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Normalement, surtout au Québec, lorsqu’on pense en termes de démocratie, ce n’est pas la politique municipale qui vient spontanément à l’esprit. Je me propose malgré tout d’utiliser l’exemple du municipal et de le mettre en parallèle avec d’autres expériences de participation citoyenne, pour montrer comment, en mettant la délibération publique au coeur du processus, la politique municipale peut se révéler un terrain privilégié d’implication citoyenne et de participation civique.

Ce texte se veut un plaidoyer en faveur de l’élargissement de la participation citoyenne et du débat civique. Il prend appui sur les expériences récentes de démocratie participative au plan municipal, qu’elles soient initiées par les autorités politiques ou les citoyens et citoyennes. Il insiste également sur l’importance que revêt le développement d’une culture de la délibération publique à la fois en ce qui concerne l’élargissement de la participation citoyenne par l’inclusion de personnes et de groupes marginalisés sur le plan politique et en ce qui a trait à la politisation des citoyens.

Des problèmes particuliers sur le plan de la démocratie représentative

La démocratie représentative est le modèle qui s’est historiquement imposé dans les sociétés occidentales contemporaines et celui que certaines de celles-ci cherchent à exporter un peu partout dans le monde. Trois grands présupposés fondent le recours à la démocratie représentative : 1) les États modernes sont trop vastes pour que la démocratie directe de type athénien soit applicable ; 2) nous vivons dans une société où prévaut la division du travail et la poursuite de l’intérêt individuel, et la spécialisation des tâches inclut les fonctions politiques (Constant, 1814) ; 3) la représentation politique permet de concilier un principe d’ouverture (participation au processus électoral) et un principe élitiste (sélection des gouvernants), ce qui explique des critères souvent différenciés pour l’exercice du droit de vote et pour l’éligibilité (Manin, 1995).

Les maux inhérents à la démocratie représentative sont aussi bien connus. Le premier, c’est qu’il y a une délégation de souveraineté, celle-ci passant du « peuple » à ses représentants; or cette délégation est loin de correspondre à l’entièreté des caractéristiques sociologiques du « peuple » en question, la représentation politique ayant tendance à être blanche, masculine, urbaine, scolarisée, hétérosexuelle, chrétienne, fortunée, alors que le « peuple » est nécessairement plus différencié, ce qui a pour conséquence que certaines expériences ne sont jamais ou rarement prises en compte dans l’élaboration des politiques publiques (Pitkin, 1967; Young, 1990). Le deuxième, c’est qu’un tel système est susceptible d’engendrer l’apathie face au politique, dans la mesure où les citoyens et les citoyennes ne voient pas la nécessité de s’y intéresser puisqu’ils sont peu sollicités par le système politique; ce phénomène a été amplement documenté ces dernières années, alors que l’on a cherché à expliquer la participation électorale décroissante dans la plupart des démocraties occidentales (Barber, 1984). Le troisième, c’est soit le risque d’une grande polarisation entre deux grandes familles idéologiques (par exemple, travaillistes et conservateurs en Grande-Bretagne) avec une alternance plus ou moins imparfaite, soit le risque d’un gouvernement au « centre », les principaux partis politiques devenant ce qu’on appelle des partis « catch-all », se distinguant fort peu les uns des autres (Dahl, 1989). Le quatrième, c’est le risque d’un décalage important entre le pays « officiel » et le pays « réel », ou entre le parlement et la « rue », dont l’histoire française depuis la Révolution est riche en exemples, ce qui entraîne un risque de fragilisation des institutions parlementaires et des crises périodiques de légitimité politique (Rosanvallon, 1998). On pourrait préciser l’argumentation et l’affiner, mais elle tournerait essentiellement autour de ces questions.

En ce qui concerne la politique municipale au Québec, il me semble qu’il faut ajouter deux autres éléments, qui sont particuliers à ce niveau de gouvernement[1] : le fait que le droit de vote a longtemps été extrêmement limité et la tendance à considérer les enjeux municipaux sous un angle plus technique que politique. En effet, contrairement à ce qui se passait aux plans fédéral ou provincial, la démocratie municipale a longtemps été une démocratie de propriétaires et il faudra attendre les années 1970 pour que cesse une telle situation et que le suffrage universel y soit établi[2]. La justification d’une telle exclusivité résidait dans le fait que le mode de financement des municipalités était la taxe foncière à laquelle étaient assujettis les seuls propriétaires; on avait tendance à les considérer comme les « actionnaires » de la municipalité et, par conséquent, comme il est de mise dans une entreprise, à limiter le droit de décision aux seuls actionnaires, dans un retournement assez spectaculaire du principe du no taxation without representation qui avait soutenu les révolutions britannique et étasunienne. Une telle restriction laisse des traces, non seulement dans les pratiques des gouvernements municipaux[3], mais également dans celles des électeurs et électrices potentiels qui se sentent plus ou moins « autorisés » à intervenir relativement aux questions municipales.

Le deuxième problème, c’est que les enjeux municipaux sont souvent présentés comme des enjeux techniques : les nids-de-poule, le déneigement, la collecte des ordures, telles seraient les grandes questions municipales (Bhérer et Quesnel, 2006 : 5). Sans nier l’importance de ces questions dans notre vie quotidienne, il convient de préciser que dans le mouvement de décentralisation inhérent à la gestion (néo)libérale appelée aussi gouvernance (Boltanski et Chiapello, 1999), les municipalités exercent des responsabilités dans des domaines aussi variés que l’aménagement du territoire, la santé publique, l’intégration des populations immigrantes, la lutte contre la pauvreté, les transports publics et alternatifs, qui ne sont pas uniquement des problèmes techniques, mais relèvent de choix politiques.

Un révélateur de ce mécanisme de dépolitisation des enjeux municipaux, c’est la quasi-absence de partis politiques. Certes, dans plusieurs villes, il y a des organisations qui se présentent comme des partis politiques, mais elles n’ont en général que fort peu de vie interne et n’existent pas, à toutes fins pratiques, en dehors des périodes électorales. Même les expériences de partis partiellement issus des milieux communautaires à Montréal et à Québec, comme le Rassemblement des citoyennes et citoyens de Montréal ou le Regroupement populaire de Québec, ont fait long feu, consécutivement à l’exercice du pouvoir politique et aux fusions municipales de 2001. Cette absence de partis politiques rend difficile le maintien de liens entre les élus et l’électorat et entraîne un processus extrêmement personnalisé de liens entre les groupes organisés (communautaires, féministes, écologistes) qui sont actifs sur des enjeux municipaux et certains élus locaux (Fontan et al., 2006 : 126). Ce sont autant de raisons pour chercher à démocratiser les municipalités en intervenant simultanément sur trois plans : l’amélioration de la démocratie représentative, la mise en place de modes de démocratie participative et l’instauration de modes de démocratie délibérative.

Des moyens pour développer l’implication citoyenne dans la décision publique

Ce déficit démocratique est partiellement perçu par certains intervenants du monde municipal, qui ont essayé d’y remédier en développant des possibilités d’input citoyen dans les affaires municipales. Ainsi, les municipalités sont le seul palier de gouvernement où existe le référe ndum d’initiative populaire. Les municipalités doivent également mettre en place des mécanismes de consultation publique dans certains domaines et certaines étendent l’expérience à des domaines qui ne sont pas couverts par la loi. En outre, surtout depuis les fusions municipales de 2001, on a assisté à des processus de décentralisation qui avaient partiellement pour objectif de rapprocher la vie municipale des citoyens et citoyennes. Cependant, de tels mécanismes sont loin de produire les effets escomptés en termes de participation réelle et effective des citoyens à la décision publique.

Le premier mécanisme, les référendums d’initiative populaire, souffre de nombre de limitations. D’abord, ils sont réactifs : il n’est possible de demander la tenue d’un référendum seulement après une décision du conseil municipal. Au lieu de conduire à une implication citoyenne dans la mise en place de politiques publiques, ce genre de référendum intervient en aval des décisions, avec pour résultat qu’il ne peut les infléchir, mais simplement les faire avorter. Un tel mécanisme a donc pour effet d’opposer frontalement – plutôt que de mettre en tension dynamique – participation citoyenne et représentation politique. Ensuite, ils sont fort limités dans leur objet : seules certaines décisions d’ordre financier peuvent donner lieu à des référendums d’initiative populaire.

Le deuxième mécanisme, les consultations publiques, est extrêmement inégal d’une municipalité à l’autre et dépend à la fois de l’ouverture des autorités municipales à ce sujet et de la personnalité qui en a la charge effective. La loi oblige à des consultations publiques sur les plans d’aménagement et sur les transports publics. Certaines municipalités ont étendu le principe de la consultation publique à d’autres enjeux (place des femmes, intégration des populations immigrantes, développement social et communautaire, politique familiale, par exemple). Cependant, même lorsqu’elles sont bien menées et laissent une place réelle aux citoyens et citoyennes, de telles consultations souffrent des défauts inhérents aux mécanismes consultatifs.

D’abord, elles ne sont que des mécanismes consultatifs, et les décisions se prennent ailleurs, sans qu’il faille nécessairement tenir compte des résultats de la consultation. La participation citoyenne s’apparente donc au mécanisme du « parle, parle, jase, jase » avec ce que cela peut receler de frustrations pour ceux et celles qui se donnent la peine de participer[4]. Ensuite, les citoyens et citoyennes ne disposent pas toujours de l’information pertinente à l’objet de la consultation, ni même d’une information commune de base. Cela permet aux groupes déjà organisés, surtout ceux qui peuvent certaine forme d’« expertise », de disposer d’un avantage sur les autres citoyens. En outre, comme la seule obligation des municipalités est de tenir des consultations, cela ne garantit pas que toutes les composantes de la municipalité soient informées et puissent participer à la consultation, ni que des efforts seront faits pour inciter à la participation des populations traditionnellement marginalisées (femmes, personnes issues des minorités ethnoculturelles ou racialisées, personnes handicapées, pauvres, etc.). Enfin, tout comme ce qui se passe dans les commissions parlementaires, de telles consultations se résument, au mieux, à la juxtaposition de points de vue et d’opinions et non à leur interaction; chaque personne ou groupe exprime sa position et n’a pas nécessairement à tenir compte des autres positions exprimées sur le même sujet; en fait, seuls les décideurs ont souvent accès à l’ensemble des points de vue. Il n’y a donc pas de délibération publique, mais seulement une énonciation dont on peut difficilement évaluer qu’elle soit assortie d’une écoute.

Le troisième mécanisme, la décentralisation, est loin d’être synonyme de démocratisation. Les arrondissements montréalais, par exemple, tendent à calquer leur mode de fonctionnement sur celui du conseil municipal, réduisant l’intervention citoyenne à une période de questions souvent très limitée dans le temps et demandant un enregistrement préalable de ceux et celles qui veulent poser les questions. La décentralisation des services ne garantit aucunement qu’ils soient davantage pensés en fonction des besoins d’une population donnée. De plus, cela peut conduire à des décalages importants entre zones nanties et zones moins nanties, puisque la ségrégation spatiale en fonction des revenus et du capital symbolique est l’une des plus répandues dans les villes. Toute décentralisation qui ne s’accompagne pas de mécanismes de redistribution permet uniquement de reproduire — et souvent d’amplifier — des inégalités existantes, ce qui ne concourt guère à la démocratisation. En plus, avec la réorganisation des structures municipales dans le processus de fusion/défusion/confusion, se sont multipliées les instances de concertation du type conseil d’agglomération qui combinent peu de redevabilité démocratique (puisqu’ils cooptent des élus à d’autres paliers) et une centralisation des décisions, ce qui annule dans une large mesure les effets de la décentralisation.

Eu égard à ces mécanismes institutionnels, on a vu se développer des mécanismes participatifs mis en place largement par les citoyens et citoyennes, même si certains d’entre eux ont pu bénéficier d’un appui institutionnel. J’en mentionnerai quatre : le budget participatif du Plateau Mont-Royal, l’Opération populaire d’aménagement de Pointe-Saint-Charles, les déclarations citoyennes et les sommets citoyens de Montréal.

L’arrondissement du Plateau Mont-Royal a décidé de soumettre à un budget participatif une partie des dépenses du plan triennal d’immobilisation à partir du printemps 2006. La façon dont se sont déroulées la mise en place et la « gestion » de ce budget participatif témoigne de la difficulté des élus et des fonctionnaires de percevoir l’apport citoyen autrement que sur le mode de la consultation publique. Toutefois, le processus a été supervisé par un comité dont faisaient partie les groupes communautaires, ce qui a permis d’améliorer sensiblement les choses entre la première et la deuxième version de ce budget participatif. Car, petit à petit, la part de délibération publique a été accrue, même si l’information donnée n’était pas la plus pertinente, puisqu’elle n’incluait pas une évaluation de l’état des équipements collectifs existants et de leur répartition dans le quartier.

L’intérêt de cette expérience limitée, c’est justement le passage graduel de l’aspect consultatif à l’aspect délibératif : alors que pour plusieurs élus, le rôle d’un tel budget était plutôt de consulter la population, en lui demandant d’exprimer ses projets, et ensuite de se réserver la décision, ils ont eu le bon sens de faire graduellement place à une délibération publique, en demandant aux citoyens d’évaluer la pertinence des divers projets, à la suite d’un processus de confrontation et non de juxtaposition des diverses opinions. On est encore loin du processus d’arbitrage entre les priorités de chacun des secteurs géographiques et de chacun des secteurs d’activité qui se fait à Porto Alegre, mais au moins, les citoyens et citoyennes peuvent évaluer les diverses propositions et établir un ordre de priorité sur 5 % des investissements publics. En outre, le niveau de participation a été sensiblement élevé et soutenu.

L’Opération populaire d’aménagement (OPA) de Pointe-Saint-Charles part d’une logique tout à fait différente, puisqu’elle émane non pas des élus, mais des groupes communautaires de ce quartier, théâtre de luttes urbaines (et autres) fort importantes depuis près de quatre décennies qui ont contribué à une structuration importante et variée de la société civile. Tablant sur l’intelligence citoyenne pour l’aménagement de leur lieu de vie, il y a d’abord eu une évaluation partagée des besoins du quartier (par le biais de visites collectives de ses différentes parties), plusieurs réunions de délibération pour imaginer des axes de développement et établir des priorités, un temps d’information et de réflexion permettant aux résidants et résidantes de se faire une idée des projets en présence avant d’aboutir à un plan de développement intégré, soumis ensuite aux autorités responsables, qui se sont bien gardées d’y donner suite. Cela a permis aux groupes et aux citoyens et citoyennes impliqués dans l’OPA d’avoir des outils pour s’opposer à un autre type de développement, celui des mégaprojets élaborés à l’extérieur, en l’occurrence celui d’implanter un casino dans ce quartier de Montréal. Il est cependant significatif qu’au lieu d’insister sur l’existence d’un projet de développement issu de l’OPA, les promoteurs, les autorités politiques provinciales et municipales et les médias aient plutôt accusé les groupes et individus de l’OPA d’immobilisme. Comme quoi, dans une démocratie réduite à la représentation politique, l’organisation citoyenne en dehors des instances de pouvoir est perçue comme un empêchement de tourner en rond puisqu’elle rompt avec l’habitude de déléguer à des élites le soin de décider ce qui est « bon » pour la population.

Les déclarations citoyennes d’un certain nombre de centres de femmes de l’est et du centre de Montréal représentent aussi un travail d’autorisation citoyenne d’un groupe qui a longtemps été tenu à l’écart de la formulation des politiques urbaines, les femmes. Il s’agissait, dans un premier temps, de susciter la prise de parole des femmes sur la ville qu’elles voulaient et ensuite de systématiser cette prise de parole dans une déclaration citoyenne regroupant thématiquement les propositions émanant de la discussion. Une telle déclaration citoyenne pouvait servir à nourrir les luttes dans le quartier, à fournir des priorités pour les groupes de femmes, à présenter des revendications aux élus et aux services municipaux ou encore à servir de grille d’évaluation du travail de ces élus en période électorale. Fait intéressant, le Conseil des Montréalaises, organisme consultatif auprès des autorités municipales concernant les femmes, a répercuté l’impact des premières déclarations citoyennes en formalisant la démarche et en publiant un petit guide pour rendre audible la parole des subalternes du monde municipal.

Quant aux sommets citoyens de Montréal, organisés par thèmes, ils ont permis de développer une voix autonome des citoyens et citoyennes sur les enjeux municipaux, tout en influençant de façon importante certains élus municipaux. Là encore, il s’agit de lieu de délibération politique, mais cette délibération a pour but explicite l’infléchissement des politiques publiques. Ces sommets, avec une participation qui fait appel à d’autres expériences de démocratisation urbaine, permettent aussi de faire circuler l’information, non pas pour que Montréal imite ce qui se fait ailleurs, mais pour que l’on puisse s’en inspirer et développer le champ des possibles en termes à la fois délibératifs et participatifs

L’importance de la délibération politique

À partir du moment où l’on admet que la politique est une chose trop importante pour être laissée exclusivement entre les mains de nos gouvernements, il faut concevoir des mécanismes qui permettent aux citoyens et citoyennes de s’informer sur les enjeux et de contribuer à la décision collective. Ce mécanisme général, c’est la délibération publique.

La délibération publique repose d’abord sur le fait que la politique n’est pas une science exacte, où l’on pourrait chercher une vérité qu’il s’agirait ensuite de rendre opérationnelle. Ensuite, puisque la politique concerne ce qui est commun, toutes et tous sont susceptibles d’avoir une opinion ou, à tout le moins, de se « faire une tête » à partir des opinions qui s’expriment dans le débat. Ces opinions se forment usuellement à partir de nos expériences concrètes. Et, puisque tout le monde a une localisation dans le social, tous peuvent aussi se prévaloir d’une expérience qui leur donne au moins une forme d’autorité par rapport à leur « vécu ». C’est dans ce sens qu’il n’y a pas d’experts absolus, mais seulement diverses façons de vivre et de théoriser le social, qui ne sont pas toujours compatibles mais qui doivent être prises en compte dans une démocratie qui se veut inclusive.

Si l’on postule que le politique ne porte pas sur le vrai mais sur le possible et le souhaitable (Sintomer, 1999), la délibération publique est importante et fait appel à une participation civique, plus ou moins soutenue. En même temps, l’objectif de la délibération politique n’est pas de produire l’unanimité, mais de contribuer à la réflexivité de la société sur elle-même dans un contexte où subsiste toujours une part d’indécidable et d’incertitude. À cet égard, il y a des différences fondamentales entre la délibération politique et la délibération scientifique que la théorie de l’action communicationnelle développée par Habermas (1987) ne met pas suffisamment en lumière, ce qui comporte le risque d’un glissement entre le dialogue raisonné (qui constitue l’idéal de la communication politique, mais qui est difficilement atteignable dans des sociétés traversées par des conflits sociaux, puisque ces conflits peuvent difficilement se cantonner au « raisonnable ») et le consensus raisonnable, sorte de plus petit commun dénominateur un peu fade.

Cet échange politique sur le mode de la délibération s’oppose à une autre forme d’échange, la violence. Mais tous deux supposent la conflictualité. Lorsqu’on a recours à la violence, c’est la loi du plus fort qui s’impose. Lorsqu’on adopte la délibération politique, on construit un espace, usuellement fragile, qui nous permet de régler le différend ou encore de le laisser en suspens (Dryzek, 2005; Young, 2004). Mais l’on ne saurait faire abstraction du conflit dans la délibération, sous peine de l’affadir. Si l’on a besoin de délibérer, c’est que les solutions (les règles de notre vivre-ensemble) ne sont pas évidentes, que la société est traversée par une série d’enjeux et d’oppositions sociales qui favorisent des prises de position initiales souvent divergentes. Dans ce sens, la démocratie et la délibération publique se nourrissent du conflit et ne peuvent complètement l’aplanir, au risque de s’estomper elles-mêmes.

La délibération publique ne saurait donc se réduire à un échange de « bonnes raisons » et ressembler à un séminaire de recherche. Certes, la qualité d’un débat public dépend aussi des bons arguments et le niveau de la délibération (et, par conséquent, notre niveau de compréhension des enjeux auxquels nous sommes confrontés) ne peut qu’en être rehaussé. Mais l’argumentation politique ne peut faire l’objet d’une démonstration ou d’une réfutation hors de tout doute. Plus encore, ce n’est pas toujours la meilleure argumentation qui triomphe dans une délibération politique mais celle qui est la plus effective dans la conjoncture. Aussi Sintomer souligne-t-il que « l’argumentation, lorsqu’elle se déploie sur le terrain politique, n’est pas susceptible de démonstration ou de réfutation totalement rigoureuse, et un argument n’y est pas vrai ou faux, mais “plus ou moins fort” » (1999 : 380).

Cette différence entre la délibération publique et la délibération scientifique s’explique par le fait que les débats politiques sont soumis à des contraintes temporelles et cognitives que ne connaissent pas les débats scientifiques. Cette « urgence » qui est la marque du politique fait en sorte que le débat politique est toujours revêtu d’un certain pathos et qu’il ne se déploie pas uniquement dans le registre de l’argumentation rationnelle. Ainsi, une manière de mettre en scène le conflit social et le discours des groupes sociaux dominés a souvent été la manifestation qui, si elle comporte une petite part de discursif — les slogans et les discours —, est aussi une manière de « dramatiser » l’indignation ou la révolte et de crier le mécontentement de groupes qui ont peu ou prou accès à la politique institutionnelle.

Même si les théories politiques dominantes (Gutman et Thompson, 2004) soutiennent que le débat public doit se dérouler selon les règles de la raison publique, c’est-à-dire de façon dépassionnée, impersonnelle et en invoquant des arguments qui ne font pas référence à une conception particulière du bien mais à un sens commun partagé, l’égalité politique nécessaire à l’inclusion démocratique (considérer que tous les citoyens sont libres et égaux en droit) ne doit pas faire écran à l’inégalité sociale (le fait que nos sociétés sont traversées par toutes sortes d’inégalités sociales). En concentrant l’attention sur la procédure du débat public, les théories dominantes des sciences sociales font l’impasse sur trois éléments qui sont susceptibles de créer de l’exclusion (Young, 2000).

Le premier élément est celui de la reconnaissance pleine et entière de l’ensemble des personnes participant au débat. L’expérience la plus fréquente que font les personnes appartenant à des groupes sociaux dominés lors de débats publics, c’est souvent celle de la transparence et de l’inaudibilité. On fait tout simplement comme si elles n’étaient pas là, ce qui fait que leur propos n’est pas pris en compte dans l’élaboration d’un point de vue commun. Or, comme le souligne Iris Marion Young, cela contribue à de moins bonnes décisions, alors que, a contrario, une inclusion de tous les points de vue « rend possible des décisions plus sages et plus justes, parce que cela accroît les connaissances disponibles dans le processus décisionnel et aide à promouvoir une conversion des perspectives de chacun du nombrilisme vers un point de vue plus universel » (2004 : 20 ; traduction libre).

Un deuxième élément concerne les procédés rhétoriques. Dans ses considérations sur le débat démocratique, Habermas (1997) est parti en guerre contre l’utilisation de quelque forme que ce soit de rhétorique, puisqu’il opère une distinction entre la fonction illocutoire (d’énonciation) du discours politique et sa fonction perlocutoire (de mise en scène de l’énonciation), assimilant cette dernière à de la manipulation. S’il est exact que la rhétorique peut servir à des fins manipulatoires, il n’en demeure pas moins que la rhétorique peut également servir de moyen, pour les dominés, d’attirer l’attention et de compenser ainsi partiellement leur handicap d’inaudibilité. Certes, la rhétorique ne peut tenir entièrement lieu de discours, mais elle peut disposer à entendre ce qui est dit. Ainsi, une manifestation ne se substitue pas à la délibération, mais peut servir d’argument pour faire voir la gravité d’un problème. En outre, tout argument public, principalement s’il est inhabituel, doit être mis en scène ne serait-ce que pour se donner à voir.

Le troisième élément a trait au côté impersonnel que doit revêtir le débat public. Cette « impersonnalité » passe à côté de l’importance que peut revêtir la narration pour les dominés. Le fait de mettre en mots l’expérience permet à la fois d’en saisir le caractère socialement construit et d’en transmettre la signification. De la même façon que les divers groupes de la société civile ont permis de développer un langage politique, la narration permet parfois de faire partager une expérience et souvent d’illustrer la souffrance sociale. Cela revêt une importance cruciale dans la convergence des horizons de signification et dans le développement d’une mentalité élargie, deux éléments essentiels dans un procédé d’inter-locution.

Mais le plus difficile pour les membres des groupes subalternes, c’est de sortir de la spécificité qui est associée aux politiques de l’identité, comme si certains étaient déjà universels et d’autres irrémédiablement partiels. Pourtant, nous occupons tous et toutes diverses places dans les rapports sociaux et ce sont ces places qui nous permettent d’adopter un point de vue sur le social. Le discours de l’intérêt général et de la délibération publique a souvent présumé que certaines localisations dans le social permettaient d’avoir un point de vue plus généralisé que d’autres. Or il n’y a pas, dans le social, de point de vue surplombant ou englobant : tous les points de vue sont partiels et partent de leur partialité. La prise en compte de l’intérêt général ne peut être un a priori du débat public, comme le suggèrent, entre autres, Rawls (1993) et Habermas (1997), tout en en constituant l’horizon normatif. Les débats publics sont précisément l’occasion de la confrontation des points de vue et de l’établissement de leurs conditions de convergence. Dans cette optique, ce dont ils ont besoin, c’est d’une politique de décentrement, c’est-à-dire de partir du présupposé qu’il n’y a personne ni aucun groupe social qui occupe une position qui leur permette de saisir d’emblée la généralité des rapports sociaux.

Dans la délibération politique s’affrontent donc des opinions. Si ces opinions peuvent se mettre en scène dans une certaine rhétorique, le débat politique n’en devient pas pour autant un marchandage et, par là, il se distingue de la négociation de conventions collectives. Car, pour qu’il y ait débat, il faut que les opinions soient exprimées, mais aussi qu’elles soient entendues et se modifient dans le processus même du débat. C’est l’altération qui est au coeur de la délibération politique, à savoir la capacité d’admettre qu’une opinion puisse être affinée ou même écartée par la force du processus délibératif.

Grâce à la délibération politique démocratique, le pouvoir est désincarné, il ne réside plus dans un lieu spécifique, il ne peut être accaparé par une quelconque autorité, il n’appartient à aucun groupe ou individu. Car ce qui fait autorité dans la délibération politique, ce n’est pas la position sociale ou institutionnelle que l’on occupe, mais la capacité de persuasion, de conviction d’une majorité de nos concitoyens et concitoyennes, même si l’accès à la parole publique et son maniement sont aussi le produit des conflictualités sociales. Dans la délibération, le pouvoir circule d’un locuteur, d’une locutrice à l’autre en même temps qu’il constitue l’enjeu de la délibération puisque celle-ci débouche sur la décision.

Je me suis jusqu’à présent attardée sur les mécanismes de la délibération politique. Il reste maintenant à voir ce que nous pouvons faire pour raviver le débat public, pour intéresser la majorité de nos concitoyens et concitoyennes aux enjeux de société alors que ce quon peut constater, c’est la généralisation du cynisme et du désabusement.

Il faut d’abord donner la possibilité aux citoyens et citoyennes de formuler les enjeux qu’ils veulent soumettre à la délibération publique. Notre expérience des dernières années a plutôt été celle de la confection gouvernementale de questions soumises à la consultation publique. Ainsi, le débat était-il en quelque sorte pipé et visait essentiellement à assurer une plus grande légitimité à la décision gouvernementale en l’auréolant d’un supposé consensus social[5].

La délibération publique procède d’une autre logique et s’articule aux divers lieux dans lesquels elle se développe. Les sujets de débat public ne peuvent être les mêmes selon que l’on se situe à l’échelle locale, nationale ou transnationale. Le degré de complexité, le nombre et la diversité des acteurs impliqués, les conséquences possibles font en sorte que l’on peut débattre de la même question, mais de façon extrêmement différenciée. Ainsi, un débat sur l’eau potable peut et doit se faire à tous ces niveaux, mais il est à prévoir que les termes du débat varieront d’un niveau à l’autre.

Cependant, la délibération publique permet de multiplier les lieux de débat et donc d’élargir le nombre de personnes potentiellement engagées dans le débat. Des lieux de débat multiples, c’est aussi une façon de contrer la prétention de l’État et des institutions à monopoliser le débat public et de décentraliser le pouvoir, ce qui contribue également à sa diffusion sociale.

La délibération publique ne signifie pas non plus que tous les acteurs sociaux doivent délibérer constamment ensemble des mêmes enjeux. Comme le souligne Nancy Fraser (1996 : 81), « dans des sociétés stratifiées, des arrangements qui rendent possible la contestation au sein d’une pluralité d’espaces publics en compétition permettent de promouvoir un idéal de participation égalitaire de façon plus intéressante que ne le ferait un espace public unique, général et englobant (traduction libre). »

Il faut aussi que la délibération publique débouche sur la décision. Comment intéresser les citoyens et citoyennes à la délibération si celle-ci n’a aucune conséquence sur nos orientations collectives ? Dans ce sens, la délibération doit se distinguer de la consultation.

Enfin, la délibération fait appel à la fois à l’imagination et à l’insolence. Pour délibérer de façon fructueuse, il faut un minimum d’utopie, c’est-à-dire qu’il faut s’affranchir de la répétition des vieilles recettes, sortir des sentiers battus et bannir les idées toutes faites. L’imagination, c’est la capacité de faire du nouveau. Quant à l’insolence, c’est la capacité de s’affranchir des autorités. À partir du moment où l’on admet que la politique n’est pas le lieu de la vérité, il faut accorder à chacun la même crédibilité à intervenir. Dans ses écrits sur la démocratie athénienne, Castoriadis (1986) nous rappelle que l’un des principes de la délibération publique dans l’assemblée des citoyens est l’isopsèphia, le poids égal accordé à chacune des opinions exprimées, non pas que tous les arguments aient le même poids, mais qu’ils doivent tous être considérés au même titre, indépendamment de la position sociale occupée par la personne qui les émet. Et Castoriadis de préciser que ce phénomène constitue une distinction radicale entre la démocratie grecque et la démocratie moderne, en ce sens que l’expertise n’y est pas de mise et ne fait pas autorité. La délibération politique se doit d’être iconoclaste et inclusive.

Conclusion

Si j’ai tant insisté sur la délibération publique, c’est qu’elle me semble la clé pour résoudre trois difficultés qui se posent usuellement dans les pratiques alternatives de démocratie : la confiscation du débat public par les groupes déjà organisés; l’insistance sur la seule raison publique; l’exclusion des groupes peu rompus à l’usage de la parole ou à l’autorité publique. Je voudrais donc conclure sur ces questions en montrant comment des pratiques comme les Sommets citoyens ou les Forums sociaux permettent en partie de les surmonter, sans tomber dans l’angélisme et penser qu’ils peuvent tout régler.

La confiscation du débat public par les groupes déjà organisés relève à la fois de la professionnalisation de la politique, du fonctionnement médiatique et de l’idée que la politique est un jeu à somme nulle où prédomine le rapport de force et dans lequel le pouvoir se réduit à la domination. C’est ainsi que, sur la plupart des enjeux, seuls certains semblent avoir autorité pour s’exprimer puisqu’ils disposent de l’expertise, des ressources et des réseaux pour faire entendre leur voix. Certes, de tels groupes organisés sont importants et permettent de faire entendre des positions et de mobiliser éventuellement la population. Mais, en même temps, ces groupes, du fait de leur institutionnalisation, se substituent souvent à ceux et celles au nom desquels ils parlent et renforcent l’idée que la politique doit être laissée aux experts.

Dans cette perspective, autant les Sommets citoyens que les Forums sociaux me semblent être une occasion de décloisonnement sur deux plans. D’abord, un décloisonnement par rapport aux spécialités des divers groupes. Les citoyens et citoyennes qui y participent le font justement en tant que citoyens, c’est-à-dire en fonction de leur intérêt pour le vivre-ensemble d’une collectivité politique, constituée ou virtuelle, ce qui introduit une horizontalité et consolide le lien de concitoyenneté comme mode d’organisation du politique, plutôt que la verticalité d’un pouvoir qui finit par se confondre avec de la domination. Ensuite, il y a un décloisonnement par rapport à qui est autorisé à parler. Comme le fait remarquer Hannah Arendt (1961), dans un tel contexte, c’est moins le « quoi » (nos diverses assignations sociales) qui est en cause que le « qui », c’est-à-dire une personne qui se constitue en sujet politique du seul fait de se préoccuper du vivre-ensemble d’une collectivité.

Il me semble également que la délibération publique, si on ne la limite pas à l’échange intellectuel de « bonnes raisons » nous permet de faire appel à divers types de savoir. Ainsi, plusieurs élus municipaux se réclament de l’efficacité; les urbanistes et autres planificateurs et administrateurs se réclament de l’expertise. À côté de cela, il y a ce que Majo Hansotte (2002) qualifie d’« intelligence citoyenne », qui naît de l’expérience, mais qui comporte aussi une capacité de réflexion et de communication de cette expérience. Là encore, les Sommets citoyens ou les Forums sociaux fournissent des occasions de mettre en lumière et développer ces intelligences citoyennes.

Enfin, il est important de poursuivre un objectif d’inclusion dans cette délibération publique. Cela exige une attention de tous les instants à la fois pour accueillir divers types de parole (de la plainte à l’analyse réfléchie; du geste à la verbalisation) et pour trouver des moyens, inspirés des pratiques d’éducation populaire et de la pédagogie des opprimés, d’aider ceux et celles qui n’ont pas accès à la parole publique, qui constituent les « sans-parts » du partage actuel du pouvoir politique, pour emprunter l’expression de Rancière (1995), non seulement à s’exprimer, mais aussi à se faire entendre et à subvertir ainsi le système de répartition du pouvoir.

Comme le laissent entendre les Forums sociaux, il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, mais plutôt de le diffuser, de le faire circuler dans le social et d’empêcher qu’il soit capté par quelque élite que ce soit à des fins de domination.