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Prémisses

Les Canadiens et les Québécois font-ils preuve de racisme à l’égard des peuples autochtones ? Pour certains, la cause est d’ores et déjà entendue : on ne saurait trouver victimes plus malheureuses des exactions racistes des Euro-descendants que les peuples autochtones d’Amérique[2]. Cette situation est indigne de sociétés libres, démocratiques et aussi moralement avancées que le Canada et le Québec se targuent de l’être. D’autant plus que nous disposons de Chartes nationale et provinciales des droits et libertés qui ont valeur de loi, qui protègent les libertés et droits humains fondamentaux, qui interdisent toute forme de discrimination fondée sur la couleur de la peau, l’origine ethnique, la religion, le sexe, l’âge et l’incapacité mentale ou physique et qui enjoignent les gouvernements à légiférer dans le respect le plus strict de ces garanties.

À l’inverse, d’autres soutiennent que les sociétés canadienne et québécoise ont considérablement amélioré leur attitude à l’égard des peuples autochtones, qu’elles respectent désormais les droits fondamentaux et les revendications identitaires de ces derniers et que, de ce fait, toute accusation de racisme à leur endroit est injustifiée. Pour plusieurs observateurs, les développements des quinze ou vingt dernières années en matière de politique autochtone reflètent l’adhésion des gouvernements à une approche nouvelle, plus ouverte et plus compréhensive, à l’égard des peuples autochtones (Abele, Graham et Maslove, 1999). Cette approche, faut-il comprendre, témoigne à l’évidence de la volonté des États libéraux modernes comme le Québec et le Canada de se concevoir comme communautés politiques multiculturelles et multinationales (Gagnon et Tully, 2001 ; Kymlicka, 2001) et de mettre un terme aux pratiques sociétales racistes et discriminatoires ; il se crée désormais en leur sein des conditions sociales et institutionnelles qui tendent à réduire les manifestations de racisme et de discrimination à l’endroit des minorités et à en délégitimer la portée.

On ne peut nier en toute objectivité que l’État au Québec et au Canada s’est doté de toute une panoplie de garanties constitutionnelles, de lois et de politiques publiques qui protègent les droits des groupes minoritaires contre toutes pratiques abusives à leur égard et qui favorisent même leur essor comme collectivités. Il n’empêche que, malgré le capital de sympathie qui peut sembler s’être accru au cours des dernières années, la qualité de la situation socioéconomique des autochtones reste encore bien en deçà de celle dont jouit le reste de la population canadienne, et la pleine autonomie qui leur permettrait de se prendre en main et de contrôler pleinement leur destinée – tant collective qu’individuelle – leur fait encore défaut (Dupuis, 2001 ; Miller, 2004).

On ne saurait par ailleurs ignorer les contestations de non-autochtones, formulées avec plus ou moins de nuance autant par des intellectuels bien informés que par des activistes populistes ou démagogues, selon lesquelles les autochtones bénéficient de privilèges indus, que leurs revendications sont outrancières ou qu’ils vivent à la solde de la société canadienne. L’âpreté des sentiments que peuvent entretenir certaines collectivités allogènes à l’endroit des revendications autochtones – quand ce n’est pas carrément à l’endroit des peuples autochtones eux-mêmes – s’est manifestée à diverses reprises depuis la crise d’Oka en 1990 ; à Ipperwash (Ontario) et Gustafsen Lake (Colombie-Britannique) en 1995 ; à Lustiguj (Restigouche, Québec) en 1998 ; puis à Esgenoôpetitj (Burnt Church, Nouveau-Brunswick) en 2001. Plus récemment encore, l’opposition souvent acerbe au traité avec les Nisga’a en Colombie-Britannique, ou à l’Approche commune avec les Innus au Québec permet de constater combien toute concession de quelque importance consentie par l’État aux autochtones en indispose plusieurs parmi la population allogène qui perçoivent ces ententes globales de nation à nation comme une injustice et comme une entorse inquiétante aux principes démocratiques.

Bref, s’il peut paraître exagéré de parler aujourd’hui de racisme conscient ou de discrimination délibérée à l’égard des peuples autochtones – particulièrement si l’on tient compte des efforts concrets de l’État pour en juguler les effets –, la dynamique des rapports entre peuples autochtones et populations allogènes reste problématique. Toutefois, les analyses que l’on en fait, qu’elles insistent sur le racisme supposé de la société canadienne ou qu’elles cherchent à en éluder la réalité, ne permettent pas nécessairement de faire avancer la réflexion. Les premières, en effet, ne reflètent pas la réalité actuelle et ont tendance à faire fi des progrès réels qui ont été réalisés. Les peuples autochtones au Canada ont acquis, au cours des ans, une complétude institutionnelle significative et jouissent aujourd’hui de protections constitutionnelles et législatives qui leur permettent de parer aux contrecoups de pratiques discriminatoires et des manifestations de racisme. Présenter les choses comme si ces transformations n’avaient pas eu lieu véhicule l’image misérabiliste de l’Indien victime, sans ressource et sans défense : pareille approche ne rend aucunement justice aux luttes et aux nombreuses mobilisations que divers individus et organisations autochtones mènent de manière soutenue et non sans succès depuis plusieurs décennies pour changer la donne politique, modifier les rapports de force avec l’État et améliorer les conditions de vie des peuples autochtones. En revanche, les analyses qui édulcorent les effets du racisme envers les autochtones méconnaissent la nature des réalités socioéconomiques troublantes auxquelles sont confrontés bon nombre d’entre eux. Elles se retranchent derrière des postulats théorico-normatifs sur l’adaptabilité du libéralisme moderne – postulats qui ne se vérifient guère dans les faits – et ne tiennent nullement compte des rapports de pouvoir, ni des dynamiques systémiques qui façonnent la nature des rapports entre les peuples autochtones et les populations allogènes, et maintiennent les premiers dans une position socialement désavantageuse et politiquement subalterne.

À vrai dire, en dehors de dénonciations intempestives et de rationalisations évasives qui les caractérisent respectivement, l’une et l’autre perspectives sont d’un bien mince secours pour expliquer le fait que l’écart socioéconomique entre les peuples autochtones et le reste de la population canadienne persiste encore. C’est pourtant là le fond du problème : pourquoi les professions de foi antiracistes de l’État et ses politiques antidiscriminatoires ne parviennent-elles toujours pas à rehausser le niveau de vie des peuples autochtones à la hauteur de ce dont jouissent la majorité des Canadiens ? Pourquoi des sociétés comme le Canada et le Québec, tout imbues qu’elles sont d’aspirations démocratiques et du respect des droits de la personne, n’arrivent-elles pas à combler le fossé encore considérable qui éloigne autochtones et non-autochtones au titre du développement humain ?

La suite du présent texte propose les linéaments d’une réponse à ces questions en montrant d’abord combien l’ouverture apparente de l’État à l’égard des revendications des peuples autochtones est fort relative ; l’État reste en définitive le principal maître d’oeuvre du destin des peuples autochtones, s’en tient généralement aux strictes obligations légales qu’il a à leur égard et ne leur offre aucune latitude qui n’ait d’abord été balisée en fonction de ses desseins propres. L’argument soutient dans un deuxième temps que l’écart socioéconomique persistant entre les peuples autochtones et le reste de la population canadienne participe d’une dynamique de rapports sociaux de pouvoir pratiquement immuable, encodée à toutes fins utiles dans la culture politique de la société canadienne et dans la démarche de l’État. Malgré la volonté étatique maintes fois déclamée de combattre toute forme de discrimination et de marginalisation dont les membres des minorités ethnoculturelles et des groupes racisés font les frais, cette dynamique qui agit au détriment des intérêts et de l’émancipation des peuples autochtones est inscrite en filigrane du jeu politique et s’insinue dans la conceptualisation même de politiques gouvernementales qui reproduisent en bout de piste le fossé social entre autochtones et non-autochtones. La dernière partie du texte trace enfin les grandes lignes d’un cadre de réflexion pour repenser et reconfigurer les relations entre autochtones et non-autochtones.

Regard sur les politiques et les pratiques de l'État

On admettra d’emblée que la crise d’Oka à l’été de 1990 a servi de déclencheur à une prise de conscience étatique de la nécessité de mettre en place des mesures qui favoriseraient un rapport plus égalitaire et plus juste entre autochtones et non-autochtones. Les gouvernements se vantent volontiers de leurs efforts en ce sens. Au Québec, depuis le dévoilement en 1998 de sa nouvelle politique à l’égard des peuples autochtones[3], la démarche de l’État est officiellement empreinte d’un esprit de collaboration et de partenariat dont le but avoué est de favoriser une plus grande harmonie entre les populations autochtones et non autochtones du Québec et de faciliter la prise en main par les autochtones de leur propre destinée socioéconomique. Au pouvoir, le gouvernement du Parti québécois n’était pas peu fier des ententes administratives et territoriales qu’il avait négociées avec la plupart des nations autochtones du Québec dont les plus importantes, la « Paix des Braves[4] » avec les Cris et « l’Approche commune[5] » avec les Innus, ont été amplement médiatisées. Ces ententes témoignaient à ses yeux de sa gestion éclairée, juste et humaniste des réalités autochtones ; gestion qui, aimait-il laisser entendre, était beaucoup plus souple et démocratique que celles des autres administrations provinciales et de l’État fédéral.

En fait – et cela dit sans nier les changements généralement positifs d’attitude dont ont fait montre la société et l’État québécois à l’égard des autochtones depuis Oka –, les raisons qui poussèrent le gouvernement à négocier ces ententes, surtout celles de l’ampleur de la « Paix des Braves » ou de « l’Approche commune », sont beaucoup plus prosaïques et moins nobles qu’on pourrait le penser a priori. La générosité apparente de ces ententes (compensation financière de plusieurs milliards de dollars dans le cas des Cris, autonomie gouvernementale ou administrative accrue, contrôle sur la gestion des ressources naturelles, reconnaissance du titre aborigène dans le cas des Innus, etc.) ne va toutefois pas sans la promesse exigée des autochtones de laisser tomber les poursuites judiciaires en cours et d’ouvrir leurs territoires au développement hydroélectrique ou, le cas échéant, à toute autre forme d’exploitation des ressources naturelles.

Par ailleurs, en négociant ces ententes, le gouvernement ne faisait que se rendre aux obligations légales contenues dans les dispositions de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui reconnaît et confirme les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones du Canada, tout en se conformant aux contraintes imposées en 1997 par la Cour suprême dans l’arrêt Delgamuukw qui enjoint sans équivoque les gouvernements provinciaux et fédéral à régler leurs différends avec les autochtones en entamant des négociations de bonne foi et en faisant les compromis qui s’imposent en accord avec l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En fait, avant d’en arriver aux ententes aujourd’hui sur la place publique, l’État québécois a toujours tenté d’abord de limiter sa mise et surtout, à l’instar de la plupart des autres gouvernements provinciaux et fédéral en pareilles circonstances, de nier ou de contourner le titre foncier aborigène, ou encore d’en amener les détenteurs à en faire cession, et ce, en dépit de la jurisprudence existante et de la loi constitutionnelle qui découragent et invalident cette pratique.

Les exemples à cet égard ne manquent pas. Ainsi, jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada tranche en 1996 un litige qui opposait depuis 1984 les autorités québécoises et un groupe d’Algonquins de la réserve de Maniwaki revendiquant leur droit de pêcher hors réserve et de s’adonner à leurs pratiques traditionnelles sur leurs territoires ancestraux dans la région de l’Outaouais, l’État argua inlassablement à chaque étape d’une longue saga juridique qui amena les parties en Cour provinciale (1988), en Cour supérieure (1989), puis en Cour d’appel (1993) du Québec que les Algonquins ne possédaient aucune preuve qu’ils avaient occupé historiquement le territoire en cause et qu’il n’existait de ce fait aucun titre aborigène s’y appliquant[6]. Finalement, la Cour suprême donna raison aux autochtones (arrêt Côté), mais l’État n’en nia pas moins jusqu’à la fin la présence algonquine en Outaouais dans l’espoir évident de se soustraire aux dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 en matière de reconnaissance des droits autochtones.

Malgré ce revers devant le plus haut tribunal du pays, l’État n’en démordra pas : en août 2002, les médias apprirent l’existence d’études réalisées pour le compte d’Hydro-Québec et du gouvernement du Québec qui visaient à démontrer que plusieurs nations autochtones n’ont pas occupé de manière continue les territoires qu’elles revendiquent. Ces études, qui auraient été commandées alors même que le gouvernement québécois était engagé dans un intense processus de négociation territoriale avec les Innus notamment, ont été rédigées dans le but évident de faire échec aux prétentions autochtones sur le territoire québécois et de nier aux Premières Nations les droits ancestraux que leur reconnaît la constitution canadienne[7].

Ces efforts pour esquiver l’obligation de reconnaître les droits autochtones paraissent on ne peut plus équivoques et étonnants dans la mesure où l’État québécois a, en 1983, par le biais d’un énoncé de principes du Conseil des ministres, puis en 1985 et en 1989, par le biais de résolutions de l’Assemblée nationale, officiellement et solennellement reconnu l’existence de 10 nations autochtones distinctes et du peuple inuit sur le territoire du Québec ainsi que leurs droits ancestraux et ceux inscrits dans la Convention de la Baie James et du Nord québécois et celle du Nord-Est québécois. La résolution de 1985 proclamait en outre l’importance d’établir avec les peuples autochtones des rapports harmonieux fondés sur le respect des droits et la confiance mutuelle tout en encourageant le gouvernement à conclure des ententes leur garantissant le droit à l’autonomie au sein du Québec, le droit d’exprimer leur culture, leur langue, leurs traditions, le droit de posséder et de contrôler des terres, le droit de chasser, de pêcher, piéger, récolter et participer à la gestion des ressources fauniques, de façon à leur permettre de se développer en tant que nations distinctes ayant leur identité propre et exerçant leurs droits au sein du Québec (Salée, 2003 : 121).

On aura compris qu’entre les déclarations de principes et la réalité sur le terrain il y a un fossé souvent considérable que l’État n’a pas nécessairement l’intention de combler, surtout s’il estime y perdre au change ou avoir à s’engager trop loin dans la cession de prérogatives politiques auxquelles il tient en définitive. Certes, on a vu dans le cas de la proposition d’entente de principe avec les Innus qu’au bout du compte l’État québécois est maintenant prêt à admettre la validité des droits ancestraux et du titre aborigène, mais force est de constater que cette reconnaissance n’a pas été consentie d’emblée. Il aura fallu tout le poids des impératifs constitutionnels déjà évoqués, la détermination des Innus et, plus généralement, les effets cumulatifs de l’acharnement politico-juridique des nations autochtones qui, depuis une trentaine d’années, ont su vigoureusement mettre en cause les prétentions de l’État à leur égard. Il n’est pas interdit de penser enfin que l’État dut bien finir par comprendre ce que pouvait avoir de contre-productif sa stratégie de négation, combien elle retardait l’atteinte d’un règlement et par le fait même la réalisation de ses intérêts économiques dans la région occupée par les Innus. Et là encore, tout est plutôt relatif, car l’entente de principe qui a été paraphée en mars 2004 ne s’applique qu’à quatre des neuf communautés innues : les négociations se poursuivent pour trois d’entre elles et aucune négociation n’a encore été entreprise avec les deux autres[8]. De toute évidence, plus de vingt-cinq ans après le début des négociations qu’il mène avec les Innus, l’État procède dans ce dossier suivant un plan de jeu qui varie à peine d’étape en étape, lequel consiste essentiellement à céder le moins de terrain possible et à rester maître de la situation de manière à ne pas nuire à ses intérêts propres (Charest, 2001 ; Cleary, 1993 ; Dupuis, 1993).

Sans en minimiser la portée, les gains qu’ont pu réaliser les autochtones restent tributaires d’un rapport de force et de pouvoir au sein duquel, face à l’État, ces derniers n’ont jamais vraiment l’avantage. En dernière analyse, l’État ne consent bien que ce qu’il veut consentir, sans déroger aux fondements de la dynamique socio-institutionnelle à laquelle il a soumis les peuples autochtones depuis la mise en oeuvre de la Loi sur les Indiens, il y a près de 130 ans. Par exemple, en 1999, le gouvernement canadien ratifiait une loi qui devait modifier certains éléments de la Loi sur les Indiens et offrir beaucoup plus de latitude aux nations autochtones dans la gestion des terres qu’elles occupent[9]. À l’examen, il appert d’abord que cette loi participe de la volonté néolibérale de l’État de se désengager de certains dossiers et qu’elle ne vise en définitive qu’une poignée de communautés autochtones de l’Ouest du pays ; mais il ressort surtout que le code foncier qui guide désormais la gestion autochtone des terres doit, en dépit des normes locales qui peuvent l’inspirer, se conformer à un modèle de base fondé sur des concepts et un langage inspirés du common law, proches de l’héritage institutionnel de la Loi sur les Indiens et articulés aux principes du droit et de l’économie occidentaux contemporains (Lajoie et al., 2004).

Le projet de Loi sur la gouvernance des Premières Nations (C-7) constitue un exemple encore plus éloquent. Bien qu’il mourra au feuilleton à l’automne 2003, il n’en témoignait pas moins de la réticence de l’État à se délester des mécanismes de contrôle qu’il détient à l’endroit des peuples autochtones. Par ce projet de loi, le gouvernement disait vouloir améliorer le processus de gestion des réserves en renforçant le pouvoir local, en consolidant les communautés et le rôle que sont appelés à y jouer les individus et en instituant de nouveaux partenariats entre l’État et les Premières Nations. Le processus de consultation autour de ce projet de loi se révéla extrêmement insatisfaisant pour les principaux intéressés ; l’opposition fut considérable et la plupart des observateurs dénoncèrent la démarche du gouvernement comme une ingérence indue dans la gestion des communautés autochtones. Certaines analyses soutiennent en fait que cette dernière tentative en date de modifier la Loi sur les Indiens, prétendument à l’avantage des peuples autochtones, s’inscrit en fait dans le prolongement de pratiques institutionnelles et de décisions dont la logique de fond est demeurée immuablement colonialiste à travers le temps (Ladner et Orsini, 2004). À cet égard, l’administration québécoise n’est pas en reste. Le gouvernement prit bien soin de réitérer dans ses orientations stratégiques de 1998 en matière de politique autochtone un principe central et sans appel qui, depuis les résolutions de 1983 et 1985 a toujours modulé ses rapports avec les peuples autochtones : la recherche de solutions qui permettraient d’accroître l’autonomie gouvernementale des communautés autochtones doit « tenir compte des balises que le Québec considère comme fondamentales : intégrité territoriale, souveraineté de l’Assemblée nationale, effectivité législative et réglementaire » (Secrétariat aux affaires autochtones, 1998 : 14).

Quel que soit le palier administratif, l’État demeure on ne peut plus clair : il ne saurait y avoir de négociation avec les autochtones que dans le respect le plus strict des paramètres politiques, juridiques et institutionnels de l’État canadien et de ses composantes sous-étatiques ; l’intégrité de ces paramètres ne doit en aucun cas être compromise par quelque avantage que pourraient retirer les autochtones des négociations avec l’État. Cela ne signifie pas nécessairement que l’État se refuse en tout temps à tout aménagement institutionnel qui satisferait les autochtones, ou que ces derniers ne puissent jamais réussir à infléchir la donne en leur faveur, mais il n’empêche que les règles de l’interaction entre l’État et les peuples autochtones au Canada sont principalement énoncées par l’État et ne permettent à ces derniers de jouir que d’une influence fort relative et circonscrite dans la prise de décisions et dans la formulation de politiques qui les affectent. Dans les faits, on est encore assez loin du rapport d’égal à égal que les peuples autochtones souhaitent tant voir s’instaurer et dont la mise en place aurait pour effet d’atténuer la dynamique sociale discriminatoire à laquelle ils ont été historiquement soumis.

Le poids de l'histoire : eurocentrisme et rapports de pouvoir colonialistes

Il est une autre raison qui explique en partie l’écart socioéconomique persistant entre les peuples autochtones et le reste de la population au Canada, et qui, en même temps, rend compte de la réticence étatique à s’engager dans une relation qui soit véritablement égalitaire avec les peuples autochtones. Elle renvoie à la réalité du rapport de pouvoir historique, marqué au coin de l’oppression économique et politique colonialiste des descendants des premiers Européens en Amérique et de la dynamique d’infériorisation socioculturelle de l’Autochtone par l’Occident. Posé en ces termes, ce constat n’a rien d’engageant, car il implique en quelque sorte que chaque Canadien issu d’une vague ou d’une autre d’immigration et d’établissement européens au pays porte la responsabilité des conditions socioéconomiques difficiles qui affligent aujourd’hui encore de larges couches des populations autochtones.

Cette perspective, bien sûr, irritera quiconque ne saurait se sentir concerné par les conséquences d’exactions commises il y a longtemps, et contre lesquelles on ne peut strictement rien maintenant : on ne peut, après tout, refaire l’histoire. C’est mal comprendre combien un rapport social de domination / subordination peut inexorablement s’ériger en système, s’insinuer irrémédiablement dans l’imaginaire collectif et investir la conscience des individus pour traverser le temps, devenir pratiquement immuable et ainsi continuer de déterminer la dynamique d’une société même lorsqu’elle s’en croit libérée. Cela est d’autant plus vrai qu’une fois intériorisé, tant par ceux qui en bénéficient que par ceux qui en font les frais, un rapport social de domination / subordination semble faire partie de l’ordre naturel des choses et s’en trouve légitimé. Aussi, bien qu’il soit trop facile, voire injuste à certains égards, d’imputer sans nuance au racisme l’incapacité actuelle de l’État et de la société à combler le fossé socioéconomique qui sépare autochtones et non-autochtones au Canada, l’action combinée des processus d’infériorisation, d’infantilisation et de marginalisation sociale qui ont fondé historiquement la dynamique d’interaction des peuples autochtones avec la société canadienne constitue un facteur central d’explication à la fois de la nature des relations actuelles entre autochtones et populations allogènes, et des raisons pour lesquelles la situation objective globale des peuples autochtones ne semble guère s’améliorer – sinon que de manière somme toute négligeable – malgré les efforts apparents consentis par l’État (Green, 2004).

L’efficace de ce rapport social historique de domination / subordination se manifeste aujourd’hui tant dans l’opposition de certains groupes de la majorité non autochtone aux revendications des peuples autochtones que dans l’esprit d’ouverture multiculturelle et multinationale des membres bien intentionnés de cette même majorité. Les premiers n’affichent peut-être plus à l’égard des autochtones la même hauteur, voire le même mépris viscéral qui seront socialement acceptables au Canada jusqu’aux années 1960, mais leur discours plus fin, plus subtil – moins ouvertement raciste –, n’en cherche pas moins à récuser les doléances des peuples autochtones et à désamorcer leurs aspirations autodéterministes et les prétentions de certaines nations à un espace politique distinct. Quant aux seconds, la noblesse apparente de leur projet social peut facilement faire oublier qu’il découle en fait d’une vision essentiellement eurocentrique de la nation canadienne qui banalise la réalité historique du colonialisme et de rapports de pouvoir sous-jacents profondément inégaux, et qui ne fait que tolérer tout au plus les autochtones (et la plupart des porteurs d’altérité ethnique et racisée) sans les associer véritablement au processus de définition de la communauté politique nationale.

Les mouvements d’opposition non autochtones au traité avec les Nisga’a en Colombie-Britannique et à l’entente de principe avec les Innus au Québec, de même que l’exaspération souvent mal contenue des populations allogènes lors de conflits entre des groupes autochtones et l’État participent d’une compréhension des rapports entre individus et entre groupes sociaux formulée essentiellement en termes d’égalité formelle. Dès lors, les ententes que l’État négocie avec certaines nations autochtones ou, encore, ses contributions financières à l’accomplissement de diverses fonctions socioéconomiques en milieu autochtone sont perçues comme des privilèges consentis aux peuples autochtones au détriment de la population non autochtone et en rupture avec les principes d’égalité qui sont supposés guider la gestion de nos sociétés[10]. On n’accepte pas, ou l’on comprend mal que les autochtones soient traités différemment d’autant plus, soutiennent certains, que tout l’argent investi dans leur avancement semble impuissant à améliorer véritablement leur situation. On prétend n’entretenir aucun ressentiment à l’égard des autochtones, mais on trouve inadmissible qu’ils existent dans une sphère de citoyenneté qui semble parallèle à la société dominante : que les Indiens soient traités comme tout le monde, qu’ils ne jouissent d’aucun passe-droit et qu’ils se mesurent sur un même pied que tous les autres Canadiens pour avoir accès aux ressources sociales disponibles. Il s’agit en fait d’un discours de déni des inégalités systémiques, voire de négation des blessures historiques infligées aux peuples autochtones ; les tenants de ce discours ont généralement la conviction d’être dans leur bon droit et il ne leur viendrait jamais à l’idée que leur vision fût anti-autochtone. À leurs yeux, elle tient plutôt du « bon sens », des valeurs fondamentales de la communauté politique canadienne et de principes rigoureux de saine gestion des fonds publics.

Il peut être tentant de déconsidérer cette pensée, de la mettre au compte de réactions primaires et épidermiques que seules des personnes vivant dans le voisinage immédiat de communautés autochtones, inquiètes de se voir dépouiller des privilèges historiques acquis au détriment des populations autochtones locales (occupation des terres, supériorité économique, prééminence administrative, etc.), oseront articuler. Le sociologue australien Ghassan Hage soutient au contraire que le discours égalitariste servi aux groupes minoritaires traverse l’ensemble de l’imaginaire politique des sociétés occidentales (Hage, 1998). Il s’y profile une vision de la nation ou de la communauté politique articulée par les groupes majoritaires ou dominants en fonction de leurs intérêts propres, de la préservation de leurs prérogatives et surtout du maintien de leur position de supériorité dans la hiérarchie économique et socioculturelle de la société, quelle que soit la valeur morale et éthique du cheminement sociopolitique historique par lequel ils ont été amenés à occuper cette position de supériorité.

Le discours de l’égalité formelle cherche en fait à fondre les porteurs de culture et d’ethnicité minoritaires dans le moule homogénéisant de la nation et de ses paramètres citoyens de manière à ce qu’ils disparaissent et à ce que s’estompent avec eux leurs prétentions identitaires différentialistes qui menacent l’intégrité de la communauté politique et remettent en cause le statut sociopolitique et culturel des groupes dominants ou majoritaires. En appelant de ses voeux la suppression symbolique de l’autochtone de l’espace public, le discours égalitariste énonce clairement qu’il confère à ceux dans l’intérêt de qui il est formulé le statut de gestionnaires plénipotentiaires et exclusifs de la nation et des paramètres de citoyenneté qui la définissent. Il signifie également, par ailleurs, que les groupes majoritaires ou dominants doivent se considérer dégagés de toute obligation morale ou éthique de modifier le rapport social de domination / subordination qui les avantage (puisque de toute façon pareil rapport de pouvoir n’existe pas dans une société égalitaire) et n’ont pas, de ce fait, à répondre aux injonctions de ceux qui réclament que des accommodements spéciaux à l’intention des peuples autochtones soient apportés à la configuration administrative et institutionnelle de la communauté politique.

D’aucuns objecteront que l’État au Canada n’endosse pas officiellement cette conception des choses. Il peut à l’occasion ne pas y être imperméable[11], mais, dans l’ensemble, la politique de multiculturalisme de l’État canadien et la reconnaissance par l’État québécois de l’existence de nations autochtones donnent plutôt à penser que l’État au Canada s’ouvre volontiers à la diversité ethnoculturelle, à la possibilité d’accommodements administratifs des identités minoritaires dans la sphère publique et à la présence d’espaces parallèles et autodéterminés de citoyenneté tels que ceux dont disposent dans les faits certaines communautés autochtones[12].

Cette ouverture de l’État n’est toutefois pas sans receler quelques non-dits qui la rendent équivoque. Selon Hage, malgré l’humanisme pluraliste et la volonté de tolérance et de reconnaissance de l’altérité qui paraissent l’animer, et bien qu’elle se conçoive a contrario de l’égalitarisme formel, elle n’en constitue pas moins une stratégie visant à reproduire et à édulcorer les rapports de pouvoir qui tiennent les groupes ethnoculturels minoritaires et racisés à bonne distance sociale des groupes majoritaires ou dominants. Tolérer ou même reconnaître l’Autre signifie au fond qu’on le campe du coup dans une position subalterne ; que l’on a pris fait et acte de sa différence, de son extériorité originelle à la communauté politique, et qu’on lui rappelle que les paramètres sous-tendant la communauté politique et les conditions d’appartenance à l’espace national ont été établis avant lui, sans lui, voire contre lui ; que l’on tient toujours à préserver ces paramètres et que l’on veut bien finalement accepter sa présence, mais selon des règles qu’il ne lui appartient pas de définir.

Ainsi, au Canada, tout le discours et les politiques étatiques en matière de citoyenneté, de multiculturalisme et d’immigration participent sans ambiguïté aucune depuis près de deux décennies du désir « d’assurer la pérennité d’une certaine vision de la société canadienne, des rapports sociaux qui la marquent et des vecteurs culturels qui la traversent » (Labelle et Salée, 1999 : 140). Pour la sociologue Himani Bannerji, l’idéal multiculturaliste projeté par l’État canadien constitue un dispositif devant surtout servir à minimiser la rivalité historique des « deux peuples fondateurs » européens pour le contrôle hégémonique des conditions du vivre-ensemble. L’appel multiculturaliste gomme en quelque sorte l’expérience coloniale et le caractère profondément eurocentrique de l’espace national canadien dans le but de recomposer et de relégitimer la nation afin de la rendre attrayante au plus grand nombre. Dans ce processus, les porteurs d’altérité et de différence que cherche à rallier le discours multiculturaliste font surtout office de faire-valoir d’un projet national sur lequel ils n’ont finalement aucune prise réelle : à vrai dire, ils ne sont que le prétexte d’une démarche eurocentrique de ré-invention de la nation canadienne, insensible pour l’essentiel aux réalités de marginalisation socioéconomique des groupes ethniques minoritaires et racisés (Bannerji, 2000 : 87-124).

Vue sous cet angle, la bienveillance dont l’État prétend faire preuve à l’égard des peuples autochtones n’a plus la même portée. À l’instar de Hage, on peut penser qu’il y a finalement assez peu de différence entre la sollicitude multiculturaliste et le refus des tenants de l’égalité formelle à admettre la légitimité des revendications identitaires autochtones. L’une et l’autre posture, il va sans dire, apprécient la présence autochtone dans l’espace public canadien en des termes qui divergent a priori ; toutes deux, cependant, se réclament de pratiques et de visions qui ne remettent jamais en cause la suprématie sociale des Euro-descendants et de leurs modèles socioculturels au sein de cet espace. L’une comme l’autre situent les membres de la culture dominante (non autochtones, faut-il le dire, d’ascendance européenne, instruits et favorisés sur le plan socioéconomique) comme gestionnaires privilégiés de l’espace national à qui il appartient nécessairement de déterminer les paramètres d’inclusion et d’exclusion qui conviennent afin de préserver ou d’améliorer les fondements de la nation et les critères de la citoyenneté qui la définissent. Ils ne s’entendent pas, on l’aura compris, sur le contenu de ces paramètres, mais c’est à eux, finalement, que revient tout de même la prérogative de débattre de la place qu’il convient d’assigner à l’autochtone (et à tous les membres de groupes ethniques minoritaires et racisés par ailleurs) au sein de la communauté politique. Quelle que soit la perspective selon laquelle on l’aborde, quelle que soit la sympathie que l’on éprouve à son égard, l’autochtone est d’abord l’objet d’un bras de fer entre Euro-descendants. Il se présente d’abord et avant tout comme un problème politico-administratif qui interpelle leur vision de la communauté politique et qu’ils cherchent à résoudre selon des modalités qui diffèrent.

Il importe de comprendre ici que la rhétorique multiculturaliste et ceux qui la promeuvent n’ont pas pour but de changer la donne sociopolitique entre autochtones et populations allogènes. Leur ouverture à la diversité, leur engagement antiraciste et leur biais pro-autochtone sourdent de la croyance libérale rassurante et commode que le porteur d’altérité peut enrichir l’univers politique et culturel du majoritaire ou du dominant ; ils constituent du même souffle un appel lancé à ceux qui ne partageraient pas leur humanisme à se montrer plus charitables et plus accueillants à l’égard des groupes ethniques minoritaires et racisés qui coexistent avec la majorité. Autrement dit, on ne demande pas à ceux qui profitent d’une position supérieure ou dominante sur l’échiquier du pouvoir social de ne plus occuper cette position ou d’être moins puissants ; on les enjoint simplement de limiter l’exercice de leur dominance, sans pour autant, cependant, les dépouiller du privilège de l’exercer ou de la possibilité de ne pas être aussi sympathique à la diversité ethnoculturelle qu’il serait souhaitable – sans pour autant, en d’autres mots, remettre en cause la nature des rapports de domination et de subordination qui sont à la source même du déficit socioéconomique autochtone.

Et c’est là précisément où le bât blesse en quelque sorte. Le vrai défi pour qui a à coeur la mise en oeuvre efficace d’une démarche de justice sociale à l’égard des peuples autochtones au Canada n’est pas tant de penser la manière la plus appropriée d’insérer ces derniers dans l’espace national, mais bien de faire en sorte qu’ils définissent par eux-mêmes et pour eux-mêmes les conditions de cette insertion – voire, si telle est leur volonté, de leur non-insertion – et d’en accepter les termes. Les injonctions multiculturalistes à la reconnaissance des revendications identitaires autochtones n’ont pas, à l’évidence, cette ambition. Dans la mesure où la logique historique des rapports de pouvoir colonialistes perdurera dans l’imaginaire politique canadien, l’écart objectif qui sépare les peuples autochtones des populations allogènes risque fort de ne pas s’estomper.

Autochtoniser l'État et la société ?

Dans ce contexte, que faut-il faire pour que la situation évolue à l’avantage des peuples autochtones ? Quelles sont les solutions qui mettraient un terme à l’infériorisation des peuples autochtones tout en sachant qu’au-delà des problèmes communs, chaque nation, voire chaque communauté autochtone est souvent confrontée à des réalités spécifiques requérant des réponses adaptées qui ne sauraient être nécessairement applicables d’une nation ou d’une communauté à l’autre ? Voilà, en quelque sorte, la grande question.

Le philosophe français Michel Foucault soutenait naguère dans ses cours au Collège de France que le racisme s’inscrit en creux des mécanismes fondamentaux d’exercice du pouvoir d’État. De plus en plus engagé dans la préservation, l’amélioration et la sauvegarde de la vie, l’État moderne, selon Foucault, dut en toute logique renoncer par le fait même à la faculté de disposer de la vie, abdiquant du coup un pouvoir qu’il exerçait pratiquement sans contrainte physique, éthique ou morale auparavant. Or, l’idée de race et le racisme apparurent rapidement comme des stratagèmes permettant à l’État moderne de justifier ses interventions dans le champ de la vie, de décider qui peut vivre et qui ne mérite pas ce privilège, et donc de renouer en toute légitimité avec un pouvoir traditionnel. Le racisme offre au surplus la possibilité de dépolitiser toute démarche étatique d’élimination ou d’exclusion d’adversaires : par son entremise, l’État est investi du droit de supprimer ou de marginaliser ses ennemis non pas simplement parce qu’ils s’opposent à lui politiquement, mais bien en raison d’impératifs supérieurs de protection et de soutien de la vie. L’anéantissement ou la mise à l’écart de l’Autre – que le discours raciste a d’ores et déjà rangé du côté des inférieurs, des dégénérés, des anormaux – devient une condition nécessaire à la reproduction des populations que sa présence menace et donc à l’assainissement de la vie. Le racisme et, par extension, tout dispositif de catégorisation, de distinction et d’exclusion procurent par conséquent la caution morale nécessaire à l’État moderne pour nier la vie en dépit de sa promesse initiale de la soutenir (Foucault, 2003 : 254-257).

Suivant une perspective similaire, Goldberg (2002) affirme dans un ouvrage récent que l’idée de race sous-tend directement la genèse, le développement et les transformations de l’État-nation moderne ; elle en marque et en programme la configuration pratiquement dès les premiers moments de son émergence conceptuelle et institutionnelle. En retour, les appareils mêmes de l’État et les différentes technologies qu’il emploie ont servi à façonner, à modifier et à réifier les expressions concrètes de l’idée de race ainsi que toute pratique raciste d’exclusion et de subjugation. Selon Goldberg, l’idée de race et le processus d’élaboration de l’État moderne sont intimement enchevêtrés. À telle enseigne que les célébrations multiculturelles et les consignes antiracistes de l’État restent dans l’ensemble inaptes à dissiper la racisation des rapports sociaux ; l’État lui-même demeure dans son essence profonde irrémédiablement empreint de l’idée de race et se trouve dès lors incapable d’y soustraire ses pratiques et ses politiques.

Faut-il conclure que la situation des peuples autochtones au Canada et au Québec s’inscrit en définitive dans « l’ordre des choses » ? Qu’elle correspond à une tendance de fond inéluctable ? Qu’il serait vain d’espérer voir un jour les autochtones échapper au procès d’infériorisation auquel ils ont été soumis et dont l’État est largement responsable ? Non pas : les gains des dernières années sont tangibles et montrent bien que les luttes politiques autochtones ont réussi à faire avancer plusieurs dossiers importants. Reste que l’écart socioéconomique qui sépare les peuples autochtones et les populations allogènes est considérable et tarde à s’amenuiser. Les constats et la réflexion qui précèdent ont tenté de rendre compte des obstacles appréciables qui font rempart devant tout projet d’amélioration de la situation des peuples autochtones et devant toute volonté de changer la donne politique de leurs rapports avec l’État et les populations allogènes. Partant, il s’agit de penser la dynamique d’interaction entre les peuples autochtones et l’État et les populations allogènes en dehors des paramètres convenus, et de reconnaître que l’antidote à l’infériorisation des peuples autochtones doit s’inscrire non pas dans quelque mandement gouvernemental appelant à une plus grande ouverture à la diversité ethnoculturelle, mais bien dans la prise de conscience de la nature historique et de la dynamique contemporaine des rapports de pouvoir, de domination et de subordination qui imprègnent la relation entre les peuples autochtones et les populations allogènes.

Joyce Green a bien résumé la voie qu’il conviendrait d’emprunter pour renverser cette dynamique de pouvoir et favoriser l’instauration d’une relation qui ne se vivrait plus au désavantage des peuples autochtones :

Dès lors qu’on aura d’emblée et inconditionnellement reconnu que les peuples autochtones existaient avant l’occupation coloniale comme entités politiques autodéterminées, dotées d’une culture particulière et contrôlant un territoire donné et, qu’en vertu de cet état de fait, ils sont bénéficiaires de droits propres, on aura franchi le premier pas vers une nouvelle relation de nature postcoloniale entre l’État canadien et les peuples autochtones. Il faut en arriver à accepter que l’intégration des droits autochtones dans l’architecture même de l’État constitue un préalable essentiel à l’enrichissement et à la légitimation de la citoyenneté non autochtone. Pour cela, il faut plus qu’une simple inclusion de façade de contenus ou d’individus autochtones dans le corps politique canadien ; il faut changer la donne, renverser la logique colonialiste de manière à autochtoniser l’État, c’est-à-dire de manière à imprégner l’État de l’imagination sociétale autochtone. L’autochtonisation de l’État exige de procéder à la transformation des structures institutionnelles existantes, des processus économiques et politiques dominants, et des canons de la raison universitaire et de la culture populaire, non pas simplement en incorporant ou en rendant hommage à quelque valeur supposément autochtone, mais bien en veillant à ce que toute la fibre de l’imaginaire autochtone soit directement impliquée dans cette dynamique de transformation. Tant que les Canadiens ne seront pas véritablement saisis des impératifs de cette transformation, la citoyenneté et la souveraineté canadiennes resteront soumises à la logique colonialiste des origines.

Green, 2004 : 27-28

L’immuabilité apparente de la logique d’infériorisation des peuples autochtones n’est pas nécessairement irréversible. Il importe toutefois de prendre fait et acte, en toute lucidité, de l’existence et de l’action de cette logique afin d’abord de bien saisir les raisons profondes pour lesquelles les conditions de vie des peuples autochtones tardent toujours à s’améliorer, mais aussi – et peut-être surtout – pour bien cerner ensuite les problématiques qu’il faut désormais travailler à changer. Car tout l’enjeu de la reconfiguration des rapports entre autochtones et non-autochtones tient en cela : il s’agit d’interpeller radicalement, brutalement et sans complaisance la structure actuelle du pouvoir social, de remettre en question ses prémisses de manière à reconstituer sur des bases tout à fait nouvelles et rigoureusement empreintes de justice et d’équité la dynamique d’interaction et de coexistence entre la majorité allogène et les autochtones. Il y a là un préalable obligé à défaut duquel on se cantonnera encore indéfiniment dans des demi-mesures insatisfaisantes qui ne sont qu’insultes à l’intelligence des premiers peuples.

En termes plus concrets, cela signifie que les membres de la majorité allogène doivent apprendre à se départir des a priori normatifs ancrés dans l’imaginaire occidental qui trop souvent n’ont servi qu’à dénaturer les usages et cultures des peuples autochtones et à justifier leur assujettissement. Que l’on pense par exemple aux pratiques scientifiques courantes qui tendent, tant dans le champ des sciences naturelles que dans celui des sciences sociales, à considérer l’autochtone comme un « objet de connaissance » plutôt que comme un « sujet connaissant » ; d’où, même malgré les meilleures intentions et la sympathie la plus authentique, une certaine condescendance à l’égard des autochtones (Smith, 1999). Ne vaudrait-il pas mieux aborder les peuples autochtones de leurs points de vue, chercher à les connaître en fonction de leurs pensées respectives et en accepter les formes d’expression ? Il importe également de prendre conscience des limites que les institutions politiques dominantes imposent à leur émancipation et à leur relèvement social. Le système politique canadien repose en grande partie sur la reproduction de privilèges de classes, raciaux, coloniaux et patriarcaux qui disqualifient d’office tout candidat qui ne correspond pas aux profils dominants et aux conditions préétablies de succès politique. Il en est de même du système de marché capitaliste sur lequel se fonde l’essentiel de la dynamique des rapports sociaux : il est dans sa logique même, profondément discriminatoire (Lochak, 2003) et conduit d’emblée à l’exclusion qui n’est pas apte socialement, idéologiquement ou culturellement à en satisfaire les exigences (Latouche, 1993).

Autochtoniser l’État et la société – le défi est de taille, assurément. L’idée paraîtra utopique et irréaliste à plusieurs. Mais sans au moins quelque effort en ce sens de la part de l’État et des populations allogènes, il est difficile d’imaginer comment la situation pourra un jour véritablement changer au profit des peuples autochtones. À vrai dire, il en va de la santé de la démocratie et du renouvellement des termes de la citoyenneté au Canada et au Québec : la qualité du devenir de la communauté politique nationale dépend en grande partie de la nature de l’espace social et institutionnel qui sera aménagé aux peuples autochtones – et, plus généralement aussi, aux groupes minoritaires – de concert avec eux et selon des modalités qu’ils auront contribué à établir.