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Les préoccupations entretenues par les syndicats à l’égard de la mondialisation et de la montée en puissance des entreprises multinationales ne sont pas nouvelles. On cogite depuis longtemps dans les rangs syndicaux les conditions objectives sur une régulation efficace de ce nouvel ordre économique mondial et sur son véhicule privilégié, les firmes transnationales. Le poids et l’intensité des transformations en cours inscrivent toutefois une certaine urgence à la situation, incitant les organisations syndicales à se faire les promotrices d’un nouveau contre‑pouvoir transnational. Dans ce contexte, plusieurs syndicats se sont investis au cours des dernières années dans le développement d’alliances syndicales internationales, qui peuvent être définies comme des regroupements de syndicats de différents pays représentant des travailleurs d’une même entreprise multinationale. L’objectif de ces alliances est généralement de parvenir à ouvrir un espace de dialogue et de négociation au plan international avec les directions de ces entreprises dans le but d’assurer le respect des droits fondamentaux des travailleurs partout où ces dernières déploient des activités. Les moyens mis en oeuvre pour atteindre cet objectif consistent la plupart du temps à négocier la ratification d’un accord-cadre international[2] qui, sans se substituer aux négociations qui ont cours au plan local et national, vient fournir un cadre de droits pour encourager la reconnaissance et la négociation au plan international.

L’intérêt à l’égard des alliances syndicales internationales révèle néanmoins un mouvement qui n’en est encore qu’à son réveil et dont on ne peut augurer de la pérennité. En effet, la plupart des luttes transnationales restent fragmentaires et de nature plutôt défensive. En outre, les premières expériences de formation de conseils mondiaux d’entreprise démontrent jusqu’à ce jour que le chemin de la coopération intersyndicale est jalonné de nombreux obstacles. Si les nouvelles formes d’alliances intersyndicales doivent être appréhendées comme le fruit d’une continuité historique, l’histoire de la coopération syndicale mondiale remontant pour certains à plus de cent cinquante ans, c’est-à-dire pratiquement à l’émergence même du mouvement ouvrier, elles présentent également une certaine rupture avec le passé, le caractère original de la dynamique propre à ces nouvelles alliances étant indéniable.

L’objectif de cette présentation vise, à travers une analyse des principaux écrits sur le sujet, à se familiariser davantage avec cet objet de recherche qui semble avoir gagné en importance au cours des dernières années. Dans cet ordre d’idées, nous emprunterons une perspective historique afin de rendre compte de l’émergence initiale de ces alliances syndicales, des nombreux obstacles qui ont entravé leur développement, ainsi que du phénomène de leur résurgence en contexte de mondialisation. En regard de cette analyse, nous proposerons une conception de l’évolution de cet espace de coopération intersyndicale comme le fruit de la succession de deux générations d’alliance partageant certaines similitudes, notamment au regard de l’espace régulatoire qui cherche à être investi, mais cultivant également des différences significatives quant au contexte de leur émergence, aux objectifs poursuivis et à leur mode de fonctionnement et de structuration.

Le syndicalisme multinational : un regard historique

L’institutionnalisation de structures internationales de représentation des travailleurs au sein des entreprises multinationales ne constitue pas, à proprement parler, un phénomène nouveau. Les premiers instruments permanents et opérationnels mis en place par les syndicats l’ont été durant les années 1960-1970 et ont pris le plus souvent la forme de conseils mondiaux d’entreprise (Litvak et Maule, 1972 ; Cox, 1971). En Amérique du Nord, ces premières initiatives de concertation syndicale transnationale ont résulté dans une large mesure de la position de l’AFL-CIO et du syndicat américain des salariés de l’automobile (UAW) qui, confrontés à une concurrence accrue de la part des filiales européennes et craignant la délocalisation d’une partie de leurs emplois, ont favorisé la création de structures de coordination syndicales plurinationales au sein des trois grands de l’automobile. Loin d’embrasser l’idéalisme du projet de construction d’une solidarité ouvrière internationale, la proposition du syndicat américain se voulait beaucoup plus pragmatique puisque poursuivant l’objectif de soutenir les revendications salariales des travailleurs dans les filiales européennes pour en arriver à une uniformisation des salaires dans l’ensemble des grandes multinationales américaines de l’automobile (Di Ruzza, 1996). D’ailleurs, si ce sont les syndicats nord-américains de l’automobile qui ont été les premiers à initier l’émergence d’une nouvelle structure de coordination syndicale calquée sur la dimension des multinationales, les Fédérations syndicales internationales (FSI) ont, quant à elles, joué un rôle important en soutenant ces initiatives et en permettant leur diffusion au sein de diverses industries (Windmuller, 1979). Au total, c’est d’ailleurs plus d’une trentaine de conseils mondiaux d’entreprise qui seront institués avant le milieu des années 1970 par les FSI au sein de multinationales appartenant à diverses industries.

L’engouement suscité par le développement des conseils mondiaux a, par ailleurs, conduit à certaines extrapolations quant au développement des fonctions de ces conseils. Parmi les initiateurs de cette réflexion, on retrouve sans conteste Charles Levinson (1974) qui, pionnier en la matière, a proposé une catégorisation de l’évolution future de l’action syndicale multinationale, devant aboutir à l’implantation de réelles négociations collectives transnationales[3]. La catégorisation de Levinson revient néanmoins à construire une image quelque peu idyllique de l’évolution de la démarche de ces alliances internationales. Les faits ont d’ailleurs révélé une distance relativement importante entre les prédictions effectuées quant au développement futur des conseils mondiaux et l’état réel des fonctions qu’ils ont remplies. Qui plus est, nombre d’études ont porté un regard excessivement critique sur l’expérience de ces premiers conseils mondiaux, certains soulignant le manque de résultats tangibles liés à leurs activités (Stevis et Boswell, 1997), d’autres fustigeant l’utopisme du projet de négociations intégrées au plan international (Northrup et Rowan, 1979), d’autres encore réduisant carrément l’expérience de leur création à un simple constat d’échec (Di Ruzza, 1996 ; Rehfeldt, 1993).

De manière peut-être plus nuancée, les résultats réels de la première phase de développement d’alliances intersyndicales à l’échelle internationale semblent à la fois, peut-on dire, avoir inspiré un certain enthousiasme, mais aussi un certain désenchantement auprès des promoteurs d’un nouveau syndicalisme multinational. Enthousiasme, vu les bases qu’ont jetées les premiers conseils mondiaux quant à une potentielle coopération intersyndicale au sein des multinationales et la mise en chantier d’un nouvel espace de solidarité plus concret entre travailleurs, et peut-être plus opérationnel, que ceux qui sont proposés jusqu’ici par les structures du syndicalisme international. Désenchantement, vu les promesses non tenues de ces structures intersyndicales ou, plutôt, l’évolution limitée de leurs fonctions et de leurs contributions, que l’on espérait voir plus significatives, à une éventuelle régulation de l’entreprise multinationale.

Les leçons de l’histoire : barrières et obstacles à la coopération intersyndicale

Le constat d’échec relatif lié à l’expérience des premiers conseils mondiaux d’entreprise n’apporte pas grand-chose à l’analyse. Encore faut-il être en mesure de comprendre les leçons de l’histoire et d’identifier les facteurs qui ont obstrué l’évolution de ces structures intersyndicales et enserré le syndicalisme multinational dans d’étroites limites. Bien heureusement, les études portant sur cette importante question ne font pas figure d’exception. Elles invoquent d’ailleurs tout un ensemble d’obstacles et de barrières à la coopération intersyndicale, dans une présentation qui revêt souvent l’apparence du désordre vu le caractère hétéroclite et étonnamment diversifié des obstacles identifiés. Par souci d’ordonnancement, nous distinguerons les obstacles qui tiennent, d’abord, aux acteurs directement impliqués, ensuite, à la pratique même de la coopération intersyndicale et, enfin, au contexte.

Les obstacles liés aux acteurs

Une première série d’entraves à la coopération intersyndicale tient aux comportements et aux stratégies employées par les directions des firmes multinationales. En effet, la reconnaissance et l’efficacité des initiatives de collaboration internationale entre syndicats dépendent, d’une part, de l’acceptation ou du degré de résistance dont font montre les entreprises multinationales à leur égard. En l’absence d’une règle de droit international structurant les rapports entre les directions des firmes multinationales et les représentants syndicaux à l’échelle supranationale, les relations internationales de travail demeurent des relations de fait fondées sur l’interaction de deux parties et structurées par des rapports de force déjà établis par le passé. Or, les syndicats, désireux de s’investir dans la constitution d’alliances ou de structures de représentation transnationale semblent avoir été plus souvent qu’à leur tour confrontés à un interlocuteur patronal leur étant hostile ou, au mieux, indifférent. En outre, les directions d’entreprises multinationales peuvent jouer sur la perception d’iniquité et l’insécurité des travailleurs, refuser des dates communes d’échéance de conventions collectives, employer des tactiques de comparaisons coercitives et recourir à la sous-traitance afin de complexifier la configuration des réseaux de production et diminuer par le fait même leur vulnérabilité. Le tout dans quel but ? Celui, parfois ouvertement avoué, de saper toute forme d’unité et de cohésion syndicale à l’échelle internationale. Les stratégies sont diverses et, faut-il le reconnaître, ont plus souvent qu’autrement réussi à atteindre leurs cibles.

Les nombreux obstacles liés aux acteurs directement impliqués dans la pratique de la coopération intersyndicale ne peuvent, par ailleurs, être exclusivement attribués aux stratégies rébarbatives des employeurs. Les syndicats eux-mêmes, ainsi que les travailleurs qui en sont membres, sont à l’origine de certaines barrières qui se posent à la constitution de réseaux syndicaux transnationaux. À cet égard, de nombreuses études ont fréquemment souligné le manque d’intérêt des travailleurs pour l’établissement de nouvelles structures syndicales internationales, Northrup et Rowan ayant même déjà évalué ce niveau d’intérêt comme étant « probably close to being nonexistent » (1979 : 544). En postulant la véracité d’une telle assertion, le risque éventuel pour les syndicats de s’investir dans le développement de réseaux syndicaux transnationaux est celui particulièrement décisif d’une perte de légitimité auprès de leurs membres. On comprend dès lors pourquoi la perception subjective et l’appui défaillant des travailleurs à l’égard de la constitution d’alliances internationales ont souvent été exposés comme représentant des obstacles de taille à la coopération intersyndicale (Ramsay, 1997 ; Press, 1984).

Si les travailleurs peuvent, en certaines occasions, être source d’obstacles à la coopération intersyndicale, il en va de même des organisations syndicales en tant que telles. En effet, le syndicalisme, derrière une unité de façade reposant sur le partage de certains objectifs communs dont celui particulièrement évasif de défense des intérêts généraux des travailleurs, offre un paysage hétéroclite où se côtoie une pluralité d’organisations aux positions idéologiques, aux compositions structurelles et aux orientations d’action fort diverses. Ce pluralisme induit nombre de différences, de rivalités et d’antinomies entre syndicats qui deviennent autant de facteurs susceptibles d’obstruer les voies d’une potentielle coopération interorganisationnelle (Sebbens, 2000).

En outre, la période difficile que traverse le syndicalisme dans bon nombre de pays peut également représenter une entrave importante au développement de la coopération intersyndicale comme l’indique Lévesque (2004), et ce, pour au moins deux raisons. Premièrement, le manque de ressources de certains syndicats peut conduire à une forme de repli sur soi. Plutôt que de développer de nouvelles alliances et chercher des assises en dehors des sentiers battus, les syndicats en difficulté opteraient pour l’emploi de moyens ou de ressorts qui leur sont plus familiers et dont ils ont déjà fait usage dans le passé. De ce fait, ils réduisent la marge d’incertitudes à laquelle ils sont confrontés, mais suppriment par le fait même toutes possibilités de renouvellement et d’innovation de leurs actions. Deuxièmement, dans un contexte de rareté des ressources, notamment financières, les syndicats se voient parfois confrontés à des choix déchirants, tel celui de décider soit d’investir dans l’établissement de nouvelles alliances internationales, dont les effets positifs se manifestent généralement à moyen ou à long terme, soit de consolider dans un avenir plutôt rapproché la structure et la qualité des services offerts à leurs membres.

Les obstacles de nature institutionnelle

Si les obstacles, liés aux acteurs directement impliqués dans la pratique de la coopération intersyndicale, se veulent imposants en tant que tels, ils doivent en plus se conjuguer à d’autres types de barrières de nature institutionnelle notamment. Parmi ces limites, on peut d’abord se référer aux contraintes légales qui se posent à l’organisation d’actions de solidarité au plan international. Selon Pankert (1977), les problèmes juridiques soulevés par les actions internationales de solidarité sont d’ailleurs à considérer sous un double aspect. Il faut d’abord être en mesure d’évaluer si le droit de recourir à des actions de solidarité à caractère national n’est pas soumis à des restrictions par les législations nationales.

Après avoir passé en revue certaines règles de droit en vigueur aux États-Unis, en Suède, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en France, en Italie et en Allemagne, Pankert en arrive à la conclusion, réactualisée par Caire (1980) et Servais (2000), que l’aspect licite des actions de solidarité à caractère national est généralement soumis à deux conditions : « premièrement, le conflit principal lui-même devrait être licite. […] Deuxièmement, l’action de solidarité devrait avoir un lien relativement étroit avec le conflit principal » (1977 : 80). De plus, lorsque le droit d’un pays autorise certaines formes d’actions de solidarité à caractère national, les entraves juridiques à la coopération intersyndicale internationale ne sont pas pour autant totalement esquivées dans la mesure où il faut ensuite voir si l’internationalisation de ces actions ne pose pas de problèmes supplémentaires.

Ces considérations légales ne facilitent évidemment pas le développement de l’action syndicale internationale, certains auteurs ayant même déjà conclu à son impraticabilité en raison de ces problèmes d’ordre juridique. Les limites institutionnelles à la coopération intersyndicale ne s’arrêtent cependant pas là. Elles se rapportent aussi à la disparité de structures et de pratiques dans les systèmes nationaux de relations industrielles (Gollbach et Schulten, 2000). Ces disparités se conjuguent d’ailleurs à différents niveaux. En plus des règles de droit qui peuvent limiter les actions de solidarité à caractère national et international, les variations des législations du travail d’un pays à l’autre et les coutumes en matière de relations de travail peuvent, en soi, représenter des entraves à la coopération intersyndicale. La date d’échéance et la durée des conventions collectives, les modalités restreignant l’emploi de moyens de pressions, tels que la grève, la délimitation légale du contenu des conventions collectives, ainsi que la structuration et le militantisme des organisations syndicales et patronales, sont autant d’éléments pouvant présenter de fortes variations au sein des divers systèmes nationaux de relations industrielles (Caire, 1980). Enfin, les distances géographiques, les barrières linguistiques et les questions logistiques constituent autant de facteurs pouvant compliquer l’émancipation de certaines initiatives syndicales de coopération internationale.

Les obstacles de nature conjoncturelle

Aux côtés des obstacles institutionnels, des limites d’ordre conjoncturel tenant aux conditions économique, politique et sociale des nations apparaissent tout aussi considérables. Au plan strictement économique, la disparité des conditions d’emploi et des niveaux de rémunérations entre pays et au sein même des différentes divisions d’une multinationale pose avec acuité le problème entourant la définition d’un dénominateur commun dans la formulation éventuelle de revendications intersyndicales. Plus fondamentalement encore, la modification de la conjoncture économique depuis le début des années 1980 a transformé les conditions d’exercice du syndicalisme multinational selon de nouveaux paramètres qui peuvent lui apparaître défavorables à plusieurs égards.

Cette nouvelle conjoncture économique internationale, à laquelle on prête souvent la qualification fourre-tout de mondialisation, se caractérise par une déréglementation généralisée des marchés financiers et une disparition graduelle des barrières commerciales, phénomène ayant présidé à l’émergence d’un nouveau régionalisme économique. En accentuant les pressions concurrentielles notamment entre blocs régionaux, cette nouvelle conjoncture a heurté de plein fouet certaines industries, particulièrement exposées à la compétition internationale, qui se sont vues dans l’obligation d’entreprendre de profondes restructurations, et parfois d’importantes délocalisations, affectant de ce fait considérablement les ressources et les effectifs des organisations syndicales en place. On attribue également comme caractéristique à la nouvelle donne économique mondiale, une montée relative du chômage et notamment du chômage de longue durée (Stiglitz, 2003). La crainte de se voir exclure du marché du travail, devenue ainsi plus persistante que jamais, a parfois forcé les syndicats à orienter leurs actions vers la défense de l’emploi reléguant le plus souvent le développement d’une solidarité internationale hors du champ de leurs priorités fondamentales.

Cette nouvelle conjoncture économique a également eu un impact majeur sur les frontières du pouvoir des États-nations et l’orientation de leurs politiques. La financiarisation de l’économie a, entre autres choses, considérablement transformé les objectifs et les conditions des politiques économiques nationales. À un keynésianisme appliqué de manière généralisée a maintenant succédé une nouvelle orthodoxie privilégiant stabilité monétaire et compétitivité extérieure (Boyer, 1997). La conséquence première de cette réorientation idéologico-économique a été de délimiter de manière plus restrictive l’autonomie des gouvernements nationaux dans la formulation de leurs politiques publiques et, principalement, de conférer aux valeurs de marchés et au culte de la rentabilité à court terme un monopole idéologique attaquant directement les valeurs porteuses de solidarité et de cohésion sociale (Théret, 1994). D’un point de vue syndical, nul doute que ce contexte rend encore plus ardu l’établissement de structures de représentation transnationales reposant sur l’émancipation d’une solidarité collective internationale.

La résurgence des alliances internationales en contexte de mondialisation

Si les obstacles à la coopération intersyndicale ont su fragiliser et, dans bien des cas, rendre moribondes les premières expériences de construction d’une véritable coopération mondiale en matière d’activité syndicale, le contexte actuel de mondialisation jumelé à la montée en force des firmes multinationales semble avoir réactivé le désir du mouvement syndical de pouvoir compter sur de nouvelles alliances représentant les travailleurs au service d’une même entreprise. De fait, bien que le contexte qui entoure la coopération intersyndicale soit parsemé d’embûches, il recèle néanmoins certaines opportunités et facteurs favorables à l’établissement de réseaux syndicaux transnationaux.

Soulignons d’abord que les changements dans l’économie politique mondiale, en homogénéisant les règles liées à la circulation des capitaux et au commerce, confrontent de plus en plus les organisations syndicales à des problèmes communs, comme l’impartition et la flexibilisation des tâches, favorisant ainsi le développement de stratégies concertées (Harrod et O’Brien, 2003 ; Waterman, 1998). La reconfiguration des systèmes de production, en accentuant l’interdépendance entre unités productives, peut aussi favoriser le développement de liens entre travailleurs et syndicats oeuvrant dans des sites de production interreliés et, ainsi, les inviter à mettre en place des structures d’entraide et de concertation. Dans un autre registre, la fin de la guerre froide et l’hégémonie maintenant incontestée du système capitaliste ont également contribué à atténuer les oppositions idéologiques entre organisations syndicales et raffermi les possibilités d’ententes et de collaboration entre celles-ci. Enfin, l’émergence des nouvelles technologies de l’information est venue grandement faciliter l’établissement de réseaux d’échanges au sein des entreprises multinationales, certains prévoyant même pour bientôt l’avènement de « comités virtuels » d’entreprise (CISL, 2004).

Le contexte actuel est également fortement marqué par des processus d’intégration régionale qui créent de nouveaux espaces de coopération internationale et aident à structurer l’émergence de nouvelles instances de représentation. En Europe, où l’intégration régionale a eu un impact considérable sur les processus de régulation du travail, on constate depuis maintenant plusieurs années l’émergence de nouvelles institutions de coordination, de nouvelles instances de représentations sectorielles, ainsi que l’implantation de comités d’entreprise, soutenue par une obligation juridique de consultation, favorisant le développement de liens intercontinentaux entre syndicats (Hyman, 1999). En Amérique du Nord, où force est de constater l’absence d’un pouvoir étatique transnational structurant, ce type de coordination transfrontalière entre acteurs syndicaux demeure moins fréquent. Des études relativement récentes tendent toutefois à démontrer que, dans le sillage de la signature en 1994 de l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail, plusieurs expériences de coordination transnationale et de consultations intersyndicales ont vu le jour et permis, à l’occasion, l’enregistrement de certaines avancées en matière de défense des intérêts des travailleurs au sein des firmes multinationales (Anner, 2000 ; Hecker, 1993).

C’est ainsi que depuis quelques années, la littérature dans le domaine des relations internationales du travail fait état, de manière continue, de nouvelles études de cas venant témoigner de la pertinence pour les syndicats d’une même firme multinationale de réaliser des coalitions par le biais des alliances internationales (Lévesque et Dufour-Poirier, 2005 ; Lillie et Lucio, 2004 ; Zinn, 2000 ; Banks et Russo, 1999). Bien que ces expériences restent marginales en regard du nombre d’entreprises multinationales que l’on retrouve aujourd’hui dans l’économie mondiale, ces études rendent compte d’une tendance qui semble aller en s’accentuant. Les enseignements empiriques contenus dans ces études démontrent d’ailleurs que si certains syndicats paraissent tentés de se replier sur eux-mêmes et de s’appuyer sur l’efficacité d’outils traditionnels de revendications qui leur avaient permis jadis d’engranger certains acquis sociaux, d’autres ont préféré suivre un chemin différent en cherchant à renouveler leurs schèmes d’actions et à s’investir activement dans le développement de nouvelles solidarités internationales.

Les recherches consultées permettent également de situer ces expériences de concertation en cours en tant que nouvelle génération d’alliance. Premièrement, et contrairement aux objectifs qui ont parfois poussé à la formation des premiers conseils mondiaux d’entreprise, les alliances syndicales internationales qui se sont récemment développées semblent cultiver des visées plus universalistes, ou moins protectionnistes. D’une part, les revendications défendues par les nouvelles formes d’alliances syndicales ne portent généralement pas sur les questions salariales ou encore sur celles des avantages sociaux, mais plutôt sur le respect des droits fondamentaux des travailleurs comme, par exemple, la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit à la négociation collective. D’autre part, les ambitions d’en arriver à de réelles négociations transnationales semblent constituer un objectif de moins en moins présent dans l’agenda des organisations syndicales prenant part aux nouvelles structures de représentation internationale.

Deuxièmement, les structures des alliances qui se forment à l’heure actuelle apparaissent globalement moins formelles, c’est-à-dire plus ouvertes que celles qui caractérisaient notamment les conseils mondiaux d’entreprise. Plusieurs cas d’alliances documentés font état, à cet égard, d’une structure transversale jumelant aux organisations syndicales en présence des ONG et autres mouvements de la société civile (Riisgaard, 2005). En outre, les alliances syndicales existantes actuellement le sont dans un contexte où les structures du syndicalisme international, que l’on pense notamment aux FSI, ont acquis une plus grande expertise et savent peut-être aujourd’hui davantage comment soutenir les initiatives syndicales de formation d’alliances au sein des firmes transnationales.

Conclusion

Maintes pistes de renouveau sont à la disposition des syndicats désireux de rebâtir leur rapport de force vis-à-vis des directions d’entreprises multinationales. Parmi elles, la construction de nouvelles alliances intersyndicales s’impose comme voie particulièrement prometteuse. Replacées dans le contexte de leur développement historique, il ressort que les premières expériences de concertation intersyndicale au plan international n’ont pas toujours su combler les attentes entretenues à leur égard. La résurgence du phénomène en contexte de mondialisation nous indique cependant que le passé ne sera peut-être pas garant de l’avenir.

En effet, les recherches actuelles semblent faire état d’un accroissement soutenu des expériences de formation d’alliances entre syndicats au plan international. Comme nous l’avons mis de l’avant, ces recherches ont notamment le mérite de situer les expériences en cours en tant que nouvelle génération d’alliances se distinguant de la première tant sur les plans 1) des objectifs poursuivis, qui apparaissent moins protectionnistes, 2) des ambitions cultivées, qui n’intègrent plus systématiquement l’instauration de réelles négociations collectives transnationales, 3) de leurs structures, qui se veulent désormais plus souples et plus ouvertes, 4) de leur contexte d’émergence, qui continue d’intégrer des obstacles de taille à la coopération intersyndicale mais qui inclut aussi désormais de puissants incitatifs à même de faciliter la concertation internationale.

En somme, malgré les apparences parfois trompeuses de la conjoncture actuelle, les syndicats disposent toujours de nombreuses possibilités d’actions. Il est du ressort de ces organisations de contourner les garde-fous de la mondialisation et de s’approprier à leurs manières l’avenue du syndicalisme multinational. Chose certaine, leur insertion dans des alliances internationales s’inscrit dans un processus de renouvellement progressif de leur rapport de force qui, s’il ne peut être considéré comme une panacée, montre néanmoins qu’il existe des alternatives aux discours fatalistes sur l’affaiblissement inéluctable du syndicalisme.