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Je remercie le professeur Lamoureux pour ses remarques critiques et pertinentes et qui permettent d’approfondir le débat. Faute d’espace dans cette « réplique » à la « réplique », je voudrais me concentrer sur deux principaux points. Le premier point concerne la question de la place et du rôle des mouvements sociaux, vus dans une trajectoire historique et théorique de la pensée critique. Le deuxième point est lié aux remarques d’Henri Lamoureux sur le débat proprement québécois concernant le thème qui nous intéresse.

La pensée critique et les mouvements sociaux : trajectoires et oscillations

La pensée critique, que cela soit dans le domaine philosophique ou sociologique, s’acharne depuis longtemps à comprendre la dynamique de la transformation sociale. Dans une certaine interprétation qu’on identifie, à tort selon moi, à Marx, le mode de production, qui structure les rapports sociaux, détermine dans une large mesure la place des acteurs. Dans son interprétation « rigoriste » (celle des théoriciens de la Deuxième Internationale, Eduard Bernstein et Karl Kautsky par exemple), la « marche de l’histoire » est programmée par l’évolution économique qui force le passage « inévitable » vers le socialisme et la classe sociale qui le portent, soit la classe ouvrière. Celle-ci à la limite n’est pas un « agent », mais une partie de la structure, celle qui va détruire et subsumer cette structure dans un éblouissant Aufhebung. Dans une telle perspective, l’histoire « sans sujet » devient vide des mouvements sociaux. Dans la pensée de Marx par contre, plus complexe, plus contradictoire aussi, on lit une oscillation constante entre la « structure » et les « agents ». Dans ses travaux sur la politique et l’État, l’histoire n’est pas totalement « déterminée ». Elle se déplie comme une série de potentialités, de bifurcations. Dans le cycle des travaux sur les crises en France[1], notamment, se positionne le rôle central des luttes de classes : celles-ci se jouent sur le terrain politique, un terrain qui fluctue selon les propositions et les forces des divers acteurs, définis d’abord et avant tout comme représentants de diverses « fractions de classes ». Les classes, précise Marx, ne sont pas des « entités sociologiques », ni des « catégories préétablies » de la société, mais la matérialisation des confrontations qu’elles ont les unes avec les autres.

La domination contestée du structuralisme

Plus tard, au xxe siècle, dans le sillon des révolutions européennes, ce débat rebondit. Dans un sens, la vision hégélienne de la « marche de l’histoire » est développée en Russie alors qu’une extraordinaire conjonction de forces permet la révolution des Soviets, en ouvrant, sur le plan théorique, la relance d’une vision historiciste que Georges Lukacs développe magistralement[2]. Peu à peu, cette lecture simpliste et dogmatique s’impose dans le mouvement social un peu partout dans le monde. Plus tard, des voix dissidentes, dont celles d’Antonio Gramsci, tentent de revenir sur les jeux complexes du politique et du social. Gramsci, à partir de ses intuitions géniales[3], s’acharne à expliquer pourquoi la décomposition du capitalisme de l’époque, au lieu d’ouvrir la porte au socialisme (ce que pensaient la plupart des théoriciens de l’époque) débouche plutôt sur le fascisme. Plus encore, il élabore les linéaments d’une nouvelle perspective permettant de comprendre pourquoi une partie importante du prolétariat et des classes populaires et moyennes va « contre » ses propres intérêts en se rangeant derrière Mussolini et Hitler. Le projet réactionnaire est en fait l’oeuvre du politique et pour le confronter, il faut sortir de la vision traditionnelle de la « marche de l’histoire ». Il faut revenir sur les contradictions et les luttes affectant la réalité complexe des classes et des luttes de classes, de même que l’influence du monde de la culture, des intellectuels, ce que Gramsci appelle, d’une manière un peu vague, la « société civile ». Pour ce marxiste dissident, les luttes de classes ne sont pas prédéterminées. La politique et l’État se présentent comme un système de « tranchées » complexe qui évolue et sur lequel se déroulent de grandes « batailles » d’idées, des mouvements organisationnels, des conquêtes politiques. Certes malgré ces propositions décapantes, la vision structuraliste continue de dominer le débat, d’une part, dans le sillon du « socialisme triomphant » (après la Deuxième Guerre mondiale), d’autre part, par la domination du marxisme économiciste, hégémonique au sein des intellectuels et des mouvements de gauche de l’époque.

Le retour de la dialectique

Au tournant des années 1960 cependant, le socialisme « réellement existant » amorce son lent déclin, tant sur le plan pratique que théorique. Au plan de la pensée critique, de nouvelles perspectives confrontent la vision de la « grande marche de l’histoire », à la fois pour penser le plafonnement, voire l’épuisement, du modèle de transformation sociale hégémonique et pour comprendre l’effervescence sociale de l’époque. C’est à cette époque en effet que plusieurs courants de pensée redécouvrant Gramsci explorent le rôle des acteurs, en particulier des « nouveaux » acteurs qui prennent le devant de la scène, tels les mouvements de libération nationale dans le tiers-monde et dans les pays capitalistes avancés, les jeunes, les femmes, les immigrants. C’est évidemment de ce débat qu’émergent plusieurs nouvelles propositions. Dans la pensée critique italienne qu’on finit par appeler « operaïsme » se dégagent des perspectives et des analyses sur la composition de classe comme terrain mobile et politiquement ouvert de la transformation[4]. À cela se combinent de nouveaux travaux sur le capitalisme contemporain qui permettent de mieux comprendre son évolution et sa capacité d’autotransformation. Dans le monde anglo-américain, une nouvelle sociologie critique prend forme autour de C. Wright Mills[5] qui tente de réinterpréter l’histoire à partir du développement des acteurs, notamment des mouvements sociaux qui, dans le cours de leurs luttes, redéfinissent les enjeux politiques et sociaux. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’oeuvre monumentale d’Alain Touraine[6].

L’innovation de Touraine…

Dans le contexte de la crise de la théorie critique des années 1970 et 1980, Touraine tente de recontextualiser les mouvements sociaux autour de la logique de l’identité, de la définition et du conflit. Un mouvement social dans la perspective tourainienne se met en mouvement autour d’enjeux. Il n’est pas prédéterminé, il ne répond pas aux impératifs d’une « structure ». Par définition, le mouvement social tend à refuser l’élargissement de ses mandats et de ses perspectives, et à refuser l’« instrumentalisation » dans des « causes » plus larges. Sur le terrain en tout cas, les mouvements sociaux en effet, surtout dans les années 1980, réoccupent en effet le devant de la scène, notamment à travers les grandes mobilisations citoyennes pour la démocratisation en Europe de l’Est et en Amérique latine. Le renversement des régimes autoritaires ne survient pas par ses ennemis « historiques » (les partis de gauche, la classe ouvrière industrielle organisée), mais par une multitude urbaine organisée localement ou autour d’objectifs particuliers. Pour certains et jusqu’à un certain point, l’hypothèse tourainienne se trouve confirmée.

… et ses limites

Pour d’autres cependant, l’oeuvre de Touraine est trop marquée par son époque, celle de l’« épuisement » du projet communiste, lequel a canalisé une grande partie des mouvements sociaux. Pour autant, la « libération » des mouvements sociaux de la tutelle des partis de gauche ne conduit pas nécessairement le mouvement social à une plus grande autonomie à long terme. Le potentiel d’émancipation soulevé par l’essor des mouvements étudiants, féministes, écologiques, antitotalitaires est probablement exagéré par Touraine qui, par ailleurs, sous-estime les fractures internes de ces mouvements et leurs capacités, inédites la plupart du temps, de produire ou de reproduire d’autres hiérarchies, d’autres impasses. Enfin, la tentative de définition de Touraine sur ce qu’est un mouvement social et sur ce que n’est pas un mouvement social apparaît un peu rigide, pour ne pas dire dogmatique. En réalité, on a vu le développement de mouvements sociaux « hybrides », métissés, amalgamant des dimensions et des caractéristiques diverses, selon les contextes, la trajectoire historique, etc.

Nouveaux débats, nouvelles perspectives

Le travail de pionnier de Gramsci et l’innovation théorique de Touraine ont dans une large mesure posé les fondements d’un grand approfondissement de la pensée critique et donc, dans un sens, quelle que soit la critique rétroactive qui montre les limites de leur oeuvre, cela ne change rien au fait qu’ils ont ouvert la porte aux débats actuels. Résumons de manière très rapide les grandes hypothèses actuelles. Dans le sillon des mobilisations sociales mexicaines, John Holloway pousse plus loin l’hypothèse de l’autonomie en affirmant que la lutte d’émancipation des mouvements sociaux est « parapolitique ». Il voit ces mouvements comme des expressions d’une résistance circulaire, mobile, nomadique. On n’est pas très loin des provocations passionnantes (parfois délirantes !) de Hardt et Negri[7] qui analysent la décomposition/recomposition des classes sociales et où de nouveaux mouvements sociaux déstabilisent le « biopouvoir » pour imposer un nouveau « biopolitique ». Ces thèses sont évidemment contestées par une littérature très diversifiée par ailleurs. Pour Samir Amin et Atilio Boron, les « nouveaux » mouvements sociaux n’ont pas grand-chose à proposer de « nouveau » s’ils refusent de s’insérer dans les rapports de force « traditionnels », entre les classes sociales, d’une part, et entre les nations opprimées et l’impérialisme, d’autre part[8]. Sans perspective de transformation de l’État, les mouvements sociaux, affirme Samir Amin[9], sont condamnés à tourner en rond ou, pire, à être instrumentalisés dans une gestion « à rabais » des questions sociales.

La sociologie des émergences

Entre Holloway et Amin, il y a (heureusement) toutes sortes de propositions critiques. La perspective qui m’apparaît la plus porteuse est celle de Boaventura de Sousa Santos. Se référant à l’oeuvre largement méconnue de Walter Benjamin, de Sousa Santos estime que les mouvements sociaux antinéolibéraux produisent une nouvelle sociologie dite de l’émergence[10]. En observant notamment les mouvements sociaux qui participent au Forum social mondial, il insiste sur la production des propositions alternatives valorisant la diversité et la pluralité de l’expérience sociale. Plusieurs de ces mouvements, selon de Sousa Santos, viennent des « subalternes », des couches sociales non seulement exploitées, mais opprimées, occultées, niées, comme les autochtones des Amériques ou les Dalits en Inde. Contrairement à Holloway, de Sousa Santos ne pense pas que ces mouvements trouvent leur force uniquement dans leur autonomie et leur singularité, mais également dans leur métissage et la construction de convergences, ce qui leur permet d’intervenir sur et dans la politique. Il y a en ce moment plusieurs « laboratoires » de ces émergences et de ces convergences, en Bolivie par exemple, où les mouvements sociaux ont littéralement « inventé » un « outil » (le Mouvement vers le socialisme – MAS), qui cherche à réconcilier, sur le plan de la politique, les temporalités « immédiates » (les revendications des populations subalternes) avec les temporalités « longues » (la nécessité de transformer une société qui nie l’existence de la majorité autochtone de la population). Et c’est dans ce paysage contrasté qu’apparaît une nouvelle « plateforme » du mouvement social qui est, selon Raphaël Canet,

[…] une utopie positive portée par une mouvance hétérogène de mouvements sociaux, qui souhaitent construire un monde meilleur, émancipé du néolibéralisme et de l’impérialisme, et qui repose sur une conception horizontale des rapports de pouvoir et une vision positive de la diversité[11].

Le Québec interpellé par les mouvements sociaux/ les mouvements sociaux interpellés par le Québec

Il est toujours frappant, en circulant sur la « planète » sociale et politique, de constater l’envie, voire l’admiration que des intellectuels, des intellectuelles, des militants et des militantes du monde entier ont pour ce qui se passe dans ce qui est souvent décrit amicalement comme une sorte de gros village d’irréductibles Astérix perchés sur les rives du Saint-Laurent ! Autrement, il y a une fascination et un intérêt pour un mouvement social qui a su innover, qui a une trajectoire longue, qui n’a pas peur de confronter les dominants et même qui parfois « gagne » des batailles importantes. Une fois dit cela, il est parfois un peu décapant de se regarder dans un miroir qui amplifie nos rides et nos points noirs ! Quelles sont les avancées, et les limites, de ce mouvement social ? Voici quelques éléments partiels de réponse, encore là dans une perspective historique.

Au-delà de la survie

Dans un beau livre, Yvan Lamonde illustre les luttes parfois épiques de nos ancêtres pour le droit d’exister comme communauté subalternisée et comme nation dominée dans cet univers nord-américain[12]. Il faut noter par exemple le caractère avant-gardiste, républicain, du Mouvement des Patriotes de 1837-1838. Après la terrible défaite de l’insurrection, des intellectuels et des mouvements continuent la « guerre de positions » tant sur le plan social que national. La lutte pour la mise en place des premiers syndicats, le développement du mouvement coopératif, les batailles pour élargir l’accès à l’éducation, le mouvement des suffragettes, l’opposition aux guerres impérialistes sont toutes des manifestations de cet esprit de résistance. Par la suite, au-delà de la chape de plomb imposée par Duplessis et la hiérarchie de l’Église catholique, de puissantes résistances ouvrières confrontent les dominants jusqu’à la révolution pas-si-tranquille des années 1960. De multiples manières, ces résistances s’expriment sur le terrain social, devant un espace politique largement fermé non seulement par la répression, mais surtout par l’idéologie et l’hégémonie réactionnaire et cléricale que combattent des intellectuels progressistes, y compris au sein de l’Église. C’est ainsi qu’apparaît un réseau chrétien progressiste un peu partout dans la société, un mouvement syndical combatif et social (dont la fameuse lutte du Front commun de 1971 est l’apothéose), un nouveau mouvement féministe, une mouvance radicale parmi les jeunes, une effervescence du côté des communautés en région, un mouvement intellectuel et universitaire articulé autour de revues et de publications dont l’impact n’était pas négligeable (on pense à Parti Pris et plusieurs autres). Tout cela bouscule, remue, pratique l’innovation et l’insolence, se remplit de propositions et devient capable, non seulement de jeter de gros grains de sable dans l’engrenage, mais aussi d’élaborer une nouvelle perspective nationale et sociale progressiste. Disons-le, sans cette poussée formidable par en bas, René Lévesque et les fondateurs du PQ n’auraient pas abouti à la victoire surprise de 1976.

Les bifurcations

Il ne faut certes pas penser que l’histoire de cette résistance sociale est une longue série de victoires ! Les dominants, tout au long de ce xxe siècle turbulent, continuent de dominer, quitte à s’approprier ici et là des thèmes de la résistance pour les individualiser, les atomiser, les réifier. Ils réussissent, dans une large mesure, à dévoyer le projet nationaliste progressiste. Plus tard sous l’impact du néolibéralisme qui s’infiltre au début des années 1980, il y a des reculs importants. Ces reculs sont à la fois le résultat d’« agressions » par un capitalisme de plus en plus confiant, ainsi que d’incapacités, de blocages, d’opacités non surmontées par les mouvements sociaux. Au premier plan, la fusion du social et du national amorcé sur des bases progressistes dans les années 1960 et 1970 s’effiloche au fur et à mesure que les nouvelles compositions de classe permettent à une certaine proto-bourgeoisie québécoise de se distancier des couches populaires[13]. Les virages successifs du PQ, dans la confrontation avec le mouvement syndical, dans le rapprochement avec l’État fédéral sous la houlette du Parti conservateur, marquent ces reculs. Devant cela, le mouvement social subit le choc, intériorisant, jusqu’à un certain point, l’évolution vers la droite. C’est ainsi que le mouvement syndical passe du « combat » au « partenariat ». Parallèlement, une section importante du mouvement populaire et citoyen se recycle dans la gestion des services et une « économie sociale » non pas définie comme un terrain de luttes, mais comme un « nouveau partenariat » entre les classes sociales. La dislocation prolongée de l’extrême gauche sur un fond d’acrimonie et d’amertume marginalise l’idée d’une transformation radicale. Le socialisme, le communisme et d’autres marqueurs de cette radicalité deviennent des tabous, des crimes honteux. Tout cela tourne en rond plus ou moins harmonieusement jusqu’à ce que surviennent d’autres virages.

Le retournement

Sans trop de préavis, les choses recommencent à bouger dans les années 1990. La Marche des femmes contre la pauvreté et la violence organisée par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) devient un grand mouvement social, directement en confrontation avec les élites capitalistes et nationalistes. Dans le mouvement populaire, les luttes sur le logement animées par le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) secouent la cage et contestent la tendance « communautique » héritée des années précédentes. En avril 2001, une coalition inédite de mouvements « anciens » et « nouveaux » prend forme autour du Sommet des peuples des Amériques, qui, dans le contexte des réseaux qui se mettent en place, innove autour de « lieux de partages », de « nouveaux rapports sociaux », de décentralisation et d’autonomie, comme l’explique Diane Lamoureux[14]. En 2003, des centaines de milliers de personnes défilent dans la rue contre la guerre, empêchant le gouvernement fédéral de se ranger honteusement derrière les États-Unis. Plus tard, pendant que le PQ amorce son lent déclin et que reviennent au pouvoir les (néo)libéraux, une résistance d’une ampleur sans précédent se manifeste et réussit à bloquer les « réformes » promues par Jean Charest. En 2005, la plus grande grève étudiante de l’histoire du Québec réussit également à faire reculer le gouvernement, mais plus encore à coaliser la société autour du concept de l’éducation comme « bien commun ». Le mouvement écologiste par ailleurs ressort des réseaux étroits dans lesquels il était confiné pour devenir le porte-parole d’une nouvelle vision de la société. Et tous ces mouvements apprennent à développer, encore plus que dans le passé, la « forme » réseau, qui permet de coaliser et de recoaliser des initiatives disparates, autonomes. Autant de pas franchis pour donner au mouvement social une identité de lutte et de proposition.

Un million de défis

Aujourd’hui, ce réseau de réseaux qui sillonne notre société a une force indéniable, que se plaisent à ignorer les médias de plus en plus « berlusconisés ». Mais le travail de fourmi continue. Le Forum social québécois, organisé nationalement en 2007 et depuis dans plusieurs régions du Québec, illustre cette diversité et cette richesse. Et pourtant, les défis demeurent immenses. Le défi qui attire mon attention est celui de l’arrimage entre le social et le politique. Le mouvement social est déchiré. D’une part, il reconnaît, plus implicitement qu’explicitement, la mort définitive du projet nationaliste des années 1970[15]. Le problème n’est pas dans la personnalité de tel ou tel leader du PQ, mais dans la substance du projet qui ne correspond plus aux réalités des luttes de classes actuelles. L’élite nationaliste québécoise aspire à créer un « État comme les autres », membre en bonne et due forme de l’ALÉNA, respectant les « règles du jeu » néolibérales, à la recherche désespérée d’une « troisième voie » sociale libérale[16]. C’est un projet qui ne correspond plus à l’air du temps ni aux attentes d’une « multitude » qui refuse ce système.

À la recherche d’alternatives

D’autre part, et c’est l’autre côté du miroir, le mouvement social n’est pas encore capable de formuler une alternative globale. Il y a bien sûr ce qu’on pourrait appeler une « exploration », un « work-in-progress » autour de l’expérience, certes embryonnaire, du projet de Québec solidaire. Dans la lecture qu’en font plusieurs mouvements sociaux, ce nouveau parti est potentiellement plus qu’un parti, mais un projet, un processus, un espace, une trajectoire alternative pour faire non seulement de « la » politique, mais aussi « du » politique. Comme le dit Henri Lamoureux, le défi est grand, parce que les mouvements doivent, par nécessité et non par vertu, s’associer « à des relais politiques aptes à porter leurs revendications et leur projet social au niveau du pouvoir décisionnel ». Negri lui-même, qu’on critique (à tort selon moi) pour son déni du politique et de l’État, constate dans son dernier essai[17] que l’expérimentation en cours en Amérique latine va dans le sens d’une nouvelle dynamique démocratique et radicale produisant une nouvelle « dialectique entre mouvements, partis et gouvernements ». Comment donc cette « convergence » peut-elle prendre forme ? Quelles sont les avancées à cet effet ? Et les obstacles ? Est-ce « simplement » une question de temps ? Est-ce que les limites internes, les contradictions, les hésitations du mouvement social peuvent être surmontées, comme cela a été le cas ces dernières années en Amérique latine ? Est-ce que les intellectuels, les intellectuelles, les militants et les militantes qui portent Québec solidaire seront réellement capables d’inventer une « autre » politique et éviter les pièges de l’avant-gardisme, du substituisme, du « je-sais-tout-isme » et de la routinisation d’une action politique sans éclat et sans imagination ? Autant de questions qui interpellent les chercheurs, les chercheuses, les militants, les militantes et même ceux et celles qui sont à la fois chercheurs et militants !