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Examiner « les enjeux démocratiques des nouvelles pratiques sociales médiatisées par les technologies de l’information et de la communication (TIC) », telle est la mission de ce numéro de la revue NPS. Tel a été également le point de départ de notre réflexion, cette question ayant traversé bon nombre de nos activités de recherche depuis une dizaine d’années (George, 2000, 2001, 2002a, 2002b, 2003a, 2003b, 2006). Pour ce faire, nous allons introduire notre propos en revenant sur le sens du mot « démocratie » en le replaçant dans le contexte récent. Ce sera alors l’occasion de préciser que nous nous intéressons principalement aux pratiques de composantes de ce que l’on appelle la « société civile[1] », notamment autour du mouvement altermondialiste. Par la suite, nous verrons dans quelle mesure les technologies de l’information et de la communication (TIC) contribuent ou non à la démocratie en portant notre attention sur le réseau Internet entendu comme un moyen de communication, puis comme un outil d’information. Tout au long de notre propos, nous verrons combien il est important de tenir compte non seulement des potentialités du réseau, mais aussi du contexte sociohistorique dans lequel celui-ci se développe.

1. Les formes de la démocratie

Selon John Dunn, « la démocratie représentative, constitutionnelle et laïque, fermement ancrée dans une économie essentiellement de marché, domine la vie politique du monde moderne » (1993 : 82). Philip Resnick (1992) explique quant à lui que le développement du capitalisme en tant que système socioéconomique a prospéré avec la démocratie représentative, en tant que système sociopolitique. Si les tenants du libéralisme, comme John Locke, se sont tournés au xviie et au xviiie siècle vers la formule représentative, c’est parce qu’ils ont trouvé ainsi le moyen de limiter à la fois le pouvoir absolu des rois et de maîtriser celui du peuple jugé potentiellement perturbateur et niveleur. Certes, selon Resnick, les propos de Jean-Jacques Rousseau – qui lança une critique du principe représentatif en ces termes : « le peuple Anglois pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » (cité par Resnick, 1992 : 246) – ont inspiré les révolutionnaires français de 1789 qui étaient partisans de la souveraineté populaire directe, l’idée d’un contrôle continuel par la base ayant été mis en avant par les sans-culottes. Cette prise de position en faveur d’une plus grande participation des citoyens aux affaires de la Cité a aussi été présente aux États-Unis dans certains écrits de Thomas Jefferson dans lesquels celui-ci mettait l’accent sur le rôle des wards (arrondissements), visant à traiter les questions politiques les plus proches du quotidien. On peut également citer les cas de la Commune de Paris en 1871 et du soviet (conseil) dans sa version originale qui devait permettre la pratique d’une politique articulée sur les intérêts directement exprimés par les ouvriers, paysans et soldats dans la nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Toutefois, ces exceptions mises à part, un seul système démocratique s’est développé au cours de l’époque moderne, soit celui de la « démocratie représentative », la démocratie étant un principe et la représentation, sa concrétisation politico-institutionnelle.

Dans ce type de système politique, l’État est censé prendre la forme d’une institution chargée de concrétiser l’intérêt général émanant de la collectivité des citoyennes et des citoyens. Toutefois, au fil du temps, il a renvoyé à plusieurs réalités fort contrastées, voire contradictoires. Ainsi, selon les lieux et les époques, il a pu prendre la forme d’une institution au service des puissants incarnant le capital ou bien encore celle d’un despote. Notamment au cours de la période fordiste faisant suite à la Seconde Guerre mondiale, il a été le principal instrument de régulation pacifique des rapports entre les groupes sociaux sur la base de compromis obtenus la plupart du temps après de longues luttes, consacrant la reconnaissance de libertés et de droits fondamentaux, l’établissement de procédures d’exercice et de contrôle du pouvoir destinées à en limiter l’arbitraire (Boyer et Saillard, 2002). Mais la situation a bien changé depuis les années 1970. Le contexte sociohistorique actuel est caractérisé par la domination de plus en plus forte au sein de la sphère économique de la logique de mise en valeur du capital et par la perte d’autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère économique (Latouche, 1997).

Cette situation de crise de la démocratie représentative[2] est d’autant plus inquiétante que ce régime politique n’est nullement une situation naturelle de nos sociétés. Comme l’écrit Chantal Mouffe :

Il importe de percevoir son caractère improbable et incertain. Il s’agit de quelque chose de fragile et qui n’est jamais définitivement acquis, car il n’existe pas de seuil de démocratie qui, une fois atteint, garantisse à jamais sa permanence. C’est donc une conquête qu’il est constamment nécessaire de défendre.

1994 : 16

En conséquence, les regards se sont tournés à la fin des années 1990 vers les constituantes de « la société civile » afin de voir d’éventuels signes d’innovation sociopolitique susceptibles de renouveler les formes de la démocratie, notamment autour du renouveau de la « critique sociale » (Boltanski et Chiapello, 1999) à partir des luttes – jugées comme étant fondatrices – contre le projet d’AMI discuté entre 1995 et 1998 au sein de l’OCDE et contre la tenue du premier sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle en 1999. Ainsi a commencé à prendre forme un mouvement tout d’abord qualifié d’« antimondialisation » puis d’« altermondialiste » qui s’est cristallisé autour de la naissance du Forum social mondial (FSM) tenu chaque année depuis 2001 le plus souvent dans la ville brésilienne de Porto Alegre pour faire contrepoids au World Economic Forum (WEF) de Davos en Suisse[3].

Les liens entre Internet et la démocratie

Cette période a aussi correspondu au début du développement du réseau Internet auprès d’une population croissante du moins dans les pays les plus riches de la planète. En conséquence, lorsqu’on s’intéresse aux liens entre TIC et démocratie, il importe de constater de prime abord que cette rencontre entre le « mouvement des mouvements » et le « réseau des réseaux » a été conjoncturelle. Toutefois, il apparaît intéressant d’aller plus loin. Ainsi, Dominique Carré (2003) note que si, par le passé, il y avait eu une certaine méfiance au sein des mouvements sociaux à l’égard des gros ordinateurs, notamment par rapport aux questions de surveillance, il s’est produit par la suite un retournement de perspective notamment grâce à la dimension décentralisée de l’informatique[4]. À titre explicatif, ajoutons qu’Internet a été développé par des concepteurs qui voulaient construire un outil de coopération (Licklider et Taylor, 1968). Pour ce faire, des principes que l’on peut qualifier de démocratiques ont été appliqués (Tétu et Renzetti, 1995). Fabien Granjon (2000) défend un point de vue proche selon lequel les usages militants d’Internet constituent la traduction technologique des principes d’action caractéristiques d’une certaine critique sociale. Il a développé l’hypothèse selon laquelle « les technologies de l’Internet actualisaient certaines des modalités d’engagement propres aux nouvelles formes d’action politique. En ce sens, le réseau des réseaux pouvait être envisagé comme un investissement de forme adapté à certains des besoins et des injonctions du “néo-militantisme” » (2003 : 138).

Une organisation collective moins hiérarchique et des échanges communicationnels plus égalitaires ?

C’est ainsi qu’à l’image des « nouveaux mouvements sociaux » qui se sont développés à partir des années 1960, les composantes du mouvement altermondialiste sont caractérisées par des modalités organisationnelles visant une plus grande flexibilité que celles adoptées par des organismes revendicatifs plus traditionnels au centre desquels on trouvait les syndicats (Sommier, 2001). On retrouve ici une conception plus participative que délégative de la démocratie. Internet contribuerait à la formation d’organismes moins hiérarchisés prenant des formes réseautiques. Fabien Granjon signale que le mouvement altermondialiste partage avec « les plus récents réseaux télématiques, un imaginaire social dont les principes fondateurs sont réglés sur le mythe de l’auto-organisation de la société civile (que l’on imagine planétaire) et de la participation active des acteurs qui la constituent » (2003 : 142). Certes, nous sommes ici dans un registre qui relève en partie du mythe, mais ce dernier peut tout de même avoir des effets bien réels, car, comme le mentionnent Philippe Mallein et Yves Toussaint, les modalités d’appropriation des technologies dépendent largement, dans un premier temps du moins, des significations d’usage qui sont « projetées et construites par les usagers sur le dispositif technique qui leur est présenté » (1994 : 318). Il ne faut pas oublier que si les structures tendent dans une certaine mesure à être non hiérarchiques, décentralisées et destinées à encourager les initiatives venant de la base militante, c’est une question de choix, mais c’est aussi parce que les groupes manquent de ressources financières et il est donc impensable d’embaucher des travailleurs qui favoriseraient la pérennisation des organisations. Internet permet justement d’effectuer tout un ensemble de tâches, notamment en termes de contact, et ce, à une vaste échelle qui peut même être internationale sans qu’il ne soit nécessaire d’avoir un secrétariat important qui centralise l’information. Volonté de décentralisation des échanges et obligations d’économie de moyens, autrement dit raisons démocratiques et économiques vont de pair. Les structures organisationnelles des groupes constitutifs du mouvement sont souvent minimales, et ce, pour des raisons certes en partie voulues, mais également subies. Geoffrey Pleyers s’interroge d’ailleurs sur les limites mêmes de la forme du réseau tant vanté aussi bien par des activistes que par des chercheurs. De véritables organisations ne sont-elles pas nécessaires pour mener des projets à moyen et long terme ? « Il faudra […] pointer les lacunes du réseau et les problèmes posés par ce mode d’organisation », estime-t-il (Pleyers, 2005 : 9).

Par ailleurs, l’idée que les échanges par ordinateur remettent en cause les hiérarchies s’est si répandue qu’elle est devenue l’une des plus présentes dans la littérature scientifique selon Steve G. Jones (1998 : 27). Pourtant, à la question de savoir si les échanges électroniques sont plus horizontaux que ceux permis par d’autres moyens de communication, il convient d’apporter une réponse nuancée. Il est en effet très facile d’envoyer un courrier électronique à plusieurs personnes et/ou à plusieurs groupes de personnes de façon simultanée, et ce, sans effort supplémentaire. De plus, les listes électroniques peuvent être considérées comme des modèles d’échanges horizontaux dans la mesure où la plupart des internautes qui s’y expriment ne mettent pas en avant leur statut social et où les propos échangés sont souvent peu formels. Mais il faut aussi tenir compte du fait que des inégalités considérables demeurent quant à la participation, la principale frontière résidant entre, d’un côté, les internautes « muets », une large majorité, et de l’autre, les internautes « bavards », une petite minorité. D’ailleurs, les prises de parole ne favorisent pas toujours une plus large intervention, certains intervenants et intervenantes n’hésitant pas à avoir des pratiques – comme l’envoi répété de messages en un court laps de temps – qui finissent par décourager d’éventuels nouveaux contributeurs et contributrices (George, 2002a). C’est pourquoi de nombreuses listes sont modérées.

La modération est parfois nécessaire pour encourager certains et certaines à s’exprimer, ne serait-ce que parce qu’il faut persuader certaines personnes qu’elles ont des interventions intéressantes à faire. Il faut les convaincre de l’intérêt de leurs propos, une tâche qui n’est pas aisée, car grande est la tendance à se sentir disqualifié dans la prise de parole sur des affaires publiques. Finalement, la frontière entre les soi-disant titulaires du savoir et les autres tend certes à s’estomper quelque peu, car elle n’est plus fondée uniquement sur le statut, mais elle n’est pas complètement effacée pour autant. Et à ce propos comme à d’autres sujets, le rôle d’Internet est à la fois important et tout à fait secondaire. Il est important parce qu’il donne en effet la possibilité d’échanger de façon plus horizontale et donc de révéler des capacités de la part de personnes qui n’auraient pas forcément bénéficié d’un espace pour s’exprimer. Il est secondaire parce qu’il n’est rien sans la volonté des uns de s’ouvrir et sans la volonté des autres de s’investir, ainsi que nous l’avons montré (George, 2001). Enfin, certains analystes sont même carrément pessimistes quant au rôle du réseau informatique dans la possibilité de mener des débats contradictoires. Marie-Gabrielle Suraud conclut que l’échange électronique a surtout lieu s’il y a existence d’un partage des points de vue a priori. « En d’autres termes, l’accord est, non pas un résultat, mais un prérequis de la discussion. […] L’échange électronique n’est envisagé que pour “ajuster” à la marge » (2005 : 19).

Une information sur le Web plus diversifiée et plus décentralisée ?

Outil de communication, Internet permet aussi d’informer et si la démocratie consiste à prendre des décisions éclairées, celles-ci sont censées reposer sur des informations pertinentes. Or, en ce qui concerne la société civile, John Keane estime que celle-ci tient deux rôles principaux qui lui permettent d’avoir du pouvoir dans un système politique démocratique : premièrement, participer directement à la communication publique au sein de l’espace public et deuxièmement, contribuer implicitement, mais indirectement au débat public en élaborant des projets alternatifs (1988). Ce n’est pas un hasard si c’est au sein du « Monde diplomatique », l’une des institutions à l’origine de la création du Forum social mondial, que le concept de « pensée unique » a été pensé. Dès lors, l’emploi du terme de « contre-expertise » devient plus clair. Il s’agit bien d’élaborer un discours alternatif et, éventuellement, comme l’affirme un des chefs de file du mouvement altermondialiste, Riccardo Petrella, une « nouvelle narration alternative » (2007).

Les concepteurs et conceptrices de l’hypertexte ont vu celui-ci non seulement comme un moyen de stockage d’écrits interconnectés les uns aux autres, mais ils l’ont aussi considéré comme un environnement sophistiqué de recherche d’information qui permettrait un accès nouveau à la connaissance (Pomian, 1993). Notamment parce que le réseau informatique n’imposerait pas de trop fortes barrières à l’entrée, celui-ci serait susceptible de véhiculer des discours plus variés que les médias plus traditionnels. Alors que l’espace public, du moins médiatique, tend à privilégier un discours dominant favorable au consensus de façon générale, au néolibéralisme en particulier (voir l’analyse de Miège, 1997), l’Internet nous semble en effet être un espace plus ouvert à la communication des informations et des prises de position des plus variées, à la confrontation des arguments. De plus, le Web collaboratif renforcerait dorénavant cette tendance à l’ouverture car il rendrait – enfin – possible l’expression d’une partie toujours plus vaste des internautes et donc des citoyens et citoyennes annoncée depuis plus d’une dizaine d’années[5]. Le fort développement des blogues dans des pays comme les États-Unis et la France témoignerait du fait que le Web 2.0, comme on l’appelle également, permettrait un accès plus facile à la prise de parole dans l’espace public.

Or, certains travaux nuancent pour le moins ce point de vue en mettant au contraire l’accent sur le fait que « le “blogging” politique d’aujourd’hui semble pris dans les mêmes utopies cyberoptimistes que l’internet des débuts » ainsi que le note Fabienne Greffet (2005 : 9). Certes, les blogues sont considérés comme permettant des formes d’autopublication à travers la simplicité de leur utilisation. En conséquence, leur accès est considéré comme peu discriminant ; d’où le fait que certains analystes y voient une barrière à l’entrée relativement faible et donc une dimension démocratique évidente. Mais de l’autre, il peut aussi y avoir recomplexification de la donne à la suite de l’intégration de contenus en MP3, de trackbacks, de vidéo, de baladodiffusion et face à la question cruciale du référencement dans la « blogosphère » et au-delà ; autant de tâches qui exigent de disposer de certaines connaissances dans le domaine informatique. En conséquence, Fabienne Greffet émet comme hypothèse qu’après « la phase initiale “d’explosion” du nombre de blogs, une hiérarchie conforme à celle qui existe pour les sites web se constituera progressivement, avec en tête un petit nombre de blogs très populaires et très consultés, fréquemment mis à jour, extrêmement interactifs, repris par les autres médias et pouvant éventuellement devenir des “portails” » (Ibid. : 8). Pourrait s’ensuivre une certaine professionnalisation. Dans un registre voisin, les recherches de Ludivine Vanthournout ont montré que fortes sont les chances que les blogues les plus visités soient ceux qui sont réalisés par les internautes qui bénéficient d’un fort capital social, mais aussi de certaines capacités techniques (2006).

De plus, il faudrait savoir de façon plus précise dans quelle mesure les informations[6] mises en ligne sur la Toile sont susceptibles de devenir des enjeux de lutte sur les terrains social et politique, ce qui conduit à poser la question de la place d’Internet en tant que composante de l’espace public dans un contexte où celui-ci apparaît singulièrement morcelé (Miège, 1997)[7]. Puis, il importerait de voir si les informations diffusées sur le réseau informatique deviennent des enjeux de débat public à une échelle plus vaste, voire contribuent à influencer les agendas politiques. En outre, les contenus électroniques peuvent permettre à des citoyens et citoyennes qui se sentent isolés d’apprendre que leurs points de vue sont partagés, car n’est-il pas fondamental pour des activistes de savoir qu’ils ne sont pas les seuls à se poser des questions, voire à analyser la situation d’une autre façon que celle qui domine ? Cela peut aussi être utile pour revaloriser le point de vue que certains ont d’eux-mêmes. Comme l’observe Isabelle Sommier, « s’engager dans une action collective suppose en effet abandonner le sentiment d’autodévalorisation pour accepter l’idée d’une dévalorisation extérieure au problème rencontré. C’est à cette condition qu’une situation défavorable sera perçue comme pouvant être transformée et grâce à l’engagement qui donne le sentiment d’avoir prise sur les événements » (Sommier, 2001 : 35-36). Toutefois, il n’est pas suffisant de transmettre des informations pour que celles-ci se transforment en connaissances, autrement dit que les informations fassent sens dans nos relations au monde. Comme l’indique Carlo Vercellone, la connaissance repose sur une « capacité cognitive d’interprétation et de mobilisation de l’information qui en tant que telle demeure autrement une ressource stérile » (2004). Or, le réseau informatique et d’autres TIC peuvent jouer un rôle important dans la circulation de l’information et de certaines connaissances. Refusons une fois de plus toute approche déterministe, les outils mobilisés ne pouvant être dissociés des conditions sociales dans lesquelles se développent des usages et replaçons ces nouvelles pratiques d’« éducation populaire » liées au mouvement altermondialiste et à Internet dans un contexte plus vaste marqué à la fois par l’élévation générale du niveau d’études et par le fait que le système universitaire semble moins contribuer à l’esprit critique qu’à la reproduction du système capitaliste, voire plus à l’aliénation qu’à l’émancipation (Freitag, 1995).

Potentialités sociotechniques et contexte sociohistorique

Le réseau informatique peut donc être mis au service d’une conception plus participative de la démocratie (Resnick, 1984 ; Barber, 1997 ; Macpherson, 1985 ; Pateman, 1970) qui ne consisterait pas uniquement à viser une amélioration de l’efficacité de l’action publique dans une perspective inspirée des techniques de management du privé. On pourrait y voir la quête d’un idéal où, comme le relève Cécile Béatrix, « l’accent est mis sur l’effet éducatif de la participation aux procédures participatives, et leur impact positif sur l’épanouissement de l’individu au sein du groupe » (2000 : 88). La participation est alors considérée comme le moyen de développer le sens de l’intérêt public et de la démocratisation des décisions comme une fin en soi. Cela dit, il demeure plusieurs défis de taille, notamment celui de l’inégalité de l’accès de l’ensemble des citoyens et des citoyennes à ces nouvelles formes de participation à la vie politique car intégrer Internet dans les pratiques militantes représente en fait une nouvelle source d’inégalités[8].

Trop souvent, comme le souligne Thierry Vedel (2003), les discours autour du rôle d’Internet dans le renouveau de nos systèmes politiques reposent sur une conception d’une citoyenneté hyper-active. Or, ce type d’approche qui tend à sous-entendre l’existence d’un usager modèle dont la figure aurait tendance à se généraliser a pour défaut de ne pas tenir compte des conditions réelles de vie qui rendent possibles un certain nombre d’éventualités et improbables, voire impossibles, d’autres éventualités. Les inégalités sont multiples y compris à propos d’une ressource souvent rare, le temps. À ce sujet, Jean-Pierre Durand a de bonnes raisons de noter que si les forces sociales susceptibles de se transformer en mouvement social capable de changer l’histoire ne le font pas, c’est non seulement une question de moyens économiques, sociaux et culturels mais aussi une question de temps (Durand, 1997 : 157). Et comme le fait remarquer Serge Latouche, le mode de vie capitaliste explique largement le désengagement des citoyens et des citoyennes de la vie politique (Latouche, 1997 : 147). Enfin, n’oublions pas que ceux et celles qui bénéficieraient sans doute le plus de changements radicaux, s’ils disposent de temps – on pense par exemple aux chômeurs ou aux travailleurs précaires –, se trouvent en fait dans des dispositions qui ne favorisent guère leur investissement dans la vie politique, qu’ils soient internautes ou pas. Finalement, au terme de notre analyse sur les enjeux démocratiques des nouvelles pratiques sociales médiatisées par les TIC, une idée importante émerge, à savoir que le développement démocratique dans et par le réseau Internet dépend non seulement de la configuration socio-technique de celui-ci qui fixe ses potentialités en fonction des choix effectués par ses concepteurs, mais aussi du contexte sociohistorique dans lequel il prend place et des pratiques effectives développées par les usagers.