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Introduction

Au Québec, à peine plus de 40 ans après le début de la Révolution tranquille, dont la constitution d’un État moderne est l’un des héritages, les critiques concernant la lourdeur de l’État providence et des organisations publiques remettent en question le rôle et la taille de l’État. La réingénierie de l’État lancée en 2003 par le gouvernement Charest – renommée modernisation par la suite – est proposée comme une démarche architecturale (Gouvernement du Québec, 2004) qui se veut radicale dans sa rhétorique en ligne avec les prémisses de la Nouvelle gestion publique (NGP). Légitimée par la crise budgétaire et les changements démographiques, la réforme semble pourtant vouloir préserver les valeurs du service public tout en se présentant comme un progrès pour la société québécoise.

Contrairement à ce qu’avance la NGP, ce texte rejette l’idée que les réformes de l’État ne sont qu’un exercice managérial technique d’amélioration des façons de faire requis par des impératifs d’économie, d’efficacité et d’efficience. En effet, les transformations du fonctionnement interne de l’État influencent sa capacité et son autonomie et ont donc un impact sur ses relations avec la société civile et sur la gouvernance démocratique (Suleiman, 2003). Nous abordons donc la réforme sous son angle politique et institutionnel en tant qu’elle entraîne une reconfiguration de la gouvernance démocratique entendue comme :

[L]e processus dynamique de diversification et de complexification des réseaux de politiques publiques (émergence, formulation et mise en oeuvre) construits par des acteurs du secteur public, du secteur privé et du troisième secteur, soit celui de l’économie sociale.

Rouillard et al., 2008 : 5

Après avoir présenté les fondements théoriques du managérialisme et de la NGP, il s’agira d’examiner, au-delà de ces discours de réforme, les processus et les instruments mis en place au Québec à la lumière de leurs impacts sur la gouvernance démocratique.

Fondements du managérialisme

Le managérialisme marque la plupart des courants de réforme (Kettl, 1997), notamment dans les pays anglo-saxons, depuis plus d’une vingtaine d’années. Comme il est porté par une vague néolibérale de fond (Savoie, 1994), certains y voient un renouvellement des influences plus anciennes du taylorisme et de son idéal de productivité (Pollitt, 1990). Dans sa forme actuelle, il est constitué à la base par un mélange de théories : celles des choix publics, celle des coûts de transaction et celle de l’agence, une combinaison que certains renomment néomanagérialisme (Terry, 1998). Dans ces courants théoriques, l’humain est conçu comme un être rationnel et calculateur, cherchant à maximiser ses intérêts personnels par un comportement opportuniste, stimulé par la compétition et l’appât du gain, lesquels deviennent des sources de performance et d’innovation.

En termes de gouvernance interne, au sein de l’administration publique, on assiste à un mouvement qui oscille paradoxalement entre deux postures (Kettl, 1997) quant à la place et au rôle du politique par rapport à l’administratif. D’une part, il y a le courant marqué par l’impératif du make the managers manage, fondé sur un manque de confiance envers les fonctionnaires. Sa solution pour accroître la réponse des organisations publiques aux orientations gouvernementales passe par la contractualisation des rapports politico-administratifs en lieu et place du pacte de confiance ayant traditionnellement marqué cette relation. D’autre part, prônant davantage la latitude à laisser aux gestionnaires dans la conduite des organisations publiques, se trouve le courant dit de l’empowerment ou de la « libération », soit le let the managers manage. S’en dégage alors la figure de l’entrepreneur, innovateur et preneur de risque, orienté résultats, libéré des contraintes systémiques et bureaucratiques, sachant exploiter les situations pour engendrer et inspirer le changement (Osborne et Gaebler, 1992). Cette approche débouche sur une injonction au leadership qui n’est pas sans créer des dilemmes et des paradoxes (Pollitt, 2003). Dans les deux approches, la tension entre l’autonomie et le contrôle du management et les enjeux démocratiques qui y sont associés sont une des questions majeures de l’agentification des organisations publiques qui en découle (Olsen, 2008).

La Nouvelle gestion publique (NGP)

L’engouement pour la NGP en administration publique s’inscrit dans ce vaste mouvement. Sa popularité serait attribuable à sa puissante rhétorique, portée par des slogans ambigus qui se prêtent à de multiples interprétations (Hood, 2000). D’autres attribuent cet engouement en partie au fait que son discours axé sur le service, donc son orientation client, propose d’ouvrir l’administration publique à la promesse d’une plus grande participation citoyenne (Meier et O’Toole, 2006), que ce soit par des chartes de services, des sondages de satisfaction, des mécanismes de plainte, de la participation des parties prenantes et des clients ou usagers au sein des conseils. Dans la perspective du public choice, c’est en offrant un choix face à la consommation des services que tendraient à s’équilibrer l’offre et la demande de services, la volonté démocratique étant reflétée par l’agrégation de l’expression des préférences des consommateurs (ibid.).

Pourtant, malgré les multiples expérimentations, force est de constater que ces approches tendent à atomiser les rapports des citoyens avec l’État, contribuant ainsi à fragmenter le collectif et à créer des inégalités parmi les groupes (Pierre, 2009a). Il y a une tension entre les enjeux d’équité et d’uniformité du traitement des citoyens et la flexibilité ou l’adaptation des services, entre les droits individuels et l’empowerment du client (Pierre, 2009b) dont les institutions politico-administratives sont traditionnellement les lieux de discussion, de délibération et d’arbitrage. Les clients ne sont pas l’équivalent de la collectivité et avec l’implantation de la NGP, « democratic societies have been following a path that leads to undermining, or even destroying, one of the central institutions on which a democratic polity depends »(Suleiman, 2003 : 18).

Sur le plan organisationnel, on est donc amené à constater d’emblée la prémisse d’un lien tendu, sinon suspect, entre bureaucratie et démocratie (Suleiman, 2003). La NGP propose un changement de culture, d’une nature essentiellement juridique, fondée sur le respect des procédures, la loyauté hiérarchique et la primauté des enjeux d’équité vers une culture entrepreneuriale, axée sur le leadership, la prise de risque, l’obtention de résultats et la concurrence et l’appât du gain comme sources d’innovations managérielles (Denhardt et Denhardt, 2000). En découle une conception générique du management (Peters, 1996), en apparence insensible au contexte, qui dénie la spécificité du secteur public et dont les modèles empruntés au secteur privé sont présumés supérieurs et pertinents pour le secteur public.

La figure de l’entrepreneur public et l’effacement des règles et procédures qui caractérisent la NGP soulèvent de sérieuses critiques au regard de la gouvernance démocratique et des sources de légitimité. En fait, on semble sous-estimer l’importance de l’institutionnalisation des valeurs, en plus d’éluder la question de la définition de l’intérêt public et du bien commun. Pourtant, l’administration publique est une institution essentielle pour une gouvernance démocratique, en tant que structure qui assure l’application de la loi (Pierre, 2009b) et la recherche d’équité dans le développement et l’implantation des politiques publiques (Suleiman, 2003).

Managérialisme et démocratie parlementaire

Le rapport politico-administratif est traditionnellement caractérisé, dans les systèmes parlementaires de type Westminster, par un pacte de franchise et de loyauté non partisane des gestionnaires publics en échange de la permanence et de la protection contre le blâme public (James, 2002 ; O’Toole, 2006). Les réformes de la NGP tendent à réduire le leadership politique à la définition des grandes orientations, laissant aux gestionnaires autonomes la responsabilité de la gestion quotidienne des organisations publiques. De plus, l’État se voit attribuer un rôle effacé[2] dans les nouvelles dynamiques de gouvernance impliquant les réseaux de collaboration et le marché. Ainsi, les instruments traditionnels de contrôle démocratique impliquant un contrôle effectif de l’administration publique par les élus à travers l’allocation de ressources, la centralisation, la hiérarchie et le fonctionnement bureaucratique rationnel-légal et la socialisation à un éthos de service public, sont remis en question et transformés par l’implantation de la NGP. Dans les faits, les analyses tendent à montrer que ces réformes se préoccupent davantage de l’efficience et de la performance qu’ils ne répondent à des besoins démocratiques d’imputabilité. Certains auteurs vont même jusqu’à se demander si à renouveler ainsi la gouvernance, on ne va pas aussi réinventer la démocratie (Pierre, 2009a).

Cette question de l’imputabilité des gestionnaires publics est probablement la dimension la plus radicale de cette modification institutionnelle de l’administration publique (Talbot, 2004). La contractualisation des rapports politico-administratifs et la gestion par résultats qui en découle, censées assurer cette imputabilité, ne rendraient pas les gestionnaires plus imputables. Elles laisseraient plutôt s’échapper les véritables enjeux sur lesquels devrait porter cette imputabilité en regard de sa fonction démocratique (Gow, 2001). En effet, on y trouve la paradoxale nécessité de centraliser pour décentraliser, les indicateurs de performance se présentant comme une stratégie de contrôle « à distance » (Carter, 1998) alors que la question du sens (Jackson, 2001) et des valeurs morales et éthiques de la gestion publique échappent à l’analyse (Ott et Dicke, 2001). En somme, la transformation de la relation entre le politique et l’administratif rompt le pacte de confiance par la contractualisation des rapports et crée une brèche dans la boucle démocratique. La séparation fictive ainsi produite, entre la responsabilité administrative et la responsabilité politique, ouvre la porte aux jeux de blâme alors que les gestionnaires se trouvent à prendre des décisions de nature politique et collective sous le couvert de décisions présentées comme purement administratives, ce qui soulève la question de leur légitimité.

Réforme managérielle au Québec : démarche et enjeux démocratiques

Au moment d’écrire ces lignes, on se penche sur « L’héritage inachevé de la dame de fer » (Dutrisac, 2009), à la suite de la démission de Monique Jérôme-Forget, ministre des Finances, au lendemain du dépôt d’un budget déficitaire. Le sobriquet de la Dame de fer lui a été attribué en raison de sa ressemblance avec Margaret Thatcher, laquelle tient à la fermeté de leurs convictions et à leurs affinités idéologiques managérialistes. Entre autres, elle a fait sa marque par la fermeté de son conservatisme fiscal et sa rigueur budgétaire. Pourtant, lors de la présentation de son dernier budget, Monique Jérôme-Forget a fait référence à la théorie keynésienne pour justifier son approche interventionniste dans l’économie en temps de crise. Tant sa démission imprévue que cette « conversion » soudaine, bien que compréhensible dans le contexte mondial (Robitaille, 2009), introduisent une certaine dissonance dans la posture antiétatiste manifestée par ce gouvernement.

L’analyse de la situation québécoise qui suit s’appuie principalement sur deux recherches menées depuis le début de la réforme en 2003. La première étude (Rouillard, Fortier, Montpetit et Gagnon, 2008), réalisée entre 2003 et 2008 avec trois collègues, analyse les discours et les changements institutionnels autour du lancement et par suite de la réforme du gouvernement Charest avec la théorie critique des études managérielles. Cette approche vise à rendre visibles les dimensions politique et idéologique des discours et des pratiques managériels (Alvesson et Willmott, 1996). Sous cet angle, le management public est considéré comme un construit social, ancré dans la contingence des contextes particuliers. Ses prétentions méritent d’être examinées pour en dévoiler les effets de pouvoir et pour en dégager les potentialités émancipatrices vers une plus grande démocratisation au profit des individus et des collectifs (Alvesson et Sköldberg, 2000). La méthodologie consiste principalement en une analyse des discours (Alvesson et Deetz, 1999), des documents-cadres orientant la réforme et de la documentation interne concernant sa mise en oeuvre, dans le but d’en dégager les interprétations multiples, les paradoxes et les contradictions.

La seconde étude portant sur l’éthos de service public, sa genèse et le sens accordé à la spécificité du secteur public par les acteurs dans le contexte actuel de réforme a été menée en solo entre 2005 et 2008, à l’aide de l’approche biographique. Cette approche s’inscrit dans le cadre théorique de la phénoménologie herméneutique (Ricoeur, 1983) qui pose le récit comme mode d’expression de l’expérience, laquelle est toujours située dans le temps et dans un contexte socioculturel. Le récit en tant que texte permet une mise à distance de cette expérience au profit de la réflexivité et permet d’expliciter les modes de rapport au monde dont il révèle la complexité dans l’action (Bertaux, 1980). Dans cette rencontre entre chercheur et narrateur, conçue comme contexte relationnel dans lequel advient le récit, celui-ci suscite un dialogue autour de l’interprétation à donner à l’expérience pour en comprendre la genèse et la transformation. Ce récit, en tant qu’activité narrative, met en évidence la rencontre des identités construites dans le temps (Lainé, 1998) et les discours actuels qui en appellent à de nouvelles expressions. En ce sens, le récit permet de dégager comment les individus qui vivent les changements se les approprient, les médiatisent et les retraduisent, chacun à leur façon. Ainsi, plus qu’ils ne les subissent, ils en génèrent aussi des potentialités nouvelles d’adaptation. En tant qu’activité discursive, le récit de vie est du « social en train de se faire » (Delory-Momberger, 2004 : 219), ce qui permet d’analyser, d’une part, les mécanismes d’adhésion, de résistance, ou encore les sources nouvelles de création identitaire mobilisées par les gestionnaires pour composer avec ce contexte de transformation, et, d’autre part, en quoi ce contexte discursif de réforme peut être la source de confusion organisationnelle, de désabusement (Rouillard, 2003) ou de cynisme (Fortier, 2003).

L’étude est basée sur 19 entretiens biographiques non directifs avec des gestionnaires intermédiaires et supérieurs de la fonction publique. L’échantillon a été constitué de volontaires, sollicités à l’intérieur d’un réseau de gestion ou d’un programme de formation donnée à des cadres supérieurs nouvellement promus à ce niveau hiérarchique. Les répondants retenus proviennent d’une diversité de secteurs de l’administration publique et la proportion de femmes parmi eux est de 8 sur 19. Sans prétention de généralisation, ces points de vue des gestionnaires témoignent de l’expérience de la réforme de l’intérieur et donnent la parole à ces acteurs qui n’ont pas de voix dans les débats publics. Sur le plan de l’analyse, notre approche est interprétative et critique au sens de la triple herméneutique évoquée par Alvesson et Sköldberg (2000) : 1) l’interprétation que construisent les individus de leur réalité et de leurs identités dans leurs contextes immédiats ; 2) la construction de connaissances sur cette réalité sociale à partir de la réflexion sur cette expérience ; et 3) l’interprétation critique des processus sociaux, des idéologies, des relations de pouvoir en jeu dans les dynamiques sociales analysées. Il ne s’agit pas seulement d’explorer quelles formes d’éthos public existent en tant que produits de la construction sociale dans le contexte actuel de l’administration publique, mais d’en étudier le processus de construction et ses effets dans la réalité sociale (Ainsworth et Hardy, 2004) ainsi que les mécanismes de réflexivité qui rendent ce processus accessible à la conscience des acteurs.

Une rhétorique de changement radical et une démarche autoritaire et centralisatrice

La montée du managérialisme au Québec fut progressive, mais on peut dire que jusqu’au lancement de la réingénierie du gouvernement Charest en 2003, l’approche des gouvernements précédents en matière de réforme demeurait hésitante, entre continuité et rupture, ne remettant pas fondamentalement en question le rôle de l’État et la tradition du service public en son sein.

L’adoption de la Loi sur l’administration publique en mai 2000, mettant l’accent sur la qualité des services aux citoyens et sur la gestion par résultats, marque un point tournant à cet égard. Visant explicitement à transformer un fonctionnement interne bureaucratique basé sur le suivi des règles et procédures en un mode plus entrepreneurial, cette réforme inspirée des préceptes de la NGP vise à donner davantage de liberté d’action à des gestionnaires imputables à travers des plans de gestion et un ensemble d’outils de gestion de la performance établissant la suprématie de la rationalité managérielle sur la rationalité juridique (Rouillard et al., 2008). C’est donc sur une systématisation et une intensification de ce mouvement de réforme amorcé par le gouvernement précédent que la réforme libérale de 2003 prendra son élan.

Rouillard et al. (2008) ont montré à quel point l’exercice initial d’examen des politiques et programmes lors du lancement de la réingénierie s’est déroulé de façon autoritaire. Sous la pression d’un échéancier serré, faisant appel aux ministères et organismes pour le recueil d’informations, l’analyse et la conception de la réforme ont été principalement effectuées par des consultants. Privilégiant le recours aux experts externes pour la conception d’une réforme qui n’avait pas fait l’objet d’une présentation explicite dans la plateforme électorale, on peut avancer que la démarche accordait peu de place à la consultation et à la discussion. Il n’est donc pas surprenant que les acteurs internes s’en sont sentis exclus.

Puis ces politiciens qui disent – On va réformer l’État. Avec qui on va réformer l’État ? De leur cabinet directement avec les employés ? Voyons donc ! C’est par l’encadrement que ça va passer. Comment ça se fait qu’on ne comprend pas ça ? Comment ça se fait qu’on ne cherche pas à dire à notre personnel, à notre état-major, « Regardez donc, c’est vers ça qu’on veut s’en aller nous autres. On fera ça comment ? On fait ça avec vous autres. Avez-vous des bonnes idées ? » ?

De manière synthétique, le tableau 1 propose un regard d’ensemble sur les prémisses, l’architecture et les instruments tels qu’ils sont proposés par la réforme. On peut constater une centralisation administrative à la faveur du Conseil du Trésor, appuyée par trois nouvelles agences centrales qui empiéteront directement sur les activités stratégiques et opérationnelles des ministères. Alors qu’on vise à faire des économies d’échelle, on retire néanmoins la marge de manoeuvre aux gestionnaires dans la gestion de leurs activités.

Tableau 1

Vue d’ensemble des prémisses, de l’architecture et des instruments de la réforme

Vue d’ensemble des prémisses, de l’architecture et des instruments de la réforme

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La négociation entourant les processus contractuels aurait pu donner lieu à de saines discussions internes autour des enjeux de politiques et missions de même qu’en ce qui concerne les allocations budgétaires. Pourtant, il semble que l’enjeu budgétaire fut priorisé unilatéralement, selon l’expérience vécue par certains gestionnaires rencontrés.

On est une agence, et on a toutes les obligations de l’agence, mais quand vient le temps de négocier des assouplissements administratifs d’agence, ça ne marche jamais. […] De recevoir ce message : « voici tes attentes, voici les résultats que je veux que tu atteignes, je te coupe tes ressources », c’est pas de l’imputabilité ça, c’est de la gérance.

Dans l’ensemble, le devis proposé s’est révélé essentiellement basé sur un exercice budgétaire centralisateur conduisant à un affaiblissement des capacités stratégiques des ministères, tout en démontrant la faible confiance du gouvernement envers les compétences des fonctionnaires, tant du point de vue de leur expertise sectorielle que de leurs capacités à gérer adéquatement leurs propres activités.

Pression à la performance dans la prestation de service : qu’est-ce que la qualité ?

L’une des prémisses fondamentales de cette reconfiguration architecturale est la séparation entre la dimension stratégique (développement des politiques publiques) et les services dits « opérationnels », axés sur le service au client (Gouvernement du Québec, 2004). Cette séparation fictive appauvrit les deux dimensions en raison de leur interdépendance et de la nécessité de leur interaction.

Je crois qu’il faut toujours que les opérations participent à l’élaboration des politiques parce qu’ils sont plus près des problèmes et souvent plus conscients des bonnes solutions. Et puis, quand on fait des grandes politiques, on part d’un champ plus théorique, mais il faut que ce soit applicable. Donc de travailler avec les opérations, ça aide. Les gens reçoivent les citoyens et les entreprises au comptoir ou au téléphone, ils sont plus en mesure de parler des effets pervers qu’on génère parfois sans s’en rendre compte.

En centrant une organisation sur la seule prestation de service, avec une pression à l’efficience, on favorise une pensée en silo et une perte de sens.

Les opérations, c’est des processus. C’est peut-être la partie la moins publique de la fonction publique. On accorde de plus en plus d’importance à comment on fait les choses, et, à la limite, on perd de vue pourquoi on les fait et pour qui surtout on les fait. […] Alors, je ne trouve pas que la fonction publique a nécessairement évolué vers un plus grand service aux personnes, pas juste une écoute des besoins, aussi aider à vraiment créer un dialogue.

Lorsque l’efficience devient une fin en soi, on tend à oublier que celle-ci ne permet en rien de déterminer le niveau de qualité souhaité, lequel doit faire l’objet d’arbitrages et demeure donc un choix de nature politique (Gross Stein, 2002). Les gestionnaires rencontrés admettent volontiers que la logique du « faire plus avec moins » a ses limites et qu’ils se retrouvent de plus en plus face à des dilemmes importants quant à la qualité des services lorsque les ressources baissent sous le seuil nécessaire à son maintien. C’est alors qu’ils se demandent à qui il revient de faire ces nouveaux arbitrages affectant de plus en plus le quotidien des agents publics. En première ligne, les agents en viennent à devoir arbitrer et prioriser eux-mêmes, sans consignes claires, compte tenu de leur charge de travail qui augmente sans cesse. Chacun pense faire un bon choix, mais cela peut devenir cacophonique, sinon chaotique.

De l’amélioration des façons de faire aux enjeux de politiques

La NGP n’accentue le rôle de l’État qu’en termes de prestation de service et néglige les enjeux qui relèvent des politiques publiques qui sont pourtant affectés par les transformations internes en apparence techniques. On voit par exemple que l’utilisation intensive des technologies pour apporter une réduction des coûts entraîne la montée stratégique de la fonction informatique au sein des organisations. Un répondant nous explique que cette fonction se voit désormais impliquée très tôt dans le processus de développement afin de modeler en amont les politiques et programmes publics selon les capacités des instruments informatiques et la visée de mécanisation de la prestation de service. Un autre nous signale que, contrairement au discours de l’« approche client » qui vise à personnaliser le contact et le service, ces approches ont conduit à plus de standardisation, de lien impersonnel et de médiation par la technologie entre le citoyen et l’État.

Dans la tendance à remodeler notre offre de services et sa dispensation par des prestations électroniques, la notion du service public d’un fonctionnaire qui dessert un client, peu importe la mission de l’organisme, ça n’existera plus. […] Peut-être que c’est nous comme fonctionnaires, qui voyons d’autres missions qu’on devrait se donner, des missions peut-être plus d’accompagnement, des missions de faire éclore la citoyenneté […] mais on fait ça à la marge, sans moyens.

De plus, avec l’Agence Services-Québec qui agira comme un courtier de services gouvernementaux pour l’ensemble des ministères, on insère un intermédiaire additionnel entre l’État et les citoyens. L’intention de simplifier l’information et les modalités d’accès pour les citoyens n’est pas mauvaise en soi, mais peut entraîner un appauvrissement de la rétroaction et de l’échange de première ligne, composante essentielle de l’amélioration continue des services et de la contribution de l’expérience à l’élaboration des politiques comme nous l’avons relevé plus haut.

Les partenariats publics-privés : du monopole du savoir au monopole privé

Le partenariat public-privé (PPP) est un instrument privilégié de la réforme québécoise. On ne pourra pas reprendre ici l’ensemble des nombreux enjeux qui peuvent être soulevés par les PPP et qui ont été amplement présentés ailleurs (Rouillard et al., 2008). On se contentera de mentionner deux points qui touchent directement les enjeux démocratiques, soit la perte du contrôle démocratique sur les services publics et le peu d’égard manifesté jusqu’à présent par le gouvernement dans ce dossier pour les mécanismes démocratiques et la légitimité de cette approche.

D’une part, à l’encontre de l’un des principaux arguments justifiant la pertinence des PPP, soit la concurrence, on oublie trop souvent qu’en tant que relation contractuelle de très long terme, le PPP crée un monopole privé qui n’est pas assujetti au processus démocratique. Cela réduit d’autant les possibilités démocratiques futures de changer les orientations de politiques publiques si elles ne correspondent plus aux volontés collectives. Or, sous un PPP, ces changements futurs sont laissés à l’arbitraire des partenaires privés et aux aléas du marché alors que les citoyens en sont réduits à être des consommateurs peu importe s’ils ont ou non de réelles options en termes de choix.

D’autre part, la démarche qui nous conduit aujourd’hui vers la création de ces monopoles privés semble aussi souffrir d’un déficit démocratique marqué par le peu d’ouverture au débat d’idées, le peu de souci pour la question de la légitimité et de la transparence et le peu de respect pour les processus consultatifs ou délibératifs en place. On a pour exemple la position adoptée récemment par le président de l’Agence des PPP, alors qu’il affirme l’hégémonie de l’Agence quant au savoir et à l’expérience pertinente pour juger des enjeux en présence. « Et du haut de ses fonctions, M. Lefebvre de répéter à quel point tous les détracteurs des PPP ne connaissent rien et ne comprennent rien au dossier et que, jamais au grand jamais, la formule des PPP n’a retardé le projet du CHUM » (Lévesque, 2009 : C3). Visant la prise de position critique du président de l’Ordre des architectes, Lefebvre s’est exclamé : « Le président de l’Ordre n’est pas un expert en PPP, ni un expert en infrastructures. Il faut se demander : la personne qui parle sait-elle de quoi elle parle ? » (Noël, 2009 : A4.) Cette attitude dénigrante n’augure rien de bon en termes d’ouverture au dialogue et au débat d’idées. Elle témoigne pourtant de la tendance connue à la dévalorisation du jugement professionnel et des autres sources d’expertise dans le courant managérialiste. « The impartiality of decision and judgment it implies have been overtaken by a new commitment on the part of politicians and senior managers alike to contractual and market governance. The new world view admits of little dissent » (Zifcak, 1997 : 110).

De plus, pour aller de l’avant avec un projet dont l’échéancier n’a cessé de s’allonger et dont la légitimité semble s’effriter, « Québec a donc décidé de faire fi de la démocratie municipale, […] en contournant la consultation qui devait être tenue pour étudier les modifications physiques du projet » (Lévesque, 2009 : C3). Une autre occasion démocratique manquée, une autre situation d’exception. Il faut noter que le projet de l’autoroute 25, lui aussi, avait fait l’objet de nombreuses critiques quant au contournement des étapes de consultations publiques.

Conclusion

Nous avons présenté les préceptes du managérialisme et nous nous sommes appuyés sur quelques-unes des nombreuses analyses auxquelles ce courant a donné lieu dans les expériences étrangères des dernières décennies pour montrer que l’enjeu démocratique demeure le talon d’Achille de ces réformes. L’administration publique a un rôle central à jouer dans la création et la préservation d’un espace public et demeure un instrument essentiel au service de la démocratie représentative d’un État de droit. La volonté d’accroître la participation citoyenne dans cet espace public et dans les prises de décisions doit être vue comme une démarche émancipatrice en regard d’une gouvernance démocratique. Il s’agit de la nécessité continue de prendre en compte les différents points de vue et préférences présents dans la société et d’assurer leur mise en débat dans des processus de dialogue et de discussion tant dans la sphère administrative que politique (Zifcak, 1997). Il ne faut cependant pas se leurrer avec des processus qui s’y apparentent mais qui conduisent à l’atomisation des relations sociales et qui brisent le collectif ou le vident de sa substance.

En analysant la situation de la réforme au Québec, nous avons pu retracer l’influence de la NGP et du managérialisme dans les discours et les transformations de l’administration publique. Présentée comme un progrès pour la société québécoise, la réforme actuelle a été examinée sous l’angle de ses impacts sur les processus démocratiques. Considérant que les enjeux démocratiques concernent non seulement les idées et les instruments de réforme, mais aussi la démarche et l’ouverture du processus de changement à la discussion et aux débats, nous avons été amenés à conclure que la démarche était autoritaire, peu respectueuse des acteurs internes et externes, des espaces délibératifs en place et des sensibilités exprimées par différents groupes d’acteurs dans la société. En ce sens, nous ne nous trouvons pas en présence d’une avancée en termes démocratiques. Au-delà des enjeux économiques et d’efficience organisationnelle auxquels la réforme tente d’apporter une réponse, il faut aussi considérer ses coûts en termes d’imputabilité, de légitimité démocratique, ainsi que d’équité sociétale.