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Dès le début des années 1960, plusieurs sociologues français ont constaté un déclin de la centralité sociale-politique du mouvement ouvrier, de la classe ouvrière, voire du travail[1]. La domination alors récente du capitalisme d’organisation en France, associée aux grandes corporations dirigées et gérées par un management salarié, contribuait pour une bonne part à ce déclin (Touraine, 1959 ; Mallet, 1963). La culture patronale française n’en était pas encore bouleversée, comme en témoigne l’ouvrage de M. Crozier publié en 1963, mais cela ne devait pas tarder (cf. Pagès et al., 1979). Quarante ans plus tard, globalisation économique aidant, l’organisation des entreprises perd ses spécificités nationales. Cela se répercute sur le syndicalisme, dont la principale manifestation est l’érosion des droits sociaux, obtenus par deux siècles de luttes ouvrières. Dans tous les pays disposant aujourd’hui d’un droit du travail, celui-ci est en effet remis en cause par les réorganisations d’entreprises et la prolifération de nouvelles formes d’emploi marquées par la flexibilité et la précarité (Supiot, 1999 ; Bernier et al., 2001 ; Gaudu, 2001 ; Edwards, 2004).

Je propose ici une interprétation de cette convergence à partir d’une analyse comparative du phénomène de l’emploi aux États-Unis et en France. L’emploi, qui a été au fondement des droits obtenus par les luttes syndicales au cours du xxe siècle, présente des sens contrastés dans les deux sociétés choisies. L’emploi états-unien, création du management de la grande entreprise de la production de masse, est associé à l’employeur. En France, l’emploi renvoie plutôt à l’employé, aux droits sociaux qui lui sont garantis par l’État[2]. Pour comprendre la convergence actuelle, je ferai ressortir la parenté de logique entre l’emploi de l’employeur et l’emploi de l’employé, tous deux associés à la stabilité et à la sécurité aujourd’hui remises en cause par la mondialisation de la réorganisation des entreprises.

L’argumentation sociologique de cet essai fait peu appel à des travaux de sociologues. Lorsque des sociologues se penchent sur la question de l’emploi, c’est le plus souvent en suivant les définitions économique et statistique liées au marché du travail (Lallement, 2001), et non pas suivant celles qui sont liées aux employeurs et aux employés. Étrangement, ce sont des juristes qui, en France, se sont davantage intéressés à la dimension sociologique de l’emploi (notamment ceux qui écrivent dans la revue Droit social)[3]. Pour les États-Unis, j’utiliserai des éléments de l’analyse sociologique que j’ai faite, dans Pinard, 2000, de la création de l’emploi comme catégorie organisationnelle de l’entreprise, avec l’apparition et la montée du management, nouvel acteur venant s’immiscer entre le capital et le travail.

Les syndicats états-uniens ont été enfermés dans l’entreprise et les relations du travail y ont été étroitement réglementées. Les syndicats français sont historiquement restés hors de l’entreprise, laissée au comité d’entreprise et aux représentants élus du personnel. Mon questionnement de départ a été le suivant : comment se fait-il que ces deux formes de syndicalisme soient en fin de compte semblablement touchées par la réorganisation des entreprises ?

États-Unis : l’emploi de l’employeur

Aux États-Unis, la loi Wagner de 1935 est censée avoir reconnu l’existence de syndicats industriels, regroupant tous les types de travailleurs, avec ou sans métier, par opposition aux syndicats de métier qui avaient prévalu jusque-là. Mais elle consacrait plutôt la syndicalisation par entreprise (non pas la syndicalisation interprofessionnelle, par industrie), ainsi que la dimension contractuelle, privée, des relations du travail, axée sur la négociation et le rapport de force locaux. Cette forme de syndicalisme est fondée sur des entreprises aux frontières claires et sur un lien stable d’emploi, avec un seul employeur. Or, dans le cadre de la restructuration de l’économie capitaliste associée à sa globalisation, on assiste à la création de réseaux d’entreprises dont les frontières se brouillent et changent au gré des décisions du management des entreprises dominantes. La forme nord-américaine du syndicalisme est de moins en moins adaptée et en mesure de jouer son rôle de contrepoids au management car, comme le veut l’expression populaire, aujourd’hui, un management peut en cacher un autre.

Les managers de la production se sont opposés dès le départ aux travailleurs de métier et à leurs syndicats. Ceux-ci ont alors fait l’expérience d’une obsolescence semblable à celle que connaît aujourd’hui la syndicalisation par entreprise. Confrontés aux grandes corporations qui détruisaient les métiers par la parcellisation du travail et les nouvelles technologies, au taylorisme ainsi qu’à la concurrence des travailleurs de la production de masse, les syndicats de métier ont renouvelé leurs pratiques dès la fin du xixe siècle. Dans un premier temps, ce renouvellement a pris la forme du développement de solidarités nouvelles : alliance avec les Knights of Labor d’abord, puis regroupement national dans l’American Federation of Labor (AFL) en 1886 et développement d’actions collectives, comme les grèves de solidarité et les boycotts secondaires, pour défendre leurs règles de travail et l’atelier fermé. Mais à mesure que les travailleurs de métier perdront la capacité d’organiser leur travail, approprié par le management, les syndicats vont reconnaître cette érosion de leur pouvoir en se lançant dans la négociation et la signature de contrats avec les employeurs. Auparavant, un syndicat de métier comme celui des machinistes appliquait le principe du job control, selon lequel les travailleurs imposaient eux-mêmes, individuellement, la « législation » élaborée par le syndicat en matière d’organisation du travail. Il n’était pas question de négocier ou de transiger de quelque façon que ce soit avec le patron (Montgomery, 1979). La négociation avec l’employeur représentait donc un renouvellement des pratiques syndicales qui prenait acte de la perte de contrôle des travailleurs et de son transfert au management.

Critiques de ce rapprochement avec les employeurs, des syndicalistes radicaux créeront, en 1905, les Industrial Workers of the World (IWW) : de tendance anarchiste, défendant des idées socialistes et une action directe dans l’entreprise, les Wobblies dénoncent la négociation avec les employeurs et la signature de contrats comme une forme de collaboration de classe ; ils condamnent également l’exclusivisme des syndicats de métier qui divise la classe ouvrière. Cette nouvelle forme de syndicalisme, qui refusait toutes structures durables, était fondée sur le pouvoir des comités d’usine, leur solidarité, l’imprévisibilité de leurs actions, qui visaient à déstabiliser les grandes corporations. Le mouvement des Wobblies ne résistera pas à la tourmente de la guerre 1914-1918. Les syndicats de l’AFL, quant à eux, connaîtront des années difficiles, marquées par la perte de 30 % de leurs membres entre 1920 et 1929 (Einaudi, 1961 : 30). C’est précisément au cours de cette décennie que le management des grandes corporations mettra au point la politique de gestion du personnel à l’origine de la sécurité de l’emploi, qui deviendra l’un des fondements du syndicalisme. Les entreprises gigantesques de la production de masse faisaient face à un défi de taille avec l’explosion de personnel accompagnant leur création et leur développement rapide. Jusqu’aux années 1920, les travailleurs états-uniens ont privilégié des pratiques liées à la mobilité sur le marché du travail pour améliorer leur condition et manifester leur indépendance à l’égard des patrons ; cela se manifestait par des changements fréquents d’employeur et l’absentéisme. Afin de réduire les coûts exorbitants engendrés par ces pratiques, il fallait stabiliser et discipliner la main-d’oeuvre. Le management élaborera des politiques de gestion axées sur la fidélisation à l’entreprise, en offrant divers avantages et bénéfices au prorata du nombre d’années de service continu (augmentations de salaire, promotions, etc.). En l’absence de syndicats, les avantages consentis, très rudimentaires, étaient à la discrétion du management. Soulignons que les syndicats existants rejetaient cette pratique ; ceux de l’industrie du vêtement pratiquaient plutôt le partage du travail, lors des fréquentes mises à pied temporaires qui caractérisaient ce secteur, pour éviter des tensions internes entre les membres ; les travailleurs de métier, qui valorisaient leur indépendance à l’égard du patron, rejetaient aussi cette pratique parce qu’elle liait les travailleurs à l’employeur (Slichter, 1941 ; Lichtenstein, 1988).

L’amélioration des conditions de travail, auparavant recherchée par la mobilité d’un patron à l’autre, sera désormais assurée par l’employeur, à la condition que le travailleur accepte de devenir un employé, c’est-à-dire qu’il s’engage dans un lien stable avec cet employeur. Des systèmes sophistiqués de classification des tâches seront aussi élaborés pour créer une mobilité interne – horizontale et verticale – substituée à la mobilité externe liée au marché du travail[4]. Ces politiques de gestion du personnel correspondent à la création de l’entreprise comme « marché interne du travail » qui se substitue à l’institution du marché du travail. C’est la sécurité de l’entreprise qui est ici visée à travers celle qui est consentie aux salariés. Ce développement de l’emploi a été une initiative du management, sans l’apport d’un mouvement ouvrier pour représenter ces travailleurs[5]. Les syndicats de métier se sont opposés jusqu’à la fin à la syndicalisation par entreprise[6]. Ce refus est compréhensible puisqu’il s’agissait de la logique inverse du fondement de leur forme d’association, l’appartenance à un employeur venant se substituer à la propriété du travailleur (son métier). Mais cela laissait la voie libre à d’autres agents dans la société pour faire valoir et imposer leur acception du syndicalisme. Les syndicats de métier ont finalement perdu leur identité et se sont fait imposer, en 1935, la syndicalisation par entreprise, que le président Green avait refusée en leur nom quelques années auparavant.

L’AFL avait tenté à plusieurs reprises de syndiquer des travailleurs de la production de masse, depuis le début du siècle. L’année 1934 a été marquée par une vague de grèves pour la syndicalisation, qui connaîtra l’échec[7]. L’année suivante, après que la NIRA eut été invalidée par la Cour suprême, le sénateur de l’État de New York, R.F. Wagner, proposera l’adoption de la National Labor Relations Act (NLRA). Cette nouvelle loi a donné le coup d’envoi à la vague des sitdown strikes de 1936-1937 dans les grandes corporations. Ces travailleurs sont entrés à leur façon dans le moule syndical préparé pour eux : par les sitdown strikes, ils retiraient leur force de travail et, celle-ci étant facilement remplaçable, ils paralysaient l’organisation de l’entreprise en occupant les usines. Ce moyen de pression sera par la suite jugé illégal par la Cour suprême, mais, auparavant, trois millions de travailleurs et de travailleuses auront ainsi obtenu la reconnaissance syndicale.

La loi Wagner de 1935 avait un contenu libéral (au sens états-unien du terme) en ce qu’elle visait expressément à établir un contrepoids au pouvoir démesuré du management des grandes corporations. Elle reflétait ainsi l’intensification des luttes pour la syndicalisation et rendait illégales les pratiques, qui avaient eu cours jusqu’alors, d’ingérence patronale dans la formation des syndicats. Mais, à la suite des nombreuses grèves spontanées qui viendront perturber la production d’armement à partir de 1942 et de la vague de grève de 1946 pour récupérer la perte liée au gel des salaires pendant la guerre, des amendements apportés à la loi Wagner, en 1947, viendront redonner son pouvoir au management et verrouiller l’action syndicale à l’intérieur du territoire de l’entreprise[8]. Les syndicats accepteront par la suite le principe de la productivité comme critère de progrès de l’entreprise. Son corollaire est la reconnaissance, par le syndicat, de l’organisation du travail comme droit exclusif de la direction, en échange d’une hausse continue du niveau de vie pour leurs membres.

L’une des principales fonctions du syndicalisme nord-américain sera désormais la cogestion de l’emploi dans l’entreprise, tel qu’il est défini par celle-ci. Les syndicats renforceront la sécurité d’emploi en récupérant une pratique managériale liée à la création de l’emploi : le nombre d’années de service continu deviendra le critère principal régissant les avantages sociaux négociés, les mouvements de personnel et les promotions sur le « marché interne du travail » ainsi que les mises à pied et les licenciements. En Amérique du Nord, l’ancienneté est ainsi devenue une règle syndicale intouchable, parce que synonyme de la sécurité de l’emploi, en l’absence de lois restreignant la liberté des employeurs de procéder à des licenciements collectifs. Le système des classifications, l’autre dimension centrale du « marché interne du travail », a été récupéré par les syndicats pour restreindre les exigences du management en matière de charge de travail et octroyer une forme de propriété aux travailleurs sans métier, par des descriptions de tâches strictes et l’octroi des postes par ancienneté à des travailleurs indélogeables.

La restructuration actuelle du capitalisme, au plan mondial, bouleverse l’organisation des entreprises dont l’emploi ainsi entendu a constitué l’élément central. En Amérique du Nord, cela perturbe le rôle des syndicats, puisque ces deux grands principes – l’ancienneté et le système des classifications –, récupérés par les syndicats pour freiner la concurrence interne entre leurs membres et contrer l’arbitraire managérial, sont de moins en moins applicables. La règle de l’ancienneté est aujourd’hui sérieusement mise à mal par les nouvelles formes d’emploi, car son application syndicale n’est possible que sur le « marché interne du travail » stabilisé et exclusif. Quand ce « marché » se fissure de toutes parts, les syndicats doivent composer, dans un même lieu de travail, avec des membres aux statuts divers, ce qui révèle et ravive la division inhérente à la règle de l’ancienneté[9]. Le système des classifications est lui aussi remis en cause dans le cadre du développement de la flexibilité des tâches maintenant imposée, attribuée aux exigences des nouvelles technologies et du marché ; les syndicats nord-américains acceptent, volontiers ou sous la menace, d’en négocier la réduction draconienne depuis les années 1980. Aujourd’hui, avec un taux de syndicalisation qui tourne autour des 10 % aux États-Unis, la sécurité de l’emploi des employés et les avantages qui y étaient liés sont à nouveau laissés à la discrétion des employeurs.

L’affaiblissement de la capacité de négocier est attribuable, pour une bonne part, à la réorganisation mondialisée de la production, à un mouvement de désindustrialisation, à l’éclatement des grandes entreprises qui « externalisent » des segments importants de la production vers des sous-traitants qu’elles dominent. Les travailleurs de la production de masse, favorisés par la loi Wagner, sont les plus touchés, ce qui a provoqué une chute du taux de syndicalisation d’autant plus importante que la forme de syndicalisme issue de cette loi sert plutôt mal le personnel des PME, des services privés et les salariés qui ont un lien d’emploi atypique ou inexistant. Emploi et syndicalisme ayant été étroitement associés à l’organisation des entreprises, ils le demeurent dans leur réorganisation actuelle.

France : l’emploi des employés

Soulignons d’abord l’immense fossé qui sépare les syndicalismes français et états-unien, notamment concernant leur histoire, leur acception des relations du travail et leurs pratiques. Et, pourtant, on assiste depuis quelques années à un rapprochement, pas seulement dans l’obsolescence syndicale, mais aussi dans les formes de renouvellement suggérées par les partenaires sociaux et par des experts. La réorganisation globalisée des entreprises – marquée ici aussi par l’externalisation et le développement de réseaux d’entreprises (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Gaudu, 2001) – et l’atténuation des spécificités nationales ne sont pas étrangères à cette convergence.

En France, l’emploi est un terme qui a d’abord été associé à des fonctionnaires de l’État, sous l’Ancien Régime. Plus tard, ce concept sera associé à la catégorie des employés, clairement distingué du travail des ouvriers. Les employés jouissaient de la sécurité (grâce à des contrats à durée déterminée [CDD] pérennes), alors que les ouvriers se prévalaient de la mobilité sur le marché du travail et de l’indiscipline qu’elle permettait (avec des contrats à durée indéterminée [CDI] non réglementés) (Gaudu, 1996). Graduellement, par le biais de diverses pièces législatives, la stabilité propre à l’emploi sera étendue aux CDI des ouvriers[10]. Dans les années 1930, à la suite de luttes ouvrières et de l’élection du gouvernement du Front populaire, des protections et des droits, jusque-là réservés aux employés, seront étendus aux ouvriers. Selon R. Castel, les accords de Matignon de 1936 reconnaissaient la classe ouvrière comme force sociale déterminante, tout en lui assignant une place subordonnée dans la société. Il associe cette « relative intégration dans la subordination » (Castel, 1995 : 346) à la généralisation du salariat, à son extension à des couches d’employés, correspondant à « la lente promotion d’un salariat bourgeois » (Ibid. : 362). Le salariat ouvrier, noyé dans les stratifications sociales, sera graduellement « dépossédé du rôle d’“attracteur” qu’il a pu jouer pour la constitution du salariat » (Ibid. : 353). Il faut déduire de cette interprétation que le salariat et ses protections sociales, construits par les luttes ouvrières, et l’emploi ne sont pas des synonymes. Il importe de faire la part des deux pour comprendre ce qu’il advient du travail et de l’emploi.

La Loi sur la sécurité sociale, adoptée en 1945, qui universalisera les protections sociales pour qu’elles s’appliquent à tous les salariés, est associée à la création de l’emploi « ouvreur de droits » : « La situation de référence n’a pas été celle de l’ouvrier, volontiers mobile et indiscipliné, mais celle de l’employé fidélisé » (Supiot, 1997 : 239). Selon cette interprétation, les ouvriers français ont été hissés au niveau des employés (concernant les protections sociales) et le travail finira par perdre le sens social-politique que lui a conféré le mouvement ouvrier, pour ne plus désigner que l’activité concrète exécutée quotidiennement. C’est l’emploi, issu de la fonction publique et s’appliquant, à l’origine, à des catégories professionnelles considérées comme supérieures à celle des ouvriers (sur le plan des protections, mais aussi du statut social), qui véhiculera désormais le sens social-politique qui était lié au travail. C’est ainsi que Supiot peut affirmer que la précarité, c’est « le travail sans l’emploi » (Ibid.). Il y a là une substitution de concepts qui ne facilite pas la réflexion sur le devenir du travail et du droit qui le régit.

Supiot rappelle que la sécurité liée à l’emploi avait un prix : la perte de la référence au métier « et les types d’identité professionnelle possibles se sont réduits à deux : employeur ou employé. D’où un renversement des termes de l’échange sur le marché : l’offre de travail s’y est muée en demande d’emploi » (Ibid. : 238). Le corollaire de cette perte était l’acceptation de la subordination à l’employeur : « L’employé est celui qui se plie aux besoins de l’employeur, c’est un sujet juridiquement et grammaticalement passif (il est employé). Mais cette soumission lui ouvre des droits : il a un emploi ; l’emploi est pour lui le substitut de la propriété » (Ibid.).

Cette analyse révèle la parenté entre l’emploi français et l’emploi états-unien : en venant se substituer au métier, l’emploi de l’employé étend aux ouvriers l’assujettissement à l’employeur qui le caractérise ; l’offre de travail qui se mue en demande d’emploi renvoie à l’assujettissement consenti à l’employeur en échange de la sécurité (« il est employé »). Il s’agit là de la réciproque du modèle états-unien, où le management a transformé la demande de travail des employeurs en offre d’emploi, en inventant le lien stable employeur-employé. Cependant, en France, la sécurité de l’emploi n’est pas une affaire privée, exposée aux aléas du rapport de force local, comme c’est le cas aux États-Unis, puisqu’elle y est constituée de droits, de protections sociales garantis par l’État (« il a un emploi ») : elle renvoie davantage à la sécurité sociale de l’employé qu’à la sécurité organisationnelle de l’entreprise qui a besoin de stabilité. Cette dernière dimension y est aussi présente, mais les luttes ouvrières ont réussi à lier la sécurité de l’emploi à la solidarité sociale, dimension quasi inexistante aux États-Unis.

L’emploi français renvoie ainsi à une réglementation étatique du marché du travail qui freine la concurrence au sein du salariat. L’emploi est ici synonyme du renforcement de l’institution du marché du travail (non pas de son remplacement par l’organisation de l’entreprise, comme aux États-Unis) [11]. Cette réglementation vise à équilibrer les rapports entre salariés et employeurs dans la société (pas dans l’entreprise). Cependant, parallèlement à l’emploi – notion abstraite qui renvoie à des droits sociaux –, il y a aussi la réalité concrète des emplois de toutes sortes, octroyant plus ou moins de sécurité, plus ou moins de protections sociales, à l’initiative des employeurs. L’emploi comme création étatique n’a pas retiré à l’employeur son droit d’organisation interne, qui se manifeste dans les emplois concrets. Aujourd’hui, la précarisation renvoie, en France comme aux États-Unis, à la transformation des emplois concrets par les employeurs, ce qui remet en cause l’emploi comme création étatique et provoque une érosion des droits liés au travail. Ce pouvoir des employeurs de transformer le lien d’emploi révèle le versant managérial propre à l’emploi étatique français, moins évident que dans l’emploi états-unien, mais tout de même présent.

L’emploi qui « ouvre des droits » à l’employé français est donc une construction sociale qui comprend un versant d’émancipation et un versant d’assujettissement. Ainsi, il ne faut pas dire, comme A. Supiot, que la précarisation, c’est le travail sans l’emploi, mais : c’est l’emploi qui a perdu son versant émancipateur, celui qui ouvrait des droits, fondé sur le travail dans son sens social-politique lié aux luttes ouvrières. La précarité, c’est l’emploi sans le travail dans ce sens-là, c’est-à-dire l’emploi états-unien dans sa forme d’origine : une catégorie organisationnelle qui sert l’entreprise, sans régulation étatique et sans contrepouvoir syndical.

Comment se fait-il que le syndicalisme français, fondé sur l’adhésion individuelle et historiquement indépendant de l’entreprise, soit affecté par sa réorganisation ? Le retour aux analyses sociologiques des années 1950 et 1960, sur le déclin de la centralité du mouvement ouvrier, montre que le capitalisme d’organisation a marqué le syndicalisme dès qu’il s’est imposé dans l’économie française. Mais c’est surtout à partir des années 1980, décennie qui s’ouvre sur une grave crise économique reliée à la globalisation de cette forme de capitalisme, que la convergence des pratiques se précise, notamment par l’importance nouvelle accordée à l’entreprise. Les lois Auroux de 1982, par le droit d’expression conféré aux salariés et par l’obligation de négocier au niveau de l’entreprise, ont contribué à sa réhabilitation comme partenaire social (Le Goff, 1985). Il semble ainsi que l’État français ait découvert les vertus de la négociation par entreprise au moment où elle perdait de son efficacité aux États-Unis. Mais là aussi, les grands syndicats industriels se sont mis, à la même époque, à valoriser la négociation locale (parallèlement au pattern bargaining), en partenariat avec le management (US Department of Labor, 1984). Ce repli sur l’entreprise coïncide avec la chute des taux de syndicalisation dans ces deux pays. Pourtant, il a souvent été associé à une démocratisation, à la reconnaissance d’une citoyenneté d’entreprise, à la modernisation des relations professionnelles. Lorsqu’on les compare, l’expérience des syndicats états-uniens permet de mettre en perspective celle des syndicats français : le repli sur le local est une conséquence de la réorganisation globalisée des entreprises, car son succès est fondé sur une standardisation de l’organisation locale, dans leurs filiales.

La convergence des pratiques

De nouvelles pratiques sont développées pour faire face, ou pour s’adapter, aux nouvelles réalités économiques, sociales et politiques. Lorsqu’on examine certaines de ces pratiques, on note que le rapprochement entre les deux formes de syndicalisme épouse leurs différences : une tendance au pragmatisme en France et une politisation du syndicalisme aux États-Unis. L’une des manifestations de la tendance pragmatiste française est cette importance croissante accordée à la négociation collective dans l’entreprise et, plus récemment, à l’échelle de la région. On assiste par exemple à la territorialisation de la négociation collective et au développement d’un « dialogue social territorial », notamment pour s’adapter à l’entreprise en réseau (Jobert et Saglio, 2004). Cette territorialisation renvoie à la régionalisation provoquée par la mondialisation, qui rapproche des acteurs historiquement en conflit les uns avec les autres. Le territoire commun ainsi imposé ne doit pas être confondu avec celui qui est fondé sur la poursuite de finalités politiques communes. La négociation collective donnait plutôt lieu, en 2001, à l’adoption d’une position commune des partenaires sociaux (sauf la CGT), qui visait trois objectifs : développer la négociation, renforcer les moyens du dialogue social, créer une dynamique de complémentarité entre le rôle de la loi et celui de la négociation (MEDEF et al., 2003). Ce renforcement de la négociation collective, qui implique que le droit du travail cède du terrain au profit d’un ordre conventionnel, se produit au moment où « les syndicats français connaissent une désaffection importante et sont faiblement implantés dans les entreprises » (Labbé, 2001 : 99). Cela augure plutôt mal de l’avenir des droits liés au travail.

À ce renforcement de la négociation entre partenaires sociaux, au détriment du droit, s’ajoute la décentralisation de l’État, qui s’accompagne d’un déclin des protections qu’il garantissait. Cette délégation de responsabilités aux partenaires sociaux ressemble à la réorganisation des entreprises axée sur la sous-traitance en cascade qui permet de refiler les coûts et les risques aux sous-traitants. Devant cette érosion des droits, les membres de la Commission européenne sur le droit du travail poussent la décentralisation au bout de sa logique et proposent de rattacher les protections sociales à l’individu plutôt qu’à son lien d’emploi : il s’agirait de créer un nouveau statut professionnel lié à l’individu, à ses activités diverses, et non plus au seul emploi dans une entreprise (Supiot, 1999). Cette proposition occulte la dimension relationnelle de l’activité principale, qui demeure décisive, rattachée au travail salarié. En individualisant le droit à des protections sociales, on assujettit les individus à cet autre pôle, qui n’est pas nommé – celui qui démolit actuellement les fondements des droits sociaux existants : l’organisation globalisée et envahissante des entreprises qui, pour cette raison même, n’apparaît plus comme polarisée et polarisante. En dépit de leurs bonnes intentions, cette solution concoctée par des experts pourrait avoir un effet dévastateur sur la solidarité sociale. Comme le rappelle R. Castel, citant A. Supiot dans sa préface du Rapport : « Le droit du travail d’hier n’est pas sorti de la tête des experts, mais de l’action, des conflits et de la négociation collective. Il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement à l’avenir. » Et Castel d’ajouter : « Mais justement, sur quelles forces sociales pourrait s’appuyer aujourd’hui une telle reconfiguration du droit du travail ? » (Castel, 1999 : 439.) Castel tient à sauvegarder la centralité du travail salarié comme fondement des protections sociales et de la citoyenneté, mais à lui aussi, on peut demander : sur quelles forces sociales et syndicales peut-on s’appuyer pour y arriver, puisqu’elles n’ont pas réussi, jusqu’à maintenant, à empêcher leur érosion pour des catégories croissantes de salariés ?

Étonnamment, une réponse à cette question vient des États-Unis. On y assiste, depuis la fin des années 1980, à un renouvellement des pratiques syndicales axées sur l’action collective, à l’initiative du Service Employees International Union (SEIU). Ce mouvement repose sur des solidarités élargies, aux plans local et régional, pour favoriser l’organisation syndicale et la négociation collective, chez des catégories de salariés traditionnellement négligées par les syndicats industriels de l’AFL/CIO : les femmes, les Noirs, les immigrantes et immigrants, les sans-papiers, les employées des services privés. Les nouvelles pratiques syndicales font appel à la communauté locale, au militantisme des employées et employés directement concernés, à des moyens novateurs pour contourner les lois qui leur sont peu applicables (Turner et al., 2001 ; Erickson et al., 2002 ; Nissen, 2004). Ces pratiques étendent l’action économique, juridiquement restreinte au territoire de l’entreprise, à la communauté et à la région, et la fusionnent ainsi à l’action politique syndicale, historiquement menée sur une base locale et régionale.

Lorsque le président du SEIU, John Sweeney, a été élu président de l’AFL/CIO, en 1995, il a voulu étendre cette approche syndicale à l’ensemble des syndicats de la centrale. Mais les syndicats industriels nés avec la loi Wagner, davantage exposés aux effets de la globalisation économique que les services privés rivés à leur territoire, continuent de privilégier le lobbying auprès du pouvoir à Washington plutôt que la solidarité avec des employés qui leur sont étrangers, aux sens propre et figuré. Ces syndicats reproduisent aujourd’hui la réaction des syndicats de métier du début du xxe siècle en refusant cette nouvelle façon de faire du syndicalisme. Cela a contribué à l’éclatement de l’AFL/CIO en 2005, alors que le SEIU et six autres syndicats l’ont quittée pour former la nouvelle centrale syndicale Change to Win (CTW). Il y a là une ressemblance avec la situation qui a mené à l’adoption de la loi Wagner, en 1935. À cette différence importante près : les pratiques et la forme de syndicalisme défendues par la nouvelle centrale syndicale ont été développées par les syndicats eux-mêmes.

Cette politisation de l’action syndicale est à associer à l’adaptation tardive de syndicats états-uniens à une économie de service, à sa main-d’oeuvre largement féminine et immigrante. Plusieurs des syndicats impliqués dans ce nouveau mouvement étouffent, depuis plusieurs années, une dissension interne structurée dont les membres revendiquent un renouvellement syndical axé sur la démocratie et le refus du partenariat avec le management. En outre, la nouvelle centrale syndicale reste empreinte de la culture états‑unienne fondée sur le pragmatisme et le self-made man, comme le connote son slogan pour attirer de nouveaux membres : Sign up and join the fight to save the American Dream. Inversement, en France, on note que la tendance au pragmatisme n’a pas balayé la dimension sociale-politique du syndicalisme. Les grands mouvements de revendication s’activent toutefois de plus en plus souvent pour sauvegarder des acquis, non pas pour les élargir aux catégories sociales qui n’y ont pas accès.

Un double héritage

L’action syndicale, comme les lois, est marquée par le double héritage des luttes qui nous ont précédés : elle comporte un versant marqué par l’assujettissement au modèle dominant et un autre marqué par le désir d’émancipation. Dans l’analyse du renouvellement des pratiques syndicales, il est important de les considérer selon ce double point de vue : le premier, axé sur la division et la concurrence internes, et le second, qui met l’accent sur le développement de nouvelles solidarités. Qu’il s’agisse du renouvellement des pratiques des syndicats existants ou de l’émergence de nouvelles formes d’association et d’action, nous trouverons probablement que la plupart des actions sont imprégnées des deux héritages, à des degrés divers. D’où l’importance de distinguer ce qui appartient à l’un et à l’autre lorsqu’il s’agit de développer de nouvelles solidarités, afin de choisir les bons alliés.