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Introduction

Notre propos s’inscrit au sein d’une réflexion sur les « pratiques citoyennes » ; il tente de mieux cerner ces pratiques à un moment où la citoyenneté entendue comme un rapport à l’État subit les redéfinitions de celui-ci et où semblent émerger – ou du moins être valorisées – de nouvelles formes d’engagement reposant sur des appartenances locales (Nootens, 2004). À partir de l’examen des pratiques citoyennes de deux types de groupes locaux, les comités de citoyens québécois et les comités d’intérêt de quartier marseillais, notre étude interroge les différences entre mouvements communautaire et associatif, réinscrivant ainsi l’analyse de la citoyenneté dans un rapport plus général au politique.

Les comités de citoyens québécois et comités d’intérêt de quartier français sont des objets d’analyse très pertinents pour quiconque s’intéresse aux pratiques citoyennes. Bien ancrés localement, les deux types de groupes ne défendent pas une cause particulière, mais ont pour ambition déclarée de susciter l’implication et l’intérêt des habitants de leur quartier respectif envers les affaires de la cité. Ils ont pour but de promouvoir la citoyenneté, à savoir la participation civique et politique de leurs concitoyens.

Le terme de pratiques citoyennes renvoie à de multiples réalités. Celles-ci sont à vrai dire aussi diverses que les différents aspects de la citoyenneté elle-même qui oscillent entre appartenance locale et idéal d’universalité. Notre perspective ne tente pas de définir ces pratiques a priori. Un de nos objectifs est justement d’analyser comment les groupes eux-mêmes entendent le terme de « pratiques citoyennes » et sur quels fondements et activités de telles pratiques reposent. À travers la comparaison entre groupes québécois et français, nous nous posons trois questions : 1) Quels sont les fondements et les pratiques communs aux groupes étudiés de chaque côté de l’Atlantique ? 2) Quelles sont les différences constatées ? 3) Comment expliquer ces différences ?

Notre analyse souhaite montrer que les pratiques citoyennes sont étroitement liées à l’identité des groupes – et qu’à ce titre, elles sont aussi très révélatrices de cette identité. Ainsi faisons-nous l’hypothèse que la différence entre mouvement communautaire et mouvement associatif se révèle déterminante dans les divergences entre les groupes quant aux pratiques citoyennes. L’appartenance au mouvement communautaire ou au mouvement associatif porte chacune en germe une conception spécifique de la participation au sein de la communauté, du rapport au collectif et au pouvoir. Une telle appartenance est ultimement significative d’un rapport au politique[1] qui consacre la différence entre mouvements communautaire et associatif.

Les expériences québécoises et françaises sont caractéristiques de la différence entre milieux communautaire et associatif. Québec a été marqué, dès « la Révolution tranquille », par l’émergence d’un réseau d’associations, relevant d’un mouvement dit « communautaire autonome », lequel se distingue à la fois du réseau social de l’époque de Duplessis et de la conception individualiste du bénévolat et de l’engagement civique des Canadiens anglais (White, 2001). En France, le mouvement associatif est en partie issu des corporations de métier et des groupes ou « sociétés » qui participent à la diffusion du mouvement et des idées révolutionnaires (Barthélémy, 2000). Les deux pays sont donc particulièrement révélateurs de la spécificité de chacun des deux mouvements, communautaires et associatifs, et justifient la pertinence d’une comparaison.

Plus précisément, nous avons centré notre étude sur l’observation participante de deux groupes, québécois et français : le Comité de citoyens et citoyennes du quartier Saint-Sauveur à Québec (CCQSS) et le Comité d’intérêt de quartier (CIQ) Saint-André à Marseille. À la participation assidue aux réunions et aux activités des groupes, entre les années 1996 et 1998 pour le CIQ Saint-André, et 1999 et 2001 pour le CCQSS, s’ajoutent des entrevues menées auprès des membres de chacun des comités, et un sondage distribué à l’ensemble des membres des deux groupes. Enfin, la littérature interne de ces organisations comme la presse locale a également fait l’objet d’une attention particulière.

Le CCQSS est né en 1973 des luttes contre la rénovation urbaine (Patsias, 2003) tandis que le nouvel essor des CIQ marseillais après la Seconde Guerre mondiale s’inscrit au sein du système de clientèle qui caractérisa la cité phocéenne des années 1950 au milieu des années 1980 (Donzel, 1998). Au-delà de ces genèses différentes, ces comités offrent des points communs qui rendent la comparaison pertinente. Outre une même ambition citoyenne, ils sont tous deux d’anciens quartiers ouvriers qui abritent aujourd’hui une population plus paupérisée que la moyenne.

La comparaison menée comprend deux parties. Nous exposons d’abord les fondements et les activités reliés à la citoyenneté pour chacun des groupes. Nous montrons ensuite comment les pratiques citoyennes des deux comités engagent un rapport particulier au politique, significatif de la différence entre mouvement communautaire et mouvement associatif.

La citoyenneté au sein des comités québécois et français : valeurs et pratiques

Les fondements de l’engagement citoyen pour les comités : entre nécessité et idéal

Les fondements de l’engagement au sein des groupes relèvent à la fois de la nécessité et de l’idéal.

De la nécessité : défense des intérêts et des droits des habitants, entre politique et civique

Les comités regroupent des résidants agissant bénévolement pour améliorer la vie au sein du quartier. Ils sont des lieux où les gens se réunissent pour parler de leurs préoccupations quotidiennes, mais à travers ces dernières se dessinent des projets plus vastes. Les comités souhaitent défendre et promouvoir la citoyenneté. La dimension citoyenne des groupes repose sur une participation et une implication dans les affaires publiques. Cette participation recouvre les deux dimensions du politique. Stratégique : les comités doivent intervenir sur la scène publique pour défendre les droits et les intérêts des habitants. Normative : les membres sont porteurs d’un projet civique et d’une vision du « vivre-ensemble ». Les comités entendent permettre à leurs membres de se réapproprier l’espace politique pour se réapproprier un espace géographique et social. La citoyenneté telle qu’elle est définie par les comités met donc en jeu une appartenance à un territoire et une conception du pouvoir au sens premier du terme comme capacité d’agir dans un espace.

Les comités souhaitent défendre les intérêts et les droits des habitants : « des groupes qui travaillent à défendre les droits » ou encore « nous sommes abandonnés mais nous avons des droits »[2]. Cette revendication est d’autant plus forte que les habitants des quartiers étudiés disposent de moins de ressources que d’autres pour se faire entendre sur la scène politique. Les membres des comités ont le sentiment d’être exclus de la sphère publique et d’être considérés comme des « citoyens de seconde zone »[3]. L’inégalité sociale entraînerait une iniquité de traitement et donc une inégalité politique ; ce constat légitime pour les groupes l’engagement et l’action politique. Pour les deux comités, la participation dans l’espace public relève d’une nécessité – « if you don’t do it, nobody else will », selon l’expression d’Oliver (1984). Les comités entendent mobiliser et faire participer les habitants de ces quartiers qui peuvent avoir tendance à peu s’impliquer dans la vie politique. Les slogans des groupes sont ici révélateurs : « Participez[4] » pour le CIQ, ou pour le CCQSS « Trente ans de citoyenneté en action[5] ».

Cette reconquête d’un espace politique comporte une dimension civique contenue dans l’idée de défense de droits. L’implication dans l’espace public doit permettre la revendication de droits au sein d’un espace géographique. Et cette revendication repose sur une double affirmation : celle du respect des droits des membres et celle de la capacité des membres à exercer leurs droits et à dire le droit. La première suppose l’application d’une même règle à tous les citoyens et rejoint le souci des groupes et particulièrement du CCQSS[6], de lutter contre la discrimination. La seconde fait référence à la participation politique déjà évoquée, mais engage également la défense de valeurs et la capacité d’élaborer une vision de la vie en commun dans le quartier. Elle justifie la reconquête d’un espace social et civique indispensable au sentiment d’appartenance à la collectivité.

La lutte des deux groupes contre les incivilités est ici révélatrice. Les membres accordent une attention particulière aux manifestations de violence ordinaire (insultes, dégradations de la propriété ou des lieux publics) qui nuisent à la qualité de vie des habitants. C’est pourquoi les groupes aussi bien à Saint-André qu’à Québec ont mené plusieurs actions pour améliorer la sécurité du quartier (îlotage policier à Marseille, instauration d’une police communautaire à Québec). Les comités se sont également mobilisés pour rendre plus facile aux mères de famille l’accès des parcs de leurs quartiers respectifs lesquels étaient devenus le lieu de refuge des toxicomanes. À travers ces interventions, les membres défendent un idéal de vie en commun et donc des valeurs (Pharo, 1985). Ils participent à l’édiction des règles en vigueur sur un espace affirmant ainsi leur contrôle de cet espace. En maîtrisant leur espace quotidien, les acteurs ont l’impression d’être intégrés à un lieu, de pouvoir s’y attacher (Roché, 1996). La possibilité d’agir rend possible l’appartenance à la communauté. En défendant les civilités, les membres des groupes se réapproprient donc un espace physiquement et symboliquement ; ils réaffirment une appartenance et une identité.

Pour les comités, l’implication dans les affaires de la cité commence par une implication dans le milieu de vie des habitants. Il s’agit de commencer par « le bas » et d’agir au plus près des problèmes des habitants.

De l’idéal : entre individuel et collectif, une conception libérale et républicaine

Pour les groupes, l’engagement dépasse largement l’aspect de la nécessité. Il est valorisé en lui-même et témoigne de la dimension civique des groupes et d’une conception de la citoyenneté. Dans les comités, celle-ci emprunte certains traits à la vision républicaine selon laquelle l’individu n’est pleinement lui-même qu’à travers un engagement dans la cité. Cette réalisation de soi à travers l’engagement dans les affaires publiques dessine en filigrane une conception de la liberté qui fait encore écho à la tradition républicaine. La nécessité de l’action politique s’explique par la conquête d’une liberté, d’une autonomie. En s’impliquant dans la sphère publique, le citoyen accroît sa liberté, car il décide du moins pour une part de sa propre destinée. Cette conception s’inscrit dans la pensée de l’École de Palo Alto dont le CCQSS revendique l’héritage[7], elle répond à l’énoncé de la fédération des CIQ : « ne laissez pas les autres décider pour vous, prenez votre destin en main ». Ces propos témoignent d’une philosophie de l’action présente dans les deux groupes : face aux difficultés, il ne faut pas subir, mais agir, ce qui se traduit dans certains slogans (« Il faut que ça cesse : Agissons ! ! ! », « L’union fait la force, mobilisons-nous » au CCQSS)[8] ou propos (« Il ne suffit pas de se plaindre, il faut faire quelque chose », la secrétaire du CIQ marseillais).

Cependant, si pour les membres des groupes, la participation à la vie civique et politique est un bien en soi, elle garde un caractère non obligatoire, elle est un idéal qui demeure un choix pour l’individu. Cette conception se reflète dans la volonté des deux groupes de respecter le rythme et le désir de s’impliquer de chacun : « Nous agissons au rythme des gens, soit selon leur volonté et sur la base de leur capacité[9]. » S’ils souhaitent une reconnaissance de leur travail (selon les termes de la secrétaire du CIQ), les membres comprennent également les difficultés de l’engagement et admettent volontiers que certains citoyens puissent y déroger. « C’est quand même difficile, les réunions, ça prend du temps, surtout si tu es encore actif » (membre CIQ Saint-André). De ce point de vue, les visions des membres ne s’écartent pas totalement de l’héritage libéral et se différencient des fondements républicains.

L’idée d’engagement comporte également une vision de l’individu et de ses droits. C’est l’idéal d’égal respect[10] qui justifie l’exigence d’égal traitement entre les membres et débouche sur l’engagement dans la collectivité. À cet égard aussi, les comités affichent un legs libéral.

Cette conception de l’engagement qui emprunte à la fois à une vision de l’individu et de l’action souligne le lien qu’établissent les groupes entre individuel et collectif. L’appropriation collective d’un espace de vie, d’un espace politique, repose sur une conception de l’individu, d’une part, et se construit à partir d’actes individuels, d’autre part. Les deux groupes n’opposent pas individuel et collectif. Cette vision se retrouve dans les justifications données à leur engagement par les membres et la certitude « qu’il n’y a pas de petits gestes, que tous les gestes comptent » (propos de Lise, la permanente du CCQSS). Elle souligne les fondements empiriques du politique et le lien opéré par les groupes entre social et politique. Si le politique ne se confond pas avec le social, il est déterminé à partir d’une expérience quotidienne. L’action collective passe par un engagement individuel.

Cette conception explique les pratiques de l’engagement mises en oeuvre au sein des groupes, tant du point de vue des actions menées que des processus de mobilisation que celles-ci supposent.

Les pratiques des comités : actions et mobilisations

Les actions

Les actions des comités illustrent la précédente philosophie ; elles vont des actions menées à un microniveau et visant l’amélioration de la vie dans le quartier (demande aux services publics municipaux de travaux de voirie par exemple) jusqu’à des actions plus directement politiques et ayant une portée plus large (manifestations contre la pauvreté ou en faveur du financement du logement social). Les secondes sont cependant plus nombreuses dans le comité québécois qui, à la différence du comité marseillais, ne craint pas de faire ressortir la dimension idéologique des conflits. Néanmoins, les deux groupes s’attachent toujours à la dimension concrète des enjeux et à leurs conséquences sur la vie des habitants. Cette attention particulière rejoint les présupposés philosophiques des groupes sur la dimension sociale du politique et l’importance de « la base » dans l’élaboration des projets politiques.

Les actions des comités empruntent à tous les registres de l’action collective : de la négociation avec les responsables politiques jusqu’aux actions plus contestataires comme les manifestations. Une différence est cependant ici notable entre les deux groupes : les actions contestataires demeurent rares, voire exceptionnelles au sein du CIQ Saint-André qui préfère des modes d’action plus conventionnels et consensuels[11].

Les mobilisations

Les actions entreprises par les groupes ne sont pas uniquement dirigées vers les responsables politiques : une grande partie d’entre elles ont trait à la mobilisation des militants. Il s’agit le plus souvent de réunions ayant pour objectif d’informer les membres sur certains sujets et de susciter leur soutien ou leur participation à des actions. L’information diffusée n’est donc pas exempte d’idéologie. Ce point admis, les groupes accordent une grande importance à la diffusion d’un savoir expert sur les enjeux ; ils n’hésitent pas non plus à organiser des débats. Ainsi, à Marseille, le comité invite fréquemment des fonctionnaires pour expliquer les positions retenues par exemple lors de la construction du TGV (train grande vitesse). Les membres les plus impliqués vont aussi suivre une formation sur un sujet donné et transmettre ensuite leur savoir. C’est ce qui s’est produit lors de l’adoption du nouveau POS (Plan d’occupation des sols) ; certains membres ont ainsi acquis une connaissance pertinente dans le traitement des déchets, ont consulté des revues spécialisées et ont mis à contribution leurs réseaux personnels en plus du Web. À Québec, le groupe organise des séances consacrées à un thème précis où est invité l’ensemble des habitants du quartier. Durant la période de l’enquête, les réunions ont notamment porté sur la mondialisation avec la présence du président du groupe ATTAC-Québec[12], le développement et la pauvreté ou encore le logement social. Le CCQSS profite ici de son insertion au sein des groupes communautaires qui vont partager avec lui des ressources humaines et matérielles. La mobilisation pour les comités suppose une expertise et donc un apprentissage.

À ce savoir expert s’ajoute la transmission de convictions et de valeurs. La diffusion de celles-ci dans les groupes ne doit cependant que, pour une part, aux discours et réflexions, car, en général, l’acquisition de ces valeurs s’appuie sur un « être-ensemble », une sociabilité, et donc le partage d’activités sociales plus que politiques – fêtes des fleurs, soupers de pâtes à Québec ou, encore, voyages, apéritifs et parties de pétanque à Marseille. Lors de ces réunions, la dimension politique n’est pas absente, mais elle relève du diffus et de l’implicite plutôt que de l’explicite.

La notion d’apprentissage chez les deux groupes renvoie donc à la fois à une expertise et à l’acquisition de valeurs et de convictions. Ces dernières contribuent au sentiment d’appartenance et à la construction d’une identité collective. Ces deux aspects de l’apprentissage sont significatifs des deux dimensions de l’engagement dans les comités comme capacité d’agir individuelle et comme appartenance à un groupe et puissance d’agir collective.

Les comités étudiés témoignent donc de certaines conceptions communes dans leur vision de l’engagement et dans leurs actions, bien que des différences apparaissent dans les modalités d’action et plus généralement dans le rapport à la lutte. De telles différences entre les deux groupes sont révélatrices d’un rapport spécifique au politique, étroitement lié à la nature « communautaire et autonome » du groupe québécois.

La citoyenneté au sein des comités québécois et français : des différences entre mouvement communautaire et mouvement associatif

Malgré un discours sur la citoyenneté commun aux deux groupes, une divergence majeure caractérise les conceptions du politique de ces derniers. Si le CCQSS affirme clairement une dimension politique, le CIQ marseillais défend un apolitisme affiché.

Cette différence révèle des rapports spécifiques au politique, lesquels témoignent d’une lecture idéologique du monde et d’une histoire.

CCQSS et CIQ : des rapports différenciés au politique

Les rapports au politique chez les deux groupes ont pour source des représentations du politique liées à la fois à des valeurs et à des pratiques. Relevant d’un temps long du politique, elles sont significatives de cultures politiques particulières qui scellent la différence entre mouvement communautaire autonome et mouvement associatif.

Des représentations différentes du politique ?

L’affirmation d’apolitisme est patente au sein du comité marseillais : « toute discussion politique, philosophique ou religieuse est exclue des assemblées générales », ou encore « [...] ensemble, les membres de leurs conseils d’administration [des comités] ne doivent avoir qu’un seul but : défendre et promouvoir les prérogatives de leur quartier en faisant fi de leurs divergences éventuelles »[13]. L’apolitisme marseillais ressort « d’une philosophie » suivant laquelle les habitants doivent dépasser leurs divergences pour réussir à travailler en commun. La solidarité entre les membres, l’importance accordée à la connaissance des problèmes et la bonne volonté de chacun doivent permettre de surmonter les antagonismes et de trouver des solutions aux différents dossiers. Le comité craint que l’affirmation de préférences politiques ne rende l’atteinte de cet idéal impossible. Afficher des convictions personnelles pourrait transformer les débats d’idées en conflits idéologiques et partisans.

Cette revendication apolitique traduit une représentation du politique qui valorise le consensus et la coopération, et une méfiance envers la dimension antagoniste du politique, celle-ci étant reliée à la violence et à la « politique politicienne » marquée par les luttes pour la conquête du pouvoir et la satisfaction des ambitions personnelles. Implicitement, les acteurs marseillais opèrent une distinction entre la et le politique, la première, assimilée au système politique et aux rivalités pour le pouvoir (la « guéguerre des partis » selon l’expression d’un membre du CIQ) suscite la méfiance. Pomme de discorde et ferment du désaccord, la politique nourrirait un marchandage aux services des intérêts personnels (Patsias, 2003). Le politique envisagé comme une participation à la définition du « vivre-ensemble » n’est pas l’objet des mêmes suspicions. Cette distinction entre « la » et « le » politique explique la volonté du groupe de se détacher de tout engagement idéologique ou partisan tout en revendiquant un engagement civique et une amélioration de la vie en commun dans le quartier.

Si le CIQ marseillais se dit « apolitique », ce terme a une consonance négative pour le comité québécois qui affiche son caractère politique. Celui-ci comprend non seulement un aspect civique, à savoir une implication dans les affaires de la cité, mais aussi un aspect idéologique. Le groupe défend un projet de société qu’exprime son engagement dans le mouvement communautaire. Cet engagement, profondément ancré à gauche de l’échiquier politique, suppose, du moins à l’origine, une remise en cause des rapports sociaux et économiques de la société libérale (White, 2001). La volonté de changement social fonde la nécessité du politique et la reconnaissance de la dimension antagoniste de celui-ci. Le politique, les luttes et les conflits que celui-ci suppose constituent un moyen collectif pour changer la société. Refuser le politique serait en quelque sorte se cantonner à une action sociale au sein de la société civile.

Si le CCQSS ne renie pas l’action sociale, il prétend lui donner une portée plus large en s’intéressant à la répartition du pouvoir et aux grands enjeux de société. Cette vision collective du politique a aussi un pendant individuel : l’engagement politique est un moyen d’émancipation, de réalisation individuelle. Le groupe croit en la nécessité de transformer le social tout en transformant la personne, et le politique participe de cette transformation. Le terme de « conscientisation », qui n’est pas exempt de relents marxistes, est ici révélateur : « les habitants doivent prendre conscience de leurs conditions et de la nécessité du politique[14] ».

Rapport au politique et histoire

Ces conceptions du politique s’inscrivent au sein d’histoires respectives qui, chacune, ont façonné des pratiques et des rapports particuliers au politique. Les comités marseillais sont certes nés de la volonté des habitants de se regrouper, mais ils ont été durant des années les instruments d’une politique clientéliste au service du maire de la ville, Gaston Defferre (Donzel, 1998). Ces pratiques de clientèles ont fortement influencé la conception du politique et la revendication d’apolitisme des comités marseillais.

Si les relations entre CIQ et autorités politiques ne relèvent plus à proprement parler d’un système de clientèle, le clientélisme a favorisé le recours à la négociation et fondé le politique sur des rapports d’interconnaissance et d’échanges. Un tel fonctionnement est difficilement conciliable avec une dimension idéologique trop prononcée, peu compatible avec des relations « personnelles ». Une neutralité politique, du moins affichée, est plus propice aux liens interpersonnels qui mettent de l’avant les qualités propres aux acteurs, les rapports humains et la capacité d’échange plutôt que l’engagement et les orientations idéologiques. Dans le système politique marseillais de l’époque, l’affirmation d’une orientation politique contraire aux partis au pouvoir pouvait être préjudiciable aux comités. La stratégie de la neutralité était donc la plus opportune tout en permettant de multiplier les allégeances au-delà d’une seule appartenance politique.

Paradoxalement, l’apolitisme des groupes marseillais est aussi une tentative d’émancipation de la relation de clientèle. À travers celui-ci, les CIQ veulent affirmer leur autonomie face aux représentants politiques et surtout signifier aux habitants « leur neutralité » et leur volonté de servir tous les citoyens du quartier. Ce rejet de la politique comme engagement partisan n’a pas été sans influencer le rapport au politique dans son ensemble, surtout dans le contexte contemporain de crise et de dénégation de la chose publique. Il justifie à bien des égards, l’identité apolitique des groupes.

Le CCQSS, né des conflits urbains des années 1970, est quant à lui le fruit de luttes politiques (Tremblay, 1987). La dimension politique du comité est appréhendée comme l’héritage des luttes fondatrices du groupe, y renoncer serait en quelque sorte remettre en cause l’identité et les engagements initiaux du CCQSS. Dès ses origines, le groupe greffe à ses demandes urbaines un discours sur le changement social et la justice sociale. Aujourd’hui encore, le groupe dénonce le libéralisme économique et la primauté du marché comme en atteste son engagement altermondialiste[15]. Au sein du CCQSS, les engagements politiques ne sont pas seconds ou conséquences de revendications initiales ; ils en sont les fondements. L’ancrage à gauche du comité est historique et fait partie de son identité au même titre que son appartenance au mouvement communautaire autonome québécois.

Néanmoins, le politique peut faire, comme à Marseille, l’objet de méfiance. Le CCQSS craint l’ingérence du politique ou plutôt de l’État. À la différence de son homologue marseillais qui redoute le pouvoir ou, plus précisément, l’effet du pouvoir sur les individus, le groupe québécois appréhende le pouvoir de l’État et c’est ce dernier qui justifie la revendication d’autonomie du CCQSS[16]. Cette affirmation d’autonomie est considérée comme un élément essentiel du groupe, que traduit l’appartenance au mouvement communautaire autonome (White, 2001).

Le CIQ et le CCQSS partagent une approche empirique du politique laquelle construit le politique à partir du social. L’histoire de chacun des groupes souligne cependant des divergences dans leurs fondements idéologiques. Un même discours sur la citoyenneté repose en fait sur des rapports particuliers au politique. Dans le comité marseillais, la dimension politique est implicite. D’une part, les membres du comité ont noué des liens avec les représentants politiques et, d’autre part, ils défendent une vision du quartier. À ce titre, le CIQ a bien une vision minimale de la vie en commun et des rapports sociaux. Mais, et la différence est de taille, le groupe marseillais ne promeut pas, contrairement au CCQSS, un projet social ; en fait, il est dépourvu d’un engagement idéologique en faveur du changement social (c’est-à-dire d’un changement dans les rapports sociaux). Cette différence rejaillit dans la façon dont les groupes se définissent eux-mêmes et dans leur rapport au politique. Le CIQ insiste surtout sur sa dimension civique et son rôle dans l’amélioration de la vie des habitants. L’appellation littérale du groupe « Comité d’intérêt de quartier » comme ses origines (la demande de services) est révélatrice à cet égard. Pour le CCQSS, la dimension politique est explicite, constitutive d’une identité. Le politique recoupe un engagement idéologique, il est une fin et un moyen. Ce caractère a priori du politique justifie la superposition des enjeux dans le groupe québécois, lesquels vont de l’amélioration de la vie dans le quartier jusqu’à une lutte pour le changement social.

Cette différence entre groupes québécois et marseillais fait bien ressortir la distinction entre mouvements communautaire et associatif.

CCQSS et CIQ : de la différence entre mouvement communautaire et mouvement associatif

Les conceptions de l’engagement et le rapport au politique du CCQSS sont significatifs de l’appartenance du groupe au mouvement communautaire autonome.

Mouvement communautaire et mouvement associatif : une réflexion distincte sur le politique et le civique

Le mouvement communautaire a, dès son origine, affirmé une dimension politique qui implique à la fois une conception de l’individu et un projet de société.

Ce projet, dont le but est de défendre les plus démunis et de repenser les rapports sociaux contemporains, s’appuie sur une approche très concrète. Les groupes formant le mouvement communautaire souhaitent être des solutions de rechange aux services offerts tant par l’État que par le privé. L’action collective telle qu’elle est exprimée par le CCQSS emprunte à ce double héritage. La défense des plus démunis nécessite une mobilisation collective et une capacité d’agir en commun. De ce point de vue, la notion renvoie à l’existence d’un groupe. Elle suppose un sentiment d’appartenance à ce groupe, et la reconnaissance d’un « être-ensemble » fondé sur des valeurs partagées. Elle a cependant aussi des racines individualistes : l’individu, comme le mouvement communautaire, doit conquérir son autonomie et ne saurait se résumer à une position d’assisté. La liberté politique fait écho à une liberté individuelle et s’insère dans la maîtrise d’un destin personnel[17]. Cette idée qui doit beaucoup à la présence des travailleurs sociaux dans le mouvement communautaire[18] lie développement personnel et engagement collectif. À travers son engagement dans la cité, l’individu se réalise non seulement comme citoyen, mais aussi comme personne. Cet aspect est totalement absent du CIQ marseillais.

Le comité Saint-André relève du mouvement associatif. En fait, le vocable a une signification beaucoup plus large que celui de communautaire. Il désigne un ensemble de groupes qui, au Québec, s’inscriraient dans des catégories différentes (organismes sans but lucratif, groupes communautaires, associations). Les associations françaises rassemblent donc des groupes très divers allant du groupe de loisirs à l’organisme oeuvrant dans l’espace public. Le contenu plus large du terme est significatif d’une structuration particulière de la société civile à l’égard de l’État et d’une conception de l’intérêt général. L’ensemble des groupes issus de la société civile, quel que soit leur objet (et donc leur dimension politique) relève de la loi 1901. Celle-ci scelle l’existence d’une société civile entre l’État et la sphère privée, mais consacre aussi la démarcation nette entre le domaine de la société civile et celui de l’État. Elle souligne implicitement que l’État reconnaît, à quelques degrés près, le même statut aux groupes de la société civile, l’élément fédérateur étant justement la place de ces groupes par rapport à l’État et la capacité de ceux-ci à représenter les intérêts particuliers. Jusqu’à une évolution récente (que certains questionnent encore), l’État restait en France le seul garant de l’intérêt général (Rui, 2004).

Originellement, le mouvement associatif est adjoint à l’idéologie libérale, les associations symbolisent le besoin de liberté, le droit d’expression des individus et affirment le droit de ces derniers de se réunir en dehors des liens familiaux ou de clans. En France, chaque association peut défendre une cause, mais ces associations ne sont pas rassemblées autour d’une idée du bien commun, à l’instar du mouvement communautaire autonome québécois. Le mouvement associatif renvoi a priori davantage au civique qu’au politique. Il ne se construit pas à travers un projet d’investissement du politique. Enfin, il est dénué de la dimension de développement personnel[19] qui teinte le mouvement communautaire.

Le mouvement communautaire autonome suppose une articulation entre individuel et collectif, et une conception de l’individu dans le collectif absente du mouvement associatif. Le CIQ s’arrête à une approche empirique du politique fondée sur des perceptions du quotidien. Le CCQSS va beaucoup loin, non seulement il relie politique et social, mais également politique, social et personne. L’engagement communautaire repose sur une vision de l’individu comme personne et comme citoyen, et sur un rejet de l’opposition entre individuel et collectif. Il désigne une capacité d’agir individuelle, inspirée et nourrie par l’appartenance à un groupe.

La différence entre mouvements communautaire et associatif réside dans l’histoire de la gouverne et des mobilisations collectives propres à chaque pays. Cette histoire participe d’un processus de structuration de la société civile et de l’État qui relève d’un temps long du politique. Si notre ambition n’est de dresser ni la genèse, ni la généalogie d’un tel processus, il nous apparaît nécessaire de revenir sur les différentes visions de l’intérêt général dans chacun des pays, objet de notre enquête. Étroitement liées au précédent processus, ces visions éclairent un rapport à l’État et, conséquemment, la place du mouvement communautaire et associatif dans leurs sociétés respectives. Elles ne sont pas sans influencer le degré d’affirmation politique de chacune des traditions considérées, communautaire ou associative.

Mouvement communautaire et associatif et vision de l’intérêt général

Le mouvement communautaire est marqué par un rapport particulier à l’État. D’un côté, les groupes qui veulent instaurer des services et des façons de faire différentes se méfient d’une éventuelle récupération, de l’autre, ils souhaitent être financés et voir leur contribution à la société reconnue. Certains groupes du milieu communautaire autonome bénéficient d’un financement des autorités publiques[20]. Ce financement constitue une différence majeure entre les comités de citoyens français et québécois, puisque les premiers ne reçoivent aucun subside autre que les cotisations ou les dons de leurs membres.

Fruits de tensions historiques, la place et le rôle du mouvement communautaire dans la société québécoise sont cependant influencés par une conception de l’intérêt général qui puise aux sources anglo-saxonne et française. La vision québécoise de l’intérêt général est plus ouverte aux intérêts particuliers. Si l’intérêt général est bien transcendant aux intérêts particuliers, ceux-ci ont tout de même droit de cité. Les intérêts particuliers prennent part à la formation de l’intérêt général qui résulte d’un compromis entre ces derniers. Le Québec partage la conception libérale de la représentation (Manin, 1995). L’implication citoyenne s’appuie sur le souci des citoyens de leurs propres affaires et promeut l’entraide entre les citoyens pour résoudre leurs problèmes. Dans une telle conception, la participation à un groupe communautaire correspond aux valeurs civiques et elle est valorisée.

Ainsi, paradoxalement, le milieu communautaire dont les conceptions dépassent largement la vision libérale, tant du point de vue politique que philosophique, profite d’une conception de l’intérêt général plus libérale. La position des CIQ français qui accèdent au politique par la porte du civisme témoigne certes d’un héritage clientélaire, mais s’inscrit aussi dans une vision de l’intérêt général qui ne fait encore que peu de place aux intérêts particuliers.

L’analyse des pratiques citoyennes des deux comités souligne la spécificité du milieu communautaire autonome québécois. Non seulement celui-ci ne sépare pas le privé et le public, le social et le politique, mais en outre l’un se construit par rapport à l’autre et inversement. Le croisement entre les précédentes sphères ne repose pas uniquement sur le partage d’une sociabilité et une vision empirique du politique : elle suppose un développement personnel qui passe par un engagement collectif. Le mouvement communautaire porte donc bien une vision du bien commun, mais s’inspire d’une conception résolument moderne de l’individu.