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Les pratiques professionnelles des intervenants sociaux se situeraient généralement dans une perspective de type déficitaire (Terrisse et Larose, 2003 ; Lawson, 2003 ; Souto-Manning et Swick, 2006). Elles visent alors à compenser les carences éducatives attribuées aux parents, en particulier à ceux qui appartiennent à des milieux socio-économiquement faibles (msef). Les intervenants sont fortement influencés par la façon dont ils se représentent les parents de msef (Minier, 2006).

Ainsi, leurs pratiques professionnelles sont largement déterminées par les représentations sociales négatives qu’ils ont à l’égard des compétences éducatives parentales (Miller et Black, 2001 ; Deplanty, Coulter-Kern et Duchane, 2007 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007). Ces représentations sociales désignent un ensemble de savoirs de sens commun qui orientent l’action et les pratiques d’acteurs, dont les professionnels de l’intervention (Blin, 1997 ; Moscovici, 2001). Parce qu’ils attribuent une forme d’incompétence aux parents de msef en matière de soutien aux apprentissages de l’enfant ou de stimulation précoce à cet égard, les intervenants sociaux ont tendance à minimiser leur implication au sein du processus d’intervention (Powell, 2001 ; Lawson, 2003 ; Christenson, 2004).

Si plusieurs recherches ont étudié les pratiques inscrites dans une perspective de type déficitaire, elles visent le plus souvent à nommer leurs composantes internes et à décrire leurs impacts sur les parents (Lott, 2001 ; Couturier, 2005 ; Fablet, 2007). Peu ont pris pour point de départ les intervenants eux-mêmes, plus particulièrement la façon dont ils se représentent le parent (Minier, 2006). La théorie des représentations sociales permettrait d’appréhender la logique de constitution des pratiques d’intervention et la façon dont l’intervenant interagit avec les parents de msef (Larose, Terrisse, Bédard et Couturier, 2006). Elles permettraient aussi de saisir dans quelles conditions les intervenants sociaux peuvent adopter des représentations plus positives à l’égard des parents de msef et mettre en oeuvre des pratiques qui visent à soutenir leur processus d’appropriation de compétences ou (empowerment) (Fitzgerald et Göncü, 1993 ; Moll, 1993 ; Terrisse et Larose, 2003). Or, nous retrouvons chez certains auteurs (Minier, 1995 ; Carignan, Pourdavood et King, 2006 ; Phillion, 2007) une tendance à confondre les représentations sociales avec les croyances ou les attitudes, qui relèvent de dispositions cognitives individuelles, ou à faire abstraction des fondements auxquels ils se réfèrent. Les représentations sociales renvoient plutôt à des schèmes sociocognitifs partagés par les membres d’un groupe ou d’une société (Moscovici, 2001). Plus simplement, elles reflètent la façon dont un ensemble de personnes se représentent une même réalité dans le but d’orienter leurs conduites, leurs actions et leurs pratiques.

Cet article s’appuie sur les tendances majeures qui ressortent de la documentation scientifique dans le domaine de l’intervention sociale et utilise la théorie des représentations sociales comme analyseur des pratiques exercées par les professionnels de l’intervention. D’une part, il vise à faire ressortir l’influence des représentations sur les pratiques exercées par les professionnels de l’intervention. D’autre part, il cherche à mettre en évidence certains types de pratique qui, dans des conditions d’interaction particulières, permettent de susciter des représentations positives des parents chez les professionnels de l’intervention et de favoriser, chez ces derniers, la mise en oeuvre d’actions qui renforcent les compétences éducatives parentales.

Lorsque nous parlerons des intervenants, nous ferons référence aux personnels scolaires, en prenant appui sur la documentation produite en Europe et aux États-Unis. Les travailleurs sociaux y sont présents au sein de l’institution scolaire et y occupent notamment une fonction socioéducative, en soutien à l’enseignant (Jeanne, 2007 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007 ; Couturier, Larose et Bédard, 2009sp). Ce dernier, auquel nous nous référerons dans une moindre mesure, peut, dans certains contextes, être considéré comme un intervenant social[1]. On lui associe en effet de plus en plus une fonction de socialisation des enfants et de soutien à la résolution des problèmes qu’ils éprouvent (Lenoir, 1996 ; Lenoir et al., 2002 ; Larose, Couturier et Bédard, 2007). Nous traiterons aussi du cas des travailleurs sociaux. Nous renverrons également plus largement aux intervenants sociaux[2], lorsque nous ciblerons plusieurs catégories d’intervenants ou lorsque la documentation scientifique que nous avons consultée ne précise pas leur provenance professionnelle.

Dans un premier temps, nous fournirons une définition générique du construit de représentation sociale. Dans un deuxième temps, nous dégagerons le fait que les intervenants sociaux partagent généralement des représentations sociales négatives au regard des compétences éducatives des parents de msef. Dans un troisième temps, nous montrerons comment ces représentations influencent leurs pratiques d’intervention sociale. Dans un quatrième temps, nous expliquerons en quoi et pourquoi ces représentations sont adoptées de manière stable par les intervenants sociaux dans le cadre de leur pratique professionnelle. Dans un cinquième temps, nous énoncerons les conditions par lesquelles des pratiques peuvent soutenir l’émergence de représentations plus positives chez les intervenants à l’égard des compétences éducatives parentales. Dans un sixième temps, nous illustrerons nos propos en rapportant des résultats de recherche découlant de l’évaluation de l’implantation du programme Famille, école, communauté, réussir ensemble (FECRE) au Québec, programme visant à renforcer le lien entre l’école, la famille et la communauté. Enfin, nous conclurons en questionnant les conditions d’interaction sociales soutenant l’émergence des représentations sociales.

Une définition générique des représentations sociales

Dans le but de définir les représentations sociales (RS) et leurs principales caractéristiques, nous prenons appui sur la théorie des représentations sociales élaborée par Moscovici et développée ultérieurement par plusieurs auteurs, en particulier par Abric, Marcova et Moliner. Cette théorie s’inscrit dans le courant de la psychologie sociale. Elle vise à comprendre la façon dont notre conception du monde se développe en société et dont elle guide nos actions et nos pratiques.

Les représentations sociales constituent un corpus de savoirs de sens commun partagés par les membres d’un groupe ou d’une catégorie sociale, dont les professionnels de l’intervention sociale (von Cranach, 1992 ; Blin, 1997 ; Marcova, 2000). Les savoirs de sens commun sont au coeur de la vie en société (Moscovici, 2001). Il s’agit des savoirs implicites ou des connaissances populaires que les individus adoptent naturellement en tant que membres d’une société (Voelklein et Howarth, 2005). Elles sont en ce sens véhiculées au sein d’une culture ou d’un environnement socioculturel. C’est plus particulièrement par le biais des interactions sociales qui se réalisent dans un contexte de groupe que les individus peuvent élaborer des représentations sociales (Galam et Moscovici, 1991). Dans le cadre, plus particulièrement, d’un processus de négociation sociale, les individus échangent et confrontent leur point de vue sur un objet (l’objet de leurs discours). Ils co-construisent alors un ensemble de savoirs de sens commun qui structurent leur rapport au monde (Marcova, 2000).

Les représentations permettent aux individus de saisir, de comprendre et de s’approprier leur réalité sociale (Howarth, 2006). C’est en favorisant l’acquisition et l’intégration des connaissances dans un cadre assimilable et compréhensible qu’elles assurent cet accès au monde (Voelklein et Howarth, 2005). Les représentations ont pour fonction d’orienter l’action d’un ensemble d’individus et déterminent les pratiques, comme c’est le cas chez les professionnels de l’intervention sociale (Jodelet et Moscovici, 1990 ; von Cranach, 1992 ; Blin, 1997).

Au plan de leur structure, les représentations sociales possèdent un noyau central et une structure périphérique (Abric, 1994a). Le noyau central désigne l’ensemble des savoirs ou des unités de sens que partage l’ensemble des membres d’un groupe ou d’une collectivité et qui font ainsi l’objet d’un consensus (Abric, 1994b). Le noyau central désigne alors le discours commun des individus (De Rosa, 2006). Ce qui les distingue relève plutôt de la structure périphérique. En périphérie des discours partagés par les membres d’un groupe, les individus peuvent être porteurs d’un ensemble de croyances de nature variée (Abric, 1996).

La structure périphérique permet la gestion d’une certaine hétérogénéité au niveau des pensées et des conduites des individus. En agissant comme une éponge, elle absorbe les tensions engendrées par la présence de pratiques hétérogènes parfois contradictoires avec les significations centrales de la représentation sociale et assure ainsi la protection du noyau central[3] (Voelklein et Howarth, 2005). La présence d’attitudes en évolution chez les individus est gérée par l’action du système périphérique et n’occasionne pas de changements significatifs au plan représentationnel (Abric, 1994a). Parallèlement, des pratiques ne sont pas nécessairement associées à la modification des structures centrales des représentations sociales (Abric, 1996). Le système périphérique assure ainsi la stabilité des éléments centraux des représentations sociales Ces dernières résistent en effet aux changements sociaux et tendent à demeurer stables à travers le temps (Moscovici, 2001). Cela explique en bonne partie pourquoi les représentations sociales des intervenants sociaux tendent à se maintenir de façon durable (Miller et Black, 2001)[4].

Les représentations sociales des compétences éducatives parentales chez les intervenants sociaux

Il ressort de la documentation scientifique internationale que les intervenants sociaux seraient généralement porteurs de représentations négatives à l’égard des parents issus de msef, ces derniers étant considérés par nature comme incompétents en matière de soutien au développement et aux apprentissages de l’enfant (Edward et Warin, 1999 ; Lott, 2001 ; Powell, 2001 ; Lupiani, 2004 ; Swick, 2003, 2004 ; Hiatt-Michael, 2005 ; Ross et Gray, 2006 ; McGarth, 2007 ; Nichols, 2000). Ces représentations sont adoptées par les professionnels intervenant tant au sein de l’espace scolaire (Miller et Black, 2001) qu’en dehors de celui-ci (Larose et al., 2006).

L’attribution d’un statut d’incompétence aux parents de msef suppose que les intervenants accordent peu de valeur aux savoirs de sens commun que recèle l’environnement familial, c’est-à-dire aux objets symboliques transmis à l’enfant par leurs parents (Moll, 1992 ; Fitzgerald et Göncü, 1993 ; Vincent, 1993, 1996, 2001 ; McGarth, 2007). Nous nous référons alors au statut des savoirs (Schommer, 1994 ; Johnson et Renaud, 1997). En termes simples, il s’agit du fait, pour des intervenants, d’attribuer une valeur importante ou minime aux savoirs de sens commun des parents et, par le fait même, à leurs compétences éducatives (Larose, Terrisse, Bédard et Couturier, 2006). Il appert que les intervenants sociaux attribuent généralement peu de crédit à ces savoirs et, plus largement, à l’univers socioculturel qui caractérise les familles en situation de pauvreté (Christenson et Sheridan, 2001 ; Souto-Manning et Swick, 2006). Parce qu’ils partagent des représentations négatives à propos des compétences éducatives parentales, les intervenants sociaux tendent à attribuer la responsabilité des difficultés d’adaptation sociale et scolaire de l’enfant aux parents de msef et à développer une action qui va dans ce sens (Sykes, 2001 ; Christenson, 2004). Ces représentations sont particulièrement problématiques du fait qu’elles orientent et fondent la pratique des intervenants sociaux (Tyler, Pargament et Gatz, 1983 ; Flick, 1992 ; Galli et Fasanelli, 1994).

L’actualisation des représentations négatives dans le cadre des pratiques des intervenants sociaux

Chez les travailleurs sociaux, de telles représentations sociales se traduisent souvent par la mise en place de pratiques inscrites dans une perspective déficitaire, c’est-à-dire des pratiques ayant pour but de compenser les carences éducatives attribuées aux parents de msef (Terrisse, Larose et Couturier, 2003 ; Larose et al., sous presse). L’invalidation des compétences éducatives parentales justifie la mise en place de mesures correctrices pour l’enfant (Sykes, 2001 ; Larose et al., 2006). Ces dernières visent à compenser l’effet des facteurs de risque que cible l’intervenant au sein de la famille (Powell, 2001 ; Sykes, 2001 ; Lawson, 2003). Ce serait le cas d’une multitude de pratiques d’intervention, qu’elles renvoient à des mesures d’éducation familiale (Terrisse et Larose, 2003), à des initiatives visant le partenariat école-famille-communauté (Christenson, 2004) ou à des programmes préventifs (Dallaire, 1998 ; Parazelli et al., 2003).

L’actualisation de telles pratiques dans le champ social (au sein des organismes communautaires, par exemple) entrave le processus d’appropriation de compétences de la part du parent, décourage son implication auprès de l’enfant et a pour conséquence d’invalider l’action potentielle des ressources et des facteurs de protection dont la famille est vectrice (Vandenberg et Grealish, 1996 ; Terrisse et Larose, 2003 ; Boulanger, 2007 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007).

L’intégration manifeste d’une logique déficitaire aux pratiques qui se réalisent dans le domaine de l’éducation est fortement reconnue au plan international (Vincent et Tomblinson, 1997 ; Chen et Chandler, 2001 ; Crozier, 2001 ; Jordan, Orozco et Averett, 2001 ; Henderson et Mapp, 2002 ; Boethel, 2003, 2004 ; Gewirtz et al., 2005 ; Crozier et Davies, 2007 ; Van Velsor et Orozco, 2007). Chez les personnels scolaires, l’invalidation des compétences éducatives parentales se reflète directement dans la nature des pratiques visant à solliciter l’implication du parent au cheminement scolaire de l’enfant (Cairney, 2000). L’investissement du parent dans le cadre du cheminement scolaire de l’enfant étant jugé problématique, les personnels scolaires l’invitent généralement peu à l’école (Van Velsor et Orozco, 2007). Son implication se restreint alors le plus souvent à l’espace familial, les personnels scolaires lui acheminant de l’information formelle et suscitant de sa part un soutien minimal aux travaux scolaires de l’élève réalisés à la maison (Nichols, 2000 ; Crozier et Davies, 2007). Ils sollicitent les parents de msef particulièrement en présence de difficultés d’adaptation sociale et scolaire chez l’enfant (Eldridge, 2001). Ces pratiques conditionnent le phénomène massif de désertion parentale de l’univers scolaire et amènent les parents à déléguer leur responsabilité éducative à des tiers intervenants (Fan et Chen, 2001 ; Lott, 2001 ; Larose et al., 2004 ; Lupiani, 2004 ; Sheldon et Van Voorhis, 2004, 2004 ; Souto-Manning et Swick, 2006).

Pour ces considérations, les pratiques professionnelles concourent à accroître l’écart entre l’école et la famille (Fan et Chen, 2001 ; Lott, 2001 ; Lupiani, 2004 ; Souto-Manning et Swick, 2006). Le parent, absent du monde scolaire, ne serait pas en mesure de renforcer les pratiques éducatives réalisées au sein de l’école et de soutenir l’exposition de l’enfant aux savoirs qui y sont véhiculés (Boethel, 2003, 2004 ; Muijs et al., 2004). Si l’écart tend, sur cette base, à augmenter entre l’école et la famille, il y aurait déjà, au départ, une rupture importante entre les familles de msef et l’institution scolaire (Keyes, 2002). Ces dernières constituent en effet des univers éducatifs ou socioculturel distincts, les pratiques éducatives qui y sont exercées et les savoirs qui y sont véhiculés étant fondés sur des logiques distinctes (Moll, 1993). La désertion scolaire de la part du parent augmenterait cette distance et potentialiserait la rupture que vit l’enfant dans son passage entre la famille et l’école (Cairney, 2000 ; Keyes, 2002 ; Lupiani, 2004).

Dans un contexte de rupture, l’enfant transigerait entre des milieux éducatifs dont les objets sont incompatibles et incohérents (Wilgus, 2005). Il est fortement reconnu, dans la documentation scientifique internationale, que la discontinuité que vit l’enfant en transigeant entre deux systèmes ou deux univers éducatifs incompatibles entraverait son développement et ferait obstacle à ses apprentissages (Bloom, 1964 ; Bronfenbrenner, 1974, 1977, 1979, 1986 ; Epstein, 1995, 2005 ; Wilgus, 2005 ; Dunst, Trivette et Hamby, 2007 ; Sanders, 2008).

Pour les mêmes raisons, l’exposition de l’enfant à des mesures compensatoires implantées principalement durant la période préscolaire par les travailleurs sociaux entraînerait également des difficultés d’apprentissage importantes chez l’enfant (Terrisse et Larose, 2003 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007). Les représentations négatives que partagent les intervenants sociaux, parce qu’elles s’actualisent par l’entremise de leur pratique d’intervention, sont alors particulièrement problématiques à la fois pour le parent et pour l’enfant (Boulanger, 2007).

La récurrence des représentations sociales fondée sur la prédominance des savoirs de sens commun

De telles pratiques auraient tendance à se maintenir dans le temps, dans la mesure où elles sont fondées sur des représentations sociales qui ont pour fonction de résister au changement (von Cranach, 1992 ; Deplanty, Coulter-Kern et Duchane, 2007). En témoigne le fait que les savoirs de sens commun que véhiculent les milieux de pratique domineraient l’intervention sociale et l’intervention éducative, en dépit de l’exposition des intervenants à des discours inverses dans le cadre de leur formation initiale et au sein de leur ordre professionnel (Terrisse, Larose et Couturier, 2003 ; Neyrand, 2004 ; Perrenoud, 2004 ; Osmond et O’Connor, 2006). Ce phénomène est associé à la résistance relevée chez les enseignants (Altet, 2004) et chez les travailleurs sociaux (Lessard et Turcotte, 2000) quand vient le moment d’adopter, dans le cadre de leur pratique, les savoirs qui sont « censés » fonder l’exercice de leur profession. Les savoirs scientifiques et disciplinaires[5] auxquels s’expose l’intervenant social au moment, notamment, de sa formation initiale, ne se transcriraient pas directement dans le cadre de leur pratique d’intervention (von Cranach, 1992 ; Lafortune et al., 2003).

Les savoirs professionnels[6] de l’enseignant (Lafortune et Fennema, 2003 ; Altet, 2004) et du travailleur social (Osmond et O’Connor, 2006) sont le produit d’un processus d’appropriation cognitive. Cette appropriation est médiée par la culture de pratique dans laquelle s’inscrit l’intervenant et par les interactions qu’il y réalise avec ses pairs (von Cranach, 1992 ; Lafortune et al., 2003). Parce que cette culture et ces interactions sont surtout vectrices de croyances, de connaissances populaires et de savoirs de sens commun, les savoirs professionnels sont plus teintés des représentations qui y sont véhiculées que des savoirs disciplinaires et scientifiques[7] (Blin, 1997 ; Lafortune et al., 2003 ; Zayas, Gonzalez et Hanson, 2003 ; Saussez et Paquay, 2004 ; Goldstein, 2007). L’intégration, par l’intervenant, des représentations véhiculées au sein de sa culture de pratique fait de ces représentations une constituante centrale des savoirs professionnels susceptibles d’orienter sa pratique d’intervention (von Cranach, 1992).

Comme l’intervenant social s’expose généralement à des représentations négatives entourant les compétences éducatives des parents de msef, au sein de son milieu de pratique et de l’institution à laquelle il est rattaché, il a tendance à s’approprier ces représentations (von Cranach, 1992 ; Larose et al., 2006). Les travailleurs sociaux seraient ainsi porteurs de représentations négatives au regard des compétences éducatives des parents de msef, et ce, malgré les discours inverses véhiculés par leur ordre professionnel, discours fondés sur l’adoption d’une attitude centrée sur l’acceptation inconditionnelle du parent et sur la prise en compte de ses compétences (Tyler, 1996 ; Lessard et Turcotte, 2000 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007).

Il s’avère particulièrement ardu pour les intervenants de modifier ces représentations négatives, du fait qu’ils s’inscrivent dans un milieu de pratique ou une institution qui véhicule ces représentations (von Cranach, 1992). De plus, les pratiques qu’ils mettent en oeuvre permettent difficilement de soutenir la modification des représentations, comme elles s’appuient sur un noyau de sens commun qui résiste au changement (von Cranach, 1992 ; Blin, 1997 ; Voelklein et Howarth, 2005).

Les pratiques d’intervention soutenant la modification des représentations sociales : les conditions de leur actualisation

L’actualisation de pratiques d’intervention peut permettre de modifier des représentations sociales ou favoriser leur émergence. Les pratiques que nous exerçons quotidiennement sont, pour Abric (1994a), à l’interface entre la réalité extérieure et notre représentation du monde. Elles permettent donc de modifier notre rapport avec les objets (avec les parents par exemple) de notre environnement et ainsi de changer la façon dont nous nous les représentons. Ainsi, l’intervenant qui mobilise le parent en sollicitant ses compétences éducatives sera plus susceptible d’interagir positivement avec lui, de découvrir sa motivation et ses ressources et, conséquemment, de modifier la façon dont il se représente ce parent (Souto-Manning et Swick, 2006).

Des pratiques d’intervention ayant pour fonction de soutenir l’émergence de représentations sociales doivent remplir certaines conditions. Elles doivent notamment être définies et évaluées par un ensemble d’intervenants dans un contexte d’interaction sociale (Deplanty, Coulter-Kern et Duchane, 2007 ; Minier, 2006). Dans le cadre de la théorie des représentations sociales, les pratiques constituent en soi des activités symboliques fondées sur l’échange entre les membres d’un groupe, voire plus particulièrement sur la négociation de leur point de vue respectif au regard d’un objet (Abric, 1994a ; Howarth, 2005). La mise en oeuvre d’un processus de négociation sociale s’avère constructive dans la mesure où les membres d’un groupe partagent une finalité commune et qu’ils reconnaissent l’expertise de leurs interlocuteurs (Galam et Moscovici, 1991).

L’interaction entre des intervenants sociaux qui reconnaissent leurs compétences respectives permet de mettre en commun leurs points de vue respectifs sur un parent, en particulier sur une problématique qu’il doit résoudre ou sur une façon d’intervenir auprès de lui (Sternberg et Griorenko, 2001 ; Suarez-Balcazar et al., 2006). Les intervenants sont alors considérés comme des co-apprenants, c’est-à-dire qu’ils s’enrichissent en s’exposant aux compétences de leurs tiers (Grigorenko, 2001 ; Powell, 2001).

Des échanges fondés sur un processus de négociation entre des acteurs est l’occasion pour ceux-ci de moduler leur rapport à l’objet de leur discours (Lyotard, 1979 ; Greene et Ackerman, 1995 ; Edward, 1997 ; Billett, 2003). C’est donc une opportunité pour eux de modifier leurs schémas cognitifs individuels, en l’occurrence leurs croyances et leurs attitudes (Monteil, 1992 ; Thommen, von Cranach et Ammann, 1992). Le plus souvent, de telles interactions suscitent des changements au plan des cognitions individuelles et donc des attitudes et non pas des représentations (Abric, 1996). Ces changements appellent l’action du système périphérique des représentations qui permet de concilier l’évolution des schèmes cognitifs individuels dans un contexte hétérogène (Abric, 1994a).

La modification en profondeur des représentations se fonde sur l’actualisation de pratiques qui se maintiennent dans le temps et qui sont soutenues par un ensemble d’individus (Abric, 1994a ; Guérin, 1994). Ces pratiques doivent aussi constituer le produit d’interactions dynamiques récurrentes favorables à leur sédimentation et à leur ancrage dans une culture particulière ou au sein d’une institution (Moscovici, 2001). Dans ces conditions, le système périphérique intègre le fruit de ces patrons d’interactions, ce qui a pour effet de modifier la structure du noyau central[8] (Abric, 1994b). De plus, il est pertinent que ces interactions s’inscrivent dans un contexte de contrainte, les membres d’un groupe devant intégrer une certaine norme en provenance « de l’extérieur », soit par exemple d’une institution (Galam et Moscovici, 1991). Ainsi, si la prise en compte des compétences éducatives parentales devient la norme au sein de l’institution scolaire, les intervenants seraient plus susceptibles de leur attribuer une valeur et d’élaborer des schèmes sociocognitifs favorables à leur égard (Souto-Manning et Swick, 2006).

Afin de traduire plus concrètement notre argumentaire, prenons le cas des rapports interprofessionnels et de leurs impacts en termes de modification de représentations sociales. L’interaction entre différentes catégories d’intervenants sociaux favorise l’émergence d’un corpus de savoirs de sens commun, dans la mesure où elle se réalise sur une longue période de temps et où elle est soutenue par l’institution d’appartenance de ces intervenants (Abramson, 1993 ; Willumsen et Hallberg, 2003 ; Earl et Katz, 2007). Les savoirs engendrés peuvent alors enrichir et complexifier la façon dont ils se représentent la réalité du parent et influencer leurs pratiques d’intervention à son égard (Murphy et McDonald ; 2004 ; Payler, Meyer et Humphris, 2008). Des interactions qui s’exercent dans un contexte d’interprofessionnalité et qui sont fondées sur la reconnaissance des compétences éducatives parentales permettraient aux intervenants de modifier leurs représentations sociales au regard de ces compétences (Boulanger, 2007 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007 ; Larose et al., sous presse). Des intervenants qui se concertent dans le but d’établir des stratégies d’intervention visant à solliciter les compétences éducatives parentales seraient porteurs de représentations plus positives[9], susceptibles de changer la nature de leurs pratiques d’intervention (Fitzgerald et Göncü, 1993 ; Galli et Fasanelli, 1994 ; Miller et Black, 2001 ; Christenson et Sheridan, 2001 ; Powell, 2001 ; Lawson, 2003 ; Souto-Manning et Swick, 2006).

Les pratiques élaborées par le biais des échanges entre les intervenants sociaux viseraient alors à soutenir et à renforcer les compétences éducatives chez ces parents (Moll, 1993 ; Powell, 2001 ; Chirstenson, 2004). Les intervenants sociaux qui élaborent et qui mettent en oeuvre des pratiques fondées sur la reconnaissance des compétences éducatives parentales supporteraient ces mêmes compétences, favoriseraient leur appropriation chez le parent et solliciteraient ce dernier à titre de partenaire dans le cadre leur intervention (Lupiani, 2004 ; Christenson, 2004 ; Boulanger, 2007 ; Larose et al., 2006 ; Larose, Couturier et Boulanger, 2007).

Les programmes visant l’établissement d’un partenariat entre l’école, la famille et la communauté constituent un espace propice à la construction de rapports interprofessionnels favorables à l’émergence de représentations positives du parent chez les intervenants sociaux (Miller et Black, 2001 ; Minier, 2006). Le programme FECRE, implanté au Québec, en constitue une illustration pertinente.

Les pratiques d’intervention comme condition de modification des représentations sociales : le cas du programme Famille-école-communauté, réussir ensemble au Québec

Le programme FECRE, qui a été implanté au Québec sur une période de six ans (2003-2009), a été évalué de manière concomitante à sa mise en oeuvre, soit entre 2006 et 2009. Il s’actualise dans 22 écoles réparties à travers les différentes régions sociodémographiques du Québec. Il comprend 18 équipes locales formées d’intervenants du milieu scolaire, du réseau de la santé et des services sociaux, du secteur communautaire et, marginalement, de parents. Les acteurs qui y participent définissent ensemble les plans de réussite de chaque école primaire en ciblant des facteurs que la documentation scientifique associe à la réussite éducative de l’élève. Les plans de réussite sont fondés sur une logique écosystémique, c’est-à-dire que les facteurs qu’ils comportent sont regroupés en fonction des différents systèmes qui influencent l’enfant au coeur et à la charnière de l’espace scolaire.

Dans le cadre de la définition, de l’actualisation et de l’évaluation des moyens des plans de réussite, les intervenants poursuivent comme finalité première de soutenir la réussite éducative de l’élève en impliquant activement les parents à titre de partenaire et en sollicitant ses compétences éducatives. En actualisant les moyens qui leur sont associés, les professionnels mobilisent les parents autour de la réussite éducative de l’enfant dans une perspective dites d’empowerment plutôt que dans la logique clinique qui est généralement appliquée (Larose, Couturier et Boulanger, 2007 ; Terrisse, Larivée et Blain, 2008). Ils soutiennent l’exercice des rôles parentaux en s’appuyant sur les pratiques de référence et sur les savoirs de sens commun des familles de msef.

Les pratiques professionnelles que chacun exerce s’articulent autour de référents « sémantiques » communs construits dans le cadre des échanges au sein des équipes locales et « matérialisés » par le biais des plans de réussite. Ainsi, nous pourrions qualifier ces pratiques de « collectives », au sens où elles sont élaborées au gré de l’interaction entre les membres des équipes locales et où elles s’appuient sur une lecture commune des problématiques et des besoins ciblés. Les plans de réussite constituent « le matériau » autour duquel se rassemblent les intervenants. Ils constituent le pivot structurant les échanges tout en renvoyant à la modalité d’opérationnalisation de ces échanges. De fait, ils désignent les pratiques dans leur caractère descriptif. La mobilisation des acteurs autour des plans de réussite structure leurs échanges et favorise l’articulation de leurs différents points de vue. L’élaboration d’écrits « communs » élaborés en contexte d’interprofessionnalité représente en ce sens une condition de reconnaissance mutuelle de la part des intervenants et de soutien à l’émergence d’un dialogue constructif (Vinck, 2003).

L’équipe locale constitue une « zone intermédiaire » situé à la jonction des différents systèmes sollicités dans le cadre du programme. Il s’y joue l’articulation dynamique entre les différents savoirs de sens que produit l’écosystème de l’enfant et dont sont porteurs et vecteurs les différents acteurs. Les échanges récurrents entre les membres des équipes locales ont conduit à l’émergence de représentations sociales au regard du rôle et de la fonction de l’agent de développement (Larose et al., 2009). Ce dernier anime les rencontres des équipes locales ; il constitue un acteur pivot agissant à l’interface entre les différents systèmes sollicités dans le programme et favorise la mobilisation active des acteurs. Ce métier « émergent » tend à obtenir une forme de légitimité sociale de la part de la communauté de pratique dans laquelle il intervient. C’est bien l’actualisation de sa pratique qui a soutenu l’émergence de représentations « partagées » par les acteurs participant à un programme FECRE. Ces représentations renseignent sur les caractéristiques de la profession qui sont reconnues socialement.

Diena (2009) a évalué les conditions d’émergence de représentations sociales chez les enseignants du programme au regard des plans de réussite[10] et, par conséquent, au regard des pratiques des intervenants. Son étude a impliqué le ciblage d’une dimension de compétence au sein des représentations sociales mesurées. L’interaction entre les intervenants a surtout favorisé l’émergence de représentations positives chez les enseignants au regard des plans de réussite et, dans une certaine mesure, au regard des compétences des parents de msef.

Le fait, pour ce programme, d’être implanté massivement au Québec, de s’actualiser sur une longue période et d’être fondé sur des interactions stables et constructives entre les acteurs ainsi que sur la reconnaissance des compétences éducatives parentales a favorisé l’émergence d’un ensemble de savoirs socialement structurés et, dans une certaine mesure, de représentations positives au regard des compétences éducatives parentales (Diena, 2009 ; Larose et al., 2009).

En guise de conclusion

En somme, il appert que les intervenants sociaux ont généralement des représentations négatives des compétences éducatives parentales. Toutefois, la mise en oeuvre de pratiques fondées sur la reconnaissance de ces compétences favoriserait l’émergence de représentations plus positives chez eux (Blin, 1997 ; Larose et al., 2006 ; Larose et al., sous presse). Des pratiques d’intervention, qui s’inscriraient dans la durée, qui prendraient ancrage au sein d’une institution et qui constitueraient le produit d’interactions dynamiques récurrentes entre des intervenants sociaux, favoriseraient la création d’un corpus de savoirs symboliques (von Cranach, 1992). Des pratiques fondées sur la reconnaissance des compétences éducatives parentales seraient alors vectrices de représentations plus positives chez les intervenants sociaux à l’égard de ces compétences (Larose et al., 2006 ; Boulanger, 2007 ; Diena, 2009 ; Larose et al., 2009).

Un discours émergent promeut la reconnaissance des compétences éducatives parentales chez les intervenants sociaux (Lupiani, 2004 ; McGarth, 2007). Ce discours favorise l’adoption d’attitudes positives de la part des intervenants à l’égard des parents de msef (Powell, 2001). Or, le plus souvent, ces attitudes tendent à ne pas se refléter dans leurs pratiques d’intervention (Jordan, Orozco et Averett, 2001). La présence d’interactions minimales et épisodiques entre les intervenants sociaux constituerait un obstacle à la modification de leurs attitudes et, plus largement, de leurs représentations sociales (Larose, Couturier et Boulanger, 2007).

Les intervenants sociaux interagissent généralement en silo et ils ont peu d’occasions d’échanger avec leurs pairs au sein de l’institution dans laquelle ils travaillent (D’Amour et Oandasan, 2005). De plus, le cloisonnement des pratiques professionnelles restreint les occasions d’interactions entre des intervenants d’institutions distinctes (Willumsen et Hallberg, 2003). L’interprofessionnalité serait plutôt rare et s’actualiserait de manière peu effective (Murphy et McDonald, 2004 ; Earl et Katz, 2007). Il resterait alors à déterminer les conditions de pratique qui permettraient aux intervenants d’interagir d’une manière stable et récurrente et qui seraient favorables à l’émergence de représentations sociales positives des parents, par exemple dans le cadre d’un programme comme le FECRE.