avec la possibilité de les adapter. C’est pourquoi cette façon d’aborder la réalité des jeunes mères est, selon nous, très dangereuse. Les valeurs véhiculées par certains rapports de recherche de la santé publique ont, d’une part, enfermé les jeunes mères dans un portrait social à l’intérieur duquel elles sont prisonnières et, d’autre part, établi les bases de l’intervention. Faire un suivi de cinq ans auprès de familles aurait été impensable sans ces prémisses : il fallait bien démontrer leur immense besoin de services ! Mais un tel programme les stigmatise davantage et les confine dans un rôle de consommation de services.

En fait, l’ensemble de ces programmes repose davantage sur la catégorisation des personnes que sur leur histoire biographique. Les experts travaillent à partir de bassin de jeunes mères de moins de 20 ans, pauvres et sous-scolarisées, et c’est à partir de cette catégorie qu’ils définissent les besoins selon une certaine norme. Voilà ce qui soulève pour nous un enjeu de contrôle social. Que l’on retrouve le programme intégré ou fondu dans un autre, il n’en demeure pas moins que, pour le Programme soutien aux jeunes parents, il y aura une action ciblée sur l’ensemble des jeunes mères de moins de 20 ans. Un suivi intensif des enfants jusqu’à cinq ans devra être fait et un ensemble de données sera colligé dans une banque sur la base de la catégorisation.

En conclusion

En tant qu’organisme communautaire, nous voulons travailler avec nos membres en partant du principe d’intervention de préjugé favorable, qui reconnaît à la personne le droit de savoir et la capacité de comprendre ce dont elle a besoin, d’y prendre part et d’agir dans sa vie. Nous devons refuser de partir de ce que certains experts auront défini comme étant le problème. Par exemple, il faudrait cesser de comparer le choix d’avoir un enfant au premier joint ou au premier vol à l’étalage. On doit également négocier les types d’intervention que l’on est prêt à faire et se questionner sur les fondements des programmes auxquels nous participons. La pauvreté est le premier objet sur lequel doivent porter nos interventions de même que la violence institutionnelle qui favorise l’exclusion d’une partie de la population. En ce sens, la délinquance que l’on cherche si vigoureusement à prévenir doit être envisagée comme un problème social au lieu d’en faire porter toute la responsabilité par les individus. Nous devons également reconnaître nos incohérences tant sociales que politiques. Allons-nous, par ces pratiques, accentuer davantage notre rôle de contrôle social ou allons-nous enfin redonner aux personnes un droit qui leur revient, soit celui d’établir en premier lieu leurs besoins ?