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L’échec scolaire a été abondamment traité, analysé, documenté, interprété au cours des dernières années comme en témoigne la récurrence du thème dans la littérature sociologique. La réussite scolaire a elle aussi été étudiée sous toutes ses coutures. Les études portant sur le sujet laissent entendre qu’à l’intérieur de la structure scolaire contemporaine deux avenues s’offrent à l’étudiant : celle de la réussite et celle de l’échec. Entre les deux, un gouffre quasi infranchissable. La spécificité et l’originalité que présente la recherche qu’ont menée Bertrand Bergier et Ginette Francequin résident en ce qu’ici, échec et réussite se croisent, se conjuguent. En effet, le sociologue et la psychologue ont tenté de comprendre comment échec et réussite peuvent s’articuler au sein du parcours scolaire d’un seul individu, au sein d’un même cursus scolaire. Comment un étudiant multiredoubleur, relégué, décrocheur peut-il finalement parvenir à compléter un doctorat en médecine ?

De tels parcours existent. Bertrand Bergier et Ginette Francequin les ont débusqués et sont parvenus à former un échantillon de 111 étudiants atypiques. Chacun d’eux a redoublé de deux à cinq fois entre la maternelle et le bac[1], a été orienté vers un cycle court (CAP ou BEP[2]) ou a abandonné l’école quelque temps avant de revenir en force, de réintégrer les rangs et de parvenir à valider, à tout le moins, un deuxième cycle universitaire. Ces étudiants que l’on croyait depuis toujours incapables de performer, que l’on disait « inaptes aux études », que l’on qualifiait de « nuls », ont prouvé qu’il est possible de faire fi des statistiques et de réussir envers et contre tous. Mais comment s’y sont-ils pris ? Comment sont-ils parvenus à franchir des obstacles que l’on pourrait croire insurmontables ? C’est ce que tentent de découvrir Bergier et Francequin. En analysant les différents parcours scolaires atypiques des 111 répondants, les auteurs dégageront certaines constantes qui, par-delà les déterminismes sociaux et les différences individuelles, permettent de croire que ces « histoires » atypiques sont « susceptibles d’être rejouées ».

Afin de mener à bien leur recherche, les auteurs ont comparé l’échantillon type de 111 individus à deux autres échantillons : un premier constitué de 104 personnes ayant terminé au moins un deuxième cycle universitaire sans toutefois avoir cumulé de retard ou de redoublement (parcours long classique) et un second constitué de 107 personnes ayant redoublé ou ayant complété un cycle professionnel sans toutefois entreprendre d’études universitaires (parcours court).

L’ouvrage est le fruit de l’analyse des données qualitatives qui résultent de cette triple comparaison et il est divisé en deux parties distinctes. La première permet de mettre en relief et d’étudier comment les différentes variables sociologiques classiques que sont l’âge, le sexe et, bien sûr, l’origine sociale agissent sur le parcours scolaire. Ces premiers chapitres sont consacrés, en quelque sorte, aux caractéristiques « typiques » de cette population atypique. On apprend, entre autres, que la majorité des élèves de l’échantillon est souvent plus jeune que la moyenne des étudiants à son arrivée au primaire. Ce léger avantage est généralement de courte durée puisque les nombreux redoublements qui ponctueront le cheminement scolaire de ces enfants viendront ronger cette avance. On apprend également que les filles, après avoir accumulé un certain retard au cours de la formation secondaire, seront souvent tentées de mettre fin à leurs études universitaires plus prématurément que les garçons, que ce soit pour des raisons d’indépendance économique ou pour des raisons affectives ou familiales. Finalement, on apprend que l’origine sociale a une grande incidence sur le parcours scolaire des étudiants. En effet, si les élèves issus des milieux populaires sont souvent « fortement » encouragés, voire forcés de prendre le chemin de l’enseignement professionnel, on préfère faire redoubler ceux issus des milieux plus fortunés, pour lesquels les cycles professionnels ne sont (pratiquement) pas socialement envisageables. L’école agit donc sur ce plan en tant que régulateur social et il est particulièrement ardu pour les élèves de sortir de cette structure socialement construite.

Bien qu’intéressante et relativement exhaustive, cette première partie ne dévoile au lecteur rien qu’il ne sache déjà et c’est avec impatience qu’il abordera la seconde moitié de l’ouvrage, consacrée celle-ci à l’analyse des passerelles, des chemins de traverse qu’autorise l’école et qu’empruntent les étudiants aux parcours atypiques afin de parvenir à relancer leur carrière scolaire et à atteindre les cycles supérieurs.

Comme le préciseront les auteurs, les possibilités de parcours atypiques se construisent principalement à l’intérieur de la structure de l’institution éducative. À l’école se trouvent, au-delà des voies connues et socialement indiquées, certains sentiers que les auteurs appelleront les chemins de « la seconde chance », qui permettent aux étudiants atypiques de contourner certaines règles tout en demeurant dans le système scolaire. Certains étudiants pourront ainsi intégrer des structures marginales et innovantes telles que les maisons familiales et rurales ou les lycées publics alternatifs. Les élèves qui préféreront, pour leur part, demeurer dans la structure régulière pourront profiter de l’élaboration de classes passerelles (classes complémentaires ou classes d’adaptation scolaire), de passages « incertains » (par exemple, accès à une seconde après une troisième technique) ou de déviations permettant de contourner le bac (par exemple le centre expérimental de Vincennes). Ces différentes traverses offrent aux étudiants auxquels les voies régulières ne conviennent pas la possibilité d’espérer en une carrière scolaire longue. Mais qu’est-ce qui explique que certains élèves décideront d’emprunter ces avenues alternatives alors que d’autres préféreront abandonner ?

Ici, les auteurs recentrent leur analyse sur l’élève lui-même et tentent de cerner comment l’étudiant, au fil de ses expériences scolaires, parviendra à évoluer et à cheminer grâce à un double appui : un appui « sur » et un appui « contre ». Ces deux types d’appuis permettront à l’étudiant de se « fabriquer une ambition à partir de ce qui lui arrive », à partir des diverses expériences qu’il vivra en classe. La première de ces expériences est celle de la bonne note. L’élève confronté depuis des années à des résultats médiocres, à des redoublements ou à une relégation verra ses habitudes changer le jour où un de ses travaux recevra la mention « bien » ou qu’une de ses productions sera prise comme exemple ou comme modèle devant l’ensemble de la classe. Soudainement, il prendra conscience qu’il peut parvenir à obtenir de bons résultats et que ses redoublements ou sa relégation est en fait illégitime. Au fur et à mesure, l’élève reprendra confiance en lui et en ses capacités et l’expérience de la bonne note se répétera de plus en plus souvent jusqu’à devenir habitude. Afin de favoriser l’avènement de cette première bonne note, les auteurs prônent l’utilisation de systèmes de notation différents et d’évaluations formatives qui permettront à l’étudiant de se réaliser autrement et de briser le cycle de l’échec. Qui plus est, les auteurs soulignent que l’expérience de la confrontation culturelle peut également être porteuse de changement et constituer un appui positif, particulièrement pour les étudiants issus de la classe sociale ouvrière. En effet, l’élève, amené à côtoyer, au sein de sa classe de théâtre par exemple, d’autres élèves issus de classes sociales plus aisées, pourra se comparer et, ultimement, s’identifier à ces jeunes et vouloir pour lui-même ce que ces autres étudiants possèdent : l’espoir d’un long cheminement scolaire.

Toutefois, les auteurs diront que l’appui sur des gratifications scolaires et sur des modèles ne suffit pas à garantir l’ascension scolaire des jeunes atypiques. Ils doivent également parvenir à s’appuyer « contre » les humiliations scolaires ou sociales qu’ils ont vécues depuis leur intégration à l’école et « vouloir leur revanche ». L’élève redoubleur qui se retrouve dans la même classe qu’un voisin de deux ans son cadet sera humilié et voudra à tout prix remédier à cette situation, prouver qu’il est plus vieux, prouver qu’il est meilleur et que sa place n’est pas là. L’élève déclassé est lui aussi déçu de sa position et trouve cette situation illégitime et injuste. Chacune de ses bonnes notes servira à témoigner de cette injustice et l’encouragera à lutter contre cet état de choses. Combiné aux expériences positives, l’appui « contre » insuffle à l’étudiant la volonté et la force de lutter contre les injustices du système scolaire.

Est-ce que cette seule volonté personnelle est suffisante pour permettre à l’élève de se sortir de la relégation ? Bien qu’il s’agisse d’une étape importante, la recherche prouve que l’élève doit également pouvoir compter sur des « complicités de l’intérieur » afin de parvenir à faire évoluer les choses. Ces complices sont souvent des habitués du système, conseillés pédagogiques, orienteurs, qui connaissent les impasses, les passe-droits, les voies d’ascension qui permettront à l’élève de profiter de l’aide supplémentaire nécessaire afin de parvenir à contourner les voies administratives rigides et souvent particulièrement périlleuses. Un professeur peut aussi assumer ce rôle de complice, par exemple en encourageant l’étudiant, en parlant en son nom au directeur ou en prodiguant certains conseils. On souligne également l’importance du contexte extérieur dissuadant, contexte où l’insertion professionnelle apparaît compromise ou dévaluée. La faible valeur (économique ou symbolique) sur le marché du travail du titre obtenu peut à elle seule fortement encourager l’étudiant à poursuivre ses études.

Les auteurs concluent en synthétisant l’information recueillie auprès des répondants et en formulant des recommandations quant aux modifications à apporter au système scolaire ainsi qu’à la formation des maîtres. Ils suggèrent l’embauche de personnel de soutien dans les écoles et la formation de véritables équipes de travail au sein de chacun des groupes-classes afin d’assurer un meilleur encadrement et de permettre à chaque élève de se développer de manière optimale, le tout combiné à certaines modifications à la formation des maîtres. Selon eux, une plus grande place doit être accordée à la pédagogie différenciée et à la psychopédagogie dans les salles de cours universitaires afin que les enseignants puissent profiter d’un bagage pédagogique plus complet. Ils prônent également le travail interdisciplinaire à l’intérieur de chacune des commissions scolaires garantissant une meilleure communication entre toutes les sphères d’acteurs impliqués dans l’éducation, que ce soit sur le plan interne (communication entre professeurs, psychoéducateurs, conseillers en orientation, psychologues…), ou externe (communication école-famille, école-communauté, enfants-parents, école-école). Ils soulignent aussi l’importance d’établir une relation de confiance avec les parents qui, ne l’oublions pas, occupent une place centrale dans le processus d’apprentissage de l’enfant.

Bref, ils concluent, à la lumière de leur recherche, que le seul moyen de parvenir à favoriser la rétention, l’assiduité et la réussite dans les salles de classe est de personnaliser, d’individualiser, de différencier l’enseignement et d’adapter les méthodes à chacun des étudiants. Toutefois, il y a une certaine limite aux changements que l’on peut apporter à l’intérieur de la structure scolaire telle qu’on la connaît. Aussi les auteurs critiquent-ils le manque d’initiatives alternatives, le peu de structures innovantes offrant d’autres manières de conjuguer les savoirs, d’autres manières de concevoir l’apprentissage. Force est de constater que très peu de choix s’offrent à l’étudiant multiredoubleur ou relégué et si l’on veut que les choses changent, c’est la structure même de l’école comme régulateur social qu’il faut parvenir à changer.

L’analyse de Bertrand Bergier et de Ginette Francequin permet aux plus pessimistes de ce monde d’espérer en un futur meilleur et d’entrevoir certaines voies d’évitement menant à la réussite scolaire. Oui, il est possible de faire mentir les statistiques, oui, il est possible de contourner les règles et de déjouer le système, oui, il est possible de trouver sa voie et de réussir malgré des échecs répétés et les déterminismes sociaux. Qui plus est, le fait qu’on parvienne à dégager certaines constantes en analysant les récits de ces étudiants laisse croire que ces 111 parcours atypiques pourraient servir de modèle et profiter à la prochaine génération d’élèves en difficulté qui, d’ici quelques années, se verront relégués ou obligés à redoubler.

L’ensemble de cette recherche remet en perspective les mécanismes du système éducationnel ainsi que les différentes avenues qu’il propose aux étudiants tout en faisant ressortir le peu de latitude dont peuvent jouir les étudiants ne répondant pas exactement aux standards communs et en dénonçant le manque d’initiatives innovantes. Les nombreux exemples d’alternatives académiques français (entre autres les maisons rurales et familiales), s’ils ne correspondent que peu à la réalité québécoise et remontent souvent à plusieurs années, arrivent tout de même à alimenter la réflexion et indiquent certaines pistes quant à de possibles initiatives communautaires ou institutionnelles qui pourraient éventuellement être implantées ici même. Ils permettent du même coup de poser un regard nouveau sur le potentiel de certaines institutions déjà intégrées à notre système scolaire (par exemple les diverses écoles alternatives) et de constater à quel point les initiatives nouvelles dans le domaine se font rares.

Notons tout de même que si la recherche est extrêmement bien ficelée et que la quantité d’informations recueillies permet d’aboutir à des conclusions relativement précises, il n’en demeure pas moins que ces conclusions correspondent à celles auxquelles arrivent plusieurs études semblables menées depuis quelques années en éducation et se heurtent à de multiples obstacles lorsque vient le temps de leur mise en application. Le manque flagrant de ressources financières dans le système d’éducation et dans les ressources connexes décourage les initiatives innovantes et confine les intervenants à une certaine inertie ; l’énergie qu’implique le changement de pratiques dans les salles de cours et dans l’ensemble de la structure scolaire et le suivi que ce changement requiert viennent à bout de maintes idées nouvelles et de maints projets innovateurs ; la fatigue et le manque de temps et de communication empêchent les intervenants de s’investir pleinement dans des projets et des programmes prometteurs qui permettraient de faire le lien entre école, famille et communauté. Qui plus est, on remarque que depuis quelques années, afin de pallier le manque de services et de soutien, les enseignants se butent à l’impossible défi de se faire à la fois pédagogues, psychoéducateurs, orthopédagogues, animateurs, et le curriculum déjà surchargé de la formation des maîtres peut difficilement être davantage compressé afin de laisser de l’espace à des nouveaux enseignements, aussi importants soient-ils, qui pourraient mieux outiller les professeurs. Aussi, l’important n’est pas tant de trouver de nouvelles ressources que 1) de parvenir à décloisonner l’enseignement et à varier les programmes offerts aux étudiants, 2) d’investir dans le développement d’alternatives communautaires afin de tout mettre en oeuvre pour que nos jeunes réussissent à l’école et 3) de perfectionner la formation des maîtres. Il y a longtemps que les intervenants sont parvenus à ces mêmes conclusions. Il s’agit maintenant de trouver une manière d’arriver à faire de ces voeux une réalité.