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Introduction

La question du renouvellement démocratique de l’intervention sociale vaut la peine d’être abordée sous l’angle de l’analyse culturelle. En effet, la prise en compte des processus de construction culturelle permet d’examiner les négociations par lesquelles les acteurs donnent sens et forme à leurs pratiques. Inspiré d’une recherche doctorale en cours[1], cet article propose de voir sous trois principaux angles comment l’analyse de la construction culturelle du travail de rue peut contribuer à envisager différentes facettes du renouvellement démocratique de cette pratique.

La première partie montre comment la pérennisation d’une pratique, donc son renouvellement dans le temps, peut être abordée non pas comme la reproduction perpétuelle d’un modèle, mais plutôt comme une production interactive continue. L’accent mis sur le caractère interactif de la production de la culture montre comment le bassin de repères partagés par des acteurs ne constituent pas un donné objectif mais plutôt un construit collectif. Nous verrons comment cette prise en compte du renouvellement continu de la définition des pratiques – donc de leur indétermination permanente – éclaire les zones de manoeuvre – donc de médiation démocratique – au sein desquelles les acteurs influencent leurs représentations des réalités et de l’intervention sociales.

La deuxième partie illustre comment les références partagées par un groupe ne stagnent pas dans un modèle uniforme mais s’enrichissent plutôt, se reconfigurent et se renouvellent donc au fil des transactions de significations s’exerçant dans les interactions quotidiennes. L’éclairage jeté sur les processus de sédimentation et de transformation des repères que mobilisent les acteurs pour donner sens à leurs pratiques révèle que le travail de rue s’articule à l’interface de multiples univers culturels dont les normes, plus ou moins instituées ou marginales, se confrontent et s’influencent.

Enfin, la dernière partie incite à considérer l’importance des rapports d’identification et de différenciation qui s’observent dans les espaces de socialisation où se renouvellent les processus d’adhésion à l’univers commun d’une communauté de pratique. Posant un regard original sur le jeu des appartenances qui s’enchevêtrent dans les plis du lien social (rapports de genre, interculturels, intergénérationnels, interprofessionnels, interorganisationnels, territoriaux, internationaux, etc.), l’analyse des processus de construction culturelle du travail de rue nous amène à considérer la diversité des lieux d’interaction où les travailleurs de rue négocient leurs repères, que ce soit entre eux, par exemple dans leurs milieux associatifs, ou encore au sein des autres interactions qu’ils investissent au quotidien dans leurs territoires respectifs.

Des pistes d’appropriation individuelle et collective de cette réflexion sont proposées en conclusion pour alimenter le questionnement de chacun sur ses propres investissements dans la production de la culture de son milieu de pratique.

Un éclairage original sur l’indétermination des pratiques

La question du renouvellement des pratiques soulève d’abord le problème de leur pérennisation dans le temps. À cet égard, pendant que l’analyse institutionnelle permet d’approfondir la critique des facteurs structurels affectant les conditions d’existence du travail de rue, l’analyse ethnométhodologique se penche sur les processus interactifs qui réinventent cette pratique au quotidien. En mettant au jour l’indétermination des pratiques, ce point de vue a le mérite démocratique de refléter la multiplicité des acteurs concernés par un univers de sens commun en plus de stimuler la conscience de soi comme acteur impliqué dans la coproduction de cet univers partagé.

Mon mémoire de maîtrise (2001) avait montré comment les modes technocratiques de concertation, de subvention et d’évaluation qui prédominent dans le champ sociosanitaire se conjuguent et se renforcent mutuellement dans un étau programmatique détournant le sens de l’action du travail de rue. Ce point de vue critique éclairait comment la logique de gestion techniciste des services alimente la structuration de néocorporatismes chez divers groupes d’intérêt mis en concurrence pour se tailler une place dans l’échafaudage des priorités étatiques. Il décrivait comment cette pression amène les groupes communautaires à définir leurs actions de manière fragmentaire et hétéronome afin de faire correspondre leur profil et leurs objectifs aux paramètres des populations et des stratégies ciblées dans les programmes. Comme le reflètent également plusieurs auteurs, cette étude relevait combien la prépondérance de la lecture épidémiologique pousse vers l’adoption d’une approche instrumentale axée sur le ciblage et la gestion de populations à risque statistiquement définies (Duval et al., 2004 ; Guberman et al., 1995 ; H. Lamoureux, 1999 ; Parazelli, 1990, 1995 ; René et al., 2004 ; Renaud, 1997). Cette analyse explicite comment la valeur du travail de rue est menacée d’être appauvrie par divers processus de compression du temps accordé à la présence sur le terrain et au lien de proximité tissé avec les personnes accompagnées (Fontaine, 2001).

Après cette maîtrise consacrée à exposer les mécanismes institutionnels affectant le travail de rue, mon intérêt a par la suite bifurqué vers un autre angle d’investigation du travail de rue, soit vers la production quotidienne et interactive du sens et des usages de cette pratique. Ainsi, le mouvement de regard proposé par mon étude doctorale invite à déplacer l’angle d’analyse verticale des pressions technocratiques sur le travail de rue pour éclairer de manière holographique les processus interactifs de production de sens accordé à cette pratique dans la rencontre plurielle des valeurs et des sources d’influence qui l’animent (charitables, militantes, religieuses, disciplinaires, gestionnaires, territoriales, etc.). (ATTRueQ, 1997 ; Fontaine, 2001, 2007 ; G. Lamoureux, 1994 ; Poliquin, 2007.)

L’analyse de la construction de la culture d’une pratique professionnelle constitue un vecteur stimulant de réflexion sur la participation des acteurs à la définition interactive des repères de leur univers commun. Reflétant la diversité des interactions qui contribuent au quotidien à sédimenter et à transformer un bassin de références partagées, cet angle de recherche oppose sa lecture de l’indétermination des pratiques à toute vision uniformisante de l’intervention. Comme le relève Groulx, la prise en compte de la multiplicité des points de vue fait « éclater l’unité artificielle de la catégorisation » et oblige à considérer « le contexte socioculturel de chaque situation-problème et de comprendre la complexité des processus en jeu » (1997 : 57).

Cette part importante d’éclairage accordée à l’indéfinition des pratiques et cette prise de conscience que la culture est une production humaine favorisent la conscience de soi comme acteur impliqué dans le jeu d’influences produisant le monde social ambiant. Cette considération envers le pouvoir agissant des acteurs suscite l’ouverture d’un espace de médiation démocratique sur la négociation d’un sens commun entre les acteurs concernés par une situation partagée.

En somme, abordée non pas comme un ensemble d’attributs transmis et acquis de manière linéaire, mais plutôt comme la production de repères partagés continuellement renouvelés, la culture est un fidèle miroir des interactions sociales (Huot, 1991 ; Thévenet, 2006). Mettant en évidence la contribution des acteurs dans la négociation de leur monde commun sans pour autant réduire ce processus de production au rang d’objet manipulable, l’analyse culturelle peut nous aider à interpréter la contribution humaine dans la construction de l’univers en travail de rue et, réciproquement, le poids de ce monde commun dans l’évolution des pratiques.

Une mise en lumière de la mouvance des univers de sens

Le thème du renouvellement pose aussi l’enjeu de la capacité d’adaptation aux reconfigurations continuelles des contextes dans lesquels les pratiques s’actualisent. En ce sens, penser au renouvellement du travail de rue amène à se préoccuper de l’adaptation de ce mode d’intervention à l’évolution de la configuration des situations rencontrées.

Mettre en lumière la mouvance des univers de sens où les acteurs puisent leurs références renseigne sur les incontournables processus de négociation qu’implique la collectivisation d’un système de significations balisant une pratique. Aussi, la pluralité des transactions de sens et des sources de légitimité qui influence l’orientation de repères normatifs reflète combien une définition uniformisante peut menacer d’étouffer le sens d’une action. Ainsi, dépasser les discours officiels permet d’examiner comment les routines et les langages ordinaires structurent au quotidien l’univers de sens des acteurs. Pour les travailleurs de rue, une telle considération est particulièrement essentielle puisque leur pratique de proximité les oblige à trouver un sens à leur pratique à travers leur adaptation continue à des repères normatifs différents, voire contradictoires, au sein des divers milieux qu’ils fréquentent.

Selon Augé et Colleyn (2004), l’anthropologie culturelle permet de voir comment les acteurs fabriquent leur monde social à travers le sens qu’ils attribuent aux objets, aux situations et aux symboles qui les entourent. Quant à elle, l’approche ethnométhodologique met en lumière les pratiques ordinaires par lesquelles les acteurs mobilisent un sens et des usages communs pour organiser quotidiennement l’arrangement qui les relie (Céfaï, 2003 ; Coulon, 1987 ; Emerson, 2003 ; Garfinkel, 1967). Ainsi, comme la culture agit en tant que système de croyances qui guide les acteurs tout en étant à chaque instant entretenu et transformé par eux, il paraît pertinent de s’intéresser autant aux processus de la construction de la culture du travail de rue qu’au construit qui en résulte (Berger et Luckmann, 2006 ; Cuche, 2004).

Ainsi conçues de manière continuellement négociées, les cultures sont des constructions mouvantes qui ne peuvent être envisagées que de manière holographique, pour reprendre l’expression de Morgan (1989). En effet, dès qu’on cherche à catégoriser différents repères d’appartenance, on s’aperçoit que leur découpage est impossible puisque les cultures sont toujours des systèmes composites faits d’éléments antérieurs et contemporains, convergents et divergents (Cuche, 2004). Aussi, comme les éléments qui composent la culture ne sont jamais totalement intégrés, on peut dire avec cet auteur qu’« il y a du jeu dans ce système » de significations non dépourvu de contradictions, de conflits et de marges de liberté. Cette prise en compte de la mouvance de la culture amène à s’intéresser non seulement aux repères massivement mobilisés qui donnent une impression de permanence à ses attributs, mais aussi aux repères transgressés, innovés, empruntés, détournés, métissés qui varient au fil des importations et exportations entre acteurs mutuellement engagés dans des situations partagées.

Reflétant la tension continue entre les efforts de reproduction du même et de transformation vers du nouveau, une lecture constructiviste et interactionniste aborde la culture du travail de rue comme un objet insaisissable en dehors d’une analyse dialectique de la mouvance de ses frontières et de l’imprévisibilité de son devenir. Ainsi, bien que la culture d’une pratique d’intervention se construise sur la sédimentation de représentations qui en viennent à dessiner les contours apparemment définis d’une constellation de signifiés « typifiée », la transmission de repères identitaires ne reproduit jamais totalement du même puisque les significations subissent chaque fois des transformations au fil de leur appropriation par les individus (Berger et Luckmann, 2006 ; Morgan, 1989).

Une telle analyse considère comme constitutive de la culture du travail de rue la négociation des divers critères normatifs revendiqués pour la légitimer et en expliciter la logique. À titre d’exemple, la négociation des repères définissant la méthodologie du travail de rue met en scène plusieurs sources de savoir et critères de légitimité complémentaires et contradictoires émergeant de la pluralité et de la singularité des profils des praticiens, des conditions d’exercice, des publics rejoints et des trajectoires et histoires marquant l’évolution de cette pratique dans divers contextes. L’analyse culturelle permet d’illustrer comment les travailleurs de rue se trouvent en constant bricolage de leur cadre de référence afin d’entretenir leur adaptation à la mouvance des univers marginalisés en même temps que leur reconnaissance au sein des cadres institués (Bastien et al., 2007 ; Duval et Fontaine, 2000 ; Escots, 2005 ; Martel, 2008 ; Simard et al., 2004). Ayant à composer avec des règles culturelles divergentes, les travailleurs de rue doivent puiser des références à la fois dans le registre de la familiarité et dans celui des savoirs professionnels pour arriver à se définir d’une manière acceptable aux yeux de structures de crédibilité aux valeurs souvent opposées (Bondu, 1998 ; Mathieu, 2000 ; Becker, in Groulx, 1997).

Pour ces raisons, au lieu de chercher à cerner la définition d’une pratique professionnelle telle que le travail de rue, il paraît plus intéressant d’un point de vue démocratique de découvrir les négociations intersubjectives par lesquelles les acteurs produisent les éléments symboliques qui donnent du sens à ce mode d’intervention. Partant de ce constat que la culture se construit dans les interactions quotidiennes, il semble également pertinent d’orienter l’observation vers les pratiques familières des travailleurs de rue plutôt que de se concentrer sur les mythes fondateurs, les événements majeurs et les discours officiels (Blumer, 1969 ; Geertz, 1986 ; Goffman, 1973). Comme les conversations et les routines construisent les représentations qui meublent le « monde de signes » où les individus expérimentent et interprètent les situations qu’ils vivent, porter attention à ces langages permet de saisir les formes singulières de raisonnement pratique que mobilisent les acteurs pour organiser au quotidien l’univers social du travail de rue (Berger et Luckmann, 2006 ; Coulon, 1987).

Afin de dépasser l’analyse du discours officiel sur la pratique, l’immersion ethnométhodologique dans les lieux de socialisation des travailleurs de rue permet d’explorer la conjugaison des significations données au travail de rue à travers les attributions de sens et usages concrets de cette pratique sur le terrain et dans les milieux associatifs.

Une incursion dans la toile d’interactions des univers de socialisation

L’idée de renouvellement des pratiques fait également penser aux défis de transmission et d’appropriation des apprentissages qui donnent sa consistance au corpus de connaissances fondant une intervention. Éclairer cette dimension met en lumière les stratégies collectives de mise en forme et en sens du travail de rue à travers l’élaboration et la négociation de références partagées où puiser un ressourcement pour l’exercice et la reconnaissance de cette pratique.

Comme la culture d’un collectif est le « résultat des confrontations culturelles entre les différents groupes sociaux » qui le composent, la culture du travail de rue ne peut être pensée en dehors des individus qui l’animent et par qui elle existe et se renouvelle. Ainsi, en tant que résultat des interactions qui organisent symboliquement l’existence d’un groupe social, la culture se vit dans l’expérience interindividuelle et dans des processus de construction jamais achevés « mettant en jeu des groupes d’acteurs et des facteurs très divers, sans qu’aucun groupe puisse être désigné comme l’unique meneur du jeu » (Cuche, 2004 : 103). L’immersion dans la toile d’interactions des travailleurs de rue permet de voir comment la construction de leur culture professionnelle se produit dans une dialectique de socialisation faite de rapports d’identification et de différenciation.

La socialisation secondaire joue un rôle majeur dans les processus de construction culturelle. Complémentaire à la socialisation primaire où sont acquis des repères fondateurs dans les institutions de base (famille, école), la socialisation secondaire s’anime à différentes étapes de vie dans divers lieux (quartier, programme d’étude, entreprise, mouvement social, club) où les individus acquièrent les routines et les conduites leur permettant d’être reconnus compétents culturels dans des rôles particuliers au sein d’univers singuliers (territoire, profession, organisation) (Berger et Luckmann, 2006 ; Coulon, 1987 ; Dubar, 1992). À cet égard, les lieux associatifs en travail de rue (local, régional, provincial et international) sont des espaces privilégiés pour observer comment les significations de cette pratique se tissent, se sédimentent et se transforment au fil des adhésions plus ou moins partagées des travailleurs de rue aux repères mobilisés pour justifier leur pratique auprès de la population, des employeurs, des décideurs, des gestionnaires et des institutions dont dépend sa légitimation (Fontaine et Duval, 2003 ; Gosseries et de Boevé, 2005).

S’effectuant au fil des identifications mutuelles entre acteurs concernés par une situation sociale, la socialisation secondaire est une occasion d’intérioriser, mais aussi d’influencer les significations mobilisées par un groupe d’appartenance. Or, comme elle est moins prégnante que la socialisation première, cette socialisation tardive ne va pas toujours de soi et diverses manoeuvres normatives, affectives et cognitives sont parfois nécessaires pour susciter une identification suffisante à la maintenance d’un univers commun. Ainsi, même si une culture ne peut prétendre à une permanence de ses repères d’appartenance, les efforts et les effets de persistance qui s’y déploient sont utiles à relever pour comprendre comment les acteurs sélectionnent et rassemblent certaines significations pour animer « la trame symbolique nécessaire au processus d’identification » à leur métier (Zarca, 1988 : 249).

Les milieux associatifs en travail de rue ont à relever ce défi d’ancrer une commune appartenance tout en tâchant d’éviter l’imposition de normes définitionnelles. Comme cette pratique se caractérise par son potentiel d’adaptation aux univers investis, la prise en compte de ces variations normatives est nécessaire pour refléter la tension entre l’élaboration d’une culture partagée et sa fragmentation en des cultures variées. La négociation d’une communauté de pratique met en effet au défi, d’une part, de s’identifier à des acteurs non seulement reliés à une variété d’appartenances, mais, en plus, attachés variablement à ces identités collectives à travers une adhésion plus ou moins intense aux repères partagés, et, d’autre part, de s’en différencier. Ainsi, comme en témoigne la négociation des critères et catégories de membership à l’ATTRueQ, pendant que certains s’excluent du collectif et privilégient un repli protecteur sur l’unicité de leur propre pratique, d’autres tendent à se réfugier dans une identité sélective réservée à quelques « élus » plus ou moins « traditionnels », alors que d’autres encore cherchent l’innovation, l’expansion ou la fusion des genres au sein d’une identité élargie ou revisitée au gré de diverses inspirations.

Cette négociation des repères normatifs en travail de rue illustre la complexité des processus d’alliances et d’appartenances professionnelles. Ainsi, comme les groupes sociaux ne sont pas étanches et que la séparation entre « nous » et « eux » donne une vision déformée de la réalité, l’analyse doit considérer la multiplicité des filiations qui animent les acteurs et la perméabilité de leurs frontières identitaires. En effet, bien que chaque groupe d’appartenance soit tenté de défendre la spécificité et l’originalité de son modèle culturel, il devient difficile aujourd’hui de trouver une « altérité radicale » dont se distinguer, ce qui oblige chaque groupe à constamment réinventer ses relations d’identification et de différenciation (Cuche, 2004). Aussi, même si les espaces collectifs entre pairs, comme les milieux associatifs en travail de rue, permettent une activité de symbolisation originale renforçant la culture partagée (Osty, 2003 ; Dubar, 1992), vaut-il mieux considérer la relativité des appartenances identitaires et prêter attention à l’activité dialogique produite par le rapport à l’altérité (Fillion, 2005 ; Messu, 2006). Étant donné que la culture ne se produit pas en vase clos et qu’elle est traversée d’une pluralité de regroupements sociaux en interface (nation, ethnie, localité, langue, genre, génération, profession, organisation, mouvement social, etc.), le défi démocratique consiste à dessiner un portrait du travail de rue qui admet les différences et contradictions au sein du groupe tout articulant ces divergences dans une compréhension partagée de cet univers de pratique (Geertz, 1986).

En somme, pour analyser les jeux de singularisation d’une communauté de pratique, il importe d’explorer non seulement ses lieux formels de regroupement associatif, mais aussi les autres interactions qui s’enchevêtrent au quotidien avec les groupes sociaux rencontrés sur le terrain et dans les différentes structures sociales côtoyées. Autrement dit, pour trouver la culture d’une communauté organisationnelle ou professionnelle comme celle du travail de rue, il faut la chercher à l’intersection de multiples microcultures entrecroisées de manière holographique (Cuche, 2004 ; Dubar, 1992). Dans le cas du travail de rue, les interfaces à considérer pour refléter la dynamique de construction culturelle peut s’étendre des rapports entre différents travailleurs de rue et de proximité à ceux avec divers acteurs tels que les jeunes et adultes fréquentés dans le milieu, leur entourage, le voisinage, les intervenants institutionnels et communautaires, les décideurs, les gestionnaires, les médias, etc.

Conclusion

Cet article a montré comment l’analyse des processus de construction culturelle peut contribuer à éclairer divers enjeux du renouvellement démocratique des pratiques. La proposition sous-jacente à ce texte est que l’analyse culturelle peut alimenter une fertile démarche réflexive sur les investissements des acteurs dans la production intersubjective de leur univers social.

À l’issue de cette réflexion, on constate que la prise en compte des processus de construction qui structurent au quotidien le sens commun des acteurs contribue à valoriser la mobilisation des capacités innovatrices du monde ordinaire (Groulx, 1997). Aussi, l’éclairage des croisements réciproques participant à construire un monde commun révèle la richesse de la diversité culturelle comme force collective de résistance aux formes variées d’unilatéralisme normatif. Dans une visée de contribution au renouvellement démocratique des pratiques, une telle prise de conscience de l’indétermination et de la réciprocité constitutive de toute construction identitaire peut alimenter un foyer d’inspirations faisant contrepoids à la froideur de la standardisation technocratique.

En outre, étudier les processus et produits de cette construction interactive des systèmes de sens en intervention documente la complexité et la pluralité des composantes qui animent le quotidien d’une pratique. Marquée par une variété d’influences et de rapports au patrimoine collectif, la négociation d’un univers de sens commun du travail de rue se traduit dans un faisceau de méthodes explicites (fondements, principes, techniques) et implicites (routines, attitudes, codes) constituant ensemble un kaléidoscope d’inspirations coloré de mille et un facteurs et acteurs (Giraldi et de Boevé, 2008 ; Hurtubise et al., 1999). Un tel angle contribue à « rendre compte de la multiplicité des cheminements et des trajectoires à l’intérieur même de l’univers que l’on considère comme homogène » (Groulx, 1997 : 60) en plus de faire résonner des voix souvent moins entendues. Enfin, il invite à porter attention aux lieux de socialisation entre pairs, mais aussi aux chassés-croisés des divers acteurs et groupes sociaux.

Cet article a tâché d’illustrer comment la prise de conscience de ses propres investissements et la mise en dialogue des points de vue peuvent alimenter un processus d’appropriation de ses actes, du sens qu’on y accorde et du rôle qu’on veut jouer parmi les autres. En conclusion de cette illustration des potentialités d’appropriation et de négociation démocratiques favorisée par l’analyse culturelle, je propose quelques pistes de réflexion à explorer, seul ou en groupe, à propos de nos rapports respectifs à un bassin de repères partagés ; en voici des exemples : De quoi dépendent les valeurs qui animent ma culture de référence ? Qui les influence ? Quel est mon lien à cette « culture » ? Quelles sont les valeurs auxquelles j’adhère dans mon milieu ? Quelles sont celles qui me dérangent ? D’où me viennent ces repères ? Quelles sont les valeurs que je transporte (importe/exporte) d’un milieu à un autre ? Dans quelles interactions suis-je impliqué à travers ma pratique ? Quelles interactions antérieures teintent mon bagage actuel ? Quels sont les critères qui me permettent de m’identifier à d’autres acteurs ou de m’en différencier ? Comment est-ce que je manifeste mon appartenance à une identité partagée et mon rapport à la différence ?

Synthétisant le raisonnement partagé lors de l’atelier tenu sur ce thème lors du colloque de NPS à l’automne 2008, cette conclusion montre comment la réflexion sur les processus de construction culturelle d’une pratique invite à plonger dans un bassin de questionnements partagés bien plus qu’à définir, une fois pour toutes, les repères identitaires d’une communauté de pratique.